Deuxième livraison
Le Tour du mondeVolume 14 (p. 161-176).
Deuxième livraison
La mer de sable. — Dessin de Karl Girardet.


VOYAGE AU SOUDAN ORIENTAL,


PAR M. TRÉMEAUX[1].


1848 — 1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Illusion de perspective au désert. — Abandon d’un chameau épuisé. — Apparences trompeuses. — L’intérieur d’une montagne. — Obligations impérieuses du désert. — Indice de Kramsine. — L’eau nauséabonde. — Le soleil scarifie la peau. — La tempête nous menace. — Précautions contre les pluies de sable. — Chaudes rafales du Kramsine. — On ne choisit pas son lit. — Marche pénible. — Un signe d’espoir. — La joie renaît. — Chants et danses des chameliers. — Un coin de verdure après le désert.

Le 9 février, cinquième jour de notre marche depuis Korosko, nous rencontrâmes quelques affleurements de granit brun, ensuite quelques calcaires argileux en roches, puis des rochers de diorite où les mineurs russes crurent reconnaître des sables aurifères.

Nous employâmes en ce lieu le reste du jour à remplir les outres et à faire reposer les chameaux. Pendant ce temps, je voulus franchir l’enceinte de montagnes qui nous environnaient. Elles sont formées de schiste argileux et ferrugineux. De leur sommet, la vue est de plus en plus triste ; de toute part, on ne voit que crêtes de rochers dénudés, entrecoupés de gorges au fond desquelles on trouve un mélange de gravier et de sable ; mais nulle part n’apparaît la moindre trace de vie ni de végétation. La désolation de ces lieux me ramena vite vers notre campement. Là, du moins, les chameliers remplissant leurs outres, les chameaux goûtant l’eau et l’abandonnant à cause de son amertume, puis, recommençant encore, poussés par la soif qui les aiguillonnait, tout cela causait quelque animation et récréait la vue.

Le 7 février au matin nous avions devant nous une montagne dont on voyait si distinctement la teinte sombre entre les sables brillants et le ciel, qu’elle nous parut être à peine à une heure ou deux de marche ; cependant, après avoir cheminé pendant quatre heures, nous étions encore loin de ce but ; plus nous avancions et plus il nous semblait éloigné tout en paraissant grandir devant nos yeux. Nous n’atteignîmes que fort tard dans la soirée le pied de cette montagne pour y établir notre campement.

Gens et animaux commençaient se fatiguer d’une si longue et pénible route, car ce n’est que rarement et pour quelques instants seulement, que les chameliers se hissent au sommet de la charge de leurs chameaux pour s’y reposer sans les arrêter. Les excitations devenaient à chaque instant plus nécessaires ; les conducteurs répétaient plus fréquemment le cri usité : hot, hot, hot, pour encourager les chameaux à la marche ; mais ceux-ci chancelaient sous leur charge. L’un d’eux, malgré tous les efforts de son conducteur pour ranimer son ardeur, plia les jambes et se coucha sur le sol. En vain ce dernier l’excita-t-il, le poussa-t-il du geste et de la voix, le reste de sa charge dut être réparti sur les autres ; néanmoins le chameau abattu ne bougea pas. L’homme continua à le harceler vigoureusement ; alors la pauvre bête, si inoffensive, si patiente ordinairement, se défendit en allongeant son grand cou vers son agresseur et chercha à l’atteindre de sa puissante mâchoire. Cette lutte était pénible à voir. L’animal ne demandait qu’à mourir en paix la où il se trouvait, et le conducteur qui, par prudence, l’attaquait par derrière, martelait impitoyablement sa croupe amaigrie. La douleur réveilla enfin un reste d’énergie chez l’animal qui, par un effort suprême, se releva et suivit encore la caravane pendant quelques instants ; mais il retomba de nouveau, et ce fut pour toujours, ses forces étaient à bout. Le chamelier vit l’inutilité de ses efforts et abandonna le pauvre animal ; celui-ci laissa tomber sa tête sur le sable avec découragement ; pourtant, comme s’il eût compris que l’abandon, c’était la mort, après avoir vu s’éloigner les derniers chameaux et les derniers hommes, il releva encore une fois la tête et tenta même un effort suprême pour se redresser sur ses jambes, mais ce fut en vain ; il se laissa retomber en poussant un long gémissement qui fut le dernier, et du plus loin que nous pûmes l’apercevoir, nous ne vîmes plus aucun mouvement.

Il arrive quelquefois, disent les chameliers, qu’en se voyant ainsi abandonnés, ces animaux se relèvent, suivent encore la caravane et atteignent leur but ; alors ils ne sont plus employés qu’à des travaux peu fatigants.

La traversée du grand désert de Nubie est l’une des plus pénibles pour les caravanes ; l’on n’y rencontre qu’une seule fois de l’eau, celle des puits que nous avons vus, encore a-t-elle un goût abominable, et l’on n’y trouve aucune oasis pour faire paître les chameaux.

Peu d’heures avant la nuit, nous vîmes devant nous un monticule ayant la forme d’une pyramide ; à mesure que nous en approchâmes davantage, on en distingua mieux les détails. Il me parut formé par un entassement de gros cailloux ; mais là, comme ailleurs, le manque de point de comparaison pour apprécier les proportions véritables, pouvait et devait même m’induire en erreur. En effet, à mesure que nous approchions, les proportions de la pyramide augmentaient et les cailloux paraissaient prendre de très-fortes dimensions jusqu’à ce qu’enfin, arrivé au pied, je reconnus que ces cailloux étaient des blocs de granit, dont les plus petits étaient de la grosseur de deux ou trois chameaux.

On installa notre campement pour la nuit, près de quelques autres monticules.

La structure ou la disposition de cette pyramide est des plus remarquables et commune à plusieurs autres montagnes de granit ; de sa base à la cime, elle est composée de blocs de toutes formes, entassés sans ordre dans les positions les plus variées ; faces et angles se heurtent de la façon la plus irrégulière, tels qu’ils eussent pu se trouver amoncelés s’ils eussent été précipités des nues, ou si une violente commotion souterraine les eût expulsés du sein de la terre.

Pour mieux me rendre compte de cette formation bizarre et observer en même temps les environs, j’essayai de gravir cette montagne de pierres.

Après des peines incroyables, et non sans avoir plus d’une fois couru des dangers, j’atteignis le sommet et je promenai mon regard sur un immense horizon. Du pied de la pyramide jusqu’aux limites de cet horizon tout était sable. Quelques lointains sommets rompaient seuls la monotonie du désert. Ce tableau était d’une tristesse profonde. Le soleil venait de disparaître derrière son horizon de feu, des rafales de vent violent me secouaient avec force et semblaient vouloir me précipiter de mon gigantesque piédestal. Toutes ces sensations, la nuit qui tombait, le souvenir des dangers qui avaient accompagné mon ascension et qui allaient s’aggraver encore par l’obscurité à la descente, me firent abréger mon séjour sur ces rochers. Je m’aventurai de nouveau dans les cavités de la montagne, et il m’était difficile de reconnaître celles par lesquelles j’avais pu atteindre le sommet. Je ne tardai pas à m’égarer.

La faible clarté qui m’aidait encore décroissait à chaque instant et n’allait pas tarder à me faire complétement défaut, si mon séjour dans les anfractuosités de cette montagne devait se prolonger encore un peu. La perspective d’une nuit passée dans ce lieu n’offrait rien d’attrayant, et je commençais à m’inquiéter lorsque, sans m’y attendre, je sentis sous mes pieds du sable ayant une déclivité entre les rochers comme celui que les vents déposent contre les flancs des montagnes du désert que nous venions de traverser.

Dès lors l’espoir me revint, ce sable, disposé selon la direction de la dernière tempête, devait prolonger sa pente jusqu’au pied de la montagne. Je ne me trompais pas. La déclivité, se continuant de cavité en cavité, me conduisit d’abord à la surface de la montagne pyramidale, puis, d’une vigoureuse glissade, j’eus bientôt atteint la base du talus de sable fin amoncelé temporairement sur ce point.

Je rejoignis notre campement, et les chameliers m’apprirent que cette montagne se nomme Goreibat (montagne du Corbeau).

Le 8 février, de bonne heure, j’entendis comme d’habitude les préparatifs du départ ; cependant mes membres engourdis, mon échine rompue par le mouvement de va-et-vient de la marche du chameau, m’eussent fait désirer bien vivement de prolonger plus longtemps mon repos ; mais il fallait suivre la consigne du désert : il fallait marcher, marcher sans cesse, et arriver avant que l’air brûlant, d’une part, la soif des hommes, de l’autre, n’eussent complétement vidé les outres. Oui, il faut marcher si l’on ne veut laisser blanchir ses os sous le soleil du désert.

Comme d’habitude la caravane se remit en route ; mais plus qu’à l’ordinaire hommes et animaux eurent peine à retrouver l’élasticité de leurs membres.

L’horizon se dessinait devant nous sans le moindre accident ; la plaine que nous suivions nous parut être plus élevée que les précédentes et le sol alternativement couvert de sable, de gravier ou de débris de quartz.

Tantôt le chameau traînait ses pas sur le sable mouvant, tantôt il oscillait sur le gravier roulant.

Nous faisions ordinairement deux marches par jour, et nous nous reposions de onze heures à deux et demie ou trois ; mais ce jour-là le temps était incertain. Devant nous, à notre droite, la teinte rousse du ciel était de sinistre augure ; elle nous faisait craindre le kramsine, plus vulgairement nommé simoun, vent dont on connaît les désastreux effets.

Nous résolûmes donc de continuer notre marche pour nous rapprocher le plus possible de l’endroit où l’on devait trouver de l’eau. On décida en outre que le plus agile chameau serait envoyé en avant pour atteindre ce lieu (Abou-Hamed), y annoncer notre approche et rapporter de l’eau fraîche s’il était possible.

La chaleur était si vive, que mon nez (dont la peau délicate était peu habituée à ce genre de température) s’était déjà sacrifié plusieurs fois ; il se pela de nouveau avec des cuissons encore plus vives et je fus obligé de le garantir, tantôt par un moyen, tantôt par un autre, contre l’action du soleil et de l’air brûlant. Je n’étais pas seul à ressentir de la sorte les effets de cette température ardente ; les chameliers et les chameaux eux-mêmes en subissaient les conséquences. Nous marchions silencieusement. Pas un souffle de vent ne venait tempérer la chaleur étouffante. La plaine étincelante de lumière fatiguait nos yeux et nous obligeait à les tenir presque complétement fermés.

Au sud-ouest l’horizon devenait encore plus menaçant ; sa teinte plombée avait, en s’étendant, fait place à une teinte rousse au milieu, puis, celle-ci, s’étendant à son tour, avait découvert une teinte rougeâtre, terne, du plus sinistre augure. Quelques bouffées d’un vent chaud, comme s’il sortait d’une fournaise, venaient nous frapper au visage.

Les chameliers qui interrogeaient sans cesse ce point de l’horizon d’où l’enfer semblait vouloir vomir sur nous ses rafales brûlantes, crurent le moment fatal venu, et commencèrent à nous donner leurs instructions.

Effet de mirage. — Montagne de calcaire feuilleté. — Dessin de Karl Girardet.

La tempête approchait de plus en plus de notre droite ; par moments, nous étions vigoureusement secoués par les rafales de ce vent brûlant. Les chameliers levaient les mains vers le ciel et marmottaient sans cesse des prières. Pourtant l’air n’était pas encore chargé de sable, si ce n’est de celui qu’il ramassait sous les pas de la caravane et qu’il emportait au loin.

La lassitude était extrême, la chaleur suffocante ; malgré cela, hommes et animaux marchaient résolûment. Ces derniers mêmes semblaient comprendre que chaque pas de plus vers la limite du désert était autant de gagné sur le but, qu’il faudrait atteindre ensuite avec plus de privations et de fatigues, si le kramsine nous enlevait l’eau qui nous restait.

Au bout de deux heures de cette anxiété, l’orage était si près de nous, que sa teinte sombre nous dérobait presque la moitie de l’horizon. Quelques chameliers proposèrent de nous arrêter et de prendre position pour en supporter aussi bien que possible les terribles effets ; d’autres firent remarquer que le plus gros de la tempête semblait glisser sur notre droite, et qu’en continuant à marcher nous parviendrions à l’éviter. Ce dernier avis fut suivi, et bientôt nous reconnûmes, avec satisfaction, que la teinte du ciel commençait à s’éclaircir devant nous, tandis qu’elle devenait de plus en plus sombre sur notre droite. L’espoir dès lors commença à renaître.

On voyait, çà et là, tournoyer dans cette nue rousse, des courants contrariés, des sortes de trombes dont les effets eussent été désastreux pour notre caravane si, elle eût eu à en supporter toute la violence. Il devint bientôt certain que nous échapperions à cet affreux orage, et, au bout d’une heure de marche encore, nous fûmes complétement rassurés.

Hommes et bêtes cependant étaient rendus de fatigue, et bien que l’endroit nous semblât peu propice, nous y établîmes néanmoins notre campement. Partout ce n’étaient que pierrailles et graviers anguleux de quartz hyalin. Chacun s’installa le mieux qu’il put sur ce lit rocailleux. Certes, en temps ordinaire, une nuit ainsi passée eût été une nuit blanche. Cette fois, chacun dormit d’abord comme sur de la plume, après s’être ajusté le mieux possible ; pourtant, quand un demi-réveil amenait des mouvements irréfléchis, on ne tardait pas à se réveiller meurtri par les angles des graviers. Alors chacun dégageait péniblement ses membres engourdis, gaufrés par ces vives arrêtes, se rajustait de nouveau et se rendormait aussitôt.

Jamais la marche ne fut plus difficile que la nôtre le jour suivant ; les chameaux chancelaient sur les débris pierreux et faisaient entendre de longs cris plaintifs sous les excitations de leurs conducteurs. On regardait en avant pour découvrir le chameau qui devait nous rapporter de l’eau fraîche ; rien ne se montrait sur cet horizon de mort.

La soif ardente qui nous aiguillonnait, était la note dominante de nos souffrances ; pourtant on attendait encore. Le ciel avait repris une lourdeur d’atmosphère dépassant encore celle des jours précédents ; il semblait que le kramsine avait laissé l’impression suffoquante de son haleine de feu sur tout ce qui nous entourait. Pas un nuage au ciel, pas un souffle dans l’air. Le soleil nous inondait de sa lumière étincelante, ses rayonnements sur le sol nous étaient renvoyés par les paillettes brillantes de mica et les facettes blanches du quartz, avec une telle vigueur, que l’on pouvait à peine entr’ouvrir les yeux pour se guider.

Le kramsine. — Dessin de Karl Girardet.

Nous marchions presque mécaniquement et plongés dans une sorte de lourde somnolence. Soudain, un bruit nouveau, inattendu, se fit entendre, bruit sec, strident, qui nous secoua, nous réveilla et se perdit bientôt en un bourdonnement lointain. Tous les yeux s’ouvrirent, les têtes se redressèrent, quelques exclamations retentirent. C’était une compagnie de perdrix qui était venue chercher sa nourriture sur la route des caravanes ; le Nil, l’eau, l’ombrage étaient donc près de nous. Le bruit du vol lourd de ces oiseaux était une délicieuse musique pour l’oreille de chacun de nous ; il nous disait : Courage ! Le Nil est proche, le Nil divin, le Nil aux eaux bleues, fraîches et limpides qui appellent les lèvres altérées. Allah kerim !… — (Dieu est grand ! louange à Dieu !) fut l’exclamation que l’on entendit de tous côtés.

Presque au même moment, le chameau messager, si ardemment attendu, montra sa bosse par-dessus un pli de terrain à quelque distance en avant de nous. Alors, la joie n’eut plus de bornes, l’aspect de la caravane fut changé comme par enchantement. Des chameliers se mirent à chanter et à battre des mains en cadence ; ceux qui, un instant auparavant, cheminaient péniblement en se tenant accrochés aux flancs des chameaux, agitaient les bras, sautaient, dansaient et faisaient des gambades ; ceux qui, plus heureux, avaient comme moi les reins rompus par le mouvement de va-et-vient de la bosse du chameau qui les portait, se redressaient, passaient la main sur leur échine endolorie ; chacun se déridait et se préparait à savourer le breuvage olympique qui approchait. Bientôt on courut aux outres : il fallait voir quelle fête, quelle gaieté, quelle animation ! et pourtant cette eau était déjà chaude et avait de plus acquis une partie du mauvais goût des outres ; mais en comparaison de celle qui provenait des puits du désert, c’était encore du nectar.

On se remit en route, et à partir de ce moment, la bonne humeur et l’entrain n’abandonnèrent plus la caravane.

Les pauvres chameaux eux-mêmes semblaient sentir l’approche du fleuve ; ils marchaient sans presque se faire prier.

Leurs conducteurs se mirent à danser. Le sujet de leurs danses mimiques ne tirait pas son inspiration de bien loin : il était tout simplement la reproduction embellie, arrangée, de la marche et de l’allure du chameau. Dans l’ensemble des mouvements, et surtout dans celui de la tête, on reconnaissait de l’analogie avec le mouvement que produit cet animal dans sa marche en balançant la tête par un mouvement inverse à celui du corps.

Danse des chameliers. — Dessin de Karl Girardet.

Les chameliers danseurs, ainsi que les spectateurs indigènes, battaient dans leurs mains et sur le tarabouka une mesure ou cadence que l’on peut représenter par ces deux mesures répétées alternativement et indéfiniment :

Après les danses, ils improvisaient des chants pour nous féliciter de notre heureuse traversée du désert : « Allah soit loué ! Vous touchez le rivage de la mer de sable, en vain la tempête vous a environnés de ses tourbillons roux et suffoqués de sa brûlante haleine, en vain le soleil a fait pleuvoir sur vous ses étincelles ardentes, en vain l’horrible soif a séché votre gorge, en vain la lassitude a lié vos jambes et plié vos reins, vous êtes arrivés vainqueurs de tous ces ennemis, et l’avide désert n’a eu de vous que l’empreinte de vos pas sur les sables. Allah soit béni ! Voici l’eau, la bonne eau, l’entendez-vous murmurer ? Voici l’ombrage, le frais ombrage, l’entendez-vous frémir ? Voici le repos et toutes choses qui réjouissent l’homme. Allah soit loué !… Allah soit béni ! »

Danses et chants, tout était cadencé sur le même air, accompagné des mêmes battements de mains. Les chameaux n’étaient pas oubliés non plus, et des félicitations analogues leur étaient adressées par des chants, toujours sur le même air ; seulement, pour les exciter dans leur marche, chaque couplet était terminé par ces exclamations : Hot ! hot ! hot ! et les pauvres bêtes semblaient en effet se ranimer à ces chants.

Enfin un rideau de verdure se développa à nos yeux, et un vaste murmure produit par le choc des eaux du Nil contre les rochers de granit qui accidentent son cours, se fit distinctement entendre à nos oreilles.

Qui dira la beauté de quelques palmiers au sortir de la nudité du désert ? Qui dira le charme d’un mince tapis de verdure après les âpres et larges espaces de sable et de cailloux brûlés ? Ma raison cherche en vain cette beauté dans la nature même, je ne la trouve que dans le contraste. Non ! jamais les profondes forêts et les gras pâturages de ma patrie ne m’émurent autant, ne me causèrent une aussi vive sensation que cette modeste végétation. Où donc est la jouissance, le bonheur en ce monde ? Il est là ! Il est au delà de la privation… Cet endroit des rives du Nil, ce gazon, ces palmiers, ces chaumières : c’était Abou-Hamed.

C’est là que, pour la première fois, je remarquai d’une manière bien évidente, l’influence du sol et des conditions de vie sur l’homme, observations qui ont été le point de départ des études et des découvertes que j’ai consignées dans le dernier volume que j’ai publié sous le titre : Origine et transformation de l’homme et des autres êtres.


Troupeaux innombrables. — Amphibies et autres animaux. — La nature végétale et animale s’améliore. — Devant Ouad-Médina. — Différente nature de crépuscule. — Le Kramsine naît dans le désert. — Cadavre de noir.

Les bords du fleuve Bleu sont, pendant la saison sèche, le rendez-vous obligé de toute espèce d’animaux domestiques ou sauvages qui viennent s’y abreuver, ce qui en rend le voyage très-intéressant pendant cette saison. Nous vîmes fréquemment, depuis Kartoum, de nombreux et vastes troupeaux de moutons, de chameaux, de bœufs et de chèvres qu’on amenait boire à la rive du fleuve. Les troupeaux de moutons surtout étaient innombrables ; les chameaux se comptaient par milliers. Ces derniers viennent se désaltérer tous les trois jours ; ils restent assez longtemps près de l’eau et y puisent à plusieurs reprises ; ensuite ils s’enfoncent de nouveau dans le désert, où ils trouvent des pâturages quelquefois très-abondants à la suite des pluies tropicales. Les pasteurs, au retour, les chargent de quelques outres d’eau pour l’usage de leurs familles. Ils ont aussi habitué les moutons à ne venir boire que tous les deux jours à cause de l’éloignement des pâturages, et ces animaux ne s’en trouvent pas trop mal.

Des amphibies, crocodiles et hippopotames, se montraient çà et là sur les bords et dans le cours du fleuve. Les premiers, étendus au soleil sur le sable, se glissaient dans l’eau à notre approche. Les autres ne montraient d’abord au-dessus de la surface du fleuve que leur monstrueuse tête ; puis leur dos surgissait progressivement pour disparaître ensuite sous l’élément liquide et reparaître encore plus loin. Si nous nous trouvions près d’eux, à notre aspect et avant même que leur tête n’eût atteint la surface du fleuve, ils faisaient, avec un ronflement formidable, jaillir l’eau en gerbes autour de leurs narines et plongeaient après une longue aspiration.

D’immenses bandes de grues et de demoiselles de Numidie couvraient les plages, ou bien, en s’élevant dans le ciel, formaient de véritables nuages tant elles étaient multipliées. De nombreuses pintades couraient sur les rives ; à notre approche elles s’enfuyaient sous la forêt ou se perchaient sur les arbres pour nous observer curieusement.

Les palmiers-doums et les palmiers-dattiers ne se montrent plus depuis Kartoum, à l’exception de quelques têtes que nous vîmes près de Kamnyn et d’Ouad-Médina. Des acacias de diverses espèces, parmi lesquels on voit des gommiers, forment le fonds de la végétation. Quelques tamariniers dominent ces forêts, qui se développent de plus en plus à mesure que l’on avance vers le sud.

À partir de l’embouchure de l’Abou-Ahraz ou Rahad, l’amélioration du règne végétal devient très-sensible ; les espèces sont aussi plus variées. Un nouvel arbre commence à se montrer ; sa physionomie est étrange ; mais on sent qu’il n’est pas encore dans sa vraie patrie, qui est plus au sud. On ne voit là que des spécimens atrophiés de ce curieux végétal ; néanmoins, ces quelques arbres racornis, cariés, sont encore des géants au milieu de la forêt environnante. Cet arbre est le baobab, nommé ici gongolesse. Nous aurons plaisir à l’observer dans les lieux où il se développe dans toute sa colossale majesté.

À mesure que le règne végétal croissait en richesse, le règne animal devenait aussi plus varié. En outre des multitudes d’animaux que nous venons de mentionner, nous commençâmes à voir sur les rives du fleuve des singes et des pintades en assez grand nombre. On nous dit que les forêts épineuses qui bordent les rives renferment des lions, des panthères, des hyènes, des chacals, etc. Ces forêts s’étendent à perte de vue sur un sol peu accidenté ; mais on y rencontre des éclaircies nombreuses qui, en résumé, occupent à peu près autant d’espace que les bois.

Nous eûmes à passer, devant Ouad-Médina, une nuit agitée. Les indigènes s’y révoltaient contre l’administration des conquérants égyptiens ; il nous fallut veiller sur notre barque.

Cette nuit où je restai en observation sur le pont de notre barque, fut une des premières pendant lesquelles je goûtai un peu de fraîcheur. Le vent qu’on nomme siroco, simoun ou kramsine, suivant son degré de violence et les pays où il se produit, vient toujours d’une région aride et brûlante, dont la vive réverbération, que rien ne tempère, l’échauffe puissamment. Mais, à mesure que l’on avance dans des contrées où la végétation reprend son empire, les chaleurs exceptionnelles s’atténuent (sauf la quantité de chaleur ambiante relative à la latitude) en raison même de la plus ou moins grande épaisseur du tapis végétal qui s’oppose au développement du calorique.

Le lendemain, nous voguions sur le fleuve, la journée était radieuse. Les oiseaux sautillaient dans les arbres qui se penchaient vers le fleuve ; ils faisaient entendre, je ne dirai pas des chants mélodieux, mais des cris joyeux ; ceux des espèces aquatiques faisaient de longues enjambées sur la plage, regardaient l’eau couler ou battaient de l’aile au soleil du matin ; d’autres se miraient dans des flaques d’eau tranquille entre les grèves. Des singes couraient, de la forêt à la rive, de la rive à la forêt ; puis, gravissant lestement sur les arbres, se mettaient à secouer vivement les branches qui les portaient, comme pour nous dire : pourquoi venez-vous là nous déranger ? Ils grimaçaient, faisaient claquer leurs dents et s’éloignaient, s’ils nous trouvaient trop près d’eux. Les perruches mêlaient leurs cris a ceux des singes ; d’autres oiseaux au brillant plumage planaient sur nos têtes ou voletaient çà et là ; toute la nature semblait heureuse, tout était allégresse et mouvement ; un incident attrista tout à coup ce tableau.


Bords du Nil à Abou-Hamed. — Dessin de Karl Girardet.
Nous vîmes venir devant nous quelque chose de sombre, de la grandeur d’un homme, flottant sur l’eau au gré du courant. Qu’était-ce que ce corps noir, de sinistre apparence, que l’on ne reconnaissait que vaguement encore ? Chacun se leva pour l’observer, quelques-uns se disposant à l’arrêter au passage. Le cadavre d’un nègre, d’un aspect hideux, se dessina bientôt nettement à nos yeux ; son corps et ses membres étaient enflés, considérablement grossis. Au milieu de sa tête, qui avait l’apparence d’une boule boursouflée, on voyait deux points noirs et une partie blanchâtre livide : ces points noirs étaient la place de ses eux renfoncés ; ses lèvres déjetées formaient la partie blanchâtre et livide. Quelques poissons voguaient à sa suite, venant de temps à autre le choquer de leurs mâchoires, comme s’ils en attendaient quelque nourriture. Ce corps était affreux, mais enfin, c’était celui d’un être humain.

« Il faut l’accrocher et le conduire à la rive, dis-je, afin que l’on puisse prendre des informations et l’inhumer ensuite.

— Peuh ! Bah ! firent les hommes du bord les uns en se rasseyant, les autres en rejetant les instruments dont ils s’étaient munis d’abord. — C’est un nègre, un esclave, personne ne s’occupera de cela, la justice pas plus que le public, et son corps infecterait la rive au lieu de nourrir les poissons. »

Mosquée dans sa plus simple expression. — Dessin de Karl Girardet.

C’était peut-être un esclave tué par son maître, événement assez fréquent dans ce pays, et qui, bien que contraire aux lois du Coran, n’attire cependant jamais l’attention de la justice.


Différentes natures de forêts. — Charmantes retraites. — Pas de roses sans épines. — Moyen de protéger la récolte. — Sauvage beauté des forêts vierges — Nombreux hôtes des forêts. — Perplexités nocturnes.

Le matin du 1er mars, après avoir dépassé Saba-Douleb, village ainsi nommé, parce que, dit-on, c’est là que se trouve le premier douleb que l’on rencontre en remontant vers le sud, plusieurs de nos matelots sortirent pour chercher quelques provisions. Le premier qui rentra nous dit avoir croisé les traces d’un lion ; un des hommes qui revint ensuite annonça qu’il venait de voir un lion emportant un mouton.

À cette nouvelle, il me prit subitement envie de sortir aussi. Je n’avais nullement l’intention de me mesurer avec le terrible animal ; mais j’avais le plus vif désir de voir ce prince des forêts en liberté ; toutefois, je glissai une balle sur le plomb de mon fusil. Mes compagnons tentèrent de me retenir, disant que c’était une témérité, une imprudence inutile. Voyager pour ne pas voir, remarquai-je, n’est pas très-utile non plus. Du reste, si mon intention n’était pas d’affronter le lion, je comptais, au pis aller, rencontrer quelque

gibier moins dangereux, qui me dédommagerait de ma
Forêt des bords du Nil Bleu. — Dessin de Karl Girardet.
course et ferait un appoint utile à notre cuisine ; je

m’élançai donc dans la forêt.

Le vent n’était pas favorable à la navigation, et, en remontant à pied dans la direction du fleuve sans en suivre les contours, je devais nécessairement gagner beaucoup d’avance sur les barques et les rejoindre facilement le soir. Dans les endroits où le sol est élevé, la forêt est maigre et entrecoupée de clairières et même de parties nues ; dans les endroits où le sol s’abaisse, elle est admirable.

J’avançai un peu au hasard ; après avoir parcouru une partie assez monotone, la nature changea ; des oppositions se dessinèrent, la forêt s’éleva ; çà et là, je rencontrai de larges clairières, tantôt arides, tantôt couvertes d’un gazon élevé, mais sec, et capricieusement décorées d’arbres en groupes ou isolés. La forêt, dans cet endroit, présentait l’aspect d’un jardin anglais négligé ; ailleurs, elle prenait un autre caractère. Les arbres, serrés et élevant perpendiculairement leurs troncs, ressemblaient à des fûts de colonnes supportant des voûtes de feuillage ; en ces endroits, le sol est uni et complétement dénué de menue végétation ; d’autres fois, des branches, en quantité prodigieuse, se projettent et se croisent dans tous les sens, soit au-dessus de la tête, soit au niveau même du sol ; il est alors impossible de marcher debout ; on n’avance qu’à la condition de se faire reptile. Les oiseaux, dans ces lieux, sont innombrables ; rien n’est bizarre, étrange, pour des oreilles européennes, comme les cris et les ramages des animaux qui peuplent ces feuillages.

Ces forêts ne sont pas absolument inhabitées par l’homme ; on y rencontre quelquefois des groupes de cabanes d’une construction pittoresque ; on a choisi pour les établir les endroits où les troncs d’arbres, convenablement rapprochés, présentent, par leur position relative, une sorte d’enceinte naturelle. Les indigènes remplissent les intervalles avec des branches, des roseaux ou des nattes, et forment ainsi promptement et solidement la clôture d’une demeure ; le toit est ensuite suspendu aux branches et complété par le feuillage des arbres qui abritent le tout contre le soleil. Quelques clairières sont cultivées à proximité de ces habitations ; le sol de ces champs, d’un terrain noir et doux, est des plus fertiles et n’a pas besoin d’arrosage ; l’humidité et la chaleur tropicale accélèrent considérablement la croissance ; entre le semis et la récolte, l’espace de temps est très-restreint.

Les délicieux ombrages et la merveilleuse nature qui entourent champs et cabanes semblent faire de ces charmantes retraites de véritables édens. Hélas non ! le péché originel de notre première mère a aussi passé par là. Les nombreux singes et la multitude d’oiseaux qui pullulent sous ces ombrages et égayent ce paradis terrestre sont en même temps le fléau qui en éloigne l’homme. Les singes sont si multipliés que la surveillance la plus active ne garantit pas de leurs vols, de leur pillage ; la maison même n’en est pas exempte. Si l’homme tourne le dos à sa porte non barricadée, ou pour peu qu’il s’en éloigne, les singes se glissent furtivement dans sa demeure et s’emparent de ce qui leur tombe sous la main, voire même de ce qui est caché ; ils savent découvrir les provisions et les enlever avec une dextérité merveilleuse. Si l’on en surprend un dans son larcin, il se blottit derrière le moindre objet, et, aussitôt que le propriétaire a franchi le seuil, ou même auparavant, l’animal s’échappe, glisse au besoin entre ses jambes et grimpe sur les arbres avec une agilité sans pareille.

La multitude des oiseaux n’est pas moins que le singe le fléau de la récolte. Pour garantir son bien, au moment de la maturité, le cultivateur est obligé de recourir à un singulier moyen : au centre de son champ, il dresse, sur trois ou quatre piquets ou perches, une estrade grossière, assez élevée pour dominer tout l’espace qu’il s’agit de protéger. Cette estrade a un tablier où l’homme monte à l’aide des nœuds ou tronçons de branches saillantes de l’un des piquets ; au-dessus de sa tête, un abri de branchages le garantit de l’ardeur du soleil. À partir de cette estrade, des cordages menus rayonnent de toutes parts vers le pourtour du champ, où ils sont attachés soit à des piquets élevés, soit aux arbres qui l’entourent. À ces cordages sont suspendus des objets propres à épouvanter les oiseaux ; le surveillant demeure sur l’estrade sans la quitter d’un instant, depuis le point du jour jusqu’à la nuit close ; et de là, comme une araignée au centre de sa toile, il agite, de temps à autre, les cordages et les épouvantails qui éloignent la multitude des ravisseurs. Sans cette précaution, aucune récolte n’arriverait à maturité ; et, malgré tout, elle est souvent encore endommagée.

Vers le soir, j’attendis, près de la rive, les barques à leur passage, pour y prendre mon gîte.

Cette journée, entièrement passée au sein des forêts, loin de me fatiguer, avait eu tant d’attrait pour moi que j’eus hâte de recommencer le lendemain dès le matin. Le vent continuait à n’être pas favorable et les barques avançaient lentement, circonstance qui se prêtait à mon projet ; je me fis donc mettre à terre.

La rive, en cet endroit comme sur plusieurs autres points des environs, s’élève, en falaise, à près de vingt mètres ; la hauteur est encore plus considérable ; au-dessus, je me trouvai sur un plateau à demi garni d’une végétation assez chétive, qui allait me laisser exposé à toute l’ardeur du soleil tropical ; j’en étais presque au regret d’avoir quitté la barque. Pourtant, après avoir marché quelque temps sur ce plateau, je reconnus que j’étais arrivé à sa déclivité. Je continuai d’avancer sur un sol qui s’abaissait graduellement, et je trouvai la végétation de plus en plus vigoureuse. Les arbres épineux firent place à d’autres plus élevés et dont le feuillage était plus développé ; peu à peu, je vis se former, sur ma tête, une voûte de verdure ; elle devint même si épaisse que la lumière du jour y pénétrait difficilement. Cette obscurité donnait à la forêt un caractère particulièrement grandiose ; enfin, l’aspect en fut si sombre, si sauvage, qu’il en était presque effrayant. J’avançais avec émotion sous ce dôme végétal peuplé d’animaux de toute sorte. Par moments, on eût cru plutôt marcher dans les profondeurs d’une grotte que dans une forêt. Ailleurs, une infinité de pieds d’arbres, de plantes rampantes et autres se groupaient, s’enlaçant de mille manières ; la confusion des troncs et des branches était indescriptible. Ici, des cactus rampent, s’élèvent, se tordent en mille replis, serpentent comme une multitude de couleuvres à travers les autres arbres, puis laissent retomber leurs longs rameaux flexibles en vastes effilés ou en longues guirlandes allant d’un arbre à l’autre. Là, c’est un arbre qui s’est affaissé sous la charge des autres végétaux qui l’accablent et a laissé pénétrer un faisceau de lumière oblique. Plus loin, on se trouve en face d’un monceau de bois secs, d’entassements de troncs morts provenant des arbres qui sont tombés de vétusté ; mais souvent ces troncs ne sont que des fantômes ; ils sont tellement décomposés par le temps que, lorsqu’on s’en approche, ils tombent en poussière et en débris poreux et vous livrent un passage libre là où de grosses pièces de bois semblaient l’intercepter ; l’écorce seule leur donnait une apparence de solidité.

Parfois, on se trouve en face d’un réseau d’allées dénuées de verdure, tortueuses, jonchées de débris et de feuilles mortes ; la plupart n’ont pas d’issue ; si l’on n’a soin de consulter celles qui ont été frayées par les animaux, il faut revenir sur ses pas. La voûte de verdure, à quatre ou cinq mètres de hauteur, est si épaisse que l’on peut à peine trouver quelques jours pour voir le ciel ; et lorsque, par une cause ou par une autre, un vide se produit dans cette masse et laisse pénétrer l’air et le soleil, aussitôt la menue végétation s’empare du sol et le couvre d’un vert tapis.

On ne rencontre aucune hutte, aucun être humain ; cette nature est d’une mélancolique grandeur qui élève l’âme ; mais, à certains moments, on est étourdi par les cris de toute sorte et les mouvements précipités que provoque la présence inattendue de l’homme. Une multitude de singes crient, se poursuivent, sautent en tous sens, de branche en branche, d’arbre en arbre, et les oiseaux voltigent de droite, de gauche, pour leur faire place. De temps à autre, une volée de pintades s’échappe bruyamment de quelque fourré et s’élève dans les rameaux, se croyant hors de danger. Quelquefois aussi un bruit se fait entendre à vos pieds : c’est un reptile qui, glissant dans les débris qui jonchent le sol, fuit ou se réfugie dans son trou, en laissant entrevoir ses formes hideuses.

Mais déjà le soleil se penchait vers l’horizon ; des myriades d’animaux de toute espèce se mettaient en mouvement dans la direction du fleuve pour étancher leur soif. Les tourterelles étaient innombrables ; chaque arbre de la forêt en portait un groupe ; à chaque pas que je faisais, elles s’envolaient en criant comme pour avertir les animaux de ces lieux qu’un être étrange passait dans leur domaine. Des gazelles, des antilopes, des chacals et d’autres bêtes fauves que je ne reconnaissais point passaient devant moi ou fuyaient à toutes jambes en m’apercevant. Les animaux carnassiers les plus dangereux ne sortent guère de leurs retraites qu’à l’approche de la nuit ; aussi, quand je voyais briller des yeux dans un fourré sombre ou trembler des rameaux, je continuais prudemment mon chemin en me tenant sur mes gardes. Les cris les plus étonnants frappaient mon oreille, et quand je cherchais du regard les animaux qui pouvaient les produire, je découvrais parfois que ce n’était qu’un oiseau paisible, paré du plus brillant plumage. Je ne pouvais en croire mes yeux ; j’attendais aux aguets pour m’en assurer ; l’oiseau semblait s’admirer dans son charmant plumage, il se tournait gracieusement, agitait son aile brillante, puis dressait sa jolie tête, entrouvrait le bec, et il en sortait ?… un cri affreux.

Depuis que j’étais entré dans cette forêt splendide, marchant d’admiration en admiration, de surprise en surprise, les heures avaient passé comme des minutes ; je m’aperçus qu’il était déjà tard, et rien ne m’annonçait ni la fin de la forêt ni la proximité du fleuve. Celui-ci avait-il dans ce voisinage un cours opposé à sa direction générale ? Je l’ignorais. Je savais que j’étais sur sa rive gauche ; je marchai donc de manière à le rejoindre plus promptement. Après avoir cheminé quelque temps dans cette nouvelle direction, je débouchai sur une sorte de lit sablé qui me parut être ou un torrent à sec ou un petit bras du fleuve pendant les hautes eaux. En face de moi, la nature changeait de caractère ; c’était une plaine basse et en partie découverte, où croissaient de hautes herbes parsemées de touffes épaisses d’une sorte de jonc très-élevé. Ils formaient un grand nombre de masses compactes qui s’élevaient çà et là de trois ou quatre mètres au-dessus du sol. Ces hauts herbages étaient surmontés de quelques tamariniers, verts en ce moment et dont le feuillage était découpé comme celui du persil.

Entre ce labyrinthe de touffes de joncs serpentaient de nombreux sentiers pratiqués par les animaux ; je m’y aventurai, espérant qu’ils me conduiraient au delà de la plaine. Après avoir marché assez loin dans ce labyrinthe, les sentiers se trouvaient de plus en plus resserrés entre les masses herbacées ; ils se reliaient dans de petites clairières où ils formaient des carrefours, puis se divisaient de nouveau. Depuis quelque temps j’étais obligé d’employer mes bras pour écarter ces masses végétales à la hauteur de mes yeux ; le bas seul présentait des sentiers libres. J’espérais toujours voir s’éclaircir ce fouillis ; mais bientôt les masses végétales devinrent si compactes qu’il ne me fut plus possible d’avancer debout, ni même de reculer, car les trouées que je faisais se refermaient aussitôt après mon passage, et, après avoir cherché une issue d’un autre côté, je ne savais même plus par où j’étais venu. D’ailleurs, à quoi bon reculer ? Si cette singulière végétation s’étendait le long du fleuve, comme cela est probable, il fallait toujours la traverser sur un point ou sur un autre. Je demeurai donc très-embarrassé.

J’examinai en dessous les sentiers des animaux ; ils n’avaient que quatre-vingts à quatre-vingt-dix centimètres de hauteur ; il fallait presque ramper pour s’engager dans ces trouées, au risque encore de s’y trouver face à face avec de dangereux ennemis ; et là, ployé sur moi-même, empêtré dans ces étroits tunnels, comment me défendre au besoin ? Mais était-il plus avantageux de reculer ? Cela n’était pas probable ; je continuai donc d’avancer. Force me fut de marcher à la façon des habitués du lieu, c’est-à-dire à quatre pattes ; certainement ma position n’avait rien de gai et tristes étaient mes réflexions en frôlant de mon dos la voûte des sentiers. Cette façon de marcher me fatigua bientôt ; je m’arrêtai pour reprendre haleine, résolu aussi à me débarrasser d’une partie de mon faible bagage. Parmi les oiseaux que j’avais tués, deux pintades et quelques tourterelles que je destinais à notre souper furent laissées pour les passants, mes successeurs. Je repris ma route ; c’était toujours la même multitude de trouées tortueuses recouvertes par les herbes et les joncs dont l’épaisseur ne laissait poindre qu’un demi-jour insuffisant pour reconnaître de quel côté était le soleil afin de me diriger. Mes étapes étaient de plus en plus rapprochées et je commençais à éprouver une extrême lassitude.

Moyen de protéger les moissons. — Dessin de Karl Girardet.

Pendant un de mes repos, je résolus encore de me défaire de quelques oiseaux auxquels je tenais, mais que j’espérais pouvoir remplacer plus tard. M’étant mis de côté dans le massif, j’écartai un peu la voûte des herbes pour faciliter l’arrivée de la lumière, et malgré ma situation critique, je me mis à inventorier ces oiseaux parmi lesquels étaient un merle grièche au ventre et à la gorge ponceau ; deux guêpiers, à la tête et la gorge bleu vert, au ventre rose, avec deux longues plumes à la queue ; deux perruches vertes ; un kalao tock, oiseau moucheté, brun et blanc, la première couleur dominant sur le dos, l’autre sous le ventre.

Tandis que je prenais ces notes dans ma cachette, j’entendis venir des animaux de mon côté ; ils étaient nombreux, car leur trot de plus en plus distinct était multiplié. De ma retraite je ne pus les voir ; pourtant, au bruit de leurs pas, qui ne semblait pas être celui de griffes ou de pattes sur le sol, mais bien celui de petits sabots, je pensai que ce devaient être des antilopes, ce qui me tranquillisa.

Un peu plus loin je crus distinguer, à travers d’autres bruissements, un murmure de l’eau ou plutôt un clapotement comme si elle était agitée par quelques animaux aquatiques ; seulement ce bruit ne venait pas du côté où je me dirigeais. Aussitôt je tournai mes pas autant que possible vers le point qu’il m’indiquait, et,

après une nouvelle course assez longue en raison de
Perplexités nocturnes dans la forêt. — Dessin de Émile Bayard.
ma position difficile, je me trouvai enfin sur le bord

du fleuve.

Mon premier soin, après m’être redressé et avoir respiré librement, fut de courir à l’eau pour étancher ma soif ; ensuite je m’étendis avec volupté sur la rive en songeant à la singularité de la route que je venais de parcourir, route bizarre que certainement je ne m’attendais pas à rencontrer dans mes voyages.

En examinant le cours d’eau qui était devant moi, je m’aperçus bientôt que ce n’était pas le véritable fleuve Bleu, mais probablement un de ses bras secondaires ; car il n’y avait pas plus de courant au milieu que vers la rive, et je ne devais pas m’attendre à y voir passer nos barques. Ce fut pour moi une grande déconvenue ; j’avais vraiment besoin de repos et j’aurais voulu m’arrêter.

L’endroit où je me trouvais était délicieux ; c’était un site d’une originalité charmante. De longues herbes élevaient leurs tiges jusque dans les branches des arbres et donnaient au paysage une douceur d’aspect extraordinaire ; çà et là des plantes herbacées petites et grandes montraient des formes variées, étalaient leurs feuillages déliés ; d’autres, avec leurs panaches recouverts de duvet fin et moelleux, se courbaient en gerbes gracieusement contournées. Des grèves recouvertes d’un sable fin et uni se déroulaient comme des rubans en serpentant entre l’eau et la végétation et semblaient attirer mes pas. Une nappe d’eau tranquille reflétait les accidents de ces douces rives et se perdait sinueusement dans un lointain vaporeux.

En remontant le bras du fleuve auprès duquel j’étais parvenu, je m’aperçus que sur certains points son lit était à sec, ce qui me permettait de traverser l’île pour être plutôt à même d’observer le cours principal que devaient remonter nos barques. Cette île contenait une forêt bordée d’une assez large zone de grandes herbes et de joncs. J’essayai de m’y aventurer ; mais je ne tardai pas à reconnaître que j’allais me retrouver en face de difficultés du même genre que celles dont je venais de me tirer avec tant de peine ; elles étaient pires encore ; car, non-seulement ces herbes étaient aussi épaisses, mais je ne pus rencontrer aucun sentier frayé par les animaux ; et, malgré le peu de largeur de cette zone d’herbages et de joncs, je dus renoncer à la traverser. Je continuai donc à suivre la grève, pendant environ deux kilomètres pour attendre les barques. Elles avaient navigué très-lentement, et je n’aperçus que la première, fort loin de moi encore ; pour les attendre, je m’assis au bord du fleuve, sons de grands arbres, à une place qu’une troupe de singes venait de m’abandonner.

Ces animaux revinrent peu après lorsque je fus tranquillement assis, et je ne tardai pas d’entrer en relation avec eux ; en me voyant complétement inoffensif, les mains vides, ils s’approchèrent très-près de moi, même jusqu’à deux ou trois pas de distance ; ils ne semblaient nullement redouter mon voisinage. D’ailleurs, j’avais tellement braconné ces deux jours, que la provision de capsules que j’avais dans ma poche se trouvait épuisée ; mon fusil couché sur la grève à mon côté, n’était plus qu’un bâton incommode. Les singes pouvaient rester impunément près de moi, comme si j’étais un indigène désarmé. Ils s’asseyaient pour m’observer plus à l’aise, tout en se livrant aux pantomimes grimacières qui leur sont habituelles. Ils se disputaient entre eux, se faisaient des grincements de dents ; je pus reconnaître qu’ils avaient en liberté à peu près le même caractère que celui que nous leur connaissons dans l’état privé. L’un d’eux, qui se trouvait près de l’extrémité du canon de mon fusil, y porta la patte à deux ou trois reprises, comme pour s’assurer de ce que pouvaient être ces deux tubes en métal ; s’enhardissant encore, il s’approcha de la bretelle de mon arme ; la trouvant sans doute à sa convenance, il la saisit et voulut s’enfuir ; mais elle tenait au fusil ; celui-ci était lourd, et elle lui échappa. Plusieurs de ces animaux m’ayant montré les dents, je fis mine de leur jeter des pierres. À ce mouvement, un branle-bas s’établit dans mon entourage ; quelques-uns des singes s’enfuirent au loin, les autres grimpèrent sur les arbres qui étaient au-dessus de moi, en jetant des cris étourdissants ; l’un d’eux, qu’avaient suivi de près les ricochets de mon caillou, vint au-dessus de ma tête tenter une petite vengeance ; il se mit à secouer les branches de toutes ses forces, comme pour faire tomber sur moi les débris de bois sec qui se brisaient sous ses efforts. Un autre, plus malicieux, se permit certaine inconvenance dont je faillis recevoir les éclaboussures. À la suite de cette petite guerre, les singes revinrent encore ; mais ils se tinrent à une distance plus prudente.

Les jeux de ces animaux m’amusèrent assez longtemps, trop longtemps même ; car tout à coup les cris des animaux sauvages m’avertirent que la nuit commençait à répandre ses ombres. Un chacal, le premier, jeta sous les échos de la forêt son hurlement triste et prolongé : ouaou, ouaou, ouaou ; d’autres, peu après, lui répondirent de divers points des alentours ; ensuite tout bruit cessa. Pendant leur silence, les animaux cherchent à se réunir ; quelques temps après, leurs cris retentissent de nouveau de toute part, puis ils se taisent encore jusqu’à ce qu’ils se soient rassemblés. Cela fait, ils ne recommencent leurs hurlements que si l’un d’entre eux s’égare ou se trouve isolé. D’autres cris, d’autres mugissements que je ne reconnaissais pas retentissaient sur plusieurs points de la forêt ; l’hyène vint mêler son cri bref et vigoureux à cet étrange concert ; tous ces êtres sauvages sortaient de leurs repaires.

Les cris, les hurlements devenaient de plus en plus multipliés ; la nuit se précipitait, il fallait bien prendre un parti. Je n’avais pas le choix ; il ne me restait qu’à redescendre le long du bras du fleuve jusqu’au point où il offre un passage à sec, et là traverser l’île pour m’approcher de la barque. Songer à coucher seul sur la rive était impossible ; tous les animaux carnassiers allaient venir tour à tour s’y abreuver et guetter leur proie. Je pris donc mon fusil sur l’épaule, regrettant vivement son impuissance momentanée, ne fût-ce que pour faire du bruit au besoin, afin d’éloigner le danger ou prévenir les gens de la barque de ma présence dans ce lieu isolé.

J’avais à peine fait quelques cents pas, que les cris de l’hyène partirent du bois ; ceux des chacals s’y ajoutèrent aussitôt ; j’avançais toujours le plus silencieusement qu’il m’était possible en sondant l’obscurité du regard. Plus loin un effroyable soupir, un wouf d’une puissance de poumons à défier des soufflets de forge, fit frémir les voûtes de la forêt, en avant de moi ! Je m’arrêtai subitement. Qu’était-ce ?… Quel être pouvait pousser un tel soupir ; un soupir à glacer d’effroi tous les êtres vivants ?… Je ne voyais rien devant moi. Pourtant, à ce terrible et grave soupir, tous les hurlements, tous les petits glapissements que j’entendais çà et là dans la forêt s’étaient tus subitement ; la nature semblait muette… Néanmoins, il fallait avancer ; je serrai le fleuve de plus près comme un refuge, et je marchai avec précaution. Tout à coup un second soupir de même nature que le précédent se fit entendre, ni plus ni moins sonore que le premier. Il fut immédiatement suivi d’un terrible rugissement, qui, ébranlant les profondeurs de la forêt, retentit en avant de moi et me parut venir de l’endroit où je devais traverser le bras du fleuve, sinon de plus près encore.

Il n’y avait plus de doute ; c’était le lion, ce roi terrible de la forêt, que j’avais sur mon passage ; d’autres rugissements suivirent bientôt le premier, puis tout sembla se taire.

Après un certain temps de silence, les cris, les hurlements des autres animaux recommencèrent au loin et de proche en proche se firent entendre de nouveau, tout près de moi. Il fallait à tout prix atteindre la barque ; je m’enhardis un peu en songeant qu’au besoin je pouvais me jeter dans le fleuve pour y trouver un refuge ; c’était en cas d’attaque la seule chance de salut qui me restât, chance bien incertaine cependant, car tous les fauves nagent mieux que l’homme ; seulement je pouvais avoir pied plus loin que mes agresseurs et les combattre alors dans des conditions plus avantageuses ; mais aussi je pouvais être atteint d’un bond à l’improviste. J’étais donc réduit à prévoir des éventualités fort peu encourageantes.

J’arrivai a un endroit où la rive du fleuve était interceptée ; une lisière de buissons et d’arbres dont les branches tombaient dans l’eau couvraient les talus abrupts et se reliaient à la forêt ; il fallait absolument abandonner le bord du fleuve, mon unique refuge. J’hésitais ; le cri de la hyène, qui était sur mes talons, coupa court à mon hésitation, et je m’engageai sous le bois. Là l’obscurité était complète ; du côté du fleuve seulement j’apercevais des demi-jours scintiller entre les troncs d’arbres. Tout autour de moi c’était un étrange frémissement de la nature ; je portais mes mains en avant de moi, pour ne pas me heurter aux mille obstacles qui m’enveloppaient. De temps à autre je m’arrêtais pour prêter l’oreille, puis j’avançais de nouveau en tâtonnant.

Tout à coup de vigoureux rugissements retentirent non loin de moi, une grande agitation se produisit sous la forêt ; je me pressai involontairement contre les troncs d’arbres. Pourtant ce tumulte sembla s’éloigner et décroître ; ce ne devaient être que quelques animaux paisibles qui avaient fui épouvantés ; mais mon espoir de l’éloignement du lion était évanoui ; il était encore sur ma route, où ses rugissements se renouvelaient de temps en temps. Néanmoins j’avançai jusqu’à ce que j’eusse rejoint le Nil.

J’avais déjà entendu en Algérie la voix de ce puissant animal : jamais elle ne m’avait semblé si terrible. Le fait est que, sans qu’elle parût coûter le moindre effort de poumons, cette voix remplissait l’espace de sons caverneux ; elle semblait communiquer une commotion à tous les objets des alentours et avoir la même intensité dans le lointain que dans le voisinage.

Lorsque les rugissements eurent cessé, j’attendis encore, espérant cette fois que les lions laisseraient enfin le passage libre ; puis j’enlevai mes chaussures pour marcher plus silencieusement, et j’arrivai ainsi en vue de l’extrémité de l’eau qui interceptait la traversée du bras du fleuve. À l’idée que l’eau ne serait peut-être pas assez profonde pour me protéger et que je m’y trouverais à la merci de mes ennemis, je m’arrêtai court un instant. Cependant je me décidai à tenter de traverser le bras du fleuve ; je m’y introduisis avec précaution, pour ne pas agiter l’eau, et j’arrivai ainsi sur l’autre bord dans la presqu’île.

Pendant un instant je prêtai l’oreille ; n’entendant rien, je repris assurance ; pourtant jamais encore je n’avais été si près du danger. À la faveur des dernières lueurs du crépuscule, j’apercevais, se dessinant faiblement sur le ciel, l’extrémité de la longue vergue de la barque, mouillée devant moi, vers le bord opposé de l’île. Je n’étais plus séparé de mon but que par un faible espace ; seulement, pour l’atteindre, il fallait côtoyer la lisière de la partie boisée qui s’avançait de mon côté. La silhouette noire qu’elle formait à ma gauche était bien un peu inquiétante ; mais le silence qui régnait de ce côté me rassura ; je n’entendais plus que les nombreux animaux de la rive gauche, qui avaient recommencé à remplir la forêt de leurs voix sinistres. Jetant donc mon fusil sur l’épaule, je marchai directement vers la barque.

Presque aussitôt, au bruit que firent mes premiers pas sur le sable, un animal que je ne pus qu’entrevoir se leva devant moi et entra précipitamment sous le couvert du bois ; au même moment deux épouvantables rugissements, mêlés de grognements et d’affreux soupirs, retentirent dans cet endroit. La sonorité, la puissance du râle, étaient telles, qu’il semblait se produire à mon oreille. Je restai cloué à ma place par l’émotion, mes yeux plongeant en vain dans l’obscurité ; mais des craquements de branches, le feuillage agité et bruyamment froissé sous l’impulsion de mouvements puissants et désordonnés, faisaient conjecturer la scène terrifiante qui se passait près de moi. À tout cela se mêlait je ne sais quel sourd et horrible bruit rauque.

Pourtant ma pensée reprit son cours, et mon premier mouvement fut de battre en retraite aussi silencieusement que possible ; je reculai vers la rive que je venais de quitter.

Évidemment l’animal inconnu que j’avais fait fuir était tombé sous les griffes des lions en pénétrant dans le bois où ils étaient, selon toute apparence, en embuscade. Le sort de cette malheureuse bête, qui n’avait pas même eu le temps de jeter un cri, eût été probablement le mien sans cet incident.

En compagnie des singes. - Dessin de Karl Girardet.

Ayant rejoint la rive, je me hâtai furtivement de la suivre en remontant, et je doublai ainsi la pointe sablonneuse de l’île sans abandonner le bord de l’eau. J’entendais toujours les débats et les cris des lions ; comme ils paraissaient être plusieurs, j’écoutais de temps à autre pour m’assurer si l’un d’eux n’était pas à ma poursuite. Le chemin me sembla fort long, mais j’arrivai enfin en présence de la barque ; la planche qui la mettait en communication avec la terre avait été retirée. J’aperçus, par leurs silhouettes sur le ciel, nos hommes debout sur le pont, écoutant avec une anxiété d’autant plus vive qu’ils savaient que pour venir à bord je devais passer précisément par le lieu où s’étaient fait entendre les rugissements. Le reis, en effet, ne s’était décidé à amarrer sa barque en cet endroit qu’après s’être assuré que je pourrais pénétrer dans l’île pour l’atteindre. Il était du reste évident d’après les cris et les bruits que l’on avait entendus, que les lions avaient atteint une proie et la dévoraient. Pour les gens du bord, qui connaissaient les habitudes de ces animaux et leur manière particulière de rugir lorsqu’ils tiennent une victime, cela ne laissait aucun doute ; aussi une exclamation s’échappa de toutes les poitrines quand j’élevai la voix pour demander qu’on vînt me chercher ; les épaules d’un nègre me servirent de pont. Chacun me combla de félicitations ; la protection d’Allah était évidente : « Allah kérim ! Inchallah ! » dirent les musulmans du bord.

Amen ! répétai-je tout bas.

Trémeaux.

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. page 152.