Voyage au Kharezm
Revue des Deux Mondes3e période, tome 112 (p. 876-903).
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VOYAGE AU KHAREZM

I.
PETRO-ALEXANDROF, KHIVA, LA STEPPE.

Le voyageur qui veut pénétrer en Asie centrale n’éprouve plus aujourd’hui les mêmes difficultés qu’autrefois. Inutile de se déguiser en derviche, même il n’y a plus à craindre les bandes de brigands écumeurs des steppes. La Russie a tout pacifié, apportant à ces peuples qu’elle conquérait, la tranquillité et l’ordre public qu’ils n’avaient jamais connus auparavant.

Que le but du voyage soit Khiva, Samarcande, Tachkend ou Kachgar, la route la plus courte est d’atteindre, à l’est de la Caspienne, le chemin de fer transcaspien. Parvenez-y par Moscou et Astrakhan en descendant le Volga, ou par Constantinople et le chemin de fer transcaucasien en visitant Tiflis et Bakou, vous vous dirigerez vers cette côte orientale de la Caspienne, côte basse, sablonneuse, semblant émerger avec peine des eaux, vers Ouzoun-Ada, où aboutit le chemin de fer transcaspien. Vous couperez les steppes des Tekkés en wagon, sans avoir à subir les lenteurs et les fatigues des longues chevauchées. Askhabad, la nouvelle capitale de la province russe, Merv, l’ancienne reine du monde, sont des stations du nouveau chemin de fer. Mais inutile d’essayer après tant d’autres de décrire ces pays. Par une belle après-midi, le train me déposa à Tchardjoui, aux bords de l’Amou-Daria. C’était en mai. Rien ne vaut un beau ciel d’Asie, plein de lumière, et une bonne chaleur bien sèche, pour disposer le voyageur aux longues chevauchées à travers la steppe, aux dures fatigues des longues routes que l’on supporte joyeusement.

Le fleuve est là, tout près, un grand fleuve à l’eau jaune, coulant entre des rives basses.

L’Amou-Daria, ou plutôt l’Amou (car Daria veut dire fleuve), s’étend large comme un bras de mer, roulant ses eaux avec un bruit sourd entre des rives argileuses qu’il ronge sans cesse, et son eau s’épand dans ce large lit entre des îles basses, couvertes de roseaux et de tiges frêles de réglisses. Un peu en aval du pont du chemin de fer quelques barques grossières sont amarrées.

Ces barques, remontant et descendant le fleuve, sont aujourd’hui le plus rapide moyen de locomotion et le moins fatigant pour atteindre le Kharezm. Elles ne sont ni jolies, ni confortables, ces barques en bois à demi équarries, où l’abri contre le soleil consistera en un feutre tendu sur des piquets. Mais quatre cents verstes à parcourir, ce n’est point long, et s’il faut en croire les vieux auteurs, le Kharezm est un pays riche et fertile.

On nomme Kharezm les pays situés dans le bassin inférieur de l’Amou comprenant les oasis khiviennes, le delta de l’Amou et les steppes environnantes, sans qu’il soit possible de déterminer par une limite quelconque les frontières de ce pays. C’est sur un de ces bateaux primitifs que je m’embarque avec quelques provisions. « Vous pourrez acheter des poulets et des moutons dans les villages, » me dit-on, et je m’installe tant bien que mal. Avec de la patience on arrive toujours. Eh bien soit, on pourra contempler à loisir les paysages du fleuve. Sans doute, j’étais prévenu qu’il fallait de la patience, mais je ne me doutais point qu’il en fallût autant. Car, souvent, les bateliers, se reposant de leurs peines futures, laissent flotter la barque comme un bouchon, sans faire usage des rames ; ils tâchent de suivre le courant dans ses courbes changeantes. Et lentement, lentement, on descend le fleuve. Parfois de grands remous, comme si d’immenses poissons s’agitaient sous l’eau, rejettent brusquement l’esquif de côté. Alors les hommes font force de rames, et celui qui tient à l’arrière la grande rame servant de gouvernail, criant et geignant plus fort que les autres, ils remettent la barque dans la direction primitive. Mais tout à coup on stoppe, la barque a touché un banc de sable. On quitte les rames, et les hommes, saisissant piques et gaffes, s’efforcent de remettre la machine à flot. Peine inutile, efforts superflus, l’esquif tient bon. Alors les bateliers, ne gardant que leur khalat (vêtement indigène), se mettent à l’eau, et s’arc-boutant du dos ou de l’épaule sur la barque, la poussent dans le courant. Au bout d’un temps plus ou moins long, on parvient à continuer la marche jusqu’à ce qu’un nouvel accident vous arrête de nouveau.

Voici à peu près comment se passent les journées. A deux heures du matin, les hommes se réveillent ; les vieux, se tournant vers l’occident, font leurs inclinations et prient Allah. Le jour perce à peine, on démarre.

Sur la côte, les arbres, buissons, pans de murs se dessinent en masses sombres, et la rive vous apparaît comme une ligne brunâtre. Le jour croît, et lentement tout se dessine avec plus de netteté, tout s’éclaire. Une brume s’élève du fleuve, une brume au gris fin ; mais, légère et vaporeuse, elle n’obscurcit point l’horizon et n’empâte point les lignes ; elle entoure mollement les masses éloignées. Une faible brise l’enlèvera de terre ; un rayon de soleil la dissipera. Et le paysage apparaît sous l’éclatante lumière. La barque flotte, côtoyant tantôt une rive, tantôt l’autre, tantôt les îles basses, sorte de bancs de limon garnis de roseaux, de réglisses[1] et de quelques rares tamaris. Grands paysages du fleuve, grands paysages lumineux aux teintes éclatantes et dures sous la lumière du midi, douces et molles vers la chute du jour, aucun autre fleuve d’Asie n’a plus de charme, de couleur, de majesté. Ici des rives basses, plates, couvertes de verdure ou montrant l’or des sables. Là des collines peu élevées, à la base effritée par les eaux ; de ce grand fleuve, la vue embrasse un immense panorama, l’œil perçoit une grande quantité de lumière épandue sur un immense espace, et, comme fond de tableau, quelques collines aux teintes jaunâtres, aux lignes indécises dans l’éloignement, semblent se fondre dans les tons gris de la base du ciel.

Mais voici là-bas des troupeaux de chèvres et de moutons qui s’abreuvent à la rive ; on s’arrête, on tue un mouton, on boit du lait. Et les hommes, après le repas, se mettent à causer avec les bergers. On ne peut les faire partir.

La manière de traire les chèvres est assez singulière. Entre deux pieds de tamaris, distans l’un de l’autre de trois à cinq mètres, ils tendent une corde à la hauteur du cou des chèvres. Puis ils prennent une autre corde fixée d’un côté à la première, et qu’ils roulent autour du cou de deux à trois chèvres de droite et de gauche de cette corde. Ils traient les animaux en attirant les mamelles entre les jambes de derrière. Ces indigènes sont des bergers turkmènes assez pauvres, ayant un troupeau de deux cents têtes de moutons et chèvres, trois chevaux, deux tentes, un âne, et cultivant quelques terres dans une des plages basses bordant le fleuve. Il y a toute une famille, le père, la mère et quelques enfans menant la vie nomade.

— Viens dans ma tente, me dit le Turkmène.

J’y entre et m’assieds à la turque sur des tapis. C’est une tente ronde, une kibitka, la partie cylindrique faite avec un treillis de tige de bois. Le dessus, formant chapeau, se compose de grandes perches en bois montées sur un petit cercle central. Des feutres, faits grossièrement de laine brute, empêchent le soleil de trop darder ses rayons. D’étroites bandes de toile, entourant le tout, donnent un peu de solidité à ce léger échafaudage. La fumée s’échappe par le haut de la demeure. À terre des sacs, des tapis, quelques ustensiles de ménage, plats et écuelles en bois.

Toutes les tentes d’Asie se ressemblent, celles des steppes du nord comme celles des monts du Tian-Chan.

C’est toujours la même forme, le même genre de construction. Les tapis et feutres sont faits par les femmes, qui travaillent pendant que l’homme se promène ou se repose dans la tente. On apporte le riz cuit dans la graisse de mouton, c’est le palaô, plat national. Les Asiatiques n’ont pas besoin de cuillère. Assis près de la porte de la tente, formant cercle, ils mangent avec leur main droite, faisant artistement avec leurs doigts une boulette de riz qu’ils absorbent avec calme. Car les Asiatiques sont graves dans toutes les circonstances de la vie.

Leurs moutons sont de la race à grosse queue, que l’on nomme souvent dans le bassin méditerranéen race de Syrie. Ils le considèrent comme le mouton indigène et le préfèrent à toute autre race, même à la race dite arabe, que l’on rencontre parfois dans le bassin du Zérafchane.

Nous repartons et nous naviguons, ou plutôt nous flottons jusqu’au soir. Pendant la halte de l’après-midi, d’autres barques nous ont rejoints, et nous marchons de compagnie. Le jour tombe. Bientôt le soleil disparaît, l’heure du crépuscule commence. Tout le pays au Levant s’enlise lentement dans une ombre bleue. L’eau réfléchit le ciel, et c’est à peine si, au milieu de ce bleu flou, la terre, les collines sableuses, les rives apparaissent dans ce rayonnement de tons bleus. Aucune ligne ne se dessine nette, pure ; tout flotte dans une demi-teinte. Seule la barque qui nous suit, accrochant à ses flancs les derniers rayons du couchant, se dessine sur ce bleu avec ses tons gris de vieux bois lavé, avec sa poupe grossière dominant le fleuve immense, et elle apparaît lumineuse comme si la lumière en émanait, majestueuse comme une divinité du grand fleuve.

On s’arrête sur une rive basse garnie d’arbustes, de peupliers, de trembles, de tamaris, de buissons épineux. Sur la terre, pas une herbe ; de nombreux pas de bestiaux, et pendant que les hommes ramassent du bois dans la barque pour le vendre dans les villages d’aval et font la soupe, je pars au hasard avec le fusil. Le soleil disparaît dans une grande teinte rouge, les feuilles, à l’extrémité des branches, se dessinent noires sur le ciel rouge… Je marche au hasard en m’éloignant du fleuve. Tantôt ce sont des fourrés, des broussailles, tantôt des massifs de grands roseaux aux feuilles longues, étroites, retombant en courbes molles, et les hampes des fleurs passées se dressent au milieu, jaunes, sèches, toutes droites, immobiles dans l’air calme.

Plus loin, des champs en friche, quelques traces de fossés montrant le sol nu, sec, avec çà et là quelques tamaris, quelques touffes de roseaux, et l’on marche lentement, enveloppé d’une lumière pure, dans l’air calme. À cette première heure du crépuscule, aucune ombre ne ternit le sol. Vous allez sans que votre passage intercepte la lumière, dérange l’harmonie des tons, le calme des lignes, et l’incarnat du ciel se change en or pâle, et lentement, lentement, par des gradations infinies, la lumière diminue, les couleurs se modifient.

Et les journées passent lentes et monotones, le courant nous entraîne au nord. Aussi, pendant que la barque s’avance vers Pétro-Alexandrof, décrivons la route de terre parcourue au retour. Triste route, aux longues étapes à travers la steppe, mais fort intéressante cependant, puisqu’elle permet de se rendre mieux compte du fleuve et du pays.

En quittant Tchardjoui, la route pique droit au Nord, dans une direction parallèle à celle du fleuve, à travers un pays cultivé. C’est l’oasis de Tchardjoui. Champs de coton, de luzerne, cultures de blé, de riz se succèdent sans interruption. Çà et là, la route coupe des villages, ou plutôt des hameaux suivant les poteaux du télégraphe allant à Pétro-Alexandrof.

Dinaô, bourg assez important à soixante-cinq verstes de Tchardjoui, résidence d’un administrateur bokhariote. Le bazar est moins important que celui de Tchardjoui. Le pays est moins cultivé. De grands espaces incultes apparaissent, le sel affleure en quelques endroits, des collines de sable enserrent l’oasis à l’ouest. On est en plein pays turkmène et, l’été, beaucoup vivent dans la steppe avec leurs troupeaux.

Cette oasis de Tchardjoui reçoit l’eau du fleuve au moyen de canaux formant dans les champs un véritable réseau d’irrigation. Mais les collines de la steppe empêchent, par leur hauteur, l’eau et par suite la culture de s’étendre au loin.

A Kabakli, la zone de culture a deux verstes de large et elle se termine brusquement au pied des collines, surplombant le lit du fleuve. C’est dans un de ces endroits où le lit est resserré entre deux collines que les indigènes montrent trois petits monticules nommés utch-ouzak et racontent la légende suivante :

« Ces trois monticules étaient les pieds de la marmite d’un géant nommé Alanguisar en uzbeg, Alep en khirghiz : il mangeait à de longs intervalles, mais absorbait alors d’énormes quantités de viandes et de poissons. Quand il avait faim, il plongeait la main dans le fleuve et en retirait des poissons, il faisait deux enjambées et prenait à Bokhara légumes et fruits, il enlevait de la steppe moutons ou chèvres. Il vécut dans ce lieu un long espace de temps, puis se retira en Afghanistan, auprès des Indes, où il mourut sur les rives du Sourkham-Daria. Des os de ses pieds on fit un pont sur lequel passent encore chevaux et arbas (charrettes indigènes). »

La route coupe la steppe dénudée côtoyant le fleuve qu’elle domine.

L’Amou vous apparaît coulant lentement ses eaux entre des collines de sable et d’argile, au milieu desquelles il a creusé son lit. En érodant les collines, il a formé çà et là des plages humides que la végétation arbustive a envahies. Ajoutez-y des surfaces basses où l’on peut creuser des fossés amenant l’eau du fleuve, tels sont les endroits irrigables, les seuls lambeaux d’oasis que l’on rencontre sur la route jusqu’à Pitniak, sur la rive occidentale du fleuve. Quant à la rive orientale, elle est encore plus aride, et les oasis sont plus rares.

Pitniak, village situé dans l’oasis de ce nom[2], aurait eu, dans l’histoire de l’Asie, une place importante si les Russes étaient venus à Khiva de Merv au lieu de venir d’Orenbourg. C’est à Pitniak que s’écartent les collines, entre lesquelles l’Amou s’est jusqu’alors creusé un lit étroit, et que commencent les grands canaux d’irrigation, hariks (pour employer le mot indigène). Les hariks de la rive droite sont peu importans.

On trouve, en face de Pitniak, les traces d’un ancien lit du fleuve allant au nord-est sur les monts Cheikh-Khodjéili. Mais aujourd’hui les sables ont tout envahi, et la rive droite, que la route suit maintenant, ne présente qu’une étroite bande de culture. Nous sommes ici en territoire uzbeg. En continuant notre route le pays devient de plus en plus cultivé. Nous approchons du bourg de Choura-Khan.

C’est avant d’arriver à Choura-Khan que je fus témoin d’un travail fort intéressant.

Les habitans de ce bourg trouvaient que leurs champs manquaient d’eau. Ils décidèrent d’un commun accord de reporter la tête de leur fossé en amont sur le fleuve afin de recevoir une plus grande quantité d’eau. Et ils se sont tous mis à faire ce travail ; creusant un fossé de 2m,50 de plafond sur 3m,50 de profondeur.

On atteint le gros bourg de Choura-Khan, qui a un bazar important, puis, traversant tantôt les champs, tantôt les collines sablonneuses, on atteint Pétro-Alexandrof.


I. — PÉTRO-ALEXANDROF.

Capitale militaire et administrative de la division de l’Amou-Daria, elle observe en outre le territoire du khanat de Khiva et dépend du gouvernement général du Turkestan. Fondée après l’expédition militaire de 1873, elle fut reliée à l’empire par une route de mille verstes sur Kazalinsk, poste relié lui-même à Orenbourg. Aujourd’hui la création du chemin de fer transcaspien a rapproché cette ville ou plutôt ce poste militaire de la Russie et du monde civilisé. Quoique fondée depuis près de vingt ans, elle n’a point cependant pris un grand développement et n’en aura sans doute jamais. C’est une ville de fonctionnaires et de soldats, n’ayant aucun commerce, aucune industrie spéciale.

Elle se compose de grandes rues bordées d’arbres et de doubles rangées de fossés d’irrigation. Aussi les maisons disparaissent-elles au milieu de la verdure des arbres et des jardins. L’église forme le centre de la ville. Elle s’élève sur une grande place nue où des bataillons pourraient au besoin manœuvrer à l’aise. La population sédentaire, en dehors des fonctionnaires et des officiers, comprend quelques Cosaques de l’Oural exilés dans ce pays et des soldats libérés du service militaire et s’étant fixés en Asie pour jouir des avantages pécuniaires que le gouvernement leur accordait. Leurs femmes, qui sont venues avec eux en ce pays, travaillent comme ouvrières. Ces familles ont, comme en Russie, de nombreux enfans, et c’est une chose curieuse, une anomalie de tons, une dissonance de couleurs, que de voir, au milieu d’enfans indigènes au teint bronzé, des gamins russes aux cheveux blonds s’amusant ensemble dans la rue poussiéreuse.

La ville de Pétro-Alexandrof est située à deux verstes du fleuve et ses dernières maisons vers l’est sont installées sur le sable. Elle jouit, au point de vue sanitaire, d’une assez triste réputation. Brûlée l’été par le soleil, gelée l’hiver par le froid, elle est en outre assise, sur un sol bas et humide, au niveau du fleuve. Toute cette rive orientale de l’Amou est d’ailleurs peu saine. Elle jouit, l’été, d’une chaleur sèche, de la température de la steppe qui l’environne. Il y a des jours étouffans, où la chaleur est lourde et accablante, où le ciel garde toute la journée une blancheur indécise d’aube, et le vent est chaud et violent. Ce jour-là, on sent, dès le matin, comme un malaise vous saisir, une fatigue vous abattre. L’horizon s’estompe dans une brume sableuse et les arbres apparaissent dans une teinte floue comme irréels. Le soleil, qui a gardé une couleur pâle toute la journée, disparaît dans la brume de sable vers quatre heures sans que la chaleur diminue ni que l’air devienne moins épais. Vous marchez comme dans un brouillard chaud et lourd ; tout, autour de vous, prend une couleur triste, sombre, tout se dessine vaguement comme dans un rêve.

C’est que le sable est proche, ce sable mouvant du Kizil-Koum, sable sans eau et sans végétation, et les vents le poussent vers cette étroite zone de culture où est assis Pétro-Alexandrof.

Je vais saluer le général Rasgonof, gouverneur militaire de la province. Il me remet fort aimablement les passeports nécessaires pour mon voyage.

Visite à l’hôpital, dont l’aimable docteur Avdakouchine me fait les honneurs. Il y a un hôpital militaire et un hôpital civil où les indigènes viennent se faire soigner. Visite de la station séricicole que dirige ce même docteur. L’administration russe crée avec des moyens relativement restreints une grande œuvre. Elle a voulu régénérer la sériciculture en Asie centrale, industrie qui dépérissait chaque année de plus en plus par suite des maladies qui, de même qu’en Europe, attaquaient le ver à soie. Il fallait produire de la graine cellulaire, système Pasteur, empêcher les indigènes de détruire leurs mûriers ou de les négliger. La station séricicole fut commencée en 1888 et installée pour l’élevage de vers provenant de 11 zolotniks (46,992 grammes) de graines. Les graines cellulaires furent expédiées de Tachkend, de la chancellerie du général-gouverneur du Turkestan, et le produit annuel en graines vérifiées est distribué gratuitement aux indigènes, tant aux Khiviens qu’à ceux du territoire russe.


II. — DE PÉTRO-ALEXANDROF A KHIVA.

Le moyen le plus rapide pour atteindre Khiva de Pétro-Alexandrof est de traverser le fleuve et de prendre sur la rive khivienne, à Khanki, des chevaux jusqu’à cette capitale. Mais telle ne fut point la route que je choisis. Je voulais voir de près un harik[3], le suivre depuis son commencement sur le fleuve jusqu’à sa fin, au milieu des terres, et bien m’en prit, car le spectacle en vaut la peine. Je louai donc à Pétro-Alexandrof une barque pour atteindre Khiva.

Partie de Pétro-Alexandrof vers les quatre heures du matin, la barque remonte le fleuve pour atteindre l’embouchure de l’harik. La côte est comme toujours basse, humide, garnie de roseaux et de broussailles, et quelques tentes disséminées apparaissent avec leur toit rond en feutre.

L’on atteint l’embouchure de l’harik, situé sur l’autre rive, après avoir coupé le fleuve. Le Palvan-Ata, que l’on suit, conduit l’eau à Khiva. Il a sur l’Amou plusieurs ouvertures, car les Khiviens, manquant souvent d’eau au printemps, époque des basses eaux du fleuve, ont fait un travail analogue à celui que nous avons vu accomplira Choura-Khan. Ils ont reporté plus haut l’ouverture de leur harik pour recevoir une plus grande quantité d’eau. Aujourd’hui, ils ont creusé une embouchure en amont, aux pieds des hauteurs de Pitniak, et ils ne pourront obtenir davantage d’eau, car tout autre travail est impossible par suite de la topographie des lieux. Chaque embouchure a une largeur de 15 à 20 mètres et a une telle profondeur que l’on ne peut guider la barque à la pique ; on est forcé de se servir de rames.

Autant les bateliers avaient eu de la peine à remonter le fleuve, autant, maintenant que nous sommes entrés dans l’harik, leur travail devient facile. La force du courant est telle qu’ils n’ont plus qu’à maintenir leur barque loin des rives, et l’on est emporté vers Khiva comme si l’on descendait une rivière au cours rapide. Il faut connaître bien ces hariks pour ne pas se tromper dans ce dédale de fossés s’éparpillant de tous côtés comme les branches d’un éventail et allant se perdre dans les terres qu’ils irriguent. Car le fossé central lui-même, le grand harik, n’est point rectiligne ; au contraire, il ne fait que se courber. Au point où les divers fossés venant du fleuve se réunissent, l’harik a une largeur de 50 mètres environ et l’eau jaune fait de nombreux remous. Plus loin, il y a de nombreuses prises d’eau, et la largeur diminue[4]. Le Palvan-Ata-harik aurait été creusé par Palvan-Ata et le tombeau de ce personnage à demi fabuleux se trouve sur une éminence non loin de Khiva. Mais les traditions précises semblent s’être perdues.

C’est un immense fossé très profond et très large qui dut demander, lors de sa création, des milliers de travailleurs, et qui est, chaque année, au printemps, entretenu avec grand soin. Voici comment on procède. Une digue empêchant l’écoulement de l’eau du fleuve, la partie mise à sec est nettoyée par les riverains. Tout homme valide doit deux jours de travail et quand on ne peut utiliser tous les travailleurs, on exige d’eux une taxe de 50 kopeks (1 fr. 75) par jour et par individu. Le curage se fait avec quelque solennité. Le khan vient lui-même inspecter les travaux. L’année 1889, le khan quitta la capitale le 15 mars et fit jeter dans l’harik comme don au fleuve neuf bœufs. Les indigènes se jetèrent aussitôt à l’eau pour retirer les animaux, qu’ils dépecèrent. En se bousculant à cette « curée, » un homme fut tué.

Ils sont jolis, ces paysages khiviens contemplés de l’harik. Ici des mosquées avec un grand auvent soutenu par des piliers sculptés, là un fouillis d’arbres s’échappant au-dessus des murs d’un jardin ; peupliers au léger feuillage, saulins argentés, kara-agatch (ulmus campestris), étalant fièrement leurs branches comme un grand parasol, villages aux murs gris, calmes et paisibles, femmes aux robes rouges, à demi cachées sous un manteau et venant puiser l’eau.

Et la barque m’entraîne avec autant de rapidité, bien que la largeur du canal diminue lentement. Les bords sont garnis de champs cultivés, parsemés çà et là de petits hameaux, misérables demeures aux murs d’un gris jaunâtre, pauvres masures où vivent de pauvres habitans, au milieu de leurs champs de coton, de froment, d’orge. Comme les champs, se trouvant au-dessus du niveau du fleuve, ne peuvent recevoir l’eau par déversement, les indigènes ont, pour monter l’eau, des manèges mus par des chevaux ou des chameaux. Ces manèges se composent d’une grande roue verticale, garnie de pots de terre et nommée tchiguir.

Les animaux, au moyen d’un engrenage de roues, mettent l’appareil en mouvement, et l’eau se déverse des pots dans une auge et de là dans les fossés des champs. Une roue dans de bonnes conditions peut donner 2,000 védros (24,600 litres) et arroser par jour de 1 1/2 à 2 hectares de terre.

A la nuit, la barque s’arrête non loin des murs de Khiva. Le divan-bégui, premier ministre du khan, me donne l’hospitalité.

III. — KHIVA.

Vue du sommet des hautes portes des médressés[5], Khi va apparaît toute grise, avec ses murs bas en pisé, entourée d’une bande verte de jardins. La steppe l’enserre à l’ouest, tandis que, vers l’est, les jardins se continuent jusqu’à l’horizon. C’est une ville aux toits plats, aux maisons basses, d’un aspect triste, d’un gris sale. Quelques dômes aux tons éclatans de céramiques, deux tours rondes d’une vingtaine de mètres de hauteur, quelques portes de médressés garnies, elles aussi, de céramique, interrompent seuls la succession de ces toits gris, de ces terrasses basses et rappellent au voyageur qu’il est toujours en Orient.

La ville a deux enceintes concentriques : l’enceinte intérieure contenant le palais d’hiver du khan, le caravansérail et quelques médressés, l’extérieure où les maisons plus à l’aise s’épandent librement au milieu des jardins. La muraille intérieure est aujourd’hui presque détruite. L’extérieure n’est plus entretenue et l’on peut pénétrer dans la ville par les brèches des murs.

On compte, à Khiva, 4,000 demeures (15,000 âmes seulement environ). Dans l’intérieur de l’enceinte, le khan a des jardins et des palais, c’est là qu’il passe la plus grande partie de l’année. La population tend plutôt à décroître, car le commerce n’y est point actif et les routes de caravane ne la traversent point. Le séjour du khan et le titre de capitale y retiennent seulement une certaine population.

Le nom arabe de Khiva est Khivak. Jadis, avant de devenir la capitale du Kharezm, elle était une des cinq places fortes du pays. On dit que la date de la fondation de cette ville est fixée par la valeur des lettres qui composent son nom ; ce qui fait 621 de l’hégire ou 1224 de l’ère chrétienne. Khiva est une ville que les rapines et les brigandages de ses habitans rendirent la terreur des pays voisins ; elle avait alors une population plus dense. Mais ce passé plein de souvenirs de sang et de carnage n’a pas laissé ici de grandes ruines que l’on puisse admirer, ni grand monument qui vaille la peine d’être visité.

Descendons dans la rue et visitons la ville, et d’abord le bazar, centre de toute ville asiatique. Le grand bazar de Khiva se compose de quelques rues voûtées voulant imiter dans leur disposition quelques coins du bazar de Bokhara. Tandis que Bokhara compte un grand nombre de caravansérails où descendent les gens de chaque nationalité, la ville de Khiva ne possède qu’un grand caravansérail, situé au centre même du bazar et construit sous le règne d’Ali-Kouli-Khan, et des petits caravansérails peu importans. C’est un grand bazar pour une ville de 15,000 âmes, mais, ni comme animation des rues, ni comme importance commerciale, on ne saurait le mettre en parallèle avec les bazars de Bokhara, Tachkend, Samarcande ou Kokan, qui lui sont de beaucoup supérieurs. Il y a, à Khiva, deux jours de marché par semaine, et il n’y a de l’animation que pendant quatre heures environ. Le bazar de Khiva contient en abondance des cotonnades et des produits russes de diverses sortes. Les produits anglais n’y pénètrent plus aujourd’hui.

Outre le grand bazar, il y a dans diverses parties de la ville des bazars de quartier ne comprenant que quelques boutiques où l’on ne trouve que les objets de première nécessité. La forme des boutiques est la même qu’à Alger, Tunis, Constantinople, Bokhara. Elles sont étroites, peu profondes, et le marchand se tient accroupi sur le devant. Sauf quelques boutiques de riches commerçans bien achalandées, la plus grande partie d’entre elles ne contient de marchandises que pour une valeur minime. C’est un tout petit commerce de détail, et l’on se demande comment une si petite entreprise peut subsister au milieu de la série des autres boutiques du bazar vendant des produits analogues. Mais ce petit boutiquier ne disposant que d’un capital minime, nous le retrouverons dans toute l’Asie, nous le verrons même apparaître au milieu des centres russes, en voie de formation, s’y implanter peu à peu, lutter avantageusement avec son concurrent russe, lutte commerciale entre le vainqueur et le vaincu et de laquelle le vainqueur ne sortira pas toujours victorieux. La plus grande partie des boutiques ne sont ouvertes que deux jours par semaine, jours de marché. Pendant les autres jours, les débitans de thé et les petits boutiquiers ouvrent seulement les leurs. C’est là que toutes les nouvelles, bruits du jour, passent de bouche en bouche ; tout se sait ou s’invente, et les marchands, tranquillement assis ou couchés devant leur étalage, causent en attendant les cliens.

La ville possède un certain nombre de mosquées et de médressés. Ces édifices portent en général le nom du pieux fondateur qui les a créés. Beaucoup de mosquées consistent en un simple auvent soutenu par des colonnes en bois sculpté. Quelques peintures de fleurs ornent le mur du fond. Le sol est couvert de nattes de roseaux. L’aspect en est riant et gracieux.

La médressé n’a point cet aspect calme et sévère qu’un lieu d’étude et de prière pourrait suggérer à l’esprit. Sans doute la chaleur de l’été, l’aspect du ciel bleu, le besoin de vivre dehors, peuvent, jusqu’à un certain point, y contribuer ; mais on sent, en les visitant, que le doux far-niente y a pris bonne et large place. Entrez-y à n’importe quelle heure du jour, vous y verrez des gens gravement assis à la turque sur des tapis, prenant le thé, causant tranquillement et sans bruit ; rarement un livre sera dans leurs mains inoccupées. Mêlons-nous un peu à eux et voyons qui ils sont. Il y a là des gens de tout âge et de toute condition, les uns venus pour voir quelque parent ou ami, d’autres pour se faire lire ou écrire une lettre. Le nombre de tous les hôtes est surtout considérable à l’heure où l’on sert le repas. Quand il y en a pour cinq, il y en a pour dix, et chacun se serre autour du plat de riz. Ils mangent lentement, sans se presser, en gens de bonne compagnie. Touchante coutume musulmane, hospitalité pour tous les passans, les inconnus !

Quant aux études que l’on y fait, elles sont peu élevées ; savoir lire et écrire couramment constitue aux yeux des Khiviens un homme savant. Les quelques individus un peu instruits ont fait leurs études à Bokhara. L’instruction est fort peu répandue en ce pays. Nous en aurons fini avec la question des écoles en citant une école russe pour les indigènes entretenue aux frais du khan, et comprenant dix élèves pour le coût total et mensuel de 117 tellas d’or (210 roubles environ).

Quant aux rues, elles témoignent de l’insouciance ou plutôt de l’absence complète de l’édilité. Ce sont des rues tortueuses et sales que la nature seule entretient, et munies, à des intervalles assez rapprochés, de ponts en bois pour le passage des hariks.

L’hiver, il y a tant de boue qu’on ne peut y aller qu’à cheval. L’été, c’est une épaisse poussière où le soleil ardent découpe en lignes dures l’ombre des maisons basses. La nuit, le calme n’est troublé que par les coups de tam-tam des veilleurs. Étroites et tortueuses dans le centre de la ville, autour du bazar, elles deviennent plus larges vers la périphérie, auprès des murs. Ces murs sont en briques crues et fort épais. Figurez-vous une grande masse de maçonnerie haute de 4 à 5 mètres. À cette hauteur, un chemin de ronde abrité par un mur, lui aussi en briques crues, et garni d’ouvertures servant de meurtrières et des tours rondes à intervalles réguliers. Tout cela est en ruines. On entre dans la ville comme on en sort, par les brèches aussi bien que par les portes.

Les murs de la ville sont en ruines, et on ne les répare pas. Ils sentent, dirait-on, que le temps des guerres est passé, qu’ils n’ont plus à lutter pour maintenir l’indépendance de leur cité, l’étendue de leur domaine, le nombre de leurs esclaves. La Russie a tout conquis, tout comprimé de sa main puissante, empêchant la rapine, les expéditions aventureuses où l’on allait s’enrichir aux dépens des voisins. Que leur reste-t-il maintenant à faire, à ces vieux soldats qui, l’arme au poing, ont dévasté Merv, Méched, et qui se repliaient derrière leurs vastes steppes. Les fatigues qu’il faut endurer pour la traverser, les maladies, les dangers, tous ces auxiliaires de la puissance khivienne, n’ont pu les sauver de l’invasion russe. Ils sentent désormais que tout effort serait vain, toute tentative infructueuse, et, confians dans leur fanatisme, ils attendent en paix qu’Allah leur donne de nouveau la fortune des combats.

En dehors des murs, les cimetières, d’immenses cimetières où la richesse s’étale en somptueux édifices. Un tombeau de riche Khivien comprend une ou plusieurs cours entourées de murs. Au fond, une mosquée. Sur les côtés, de petites chambres vides. Près de la porte, de hautes perches de bois ayant à leur sommet des queues de cheval. Les tombes ordinaires consistent uniquement en un massif oblong de maçonnerie de coupe triangulaire. Ces cimetières aux teintes de boue séchée présentent un assez triste aspect et occupent tout un côté des remparts.

Grand, le teint sombre, yeux noirs, barbe épaisse, le type khivien ne nous change point du type bokhariote. C’est toujours le faciès du sédentaire de l’Asie centrale, du Sarte. Mais n’allez point surtout les appeler de ce nom. Nous sommes Uzbegs, disent-ils, et sans doute ils le sont pour la plupart, mais avec plus ou moins de sang persan dans les veines.

Car les nombreux esclaves qu’ils allaient enlever jusqu’en Perse et qu’ils ramenaient dans leur pays ont un peu altéré la pureté de la race. Cependant le type uzbeg s’est conservé plus pur qu’à Bokhara. C’est dans quelques coins du pays, dans quelques hameaux isolés que le hasard de la route permettra de voir une face aux yeux étroits et bridés, aux pommettes saillantes, à la barbe rare, rappelant le type mongol.

Les Uzbegs de Khiva sont aussi intelligens que leurs compatriotes de Bokhara, de Kokan ou de Tachkend ; mais leur isolement au milieu de la steppe, la difficulté des moyens de communication, le despotisme de leurs khans, tout a contribué à développer en eux l’esprit de routine. Aussi sont-ils fort attachés à leurs coutumes. Le fils fait ce que faisait le père. Un fils de menuisier est menuisier, un fils de sellier fera des selles avec le même procédé de fabrication, et il leur paraîtra étrange qu’il y ait quelque modification possible à apporter dans leurs outils. L’idée de changement, d’amélioration, leur est inconnue. On trouvera dans les autres villes du Turkestan, à Tachkend, à Kokan, à Samarcande, les mêmes idées, la même lenteur à modifier, au contact des Russes, leurs coutumes primitives de travail, et leurs procédés. Mais, dans la vallée du Sir-Daria que nous avons ici en vue, l’influence russe s’est fait sentir ; le commerce s’est développé, et l’amour du gain, de la spéculation s’est emparé de leurs esprits mercantiles et les a transformés.

Les Khiviens sont aujourd’hui intéressans à étudier, en ce qu’ils montrent la situation dans laquelle la Russie conquérante a trouvé l’indigène de l’Asie centrale, et comment, par un mélange de liberté et de protection bien entendu, elle a su leur permettre de développer leurs facultés, comment elle a su, en un mot, les civiliser.

Tous ont la même forme de vêtement. C’est toujours cette grande robe de chambre, le khalat, robe sans boutons, se serrant autour du corps par une ceinture. La qualité de l’étoffe, et par suite la valeur du vêtement, varient seulement d’après la condition de fortune de l’individu. Sous ce khalat ils portent un pantalon flottant de toile blanche, s’arrètant au-dessous du genou, et une chemise de même étoffe. On retrouve ce costume chez tous les indigènes de l’Asie centrale. La seule particularité de l’habillement khivien est le grand bonnet en peau de mouton. Ce bonnet rappelle, comme forme et comme hauteur, celui que l’on voyait jadis aux sapeurs portant la hache.

Le costume des femmes se compose d’un grand pantalon en cotonnade rouge tombant jusqu’aux pieds, d’une chemise en général de couleur et, par-dessus, un khalat d’étoffe fine, en soie chez les femmes riches. Elles portent dans la rue un grand voile noir.


IV. — AUDIENCE DU KHAN.

Deux heures de l’après-midi ; un officier du palais vient me chercher dans une voiture de la cour, Victoria à deux chevaux. Il fait chaud. Dans les rues, c’est une poussière épaisse. On dirait un temps d’orage. La voiture s’arrête devant un grand mur percé d’une large porte cochère.

C’est le palais où réside actuellement le khan ; aucun décor extérieur, aucune peinture, sur ce grand mur d’argile jaune. A peine entré, il faut traverser des corridors étroits et sombres, jusqu’à une petite cour, sorte de vestibule d’attente, où se trouve mon aimable hôte, le premier ministre. Et nous pénétrons vers les parties plus centrales du palais. Pas une grande salle belle et bien aménagée, c’est une série de cours oblongues et étroites, bordées de petites chambrettes ; c’est un fouillis, un dédale inextricable, un labyrinthe de passages sombres, une série de portes basses, sous lesquelles vous passez en vous courbant. De tels gens, vivant dans un tel milieu, n’ont jamais dû aimer la logique ! Une porte plus basse que les autres conduit dans une grande cour, plantée de peupliers et garnie de constructions élégantes sur trois faces et, s’ouvrant de l’autre côté sur un jardin. Me voici sous un grand auvent soutenu par des colonnes en bois sculpté.

Le divan-bégui m’indique de la main une petite porte percée dans un angle et me fait signe d’y entrer. C’est là que se trouve le khan de Khiva. J’entre en me courbant, vu l’exiguïté de la porte. Devant moi, assis à la turque sur un lit de repos, est Mohamed-Seïd-Rahim-Bagdour-Khan. Il me tend la main, me fait asseoir près de lui sur le divan. La chambre, de haut en bas, est garnie d’ornemens en plâtre moulé, imitant, dans leurs dessins, l’ogive mauresque, quelques tiges feuillues. Aucun siège, une pendule de marbre noir très ordinaire sur un socle. De la porte laissée ouverte et de la fenêtre vient une lumière blanchâtre.

Le khan est, comme nous l’avons dit, assis à l’asiatique sur un divan qui n’est qu’un cadre de bois soutenu par quatre pieds de bois et recouvert d’un tapis et de deux feutres de fabrication indigène. Il est vêtu d’un khalat vert. Auprès de lui, sur le lit, un sabre à la poignée d’or enrichie de pierres précieuses, un pistolet à moitié dissimulé sous le pan de la robe. Derrière lui une petite table où sont posés son turban, une théière. Je lui explique, par mon interprète, que je suis Français, venu pour visiter le Kharezm, qui jouit dans le monde d’une grande renommée.

La conversation s’engage, et il me pose une série de questions. Il me demande s’il y a un roi en France. — Quelles sont les principales productions du pays ? — Pourquoi Napoléon n’est plus sur le trône ? — Si le pays de France est riche ? De là le mot d’Angleterre lui vient aux lèvres ; il s’étonne que les Anglais se laissent gouverner par une femme. — Pourquoi reste-t-elle veuve ? me dit-il. Puis ce sont les divers pays d’Europe et d’Amérique qui font le sujet de la conversation. Les noms d’Autriche, Suisse et d’autres lui sont inconnus. Quelle distance de Pétersbourg à Paris ? etc.

Durant les trois audiences où j’eus l’honneur de converser avec sa majesté khivienne, tel fut à peu près le sujet des entretiens. N’allez point cependant juger ce prince d’après sa conversation ; il faut tenir compte de l’étiquette, de la difficulté qu’il y aurait pour lui, prince protégé, à causer librement sur toutes sortes de sujets.

C’est un homme de taille moyenne, plein de santé, et ayant un léger embonpoint ; il a quarante-trois ans, on lui en donnerait à peine trente-trois.

Il a le type uzbeg assez pur : yeux noirs, petits, mais vifs et pétillans de malice, face rondelette, figure douce et pleine d’intelligence, barbe noire peu fournie. Il me demande si je n’apporte point de France des graines de fleurs, car il est un horticulteur passionné, et il m’invite, en terminant l’audience, à visiter son jardin et sa serre. Rien de bien curieux à voir dans ce jardin. Un petit rentier a des fleurs plus belles.

Peu après, quittant le palais, je revenais chez le premier ministre.

Quel est donc ce khan, ce protégé de l’empire russe ? Tâchons de pénétrer un peu dans sa vie privée, de nous rendre compte de ses habitudes, de voir comment le khan de Khiva passe sa journée.

Le matin, au sortir du harem, il entre dans une salle, sorte de cabinet où il reçoit ses courtisans. Puis il se promène dans son jardin, causant, pour se distraire, avec ses makrames (aides-de-camp) ou avec ses mascarabazes (sortes de boulions auxquels tout est permis et qui amusent le khan de leurs saillies). À onze heures, il entre dans ses appartemens privés, où, d’après l’étiquette, ses petits-fils peuvent seuls pénétrer avec lui. C’est pendant ces instans que le khan lit des livres sacrés, car il aime à s’occuper de choses religieuses et à composer sur des sujets pieux. Il ne revient dans la partie du palais où sont ses officiers que vers les deux heures.

Il s’assied alors sur une terrasse du palais ; un messager en annonce la nouvelle aux courtisans, qui pénètrent jusqu’au khan, et peuvent, d’après l’étiquette, s’entretenir avec lui d’une à cinq minutes ; c’est à cette heure qu’il reçoit aussi les étrangers. Les réceptions durent jusque vers trois heures. Alors le khan revêt un grand bonnet en peau de mouton ayant à la partie supérieure un fond en drap rouge ; il s’assied sur un lit de repos où sont étalés son sabre, sa hachette, son revolver, un poignard, et, en cet appareil, il reçoit les sujets qui ont quelque plainte à lui faire ou quelque supplique à lui adresser. Il est alors grand justicier et justicier terrible, statuant toujours sans appel.

Pendant que défilent devant lui les plaignans, le khan devra, comme à l’heure de la prière, s’abstenir de fumer et de boire le thé. L’étiquette même lui enjoint de garder la gravité, de ne point sourire pendant tout ce temps, obligation souvent difficile, car les Khiviens viennent raconter à leur souverain leurs histoires de famille, et, souvent même, des femmes viennent se plaindre du délaissement de leur mari.

Les plaignans sont introduits par des soldats ou par des petits courtisans ; ils arrivent auprès du khan et s’en éloignent par des portes spéciales.

Le plaignant arrive vers le khan et s’arrête à une distance de vingt mètres. Au milieu de cet espace est le yéçaoul-bachi, qui est, d’après l’étiquette, l’intermédiaire obligé entre le khan et le plaignant. Cet officier doit transmettre au khan les paroles du plaignant, et au plaignant la réponse du khan.

Les décisions du khan sont exécutoires de suite et sans appel, et l’exécution ne se fait pas attendre.

Mais il arrive souvent que le khan ne peut de suite prononcer son jugement ; il veut entendre la partie adverse. On la fait appeler. Alors le plaignant ou demandeur doit payer 1 tengué (0 fr. 40) au mirza ou écrivain faisant la lettre ; 2 tengués (0 fr. 80) par tach (8 verstes) au cavalier qui la porte ; 1 tengué à l’yéçaoul-bachi pour le cachet du khan, et 2 tengués aux courtisans, quand les deux parties, se trouvant réunies, sont introduites devant le khan. Alors le plaignant répète la plainte, et le khan écoute la partie adverse. S’il s’agit de paiement d’une somme d’argent et qu’il y ait un acte, un papier signé d’un kazi (juge indigène), il faut payer sur-le-champ. Si le papier n’a pas le cachet du kazi, les parties sont renvoyées devant le kazi, qui juge d’après le charyat[6].

Le khan, grand-justicier, reçoit des plaintes de toutes sortes : fonctionnaires faisant abus de pouvoir dans la perception des impôts, querelles de voisins pour bornage de propriétés, querelles de famille, etc. Et il ne fait qu’appliquer les coutumes juridiques en usage. Voici quelques-unes de ces coutumes juridiques qui sont assez particulières :

Quand il y a eu rixe, lutte, combat entre deux personnes, celui qui a tort reçoit cinquante à cent coups de bâton. Celui qui reçoit les coups de bâton doit en outre payer celui qui les lui donne.

Le bourreau reçoit 5 tellas (9 roubles) pour battre un homme, 2 tellas pour une femme, 25 à 100 tellas pour battre un homme de condition. L’homme recevant les coups de bâton ne peut avoir d’autre vêtement qu’un caleçon ; on lui tient les pieds, et le bourreau tape sur le dos nu. Quant à la femme, elle ne garde que sa chemise ; on la met dans un sac et on tape dessus. Le nombre de coups, pour les enfans, est diminué. Quand il y a eu attaque à main armée, mais sans assassinat, et l’accusé refusant d’avouer, on ne le torture plus. La torture a été abolie après l’accident de Borki (17 octobre 1888). On donnait jadis la torture de la façon suivante : on attachait les mains du malheureux sur les jambes, au-dessous du genou ; un bâton, gros comme le poignet, et long d’un mètre à peine, passait entre les genoux et les bras, et on tapait sur le dos, on mettait du sel dans la bouche.

Le pal était usité dans les cas plus graves. On torturait aussi les femmes. Si l’accusé n’avoue pas, on le relâche ; s’il avoue, on le pend, et on le conduit de suite au gibet.

Avant la pendaison, le bourreau fend la peau, du sommet du front à la base du nez, avec un couteau bien effilé. La torture étant supprimée, on a maintenant, en justice, recours au témoignage. Alors c’est à qui, pour un vol, un crime, etc., réunira en sa faveur le plus grand nombre de parens, d’amis, qui viendront témoigner devant le khan. S’il y a crime, le meurtrier est remis à la famille de la victime. Chez les Kirghizes, le rachat est admis ; mais il n’en est point de même chez les Sartes. Alors se passent des scènes d’une sauvagerie atroce. Tous les parens de la victime entourent l’assassin et le conduisent jusqu’au lieu du supplice. Pendant le trajet, tout le monde lui donne des coups, et chacun, tachant sa main de sang humain, la porte à sa bouche et la lèche. On le martyrise jusqu’à ce que la mort vienne le délivrer de ses souffrances.

Le corps, mutilé, reste sans sépulture jusqu’au jour du prochain marché. Le soir de ce jour-là, la famille de la victime rentre en possession du corps et l’enlève. Le prix de rançon du sang, chez les Kirghizes, est de 1,000 tellas pour un homme, 500 tellas pour une femme. Les parens aident celui qui ne peut payer.

Le khan écoute ainsi les plaintes de ses sujets jusqu’à une heure avant le coucher du soleil. Après avoir conversé quelques instans avec ses principaux officiers, il entre au harem.

Telle est la vie ordinaire du khan lorsqu’il réside en sa capitale.

On aime à entendre causer les gens et à écouter bien des anecdotes. Je ne puis résister à la tentation d’en conter quelques-unes, qui, si elles ne sont vraies, ont du moins l’avantage d’être bien vraisemblables.

On offrit un jour au khan un djinn (appareil pour nettoyer le coton) et on envoya avec la machine un homme pour la faire fonctionner. Après quelques petits incidens, la machine fonctionna devant le khan. Voilà sa majesté khivienne ravie ; il va autour de la machine, s’amuse à voir les rouages fonctionner, demande mille détails. Il s’extasie ; il est joyeux. Ce ravissement dura un quart d’heure : il en avait assez. Alors il appela son karavanbachi, lui dit de prendre tout cela pour lui ; il ne s’en inquiéta plus jamais.

Ayant vu un jour, sur un prospectus, une locomobile, il voulut à tout prix en voir une, et voilà cavaliers de courir porteurs d’ordres pour qu’on amenât à Khiva cette machine. Elle arriva enfin ; ce fut à la cour un grand émoi. La joie du khan n’avait plus de bornes : On fit marcher la locomobile. Le khan tout joyeux se met debout sur la machine, il la regarde de tous côtés. Elle siffla, et tous furent au comble de la joie. Alors, gravement, il fit éteindre le feu et regarda dedans comment c’était fait, puis il appela le karavanbachi, lui dit d’emporter la machine, et il n’en fut jamais question. Le khan s’était diverti une demi-heure.

Mais laissons ces racontars et tâchons de décrire l’entourage du khan, la cour khivienne. Nous avons déjà dit un mot du cadre dans lequel elle se meut, du palais, de ces étroits couloirs, de ces cours oblongues.

Il y a six principaux courtisans, ou, si vous voulez, six ministres : 1° le divan-bégui ou premier ministre, Mohamed-Mourad, d’origine afghane, homme de haute taille, parlant un peu le russe. Il possède une immense fortune et une grande partie des terres du khanat lui appartient ; 2° le mirza-bachi, chancelier ; 3° le grand-prêtre Seïd-Abd-Allah-Khodja, parent du khan ; il est chargé d’acheter les chevaux, et est comme un ministre de la guerre ; 4° le kouch bégui, chargé de l’entretien de l’irrigation ; 5° et 6° deux yéçaoul-bachi, chargés d’exécuter les ordres du khan. L’un d’eux est toujours au palais, l’autre à Pétro-Alexandrof, auprès du général Rasgonof, et a un traitement de 100 tellas par mois. Enfin, un des grands personnages est le karavanbachi, chef des marchands. C’est lui qui introduit aujourd’hui dans le khanat, pour l’usage personnel du souverain, les caisses de Champagne et de vins fins. Ajoutez à cela une foule de courtisans meublant les antichambres, ayant des titres, remplissant des simulacres de fonctions.

Mais ce qu’il y a à remarquer, c’est, dans tous les coins et recoins du palais, l’absence complète de papiers, d’archives, etc. Ces gens sont dans le palais sans rien faire, accroupis sur des tapis, causant de temps en temps, buvant du thé, assoupis et somnolons[7].

Les principaux personnages, premiers courtisans et proches parens du souverain, habitent l’été dans les jardins environnant la ville. Entrons dans une de ces villas.

C’est celle d’un oncle du khan. Lorsque nous pénétrons en sa demeure, il est au palais. Son fils, jeune homme de dix-huit ans, fait les honneurs du logis. Une grande porte conduit dans une cour rectangulaire garnie de bâtimens bas. Quelques grands arbres, un bassin d’eau, répandent un peu de fraîcheur. On offre le thé. Il est drôle, ce jeune Khivien, il s’amuse de tout, des cigarettes, d’une pipe, de la montre, de papiers écrits en langue indigène que je lui fais lire et qu’il déchiffre avec peine. Puis il me conduit au jardin plein d’arbres fruitiers de toutes sortes. C’est la saison des abricots et des melons, il faut en manger et même beaucoup. Et au milieu de ce jardin, ce sont des pavillons entourés de vieux arbres, pavillons disposés pour y passer, l’été, les heures chaudes du jour, pavillons aux murs légers, aux petites chambres proprettes, ornés de moulures en plâtre et garnis de larges auvens soutenus par de belles colonnes sculptées en bois. Assis tranquillement sur de riches tapis, à l’ombre de ces constructions légères, sont des familiers de la maison, parens ou amis. Un domestique leur présente à tour de rôle la pipe, le tchilim, dont ils tirent quelques lentes bouffées, ils boivent le thé dans des tasses vertes en porcelaine légère venant de Chine. Un bassin d’eau rafraîchit l’air sec. Calmes, tranquilles, immobiles, dans leurs poses assises, ils font bien avec leur robe aux couleurs éclatantes dans ce paysage verdoyant, plein de lumière.

La domesticité, chez les grands, ne se différencie de la condition des familiers de la maison que par le rôle et les fonctions qu’ils remplissent auprès du maître. L’esclavage a été aboli, mais un texte de 1873, imposé par les circonstances extérieures, ne peut modifier les conditions intimes de la vie de famille. La plupart des gens de service des grands sont dans la demeure depuis leur jeunesse et y passent leur vie entière. A époque fixe, ils reçoivent des vêtemens, parfois un peu d’argent. Ils sont la chose du maître, et on ne saurait comparer leur situation à celle d’un domestique à gages.

Quant aux femmes, elles sont, comme dans tout le monde musulman, dans une situation inférieure. Toutefois le mari ne peut, de son plein gré, tuer sa femme qu’en cas d’adultère ; en ce cas, le mari peut tuer sa femme par divers procédés plus ou moins barbares. Il peut la mettre dans un sac et la rouer ou la faire rouer de coups jusqu’à ce que la mort s’ensuive. Un autre mode de supplice (qui était jadis employé aussi à Samarcande et au Ferghanah) consiste à enterrer la femme vivante jusqu’à la ceinture et à la tuer en lui jetant des pierres. Cette barbare cérémonie se passait dans la rue et cela, à la grande joie des gamins qui trouvaient là une cible à leur convenance. Ce mode de supplice est peu usité aujourd’hui.

L’armée khivienne se compose actuellement de 3,000 hommes armés et montés d’une façon plus ou moins régulière. Tout individu voulant être soldat doit être marié. Il va faire déclaration au beg de son district qu’il veut être soldat. Le beg lui donne une terre à cultiver, et le soldat doit prouver qu’il possède une femme, un cheval et un fusil.

Il doit résider sur sa terre et obéir aux réquisitions du beg. Une sorte de garde d’honneur peu nombreuse réside à Khiva auprès du khan.

La monnaie khivienne est une monnaie d’argent, de la valeur de 15 kop. (0 fr. 35 à 0 fr. 45), et nommé tengué ou tengua. La monnaie de cuivre se nomme poul ; il faut de 40 à 50 pouls pour un tengua. La monnaie d’or est inconnue ; il en existait jadis une espèce nommée tella. Le tella d’or ne se frappe plus, et on ne le trouve point dans le commerce. Toutefois, ce terme de tella est usité couramment dans les opérations commerciales, pour exprimer une valeur de 1 rouble 80.

La monnaie russe a cours dans le pays ; même elle fait prime de quelques kopeks.


V. — DÉPART DE KHIVA, OURGENDJ, CHEIKH-ABAS-ALI, LA STEPPE.

Mon plan de voyage, en quittant Khiva, était de visiter les principales villes du khanat : Ourgendj, Tchimbai et Koungrad, coupant ainsi dans toute sa largeur le delta de l’Amou, et traversant, en remontant de Koungrad à Khiva, les grandes oasis du Kharezm. Les circonstances ne devaient guère m’entraîner plus loin.

Ourgendj, si célèbre dans les récits des voyageurs, qui jadis était le centre du commerce khivien et dont le renom s’est conservé encore chez les Asiatiques, méritait une visite. Aujourd’hui encore, tous les Khiviens, résidant ou voyageant en Asie centrale, sont nommés des Ourgendji, c’est-à-dire des gens d’Ourgendj, comme si ce nom résumait en lui toutes les grandeurs et était pour ainsi dire le véritable centre du Kharezm. Lorsque les khans de Khiva manquaient d’argent, ils allaient à Ourgendj en demander aux marchands et ils en rapportaient les sommes dont ils avaient besoin.

À cheval donc ! 35 verstes à parcourir avant d’atteindre cette cité. Quel pays plat ! C’est une steppe irriguée. Des champs cultivés le long des fossés amenant l’eau du fleuve, et quant au reste, de grands espaces incultes où les troupeaux paissent une herbe rare. Çà et là, quelques petits villages aux murs en terre, peu d’arbres, des mûriers, peupliers et de grands ormes (kara-agatch). Après quelques heures de marche, les guides s’arrêtent dans un petit hameau au pied d’une vieille citadelle.

— Nous sommes arrivés, disent-ils.

Quoi, c’est là Ourgendj ? Quelques maisons au pied de cette citadelle. Aussi, ayant pris le thé, et toujours féru de l’idée de l’importance de la ville, je remonte à cheval pour visiter le hameau. Il n’y a qu’un seul caravansérail et il est vide. Pas de marchandises. Ce n’est qu’à l’époque de la récolte du coton, me dit-on, que ce caravansérail s’anime de l’allée et venue des animaux apportant la ouate brute.

La citadelle est une immense butte de terre, entourée de cloaques boueux imitant des fossés. Les murs sont en ruines. La ville d’Ourgendj, bien déchue aujourd’hui, est située non loin du fleuve, à la naissance du grand harik Chahabbat. C’est le centre d’exportation du coton produit dans les oasis khiviennes. Trois usines ont été installées pour nettoyer le coton, séparer les graines de la ouate, et expédier cette ouate, comprimée par les presses, jusqu’à Tcharjoui ou Koungrad.

Aujourd’hui, Ourgendj au sud du khanat et Koungrad au nord sont les deux villes commerçantes du pays. L’importance de Koungrad est supérieure à celle d’Ourgendj, comme on le verra par la suite.

La route la plus directe pour atteindre Tchimbai eût été de se laisser descendre au fil de l’eau. Mais, en causant avec les indigènes, j’en appris de belles.

Il y avait dans le désert, sur l’autre rive du fleuve, un château nommé Kizil-Kala (le château rouge) qui contenait un trésor. Était-ce de l’or ou bien de l’argent ? on ne me le disait point exactement, mais tout le monde s’accordait à dire qu’il y avait un trésor, que le diable y habitait et que personne n’avait pu encore vaincre les enchantemens pour en entrer en possession. Un château ayant une aussi belle légende valait bien la peine d’une visite, et le lendemain, au soleil levant, une barque me transportait vers l’autre rive du fleuve.

— Vois-tu là-bas cette haute tour ? me dit le batelier, c’est Cheikh-Abas-Ali.

Et lentement la barque traverse le fleuve, biaisant pour couper le courant aux endroits les moins difficiles. Puis nous pénétrons entre les îles, alors on dirait une rivière au courant calme entre des rives basses couvertes de roseaux, de tamaris, de quelques arbustes rabougris. Ces îles, il en est de grandes, sont inhabitées. L’homme ne peut y vivre à cause de l’abondance des mouches et moustiques qui affolent les animaux de leurs piqûres. Enfin, au bout de longues heures, la barque atteint la rive opposée et cette grande tour ronde qui se dessinait, depuis le matin, dans les grisailles de l’horizon apparaît maintenant toute proche.

Cheikh-Abas-Ali est une petite bourgade uzbeg, ayant un bazar fréquenté par les populations sédentaires qui l’entourent et par les nomades de la steppe.

C’est auprès de cette bourgade, plus près du fleuve que se trouve cette haute tour servant, dans ce pays plat, de véritable point de repère.

Elle est en brique cuite, de forme cylindrique et ressemble entièrement à celles que l’on voit à Kounia-Ourgendj. Cette tour s’élève au milieu d’un espace inculte, vaguement délimité par la trace d’anciens murs encore debout dans quelques parties. C’est l’emplacement d’une ville entièrement détruite.

Nous voici parvenus à 30 verstes au nord de Pétro-Alexandrof. Esquissons à grands traits le caractère de cette côte orientale du fleuve et notons les peuples qui y habitent.

La culture s’est développée entre le lit de l’Amou et le sable du Kizil-Koum sur une largeur de 2 kilomètres. C’est une bande de terre irriguée par les hariks ayant une longueur de 60 kilomètres environ. On y trouve les mêmes cultures que dans les oasis khiviennes que nous visiterons plus tard et installées en face sur la rive occidentale du fleuve.

Ces sédentaires sont des Uzbegs. On y trouve aussi des Persans et quelques Arabes. Ils vivent au milieu de leurs champs et habitent des demeures en pisé. Ce sont des agriculteurs. Leur costume est le même que celui des Khiviens que nous venons de décrire. Il y a trois villages, ou plutôt trois bazars, où sédentaires et nomades échangent leurs produits. Ce sont : Choura-Khan, Cheikh-Abas-Ali et Bii-Bazar. Les nomades sont les Turkmènes et les Kirghizes. Les Turkmènes, qui sont plutôt des demi-nomades, vivent à la limite des terres cultivées et des sables et abreuvent leurs animât dans les marais et bas-fonds que l’Amou remplit annuellement.

Quant aux Kirghizes, ils errent dans le Kizil-Koum et ont des campemens d’hiver peu fixes[8]. Le lendemain matin, quittant Cheikh-Abas-Ali, nous nous dirigeâmes sur le Château-Rouge.

La route coupe les sables du Kizil-Koum, et, j’étais assez curieux de voir comment le djiguite (on nomme djiguite le cavalier montrant la route) se tirerait de sa tâche. Tout le monde a lu, dans quelque ouvrage, que ces indigènes se dirigent au milieu des déserts avec une sorte d’instinct, et qu’ils savent conduire les voyageurs à travers des lieux sauvages où un Européen ne saurait se diriger. Je devais être, je l’avoue, un peu désillusionné. Une heure de trot en quittant Cheikh-Abas-Ali et l’oasis touche à sa fin. Les champs cultivés s’espacent. Le paysage prend des tons jaunes. Déjà depuis longtemps, de la selle du cheval, on aperçoit les dunes de sable qui ferment l’horizon, et le vent sec et chaud dessèche la figure.

Voici le dernier harik que l’on coupe.

— Nous n’aurons point d’eau avant quatre taches (32 verstes), me dit le djiguite.

Chevaux et cavaliers boivent, puis l’on repart. Le sol est une couche d’argile sèche avec des traces de culture qui montrent que l’oasis se continuait jadis plus loin. Voici déjà quelques minces coulées de sable, et la route contourne les dunes pour s’avancer entre elles sur le sol argileux, moins fatigant pour les chevaux. Bientôt le sable envahira même ces bas-fonds.

— Eh, djiguite, où est la route ?

Pour toute réponse, il m’indique de la main une masse grise de murs en ruines s’élevant au milieu des sables jaunes.

— Qu’est-ce ? lui dis-je.

— C’est Touman-Kala (château de la tempête), me dit-il.

Et l’on pique droit sur ces ruines. Après les avoir atteintes, la route se dirige vers une autre ruine plus grande, dite Ellik-Kala (les cinquante châteaux), et ensuite sur une troisième ruine[9]. Ce n’est réellement pas la peine d’être Uzbeg pour se reconnaître sur une route si bien jalonnée.

Ces dunes de sable jaune, aux pentes douces du côté où souffle le vent, abruptes de l’autre, ont l’aspect d’une mer solidifiée. Aucune végétation, seulement quelques saxaouls ou quelques maigres arbustes dans les bas-fonds entre les dunes. Rien dans les tons du paysage immense qui vienne distraire l’esprit. Autour de vous, aucun bruit et ce calme du paysage désolé, cette tranquillité profonde, le mouvement régulier du pas du cheval, tout cela vous berce, vous calme la pensée. C’est une sensation étrange de paix, de tranquillité, de repos. Tantôt on marche entre deux hautes murailles de sable dans un air chaud et sec ; tantôt la dune est basse et, du bas-fond que vous suivez, vous dominez la steppe, le grand panorama de sables jaunes et, à l’horizon vide, quelques tourbillons de sables se dessinent comme une fumée légère s’élevant de quelque demeure invisible ; quelques pans de vieilles citadelles montrent leur masse grisâtre. Mais il est dans la steppe des jours terribles, c’est quand le vent, soulevant le sable mobile, fait un brouillard de sable, brouillard épais qui empêche le voyageur de distinguer la route. Heureusement la traversée du désert se fit par un beau temps. Bientôt le sable diminue de hauteur, des plaques d’argile reparaissent et c’est auprès d’une dune de sable plongeant son pied dans l’eau claire que se fit la halte du midi[10].

Encore quelques dizaines de verstes à parcourir avant l’étape du soir. On pique droit sur les monts Cheik-Khodjéili. Le sable devient de plus en plus rare, et d’immenses surfaces couvertes de ruines informes, de pans de murs en briques sèches, se succèdent presque sans interruption. L’indigène n’a gardé que le nom de ces ruines. Aucun n’a pu m’indiquer la date de leur création, ni donner aucune légende s’y rattachant. Nous rencontrons sur la route des tentes de Turkmènes faisant paître leurs troupeaux. Les ruines augmentent d’importance. Et dans un coin de cette plaine sur un des premiers contreforts des monts, est fièrement campé le château rouge, château de la légende et but de l’excursion. Le spectacle en vaut la peine. Un grand massif carré de maçonnerie en briques crues flanqué de tours aux angles et au milieu des murs. Dans une de ces tours du milieu, mais tout à fait en haut, la porte d’entrée, avec un praticable étroit et accolé au mur. Le tout bien conservé et permettant de se rendre compte de la construction. Elle est imposante, cette masse fichée fièrement sur la plaine, la dominant avec ses tours aux lignes droites, sans appui entourant la base d’un lourd anneau et empâtant les lignes. Elle a quelque chose de svelte, d’élégant et de fier dans son énormité, et je restai longtemps rêvant de cavaliers farouches qui devaient jadis s’enfermer dans ce fort, dominer le pays, le tenir sous leur puissance, le terroriser. Je descendis de cheval et je montai lentement ce praticable que les cavaliers de jadis avaient monté. J’embrassai ce paysage désolé qu’ils avaient jadis contemplé riche et prospère et, rêvant de choses anciennes à demi perdues dans la nuit des temps, j’entrai par la porte et pénétrai sur une grande terrasse. Cette terrasse du vieux château inhabité dominant la plaine était faite pour un conte des Mille et une nuits, pour y rencontrer une fée, une péri, la réalisation d’un rêve. Hélas ! rien ne m’arriva. Je ne vis même point le diable. Je marchais sur une surface unie, faite de briques crues avec, çà et là, quelque trou béant qui semblait pénétrer dans l’intérieur, j’y jetai un coup d’œil. Mais la nuit venait, il fallait arriver à l’aoul voisin ; je descendis, je n’avais point trouvé de l’or, mais j’avais vécu un instant dans le rêve. J’arrivai content à l’aoul[11].

— Eh bien, djiguite, dis-je le soir, je n’ai point vu le diable.

— Ça ne porte point bonheur d’entrer en ce lieu, reprit-il. D’autres sont entrés qui sont morts dans l’année.

Et le vieux Kirghize hocha la tête, me conta des histoires de brigands qui ravageaient jadis la contrée.

Les seigneurs de Kizil-Kala étaient parmi les plus puissans. D’autres habitaient des forteresses sises dans les gorges des monts.

— Si tu veux prendre le trésor, me dit-il, tu me donneras un pourboire (silâo), et demain je dirigerai mes hommes pour faire la fouille.

Mais je ne sentis pas la soif de l’or m’étreindre, et, ayant fait étendre le feutre en dehors de la tente, je m’endormis sous la caresse du grand vent de la steppe, du grand vent sec plein d’odeurs sauvages.

Le lendemain matin, nous longeons les monts Cheikh-Khodjéili, au pied desquels nous avons campé. Ce sont des monts dénudés et la route coupe un sol granitique traversé de temps à autre par de larges filons de quartz blanc. Le sol est montueux, bossue, avec de profondes ravines creusées par les eaux de printemps. On côtoie un ancien lit du fleuve qui se dirigeait jadis vers l’ouest, parallèlement aux collines. C’est l’époque des hautes eaux, et le fleuve semble avoir repris son ancien lit. C’est une nappe d’eau pouvant avoir de trois à cinq verstes de large, eau claire et limpide sur un fond de sable micacé.

A l’étape du midi, on s’arrête à la tombe du sultan Assaïz-Baba. Une grande mosquée renfermant le tombeau saint, un auvent assez frais où, couché sur le tapis, on boit le thé, et le gardien du tombeau, vieux mollah à la barbe blanche, me vante le sultan dont il garde les restes.

Cet Assaïz-Baba fut le grand justicier, le grand pacificateur du pays. Il vainquit les brigands qui, des gorges des monts, s’élançaient sur les oasis qu’ils pillaient. Ce fut lui qui vainquit les seigneurs du Château-Rouge, et, en souvenir du bien qu’il fit pendant sa vie, on lui éleva un mausolée qui est aujourd’hui un but de pèlerinage.

Au pied du mausolée est une source d’eau salée, et c’est jusqu’au lac, jusqu’à cette eau venant du fleuve par infiltration, que les hommes vont prendre l’eau pour faire le thé.

On continue la route marchant vers l’ouest, vers Kip’chak, où l’on doit trouver une barque sur l’Amou pour atteindre Tchimbai.

C’est un pays désolé. Pas d’arbres, à peine quelques tamaris ; un sol granitique. A l’horizon, au-delà de cette nappe d’eau que nous côtoyons, la verdure des oasis de Bii-Bazar se dessine sur le gris du ciel. Quel triste pays ! Au grand trot, donc ! Mais la contrée devient encore plus sauvage, on quitte le bord de cette nappe d’eau pour couper un contrefort des monts et ce ne sont partout que des schistes aux teintes noires ; plus un arbuste, rien que le roc dénudé. Enfin l’on atteint le sommet de cette chaîne de collines et l’on descend lentement par une pente douce vers une grande nappe d’eau. C’est toujours le fleuve, l’Amou qui s’est épandu de ce côté formant une sorte de grand lac, érodant un dernier repli des monts que nous côtoyons maintenant. Les eaux ont raviné ce repli des monts et l’on dirait de grands piliers de soutènement, une série de contreforts réunis par des géans pour étayer quelque travail titanesque. La nuit vient, le soleil se couche devant nous dans un ciel rouge embrumé de vapeur. La route s’élève lentement sur ces monts érodés que nous venons de côtoyer. Enfin voici là-bas les arbres de l’oasis, qui se dessinent vaguement dans la nuit. Nous approchons. Les chiens aboient ; voici une tente au bord du fleuve. On y passe la nuit. Le lendemain, une barque conduit hommes et chevaux de l’autre côté du fleuve, à Kiptchak.


P. GAULT.

  1. L’on n’a point encore utilisé ces immenses surfaces couvertes de réglisses. Le rouissage des tiges a donné une filasse d’assez bonne qualité. Les cordages qui en ont été faits sont cassans s’ils sont secs, mais imputrescibles dans l’eau et ayant une force de résistance beaucoup plus grande que ceux provenant du chanvre.
  2. L’oasis de Pitniak a 6 verstes de profondeur.
  3. Fossé d’irrigation.
  4. Ces sinuosités ont fait émettre l’opinion que le Palvan-Ata était un ancien lit du fleuve. D’après les levées de plan faites en 1873, le Palvan-Ata donnerait naissance, jusqu’à Khiva, à 79 hariks, dont 16 sur la rive gauche et 63 sur la rive droite. Au-delà de Khiva, le Palvan-Ata se divise en un grand nombre de petits canaux. En évaluant les sinuosités, le Palvan-Ata aurait un canal de 100 verstes. (Lentz, Société impériale russe de géographie de Pétersbourg, 1881.)
  5. On nomme médressé une école religieuse musulmane.
  6. Si ce papier porte le cachet d’un fonctionnaire et que le débiteur ne puisse payer, le khan accorde un délai d’une semaine si le demandeur consent. A la fin de la semaine, l’yéçaoul-bachi ramène de nouveau les deux parties devant le khan et le débiteur devra payer, outre le montant intégral de la créance, tous les frais divers, plus 10 pour 100 à l’yéçaoul-bachi. Si le débiteur ne paie pas, il reçoit cinquante coups de bâton. Il a alors un nouveau délai de huit jours au bout desquels il paiera ou sera battu de nouveau, ensuite il sera remis comme ouvrier à un homme qui s’engagera à payer pour lui, il perdra sa liberté. En fait, il deviendra un esclave à vie ou pour une durée de temps plus ou moins longue. Si le kazi, devant lequel les parties sont renvoyées, déboute le demandeur de sa poursuite, copie du jugement est portée devant le khan, et le plaignant paie tous les frais.
  7. Le khan ne paie aucun employé, aucun fonctionnaire de grade quelconque. Aux principaux personnages, il leur donne la charge de récolter, moyennant le paiement d’une somme déterminée, les impôts de tel district ; on ne sait si le trésor reçoit bien les sommes qui lui sont dues, mais le fonctionnaire, chargé de faire la perception, ne perd jamais d’argent en cette occurrence, la plupart font là une spéculation heureuse.
  8. Ce territoire irrigué, parallèle à la rive orientale du fleuve, a été divisé administrativement en quatre cantons (volosts) ayant : Uzbegs, 22,472 ; Kirghizes, 2,943 ; Turkmènes, 9,968 ; Karakalpaks, 1,892 ; Persans, 848 ; Arabes, 493. Mestent deux cantons (Minboulak et Tamdin), où la population kirghize domine. Quant aux Turkmènes, ils se disent de la race ata, se subdivisant en cinq sous-races : Omarata, Nourata, Arabatchi, Golkeni. — U.-M. Avdakouchine : Aperçu de la situation sanitaire de la division d’Amou-Daria de 1887 à 1891 ; — du même : Esquisse médicale et topographique de la citadelle de Petro-Alexandrof, 1891.
  9. Je laisse à de plus savans le soin de décrire en détail ces ruines, s’élevant dans la steppe. Qu’il me soit permis d’en donner ici un aperçu. Ce sont des ruines de villes fortifiées, les gros murs en briques sèches se dressent debout, quelques-uns même entièrement intacts ; parfois on distingue la voûte de la porte d’entrée. Il y a une enceinte carrée ou elliptique contenant dans un angle un très haut amas de briques, comme remplacement d’une citadelle. Dans beaucoup de ruines, les plus complètes, on distingue trois hauteurs, trois niveaux ayant, dans la partie la plus basse au ras du sol, une grande quantité de débris de briques cuites, de scories de fabrication du verre, puis une partie plus élevée ayant une superficie inférieure à la première, enfin une troisième partie, la plus haute de toutes, que l’on vient d’assimiler à la citadelle. Ce qui est intéressant à constater, c’est l’analogie de ces ruines avec celles des oasis de Bokhara et de Samarcande. Espérons que la publication de travaux russes en cours aujourd’hui amènera la solution de bien des problèmes.
  10. L’eau n’est pas à une grande profondeur. Au moindre affaissement du sol, on voit tout de suite la verdure du tamaris apparaître.
  11. On nomme vulgairement aoul une réunion de quelques tentes.