Voyage autour du monde par M. Lesson/02

VOYAGE


AUTOUR DU GLOBE.

RELÂCHE À LIMA.
Arrivée à Callao. – Excursion à Lima. — Position de cette ville. — Ses monumens. – Ses couvens. — Ses habitans. — Leurs mœurs. — Les tapadas. — Renseignemens historiques sur les événemens politiques de 1823. — Élévation de Riva-Aguero au poste de dictateur. — Tableau physique et naturel de la province de Lima.


Le 13 février 1823 nous vit cingler vers Lima, depuis long-temps renommée par son commerce et ses richesses. Bientôt le vaisseau que je montais laissa tomber l’ancre sur la rade de Callao, que couvrait une forêt de mâts, qu’émaillaient les vives couleurs des pavillons variés de la vieille Europe.

Callao, assis sur les bords de la mer, est donc le port de Lima : c’est l’entrepôt de son commerce, c’est le lien qui l’unit avec le reste de l’univers. Submergée, en 1747, par un tremblement de terre, composée de maisons bâties en torchis et en argile, cette petite ville est sans intérêt pour le voyageur, elle n’a rien qui parle à l’imagination. Il n’en est pas ainsi de la capitale du Pérou.

Je visitai Lima en mars 1823 : j’entrai par la porte occidentale, sur laquelle étaient jadis sculptées les armes d’Espagne, avec ces mots : plus ultrà. Ces armes ont été mutilées, et il n’en reste plus que d’informes débris. La principale rue par laquelle on arrive au centre de cette grande ville n’en donne point une haute idée. Bordée de maisons basses et sans ouverture sur la façade, elle est, dans son immense longueur, d’une tristesse désespérante. Sous le plus puissant des monarques espagnols, Lima obtint le nom de la cité des rois (la ciudad de los reyes), que lui imposa son fondateur Pizarre ; mais plus tard elle reçut sans partage la dénomination qu’elle porte aujourd’hui, corrompue, à ce que l’on prétend, du nom indigène de Rimac, petite rivière dont les ondes charrient de l’or, et qui prend sa source dans les Cordillières, en se divisant en ruisseaux dans les gorges des montagnes qui enclosent Lima, et dont les eaux vont se perdre à la mer après avoir baigné les murs de cette ville, au fond de la baie de Callao. Mon cœur palpitait en approchant de Lima, généralement regardée comme la capitale de l’Amérique du Sud, la Tyr du Nouveau-Monde, la source d’où jaillirent pendant long-temps tout l’or et l’argent du Pérou, le siége enfin d’un gouvernement qui s’établit sur les débris sanglans de l’empire pacifique des Incas. La renommée de cette cité a franchi les mers et retenti en Europe ; mais combien il faut rabattre de ces grandes réputations qui grossissent dans le lointain, et qui ne peuvent que perdre à être jugées de près. Lors de la relâche de la corvette la Coquille, Lima était, il est vrai, bouleversée par la guerre civile. Les partis politiques qui s’en disputaient la possession étaient aux prises. Les habitans, tracassés, molestés, cachaient soigneusement leurs richesses. Les couvens, bien que protégés par une croyance religieuse exclusive, se dépouillaient des statues de saints d’or ou d’argent massif qui en décoraient les autels. Cette ville, en un mot, n’était que l’ombre d’elle-même, et son ancienne splendeur sous plusieurs des vice-rois castillans était totalement éclipsée.

La position qu’occupe Lima n’a rien d’attrayant ; un développement considérable de murailles enceint la ville, à l’extrémité de la vaste plaine qu’elle occupe au pied même d’une chaîne montagneuse qui se détache de la Cordillière de la côte. Mais les flancs escarpés de ces montagnes repoussent la vue par leur nudité, et la plaine d’alentour, dépouillée d’arbres, n’offre çà et là que des buissons et des flaques d’eau entrecoupées de cabanes et de quelques plantations établies au milieu des marécages ; des murs en terre, solidement construits d’après la méthode péruvienne et nommés tapias, enclosent ces propriétés rurales, et se dégradent difficilement sous un ciel où il ne pleut presque jamais. Les rues de Lima sont alignées et régulièrement coupées à angle droit. Les maisons ont rarement plus d’un étage, et le rez-de-chaussée est construit de manière à présenter une longue varangue abritée, commode pour prendre le frais. Ces demeures, assez élégantes à l’intérieur, n’ont sur la rue qu’une façade nue, sans fenêtres, et à une seule issue. Les murailles en dedans sont communément recouvertes de fresques mal exécutées, mais qui forment un très-bon effet à une certaine distance. Les habitations des gens riches sont remarquables par la profusion des dorures, et par une disposition régulière de tous les appartemens de plain-pied, de sorte que l’œil du passant dans la rue prolonge une longue allée, que termine d’ordinaire un gradin chargé de vases à fleurs, tandis que sur les côtés des portes grillées à jour, des treillages dorés et peints prêtent les plus doux prestiges à ces asiles voluptueux. C’est dans ce lieu que les dames aiment à respirer l’air pur et à se reposer sur des coussins jetés sur le sol. Cette suite de péristyles où la vue s’égare, m’a singulièrement plu, et remplace avec quelque grâce le style plus grandiose des constructions européennes, qui seraient impraticables au Pérou, où de fréquens tremblemens de terre ondulent la surface du sol. La partie solide des maisons est donc élevée avec des briques cuites au soleil, ou avec des tiges solides et légères de bambou, qu’un plâtre ductile enveloppe, et dont les surfaces polies peuvent recevoir une couleur agréable et des ornemens de fantaisie. Ces demeures ont pour toiture des planchers minces, ou même des toiles peintes, suffisantes pour garantir l’intérieur de l’influence de l’atmosphère. Des reliefs, des dorures multipliées ajoutent à ces constructions souples une riche élégance, tandis que les appartemens, vastes et aérés, très-simples dans leurs ameublemens, n’ont sur leur plancher et au pourtour que des lits de repos consacrés à l’usage de toute la famille, dont les membres sont plus souvent couchés qu’assis.

Les gens du peuple vivent dans des sortes de cabanes bâties en terre glaise.

Des magasins très-fournis, des boutiques de toute espèce, des officines, attestent une grande activité dans le commerce, prouvent la richesse de cette ville, et font diversion à la tristesse silencieuse des rues qu’habite la classe indépendante par sa fortune.

La place dite Royale est remarquable par son étendue et sa régularité. Les façades des maisons qui la bordent sont au même niveau, et leur rez-de-chaussée bâti en galeries, occupé par des magasins de nouveautés et de modes, offre une grande analogie avec le Palais-Royal de Paris, tant par sa construction que par la disposition du bazar permanent qu’elle renferme. Sous ces galeries, nommées portales, les désœuvrés se donnent rendez-vous chaque soir pour agacer et poursuivre les tapadas les plus en vogue, dont le costume singulier favorise l’incognito et la conduite irrégulière. L’ancien palais des vice-rois, destiné aujourd’hui au gouvernement républicain, occupe la partie méridionale de cette place. Au côté nord sont situés la cathédrale et l’archevêché ; le milieu est occupé par une fontaine monumentale que couronne une renommée en bronze, et huit lions également en bronze, jetant par la gueule dans de vastes réservoirs de même métal, un mince filet d’eau.

La promenade préférée est située au nord de la ville, dans un ancien faubourg. C’est un almeyda planté sur les bords du Rimac, dont les eaux, en cet endroit, coulent avec impétuosité sous un pont en pierres très-solide. De frais ombrages, de gracieux jardins, d’où s’élèvent les brillans plumiera, rendent cette partie de la ville digne de la prédilection que lui accordent les dames de Lima. Hors des murailles est placé un monument isolé, fastueusement nommé le Panthéon : c’était la sépulture des anciens vice-rois.

La place de l’Inquisition est appelée aujourd’hui de la Constitution. Elle est de forme triangulaire, et n’a rien de remarquable que l’affreux palais qui lui donnait son nom, et qui reste debout comme le témoignage le moins équivoque d’un fanatisme délirant et cruel. Là tiennent séance les députés des provinces.

Le pavé des rues se compose de galets arrondis, rangés avec symétrie, mais fatigant pour les gens qui vont à pied. Rien aujourd’hui ne rappelle ce temps de flatterie, d’opulence, où des marchands se trouvèrent assez riches pour daller en argent massif la principale rue par laquelle le vice-roi, duc de la Palata, vint, en 1682, prendre possession de son gouvernement. Une eau fraîche et limpide, sans cesse alimentée par la rivière de Rimac, coule dans les ruisseaux d’une grande partie des rues, et principalement de celles qui avoisinent les halles, reléguées au milieu d’une petite place, et abondamment fournies de fruits et de légumes.

Les établissemens publics sont l’université, principalement consacrée à la théologie, la salle de spectacle, le cirque pour les combats de taureaux, la bibliothèque, où sont entassés sans ordre huit mille volumes au plus, l’hôtel des monnaies ; mais rien dans les édifices n’est digne d’être décrit. Quant aux églises et aux couvens, leur nombre est considérable ; c’est en effet dans cette grande cité que se sont donné rendez-vous les mille et une congrégations monastiques avec leurs préjugés, leur fanatisme, leur fainéantise, et leurs costumes aussi variés que ceux de nos régimens.

De toutes ces maisons du Seigneur, celles qui méritent le plus les regards du voyageur sont la cathédrale et l’église Saint-Dominique ; leur extérieur ne s’éloigne point du système de construction adopté pour le pays. Leurs murailles sont en briques revêtues de plâtre, peintes à l’huile. Leur intérieur est d’une richesse qui étonne, quant à la valeur des matières. Mais le mauvais goût, uni à l’ostentation la plus mesquine, a présidé aux décorations des nombreuses chapelles surchargées de reliefs, de ciselures, de dorures, de colonnades, de chapiteaux et d’autels, dont le bizarre et l’absurde se sont disputé la création. Des statues de saints occupent des niches çà et là. Le ciseau grossier qui leur donna le jour n’a point accordé à ces images le prestige des beaux-arts ; mais ne pouvant les faire belles, on les a faites riches, et la plupart d’entre elles ont coûté des sommes considérables. J’ai vu dans les églises de la Merci, de la Madeleine et des Augustins, des saints en argent, dont les manteaux étaient d’or, et, dans la cathédrale, les colonnes qui s’élèvent du parvis de l’autel jusqu’au dôme, recouvertes de plaques d’argent bien ajustées entre elles, et ayant chacune dix-huit pouces de hauteur. L’autel consacré à Notre-Dame-du-Rosaire, ainsi que plusieurs autres d’ailleurs, est en argent, le tabernacle en or, avec des ciselures garnies de pierres précieuses. Les balustrades, les chaires, les chœurs étincellent sous les feux de l’or et de l’argent. Que d’Indiens ont dû périr dans les cavernes insalubres des mines pour conquérir ces métaux précieux, orgueilleusement prodigués dans les temples d’un Dieu clément, miséricordieux, né dans une étable, et que servent des ministres superbes !

Quoique submergée de toutes parts par un fanatisme qui ne pardonne point, la nouvelle république, pressée de besoins, essaya de donner aux apôtres des vêtemens plus modestes. Les Espagnols, possesseurs des mines, forcèrent les insurgés, réduits à leur courage, et privés du nerf de la guerre, à recourir, dans le premier moment de leur indépendance, à ces ressources inespérées. On retira plus de trois millions de quelques chapelles seulement. Mais les moines crièrent si haut et avec tant de puissance, le scandale des fidèles fut si grand, qu’il fallut bien vite renoncer à ce genre d’exploitation. D’après un adage bien connu, l’église reçoit volontiers, mais ne rend rien ; aussi un moine, qui m’accompagnait dans cette visite, ne tarissait point en malédictions sur ces patriotes infâmes, violateurs des saintes images, qu’ils avaient appliquées aux besoins d’une république impie, maudite, me disait-il, de tout ce qui a un cœur d’homme, et de moine surtout, ajoutai-je entre les dents. On travaillait à réparer une de ces chapelles, transformées en pièces monnayées. Un artiste français, récemment arrivé dans le pays, était chargé de sa restauration, et le bon goût et la simplicité de ses ornemens contrastaient d’une manière fort remarquable avec la profusion et la bizarrerie de ceux des autels environnans. De petits oiseaux en vie, renfermés dans des cages, sont assez communément suspendus aux piliers du maître-autel, et les images de La Vierge sont toutes vêtues de robes de soie et d’oripeaux, avec de larges paniers ; enfin, j’en vis une avec une perruque poudrée à blanc, et dont le chignon ample et bien fourni sortait sous un large bonnet de tulle. Comment un esprit vraiment religieux pourrait-il s’astreindre à prier une telle patronne, sans s’offenser de la momerie de ceux qui l’affublèrent avec tant d’extravagance ?…

Bien que bâtis avec des cañasta ou tiges de bambou, les clochers des églises sont élevés et surchargés de cloches. Le plâtre qui forme à leur surface une couche épaisse, git en abondance dans les vallées des Cordillières : excellent par la ténacité et le liant de ses molécules, il reçoit facilement les moulures et les impressions qu’on lui donne pour simuler les corniches et les ressauts des pierres taillées. En gravissant dans ces clochers, on les sent vaciller sous les pieds. Ce même phénomène est bien plus sensible lorsque les cloches sont mises en branle, et l’on conçoit que ce genre de construction, qui leur permet de suivre l’ondulation du sol, est d’un avantage inappréciable lors des tremblemens de terre, si fréquens au Pérou, et qui plusieurs fois ravagèrent Lima d’une manière si désastreuse, notamment en 1678 et en 1682.

Les mœurs et les usages d’un pays à quatre mille lieues de la France, modifiés par l’influence d’un climat brûlant, par l’ignorance et le fanatisme, surtout par l’abondance d’un métal avec lequel on se procure toutes les jouissances de la vie, doivent naturellement être en opposition avec nos idées. Qu’on ajoute à cela les guerres civiles qui ont long-temps ravagé le Pérou, et l’on concevra aisément que le tableau que je trace, loin d’être exagéré, est encore au-dessous de l’exacte vérité.

La population est évaluée à soixante-dix mille habitans ; sur ce nombre on compte huit mille moines, répartis en quinze monastères. Les femmes occupent dix-neuf couvens, et les pauvres huit hôpitaux ; dans toutes les rues, en effet, on ne voit qu’habits monastiques de toutes couleurs, et ce qui me parut le plus singulier, ce fut de voir des nègres sous le froc : on les appelle vulgairement dans le pays los burros, les ânes. La plus grande liberté règne dans les couvens, où les femmes peuvent aller visiter les moines sans que cela tire à conséquence. Ces asiles de la fainéantise sont vastes, spacieux, et ornés de beaux jardins ; la salle de réception est ordinairement décorée de peintures qui ne brillent point par l’exécution, mais dont le sujet, quoique tiré de l’Écriture sainte, est souvent revêtu de formes grotesques. Je ne puis résister au plaisir de rappeler une fresque occupant tout un côté de muraille de la salle d’entrée du couvent de la Merci : le peintre avait représenté un grand arbre, et chaque branche des rameaux était terminée par la tête d’un frère qui ressemblait à une grosse pomme barbouillée de rouge. L’exécution de cette peinture était si singulière, qu’un artiste payé pour faire la satire de l’ordre n’aurait pu mieux réussir.

La dissolution la plus grande règne dans les mœurs des habitans de Lima ; une température chaude, l’oisiveté des grandes villes, une éducation fort négligée, invitent sans doute à satisfaire des penchans que tout le monde partage, et que l’opinion publique, par conséquent, ne redresse pas. Aussi, parmi les personnes les plus riches, compte-t-on peu de mariages légaux, et encore ceux-ci sont-ils le résultat de l’intérêt ou du calcul, qui tend à raccommoder deux familles brouillées, ou à réunir leurs fortunes. Les moines ne se donnent pas même la peine de cacher leurs déréglemens ; beaucoup ont des enfans naturels qu’ils élèvent dans leurs couvens sans que personne s’avise d’en gloser. Les visages les plus pudiques, chez les femmes, ne sont pas le signe le plus infaillible de la sagesse ; revêtues du saya et de la mantille, et ne laissant entrevoir de leur visage que l’angle de l’œil, elles peuvent faire impunément, sous ce domino, ce qui leur plaît.

Les femmes du peuple ne donnent aucun frein à leurs passions ; on les voit se baigner parmi les hommes, les agacer par les gestes les moins équivoques, et prouver par toutes leurs actions que la pudeur est une vertu qui n’a pas doublé le cap Horn. Chez elles, ce déréglement n’a rien qui puisse étonner : le sang africain, mélangé au sang américain et au sang européen qui coulent dans leurs veines, ne rend que très-naturelles les ardentes passions qui les animent. Les femmes d’une fortune élevée aiment la toilette et le jeu : on conçoit que les plus grandes fortunes ne puissent résister à deux adversaires aussi redoutables.

Les réunions pour le plaisir de danser, ou se livrer aux charmes de la conversation sont inconnues ; celles de Lima sont entièrement consacrées au jeu, et la première éducation des demoiselles, avant leur entrée dans le monde, se borne à leur mettre des cartes dans la main ; elles y sont bientôt habiles, et l’on ne peut, sous ce rapport, que louer leurs heureuses dispositions. J’ai vu des demoiselles, à peine âgée de dix à douze ans, jouer avec leurs mères à la plus forte carte, et jamais moins de plusieurs onces d’or ; aussi n’était-ce qu’avec un grand dédain qu’on voulait bien, en nous honorant d’une partie, couvrir notre enjeu, à nous, officiers de la France, n’ayant reçu à notre départ d’Europe que quelques mois d’appointemens, et qui osions, plutôt par vanité nationale que par tout autre sentiment, risquer une pièce d’or, dont la perte ne pouvait avoir qu’une influence fâcheuse pour nous, qui étions destinés à ne pas revoir notre patrie de long-temps.

L’Amour, au Pérou, est enfant de l’aveugle Plutus ; il ne connaît que le langage sterling. Le tarif des tapadas les plus à la mode, et qui appartiennent aux meilleures familles, est publiquement connu. Mais après avoir ruiné sa bourse, on s’aperçoit encore de la ruine du bien le plus précieux pour l’homme, la santé ; car on ne cite pas dans tout Lima cent dames qui soient exemptes d’une maladie que la chaleur du climat rend très-bénigne, et dont elles s’informent entre elles, sous le nom de fuentes, avec la même sollicitude qu’on demande en France des nouvelles d’un rhume.

Les dames, dans leur intérieur, sont vêtues à l’européenne, avec beaucoup de recherche et même de goût : leur sein est généralement découvert ; mais les attraits les plus puissans, surtout aux yeux des Espagnols d’origine, sont leurs pieds, qui sont d’une petitesse et d’une délicatesse remarquables. Pour jouir de la promenade, elles prennent le vêtement de tapadas, costume inventé probablement par des moines ou par le démon de la tentation, pour voiler à tous les yeux les démarches les plus équivoques. Quelques voyageurs ont déjà parlé de ce costume : il consiste en une jupe collante, nommée saya, faite ave beaucoup d’art, et formée en entier, de plis serrés qui, en pressant le corps, dessinent les formes plus nettement encore que les draperies mouillées des sculpteurs. Ce saya est fabriqué avec un mélange de soie et de laine très-fine de Guanaco. Il est ordinairement de couleur noire ou marron, et plus rarement de couleur verte. La mantille s’attache au milieu du corps, s’élève sur la tête qu’elle enveloppe, et retombe sur la face qu’elle cache ; les mains, croisées sur la poitrine, en retiennent les bords, et ne laissent passer qu’un faible jour, à travers lequel un long œil noir se dirige à volonté et peut parler sans crainte. Cette mantille est en soie noire, et quelques jeunes femmes, moins revêches en apparence, la conservent, mais avec le visage découvert. Chaque soir, sous les portales de l’ancienne place Royale, les tapadas à la mode vont étaler leurs formes voluptueuses, et presque toutes les dames de Lima jeunes et jolies ne sortent jamais sans ce costume si favorable aux amours.

La masse de la population du Pérou est noire, et les métis de toutes sortes y sont également très-nombreux. Les nègres transportés de la côte d’Afrique ou nés dans le pays, et successivement libérés, y ont pris rang de citoyens : ce sont en général les cultivateurs des terres. Ils constituent la principale force du parti indépendant, par la haine qu’ils portent au gouvernement d’Espagne. Cette population a une grande aversion pour les Anglais, et souvent nous avons été insultés par la populace, qui nous prenait pour des officiers de cette nation vêtus en bourgeois. Un lieutenant de la frégate l’Aurore, commandée par le commodore Prescot, fut grièvement maltraité sur la route de Lima, quoiqu’il fût en uniforme. La similitude de croyance religieuse les dispose davantage en notre faveur.

La coiffure des dames métis consiste en un chapeau rond pareil à celui des hommes, et le plus ordinairement de feutre blanc, de cuir bouilli et de paille, dont la taille est démesurément grande, et qui pourrait aisément servir de parasol. Les hommes ont pour culotte le macum, qui est ouvert le long des cuisses, et qui ne sert guère à abriter cette partie ; le reste de leur ajustement n’a rien de particulier. Hommes et femmes de tout rang ont constamment la cigarette à la bouche, et tous indistinctement portent des amulettes suspendues au cou.

Les vrais indigènes, ou descendans des Péruviens, portent le nom de Scholos ; leur face est cuivrée, et leur race est aujourd’hui loin d’être pure.

La pratique de la médecine est dans un discrédit complet au Pérou. Les médecins qui s’expatrièrent d’Europe dans le but d’exercer leur art à Lima ont été obligés de se livrer à diverses occupations étrangères à leurs études pour se procurer des moyens d’existence. Des nègres d’une profonde ignorance sont en possession d’appliquer les remèdes empiriques dont le préjugé a armé leurs mains ; de stupides barbiers, dont les enseignes sont couvertes de lancettes et de dents, pratiquent la chirurgie et l’art du dentiste. Quelques pharmacopes-boutiquiers, en vendant une drogue, enseignent ses propriétés, et la manière de l’administrer. En un mot, l’art le plus dangereux qui existe, lorsqu’il n’est pas exercé par des hommes instruits et probes ; l’art le plus honorable pour ceux qui s’y consacrent par de longues études et par le désintéressement, tombé aux mains d’une tourbe avilie, est à Lima regardé comme une profession dégradante, et ne saurait embrasser une personne bien élevée ! Quelle ignorance, et quels préjugés !

Quoique nous n’ayons séjourné que peu de jours à Lima, il arriva cependant à deux officiers de l’expédition une aventure qui ne fut que plaisante, bien que dans ses débuts elle menaçât de devenir fâcheuse. M. d’Urville, capitaine de la Coquille, et passionné pour la botanique, sur laquelle il a d’ailleurs publié des travaux bien connus, partit du bord avec M. Bérard pour visiter les montagnes qui enveloppent Lima. Ces messieurs gravissaient péniblement, vers le milieu du jour, et par une chaleur énorme, les flancs rocailleux et pelés du mont San-Christoval, et M. d’Urville ramassait des plantes, tandis que M. Bérard tirait sur des oiseaux qu’il destinait à nos collections. Quelques créoles les aperçurent, et l’esprit sans cesse préoccupé d’Espagnols prêts à fondre sur eux, ils donnèrent l’alarme, en répandant partout qu’on avait vu deux espions cherchant à fuir à travers les montagnes. D’un poste de gardes nationaux, on expédia à leur poursuite un piquet de paysans à cheval commandés par un lieutenant, qui, sans explication, voulaient faire feu. Ce fut avec bien de la peine que l’officier parvint à calmer le zèle bouillant de sa milice, en la tranquillisant sur le peu de résistance que devaient offrir deux hommes ; mais, fier de sa capture, et n’écoutant ni explications, et ne voulant pas même voir le sauf-conduit que leur avait délivré l’autorité militaire du fort de Callao, MM. d’Urville et Bérard furent mis en croupe derrière deux cavaliers, et conduits au grand galop dans la ville de Lima. Ils firent ainsi près d’une lieue, dans la position la plus détestable, sur de maigres haridelles, pour être jetés tout meurtris dans la prison de la ville. Les cavaliers qui conduisaient ces messieurs cherchaient à s’emparer de leur argent et de leurs montres, et ce ne fut qu’avec d’extrêmes difficultés que l’officier leur fit restituer ces objets. Lui-même conservait soigneusement le fusil à deux coups de M. Bérard, qu’il espérait, sans aucun doute, s’approprier par droit de conquête. Relâchés quelques heures après par ordre du général commandant la force armée de Lima, l’officier expéditionnaire se refusait encore à croire ces messieurs Français, et avec leur liberté s’évanouirent ses châteaux en Espagne, car le pauvre homme, tout fier d’avoir bien mérité de la patrie, avait déjà sollicité une augmentation de grade.

Lima est dans la position la plus heureuse pour être le centre du commerce de toute l’Amérique méridionale ; à l’aide de Callao, elle a des débouchés et de faciles communications avec tous les ports de la mer du Sud, depuis le Chili jusqu’à la Californie, et, dans l’intérieur, elle alimente le Haut-Pérou, le Tucuman, la Plata, la Colombie. Les Européens y affluent avec les produits du sol et de l’industrie de l’ancien monde ; mais, pendant notre séjour, les négocians éprouvaient les plus grandes difficultés à se procurer des cargaisons de retour, et se trouvaient réduits à exporter les piastres qu’ils avaient pu obtenir. D’un autre côté, la pénurie d’argent travaillait les affaires, et le gouvernement s’était vu contraint de mettre en circulation un papier-monnaie, frappé de non-valeur dès son apparition par les commerçans étrangers. Une mesure encore plus désastreuse pour la confiance avait été prise, et des pièces de cuivre, d’une valeur réelle d’un sol, ayant un cours forcé et légal de vingt-cinq sols, n’avaient pas peu contribué à frapper de mort toutes les transactions. Qui aurait supposé que le Pérou, d’où sont sorties pendant tant d’années de si nombreuses masses de numéraire, se retrouverait dans la dure nécessité d’émettre des pièces de cuivre représentant une valeur fictive ? Les armateurs de Bordeaux durent, à cette époque, faire des pertes assez considérables, d’autant plus que les intermedios leur étaient fermés par un blocus sévère. Les Espagnols tenaient encore à cette époque Pisco, Arequipa et Atrica. Les premiers billets de la banque de Lima parurent en 1821, et ce n’est qu’en 1822 qu’on frappa des pesos avec les emblèmes de la république.

Le Pérou a été la dernière vice-royauté d’où furent chassés les Espagnols. De grandes vicissitudes marquèrent les hostilités des partis royaliste et républicain, et les revers comme les succès passèrent successivement d’un camp dans l’autre. La cause de l’indépendance triompha enfin, et la couronne d’Espagne vit s’évanouir sans espoir son autorité sur cette riche Amérique, qu’elle avait conquise au prix de tant de massacres, et avec un héroïsme terni par le fanatisme le plus cruel. C’est à sa possession que l’Espagne a dû l’immense prépondérance dont elle a joui dans le monde, et son influence dans les affaires de l’Europe ; mais c’est aussi à ses conquêtes qu’elle a dû cet or qui a détruit son industrie, amolli son génie, et rivé les chaînes que lui forgea avec art un clergé envahisseur et ennemi des lumières.

Lors de mon passage à Lima, les républicains essayaient de rétablir l’ordre dans les finances, jusque là gaspillées sans pudeur. La junte administrative, composée de trois membres, et les députés des provinces assemblés pour promulguer les lois, étaient accusés de faiblesse, de lâcheté et même de trahison par le peuple, suite naturelle de la défaite des troupes de la république par les Espagnols, à la bataille Moquya. Cusco était encore au pouvoir de l’ancien vice-roi de Lacerda, et Cantarac, général actif, rétablissait par son courage et sa ténacité les affaires des royalistes. La bataille de Moquya décourageait les indépendants par la perte qu’ils avaient faite des plus braves de leurs soldats, qu’on évaluait à deux mille cinq cents hommes tués, perte énorme relativement au nombre des belligérans ; et les régimens de Buénos-Ayres, venus à travers les Cordillières au secours des Péruviens, avaient à eux seuls perdu plus de quarante officiers. Comme il arrive ordinairement dans les guerres de partis, les vaincus rejetèrent les fautes sur les défections et les trahisons ; aussi l’armée républicaine, mécontente de la junte, ne balança point à méconnaître son existence légale, en faisant demander impérieusement la nomination d’un dictateur, qu’elle désignait. Le peuple, rempli d’espérance pour l’avenir, adopta cette ouverture avec ardeur, et l’assemblée des députés se vit forcée d’accueillir la nomination du colonel Riva-Aguero, comme chef de la république. La délibération des mandataires du peuple fut violentée par l’opinion publique, et cependant ceux qui prirent la parole, finirent dans de beaux discours par crier au danger imminent de la patrie, et par voter en faveur du nouvel élu comme d’un sauveur envoyé par le ciel. Je ne pus m’empêcher de sourire de pitié, lorsque j’entendis le président de la junte dissoute adresser ces mots à la chambre : On m’eût plutôt arraché sans vie de mon fauteuil que d’avoir sanctionné de mon vote la nomination du dictateur, si elle eût été illégale. Étrange contradiction, car en ce moment ces cris furibonds retentissaient sur la place : à bas la junte, vive Riva-Aguero ; et près de moi, un homme du peuple de la plus mauvaise mine ébranlait les voûtes de la salle en poussant ce même cri avec une fureur inouie et les gestes les plus menaçans ! Le petit nombre de vrais patriotes n’était point dupe de cette comédie, jouée par un homme obscur, mais riche, sans actions qui pussent le recommander, sans mérite intrinsèque, ambitieux subalterne, qui depuis trois années, suivait avec persévérance un plan de corruption, calomniant les actes des députés, semant les promesses et l’argent à propos ; en un mot, préparant avec maturité ses projets d’élévation. Telle était l’opinion de quelques personnes sensées et instruites, et l’administration ridicule et absurde de Riva-Aguero ne tarda pas à justifier le jugement qu’elles en avaient porté.

Je me trouvais à Lima le 1er mars 1823, lorsque le nouvel élu de l’armée se présenta au peuple en parcourant la ville, suivi d’un brillant état-major. Peu d’acclamations l’accueillirent à son passage : deux ou trois soldats sortis de l’hôtel du gouvernement, suivis de quelques négrillons, enfilèrent les principales rues en criant vive le dictateur, et en lançant quelques pétards. Ce furent là tous les frais de l’allégresse publique : le soir, par ordre, les maisons furent illuminées. Pendant plusieurs jours, les feuilles publiques furent remplies de prose et de vers à la louange du héros américain, suivant une expression trop répétée dans tous les articles, pour qu’elle n’ait pas été ordonnée, et je lus même un long discours rimé en l’honneur de Riva-Aguero, sorti de la plume d’un prêtre, qui finissait par ces mots fort remarquables sans doute par leur naïve intolérance : Fleurissent les catholiques, et meurent les protestans !

Dès son avènement au pouvoir, Riva-Aguero s’empressa d’envoyer un émissaire auprès du général Freyre, au Chili, réclamer son assistance, et il dépêcha dans le même but un député à Guayaquil, près de Bolivar, afin qu’il pût voler rapidement au secours des Péruviens. Bolivar alors n’était point aimé des habitans de Lima ; ils lui supposaient des vues intéressées et ambitieuses, et calomniaient ses intentions. Un négociant de Lima proféra même devant moi ces mots remarquables : « Jusqu’à ce jour, on a refusé les secours intéressés de Bolivar, mais nous sommes réduits aujourd’hui à choisir de deux maux le moindre ; et certes, notre allié de Colombie nous dévalisera de meilleure grâce que nos amis les Espagnols. » Bolivar n’a point justifié ces injustes suppositions. Cet homme, pour lequel la postérité réserve sans doute le nom de grand citoyen, ou qu’elle flétrira peut-être du titre de despote[1], quitta Lima après l’avoir pacifié avec un noble désintéressement. Lord Cochrane, dégoûté de la turbulence de ces ignorans républicains et de la versatilité de leur gouvernement, avait abandonné tout récemment le service des indépendans et s’était rendu au Brésil, où l’empereur lui avait fait offrir un grade élevé dans la marine impériale. Les Péruviens, jaloux et envieux par nature, exaspérés d’ailleurs par un état permanent de révolution, l’accusaient de toute sorte de dilapidations : il leur avait emporté, disaient-ils, trois millions de piastres, avait pillé les villes prises ; en un mot, la vindicte publique semblait le poursuivre pour outrager son nom. Quelques Anglais au service des indépendans partageaient aussi cette manière de voir, car le capitaine de vaisseau Esmonday, commandant la frégate la Proueba, interpellé par un de nos officiers en présence de notre état-major, sur les motifs présumés du départ de lord Cochrane d’un pays qui était pour lui une patrie adoptive, répondit gravement en espagnol, que je traduis mot à mot : C’est parce que le Brésil est plus métallique ! L’ancien directeur Saint-Martin, depuis quelque temps retiré des mouvemens politiques, vivait complètement ignoré, et cependant tous les journaux des premières époques de la guerre lui avaient consacré leurs colonnes louangeuses ; des cantates d’un patriotisme ardent avaient célébré les hauts faits de ce général, et des médailles frappées en son honneur rappelaient que la patrie lui devait son indépendance. L’une des médailles du temps que je possède représente le soleil, emblème du Pérou, avec ces mots : Lima libre jure son indépendance, 1821, et sur le revers, couronné de lauriers, ceux-ci : Par la protection de l’armée libératrice commandée par Saint-Martin. Que le plus puissant des orateurs avait raison de dire que, dans les révolutions, il n’y a qu’un pas du Capitole à la roche Tarpéienne !

Bien que la population du Pérou soit considérable, le zèle pour la défense commune n’a jamais été assez vif pour recruter une armée en proportion avec le nombre des habitans en âge de porter les armes. Six mille hommes sont au plus tout ce qu’on a pu rallier sous les drapeaux, et jamais cet état n’eût secoué le joug des Espagnols sans les secours envoyés par la république Argentine. Les régimens de Buénos-Ayres, aguerris et disciplinés, commandés d’ailleurs par d’habiles officiers, eurent en effet tout le mérite des succès que remporta la cause de l’indépendance, et toutes les bouches ne tarissaient point alors sur les hauts faits d’un colonel de vingt-quatre ans, nommé don Juan Lavalle, surnommé l’Annibal d’Amérique. La chute de l’empire français, et le licenciement des officiers de cette vieille armée qui traversa tant de fois, les armes à la main, l’Europe dans tous les sens, amena l’émigration d’un certain nombre de braves, dont l’expérience ne contribua pas peu à faire pencher la fortune du côté des républicains. Dans le nombre de ceux dont les noms se trouvent consignés dans mon journal, je citerai le colonel de Brançay, les chefs d’escadron Rollet et Bruix, et M. Bouchard, ancien lieutenant de vaisseau, qui, par une croisière hardie dans les Philippines, fit un tort considérable aux navires espagnols.

Au moment où j’allais quitter Lima, la population entière de cette grande cité sortait de son apathie habituelle, tant elle était travaillée par les mesures énergiques que prenait le nouveau dictateur. De toutes parts apparaissaient des soldats en armes, ou des recrues en exercice ou en marche. Les chevaux des particuliers étaient mis en réquisition pour le service de la cavalerie ; des dons dits volontaires, mais impérieusement demandés, avaient permis d’habiller la troupe. Des jeunes gens encore dans l’adolescence composaient l’infanterie, dont les compagnies n’offraient ni nerf ni aplomb militaires, et dont toute la force résidait dans les noirs, hommes robustes, cruels, mais belliqueux ; les officiers étalaient le luxe le plus grand dans leurs uniformes, tandis que l’accoutrement des soldats était singulier par quelques détails. C’est ainsi que les bonnets de grenadiers étaient faits avec des peaux de mouton, que surmontaient comme panaches de grosses mèches de coton ; les casques étaient en peaux à demi tannées et peintes en noir, avec des cimiers de laine rouge ; les fourreaux des sabres de la cavalerie se composaient de lanières de veau, dont le poil était en dehors, etc.

Les évènemens subséquens sont assez connus en Europe ; je n’en dirai rien. Les dernières lignes sur Lima et ses environs seront consacrées à quelques observations sur l’histoire naturelle.

Sous le rapport topographique, on se rappelle qu’une vaste plaine nue, unie, et peu élevée au-dessus du niveau de la mer, s’étend entre Callao et Lima. Le littoral, à une distance assez grande, est formé en entier par des tas de galets considérables qui ont dû y être portés par les submersions fréquentes que produisent les tremblemens de terre, dont les habitans conservent de cruels souvenirs. Ces galets sont parfaitement arrondis, et assez communément de nature granitique ou quartzeuse ; ils doivent sans doute leur naissance aux lests des navires mouillés sur la rade, ou peut-être aux éboulemens des petits caps de Callao au sud, ou de Bocanegra au nord.

De nombreux ruisseaux et des flaques d’eau sillonnent les alentours de Callao : une herbe épaisse y forme des tapis verdoyans ; mais toutefois de larges surfaces sont recouvertes d’efflorescences salines, et s’étendent jusqu’à plus d’un mille dans l’intérieur. Les eaux de la mer, en couvrant fréquemment le sol l’ont imprégné de l’hydrochlorate de soude qu’elles contiennent. Quelques parties de cette plaine sont livrées à la culture et les propriétés sont encloses de murs en terre très-solides, nommés tapias. La nature de cette terre est une marne productive. Les montagnes de Lima sont complétement dénudées, si on en excepte quelques chétives plantes charnues, telles qu’un solanum et un cactus, les seules qui subsistassent à l’époque de notre séjour. Leur base est formée par des roches granitiques, leur sommet est schisteux, et le schiste est très-souvent chargé de particules ferrugineuses. Ces montagnes présentent quelques traces d’un sol arénacé, dû entièrement à l’effritement du granite. Au-delà de cette petite chaîne qui entoure Lima, commencent les sierra du Pérou intérieur.

L’île Saint-Laurent, placée à l’entrée de la baie, est complètement nue, et est formée en entier par une roche de phtanite gris : son aspect est celui d’un îlot d’un rouge foncé ; chaque fragment de roche, à sa surface, se sépare par feuillets minces, et souvent, comme les pyrites, ces fragmens tombent en déliquescence. Cette île présente à son extrémité méridionale des crevasses, et des aiguilles affectant diverses formes. Les rochers qui s’élèvent au-dessus de la mer, sur toutes les côtes du Pérou, sont recouverts d’une couche très-épaisse de matière blanche, nommée guana, attribuée à la fiente des oiseaux maritimes qui, depuis des siècles, s’y reproduisent en paix ; c’est l’engrais le plus usité dans tout le pays.

Plus célèbre par ses mines que par ses productions agriculturielles, le Pérou est loin de rivaliser sous ce rapport avec le Chili, riche en métaux précieux, mais riche surtout en substances nourricières, bien que son sol soit très mal cultivé. La majeure partie des approvisionnemens de la province de Lima est fournie par les ports de Valparaiso, de Coquimbo et de la Conception ; et la plupart des cargaisons expédiées sur les navires français consistent en farines et en vin : tout ce qui nécessaire à la vie y acquiert par conséquent une valeur hors de toute proportion.

La température de Lima était très-chaude en février et mars, époque de notre relâche. Les vents régnans soufflaient du sud, variaient au sud-sud-est, au sud-est, et ne restaient que peu d’instans au nord. Pendant le jour, les calmes étaient fréquens, et ce n’était même que vers onze heures du matin qu’une légère brise venait agiter l’atmosphère. Une brume constante et épaisse apparaissait vers cinq ou six heures de la matinée, et ne se dissipait que vers neuf ou dix heures. Le soleil alors prenait une grande force. Vers quatre heures du soir, la brume tombait de nouveau sous forme de pluie très-fine et persistait ainsi jusqu’aux approche de la nuit. Ces brouillards périodiques et diurnes sont nommés garua : seuls ils entretiennent la vie végétative sous un ciel où il ne pleut jamais. Les nuits sont remarquables par leur douceur et leur sérénité. Dans le jour, vers deux heures, la chaleur était très-forte, et le thermomètre centigrade, au soleil, s’élevait jusqu’à 45 degrés : son maximum d’élévation, à l’ombre, paraissait fixé entre 24 et 25 degrés, et la température de l’eau dans la rade était, terme moyen, de 21 degrés. L’hygromètre indiqua toujours une saturation complète. Les grandes perturbations de la nature qui agitent le Pérou sont les tremblemens de terre, qui se répètent presque chaque année, et qui souvent renversent de fond en comble des cités entières, et font franchir à la mer les obstacles qui en resserraient les limites naturelles. Callao, en 1747, fut ainsi abîmé, et depuis cette époque ces phénomènes se sont souvent reproduits. Suivant dom Hippolyte Unanue, les volcans, qui sont la source de ces commotions souterraines, appartiennent au second groupe des monts ignivomes du Pérou, à la chaîne volcanique de Hyaynaputina ou Quinistacas, dans la Cordillière des Andes proprement dite.

Les principales productions des environs de Lima sont les patates douces, les papas ou pommes de terre, les pastèques, les melons, les arachis, les pepinos. Aux arbres à fruits importés d’Europe se joignent ceux des tropiques, et près des pruniers, des jujubiers, des pêchers, des figuiers, des pommiers, des oliviers, de la vigne, viennent se placer les orangers, les citrons doux, les goyaves, les avocatiers, les passiflores édules, les ananas. Le dattier est naturalisé à Bella-Vista. Les bananiers, les cannes à sucre, les cocotiers, sont plantés en plusieurs endroits. Mais parmi les productions estimées dans le pays sont : la pulpe du mimosa inga, nommé pois doux ; la pulpe aigrelette du tamarinier et le fruit très-gros et d’un rouge vif, nommé tuna, que porte une raquette ou figuier de Barbarie. La coca, qui fournit une substance très-employée comme un masticatoire agréable, est cultivée soigneusement ainsi que le maïs, le blé et la salsepareille.

L’aspect de la végétation de la côte est triste, et ne permet point d’espérer des récoltes intéressantes ; et ce n’est sans doute qu’après avoir dépassé la ville de Lima que se montre, plus riche et plus variée, la flore péruvienne. Aucun arbre, aucun arbrisseau vigoureux n’ombragent les alentours de Callao, et les endroits humides de la plaine, en effet, présentent seulement çà et là des haies formées par un petit arbuste de la famille des synanthérées, à feuillage blanchâtre, et qui croît le pied dans l’eau. Les fossés ou les mares sont revêtus de sagittaires, de samoles, de calcéolaires, et notamment d’une petite utriculaire à peine haute d’un pouce, et surtout de pistia stratiotes. Les lieux un peu secs nous ont offert plusieurs plantes qui s’y sont probablement naturalisées telles que la luzerne cultivée, la verveine officinale, le datura stramonium. Non loin de Belle-Vue commencent des espèces de petits taillis composés de broussailles : là croissent quelques végétaux plus intéressans, deux espèces de sensitives, des héliotropes, un cestrum, des solanum, et surtout une graminée, nommée carapallos dans le pays, dont les feuilles distiques, âpres et consistantes, sont disposées d’une manière flabelliforme. Les bords de plusieurs champs sont ornés d’ipomées à grandes cloches bleues, de capucines, que les créoles nomment mortues, de ricins palma-christi. Les bords des eaux, frais et herbeux, sont garnis de balisiers, de passiflores à très-petites fleurs vertes, de fougères, d’une nicotiane. Le floribundio, ou datura à grandes cloches, et le plumier à fleurs rouges, sont les arbustes d’ornement que les Péruviens paraissent affectionner le plus. Les côtes méridionales sont garnies de prairies flottantes de macrocystes pyrifères ; celles de Callao ne nous ont présenté que le marocyste pomifère, remarquable par ses frondes entières, non dentées, et par ses formes grêles. Tel est l’aspect d’un pays visité chaque année par un grand nombre d’Européens, et où, malgré un court séjour et des excursions bornées, nous nous sommes cependant procuré plusieurs espèces nouvelles d’oiseaux.

Parmi les rapaces, je mentionnerai ici en première ligne deux cathartes, que les lois du pays défendent et protégent contre toute agression, et dont les habitudes sont devenues tellement familières, qu’on les voit n’éprouver nulle crainte, et vivre comme des oiseaux de basse-cour au milieu des rues et sur les toits de chaque maison. Leur utilité est d’autant mieux appréciée sous une température constamment élevée, et sous un ciel où vit la race espagnole, que ces oiseaux semblent seuls chargés de l’exercice de la police relativement aux préceptes de l’hygiène publique en purgeant les alentours des habitations des charognes et des immondices de toute espèce, que l’incurie des habitans sème au milieu d’eux avec une indifférence apathique. On m’a dit qu’une amende assez forte était imposée à quiconque tuait un de ces oiseaux, et le public, en entier, témoigna un assez vif mécontentement une fois que, cherchant à procurer à nos collections un de ces vautours, je tirai sur un groupe de plusieurs individus. L’aura ou catharte à tête rougeâtre, qui existe en abondance dans toute l’Amérique méridionale, est beaucoup moins commun à Lima que l’urubu ou catharte à tête noire. Cet oiseau laisse exhaler une odeur repoussante et nauséabonde, qui, même à une certaine distance, est encore très-forte, et qui atteste jusqu’à quel point ses goûts sont dépravés.

La chevêche grise, qui se creuse des terriers, et qui a pour habitude de se percher sur les mottes de terre, est très-commune dans les champs.

Les passereaux sont assez nombreux en espèces, et la plupart ont une livrée agréablement nuancée. Ainsi, nous observâmes plusieurs moucherolles et gobe-mouches, et, entre autres, le rubin et le tangara oriflamme ; un chardonneret noir et jaune, très-voisin du fringilla xanthorea de M. Charles Bonaparte ; le moineau olivarez, un loxie à plumage rouge, un troglodyte, etc. Proche Lima, dans des clairières, vit le petit bouvreuil, que nous avons nommé Télasco ; et dans les grands arbres du passéao, est assez commun l’ani inédit, que j’ai décrit sous le nom d’ani de Las Casas. Un fournier brun, flammé de fauve, habite l’île dénudée de Saint-Laurent. Mais une des découvertes les plus intéressantes de notre très-court séjour sur les côtes de Lima, alors agitée par les discordes civiles, est celle de plusieurs espèces d’oiseaux-mouches ; elle nous fait regretter vivement d’avoir été dans l’impossibilité de consacrer un temps plus long à des recherches toutes pacifiques, et qui auraient indubitablement augmenté le catalogue des êtres connus. Trois espèces d’oiseaux-mouches, proprement dits, voltigeaient alors, pendant les heures les plus chaudes du jour, sur les petits buissons d’un arbrisseau syngénèse. L’espèce la plus rare est celle que j’ai nommée Cora, nom qui rappelle à l’esprit une touchante prêtresse du soleil : le corps et la tête sont d’un vert-doré brillant ; la gorge a l’éclat de l’acier bruni avec des teintes de cuivre de rosette, et deux longues rectrices blanches, terminées de noir, dépassent de beaucoup la queue. La deuxième est l’oiseau-mouche Amazili, moins orné sans doute, puisque la moitié supérieure du corps est d’un vert-doré uniforme, et que la partie inférieure est d’un marron sans éclat métallique. La troisième espèce, très-petite, est d’un grisâtre sale.

Deux hirondelles, l’une à tête et à ventre d’un rouge ocracé et à plumage bleu-noir, l’autre à ventre blanc, sont les seuls fissirostres que nous ayons vus. Le martin-pêcheur, dont Commerson a laissé un dessin dans ses manuscrits, sous le nom de camaronero, a les mœurs de celui d’Europe, et fréquente les rives du Rimac et les eaux vives des canaux qui y affluent ; ses couleurs en dessus sont d’un vert métallique, et le dessous du corps est blanc ; le bec et les pieds sont noir. L’étourneau blanche-raie des terres Magellaniques, que nous savons exister aux îles Malouines et au Chili, se retrouve au Pérou : ses couleurs y sont encore beaucoup moins vives que dans les deux localités précédentes.

Plusieurs colombes peuplent les environs de Lima. Une surtout, à peine de la taille d’un moineau, à plumage d’un fauve-clair, présentant des taches d’un rouge-noir et comme sanguinolentes sur les ailes, aime à courir sur la poussière, dont elle a la couleur, et qui la dérobe à la vue ; Commerson l’a dessinée sous le nom de torlolita : c’est la Colombi-galline cocotzin.

Les échassiers ont quelques espèces analogues à celles d’Europe : telles sont les chevalier, pélidne, et corlieu, etc. Ce dernier a la teinte de son plumage beaucoup moins foncée que le corlieu de France. Les chevaliers sont ceux aux pieds jaunes et aux pieds courts. Mais un oiseau de rivage plus spécialement propre à ces côtes est la maubêche australe.

Les palmipèdes, comme on doit le penser, sont les oiseaux qui s’offrent le plus communément aux regards du navigateur. Ce sont ceux au milieu desquels il vit, sans néanmoins pouvoir les étudier à son aise, car la rapidité de leur vol, et leurs habitudes au milieu des mers leur accordent une protection puissante et efficace. Les côtes de Lima nous ont toutefois donné quelques espèces nouvelles, et dans une course sur l’île de Saint-Laurent, nous y avons tué la belle sterne, que nous avons décrite sous le nom de sterne des Incas. L’îlot de Saint-Laurent et ses falaises abruptes et désertes sont le séjour habituel de légions d’oiseaux de mer, parmi lesquelles sans contredit, il nous reste beaucoup d’espèces à connaître. Il me suffira de citer quelques palmipèdes communs, tels que la mouette à tête cendrée, les sternes tschegrava et katelkaka, le fou blanc, les cormorans, le pélican brun, et le manchot à lunettes, qui fréquente la rade ; et n’est-il pas remarquable de voir ainsi un oiseau des latitudes les plus élevées et les plus froides du sud s’avancer sous les latitudes les plus chaudes de l’équateur ?

Lesson


  1. Ce passage a été écrit en 1823. La mort récente de Bolivar assure l’immortalité sans tache de ce grand homme.