VOYAGE AU JAPON

VII.[1]
LA FEMME ET L’AMOUR


I

Ne croyez pas à un paradoxe de globe-trotter : ce qu’il y a de meilleur dans le Japonais, c’est la Japonaise. Non seulement le vieux Japon artistique et religieux n’a rien produit de plus achevé que l’âme de ses femmes, mais, qualités ou défauts, l’idée que nous nous faisons de la femme est comme l’essence même de son ancienne civilisation.

Ce peuple enfant, comme on l’a tant de fois nommé, est surtout un peuple femme. Entrez dans un intérieur japonais : de vagues parfums, le choix d’une fleur, la préciosité d’un bibelot rare, la physionomie mobile et capricieuse des choses semblent vous y révéler la présence d’une femme. Votre hôte vient à vous, et dans sa façon de saluer, de sourire, de parler, dans ses manières, dans leur je ne sais quoi d’infaillible et charmant, dans ce parfait mélange d’étiquette et de simplicité, vous croyez lire toute une éducation faite par des femmes, sous leurs yeux maternels ou amoureux. Regardez ses mains, le chef-d’œuvre de la race : petites, minces, nerveuses et douces, des mains d’adolescente qui garderont jusqu’au dernier jour leur souple élégance et comme la délicatesse de tous les objets d’art qu’elles ont caressés. Quelle science de l’éventail ! Quelle jouissance pour elles à palper les belles étoffes ! Et ces mains qui savent être cruelles, avec quelle sûreté légère elles pansent les blessures d’un ami ! Elles sont agiles, discrètes, officieuses, merveilleusement habiles à nous tendre des pièges où trébuche notre vanité Car la vanité des Japonais, qui est immense, ne les aveugle jamais au point d’oublier la nôtre et de ne pas la surprendre.

Comme les femmes, ils ont un invincible désir de plaire, même à ceux dont ils pourraient négliger la conquête. Leur coquetterie n’a pas besoin pour s’exercer d’un intérêt précis : il leur suffit que ses petites victoires les confirment dans la bonne opinion qu’ils nourrissent d’eux-mêmes. Puis elles assurent autour d’eux cette harmonie des apparences nécessaire à leurs sens délicats. En ce monde où les moindres sensations ont un retentissement mystérieux et profond, il importe que les oreilles ne soient déchirées d’aucune parole violente ni les yeux offusqués d’aucun geste excessif. Ne raillez pas leurs théologiens, s’ils connaissent mieux peut-être que les livres sacrés la valeur esthétique des plis d’un vêtement, ni leurs philosophes s’ils attachent le même prix au style d’un bouquet qu’à l’ingéniosité d’une pensée nouvelle. C’est par cette finesse de tact, cette perception voluptueuse ou douloureuse des détails les plus subtils qu’ils sont vraiment originaux et que s’accuse leur génie féminin.

Songez aussi qu’ils n’inventent rien, mais qu’ils accommodent les inventions d’autrui à leur humeur, parfois exquise. Leur histoire intellectuelle n’est, comme souvent celle des femmes, que le roman de leurs amours. Ils se sont épris du Chinois et durant des siècles, ils ont japonisé des chinoiseries. Aujourd’hui l’Européen leur a tourné la tête. Et leur promptitude d’assimilation donne à leur curiosité un faux air de sympathie et d’abandon. Mais leur docilité superficielle recouvre un lent travail de déformation, et, dans les images qu’ils nous renvoient, nous reconnaissons les traits de cette race prenante et fuyante, où je ne sache pas qu’aucune manifestation artistique, littéraire, philosophique ait dépassé l’étendue de l’intelligence féminine. Ajoutez enfin leur étrange amalgame de naturel et d’artifice, leur inconstance, leurs engouemens, et la perpétuelle énigme de leur sourire. Qu’on pénètre dans leurs maisons ou dans leurs âmes, c’est la femme invisible qui nous attire en eux.

La bible des samuraïs proclamait que « la femme est aussi bas que la terre, l’homme aussi haut que le ciel. » Je cherche vainement sur quoi ces mâles confucéens pouvaient étayer leur superbe. Ils ne sauraient revendiquer pour l’honneur de leur sexe leurs morts héroïques et tendues : leurs femmes ont su mourir avec le même orgueil et la même décence. Jusqu’à nos jours les filles et les garçons de la noblesse reçurent à peu près la même éducation, et, de nos jours encore, si par les froides aubes d’hiver de vieux éducateurs forcent les jeunes gens à descendre au milieu de la cour et à s’escrimer pieds nus dans la neige, soyez sûrs qu’à la même heure des jeunes filles se lèvent, et, agenouillées, grelottantes, pincent de leurs doigts bleuis les cordes glacées du koto. Les leçons d’endurance ne furent pas au Japon le privilège des hommes. Ils n’ont introduit de personnel dans leur délicieux bouddhisme que des subtilités de précieuse et des mélancolies sensuelles. Leur littérature nationale, romans et madrigaux, existerait à peine si les femmes n’en avaient donné des modèles qu’ils admirent encore. Ce sont deux femmes qui, au XVIe siècle, ouvrirent les premiers théâtres et élevèrent ces tréteaux dont le puritanisme des samuraïs devait bientôt leur interdire l’accès. Pour se former aux belles attitudes, ils ont perfectionné des arts de jeune fille. Quoi, vous méprisez la femme et vous raffinez sur la manière de présenter une fleur et de servir une tasse de thé ! Mais, si aimables que vous nous paraissiez, nous vous préférons vos femmes, parce qu’elles ont d’abord toutes vos gentillesses et que ces gentillesses s’ajustent mieux à leur état, puis toutes vos vertus, et vos vertus dépouillées de leur pointe d’arrogance.

Toutefois, prenons garde que les Japonais sont de grands artistes. Ils n’ont point opprimé la femme ; et, en la maintenant dans une condition inférieure, ils ont fourni aux qualités qu’ils estiment le plus des occasions de se produire et des ombres qui les rehaussent. Par une politique habile et un dilettantisme supérieur, ils ont réalisé en elle leur idéal d’une vie étroite, mais souverainement harmonieuse. Elle est l’image de ce qu’ils seraient eux-mêmes, si leur sexe ne leur faisait de la dureté d’âme une obligation et du libertinage presque un devoir. Naturelle et factice : allégorie vivante de leur civilisation !

Ce n’est point des dames du Japon que Perrault pourrait dire qu’on rompit douze lacets à force de les serrer pour leur rendre la taille plus menue. Elles contrarient la nature peut-être autant que nos femmes, mais dans un sens opposé. Sous la robe japonaise qui tombe droite, la gorge ni les hanches ne doivent arrêter les yeux. Il sied que les formes féminines s’effacent avec la même modestie que dans le monde lame qui les anime. Leurs vêtemens légers, dont une large ceinture croise à peine du haut en bas les deux bords sans agrafe, les protègent si faiblement que, même sous le petit jupon, leurs pieds tournés en dedans sont obligés de marcher sans se détacher du sol. Leur pudeur dépend ainsi d’une mesure exquise des mouvemens et des gestes, par suite, d’une possession complète de soi-même. Il y a là, comme dans l’habileté de ses artistes, un côté d’adresse toute physique qui procure au peuple japonais, amoureux des tours de force, une secrète jouissance. Leurs belles robes sont bordées d’un gros bourrelet de soie qui les évase et donne à leur silhouette la forme d’une coupe renversée ou d’une vapeur qui monte. A chaque pas qu’elles font, il se déroule, serpente, zigzague : symbole de la fantaisie japonaise toujours ondoyante et toujours terre à terre. Et vous la retrouvez encore, cette fantaisie, mais avec son caractère de pittoresque tourmenté, dans le nœud de la ceinture dont la bosse massive, comme un fruit trop lourd, s’épanouit sur leur dos.

Pas plus que leur costume, leur figure ne doit trahir de sensualité. Dans le type de beauté que les Japonais ont conçu, chaque trait prend une signification artistique ou morale. Le visage de la femme rêvée est une façon de jardin mystique à la gloire de leur pays. Ils le veulent long et mince et plat autour des yeux, afin que l’expression en soit plus douce. Les sourcils très hauts, à peine indiqués, en accentueront encore la douceur attentive et soumise. Le nez, un peu bas à sa racine, s’amincit d’une courbe élégante ; et qui se refuse aux sensations trop vives. Les lèvres petites, pleines et rouges, dans leur éternelle ignorance du baiser, luiront de l’innocent éclat des cerises japonaises qui ne mûrissent que pour le plaisir des yeux. Le teint clair a la transparence de ces ivoires où le Japon cisela tant de jolies merveilles. Le cou qui s’incline et s’allonge, un vrai cou de cygne, s’harmonisera, dans leur vision des choses, avec le joug onduleux des collines sur l’horizon. Et sous ses coques de cheveux noirs aussi brillans que les laques des temples, le front élevé, mais plus large à la base, va se rétrécissant comme l’auguste et blanche pyramide du mont Fuji.

La nature ne réalise que bien rarement ce type de délicatesse idéale. On y supplée par la toilette, la coiffure, les cosmétiques et les fards. Une touche de rouge, adroitement appliquée, fait paraître la bouche plus petite ; les joues masquent leur incarnat d’une couleur souvent, hélas ! plus crayeuse qu’ivoirine. J’ai vu dans les campagnes des figures rondes et vermeilles, et si plaisantes qu’elles me donnaient envie d’en emplir la paume de mes mains, dissimuler déjà sous le blanc de céruse leur fraîcheur de pomme mûre. Et cet unique genre de beauté où depuis des siècles se modèlent toutes les femmes japonaises, atténuant et corrigeant, comme une infraction aux bienséances, ce que leur visage peut avoir d’original et d’individuel, finit par leur imprimer la grâce impersonnelle et mièvre des figurines peintes. Les Européens en gardent une impression de poupées, et même de poupées un peu difformes, si l’on juge du haut de notre esthétique leur buste trop long, leurs hanches trop étroites, leurs jambes presque cagneuses. Mais ces poupées pleurent de vraies larmes. Sous le vernis de la politesse, leurs âmes se débattent parfois en de rudes angoisses. Et leurs manches, leurs amples et longues manches, reçoivent souvent pour les étouffer des soupirs et des sanglots que le cérémonial du Japon ne veut pas entendre.

Ah, ces manches qui descendent presque jusqu’à terre, quel rôle elles jouent dans la vie de la Japonaise ! Elles ont la profondeur d’une besace et la légèreté d’une aile. Ce n’est pas seulement un réceptacle d’où sort tout ce qui peut sortir d’une poche, d’un manchon, d’un sac de voyage, ni même, quand le bras se lève à la hauteur du front, un écran commode où la jeune fille peut cacher son fou rire et la jeune femme ses larmes folles. Il semble que les visages en y déposant leur masque officiel, et que tant de confidences recueillies, tant de rougeurs ou de pâleurs dissimulées, tant de pleurs essuyés, les aient imprégnées d’une humaine compassion. La poésie bouddhiste et populaire prête une âme à ces manches dont la seule expression de les tordre signifie qu’il en ruisselle des larmes. Le mourant que sa mère appelle des bords de l’autre monde se sent poussé vers la délivrance infinie, comme jadis sur les chemins de la vie, par les manches maternelles qui connurent la misère de vivre. Quand deux amans se quittent, ils se disent que leurs, manches sont éternellement séparées, mais souvent, à l’instant même qu’ils le disaient, les manches pitoyables et oublieuses de l’injure s’accrochaient sur le seuil au montant du shoji. Elles perçoivent à travers les distances la pensée des absens et reconnaissent au simple contact les manches déjà frôlées dans les vies antérieures. Elles arrêtent à toutes les branches d’arbres l’imprudente et furtive amoureuse qui se hâte dans la nuit. Et ce sont elles que la main du jeune homme sollicite, comme si elles avaient le don de persuader et de transmettre le désir.

De la naissance à la mort, la Japonaise marche entre leurs deux ombres qui grandissent à mesure que le soleil décline et s’allongent devant elle jusqu’à confondre leur mystère avec celui de la tombe.


II

On a dit que les Japonais ne prenaient pas la vie au sérieux. Cependant, je suis frappé de voir comme tout dans leur ancienne éducation répondait à cette idée que la vie ne nous est pas commise uniquement pour en jouir. Mais on ne peut qu’admirer l’art subtil avec lequel leurs éducateurs ont su donner aux plus dures contraintes l’aisance des gestes naturels et, du moins chez la femme, un air de grâce instinctive à une austérité quasi lacédémonienne. Nulle rigueur apparente ; aucune brusquerie ; point ou très peu de châtimens corporels ; une affection tempérée, toujours égale et rassise : il semble que les enfans s’élèvent tout seuls et que le Japon leur soit un paradis qui n’aurait point de fruit défendu. Mais Jean-Jacques n’a pas machiné plus ingénieusement ni plus sûrement la maison, le village, les jardins, la campagne où son Emile apprend à vivre, que la vieille civilisation japonaise, sans truc particulier ni coup de théâtre, n’a disposé ce paradis en vue de leur édification traditionnelle. L’enfant y est mené comme par des mains invisibles vers des fins immuables. Il ne se rend pas compte de la discipline à laquelle il obéit : ses instincts s’y forment ou s’y déforment avec la même inconscience que jadis ses membres ont dû s’amenuiser sous les triples bandages dont les mères compriment leur grossesse, pour s’épargner des couches trop pénibles et aussi pour mieux satisfaire à l’idéal de la race.

Je ne crois pas que nos fillettes aient une vie plus heureuse et plus libre que les petites Japonaises. Et pourtant comparez-les au moment où elles achèvent leur adolescence et touchent à l’âge nubile : les unes encore insoucieuses des grands devoirs de l’avenir, mais déjà inquiètes du mystère de l’amour, souvent gauches, parfois affectées, presque toujours romanesques ; les autres, moins complexes, d’une intelligence moins ouverte, d’une sensibilité moins riche, mais actives, industrieuses, exemptes de fausse timidité, instruites de tout ce qui sied en toute occurrence, préparées à leurs devoirs de mère et d’épouse, capables d’une entière abnégation. Et je ne dis pas que l’inachevé de nos jeunes filles, leur charme qui s’ignore et se cherche, leurs enthousiasmes, leurs ferveurs, votre leurs travers, ne vaillent mieux que l’impeccable réserve de leurs sœurs japonaises, qui d’ailleurs ne leur cèdent ni en droiture ni en chasteté. Mais j’admire qu’on puisse avec si peu d’efforts obtenir ce résultat que des jeunes filles de seize ans connaissent leurs limites, ne les dépassent jamais, sachent au besoin y souffrir mort et passion par obéissance à des lois supérieures. Une modestie aussi sûre de soi me cause le même étonnement que la peinture japonaise, où la simplicité des moyens égale et renchérit encore la perfection des effets. Et qui m’objectera le pouvoir de l’atavisme, je lui répondrai que, chaque fois que naît un enfant, la nature recommence en lui, avec plus ou moins de chances, son éternel combat contre la société, et qu’au surplus, le Japon est en train de nous prouver que le relâchement d’une ou deux générations suffit à corrompre l’œuvre des siècles.


L’éducation japonaise a bien l’air de s’en remettre à la nature, mais, quand elle le fait, soyez assuré que la nature va servir à ses artifices. Le nouveau-né croît dans une liberté presque sauvage. Il n’endure point les stupides ligatures du maillot et personne ne se dérange à ses cris. La paille élastique des tatamis lui offre un excellent terrain de gymnastique et d’exploration. Quand il sort, debout, attaché sur le dos d’une mère qui travaille ou d’une sœur qui joue, trimbalé sous le soleil et sous la neige, la tête ballante et les yeux clignotans, j’imagine que le monde lui apparaît comme une chose singulièrement cahotante où le grand art consiste à tenir son équilibre. Il y acquiert non seulement de la résignation, mais surtout de l’agilité. C’est un chat et un philosophe. Il sait déjà garder le silence et saura plus tard accomplir avec souplesse toutes les figures de l’étiquette. La Japonaise doit à sa première enfance d’éviter la gaucherie et de rester toujours, même dans les heurts imprévus, naturelle et flexible. Cet assouplissement physique est une sorte de préparation sinon à la vie morale, du moins à la vie décente.

Dès qu’elle a fait l’apprentissage de ses gelas et que ses pieds, aussi adroits que des mains, agrippent le cordon de ces patins et s’y maintiennent sans broncher, on lui met sur le dos sa sœur cadette ou son petit frère, et la voilà chargée d’une autre existence que la sienne. Les rues des villes, les cours des habitations, les campagnes sont pleines de ces enfans à deux têtes, l’une souriante et l’autre vaguement endormie. Ces gentils monstres en robe claire courent, sautillent, se lancent des pelotes, se renvoient des volans, si bien accoutumés à leur fardeau maternel que ni son poids ni sa responsabilité ne semblent gêner leurs mouvemens ou altérer leur bonne humeur. Il ne me souvient pas d’en avoir vu manifester ces sentimens excessifs de désespoir et de colère qui sont chez nous le propre de l’enfance.

La petite Japonaise apprend très vite à se maîtriser, et sans qu’on la nourrisse de beaux préceptes ou qu’on stimule sa coquetterie. On ne lui dit pas qu’il faut se posséder ni qu’elle deviendra laide si elle pleure, — ce que nous disons d’ordinaire à nos enfans avec des gestes et des grimaces dont nous ne sentons pas nous-mêmes toute l’inconséquence et le comique. On lui représente que le respect filial, et la courtoisie ne souffrent pas qu’elle trahisse devant ses parens ou devant des étrangers la moindre émotion susceptible de leur déplaire ou de les assombrir ; — et on lui donne l’exemple. Son père ne compromet jamais son prestige de maître en brutalités extérieures ; sa mère, dont elle ne devinera que plus tard les chagrins et les peines, présente toujours aux yeux du mari un visage qui respire le contentement et observe envers les domestiques toutes les règles de la politesse. Elle n’entend que formules aimables et douces réprimandes. Ces formules peuvent cacher des ressentimens, des jalousies, des méchancetés ; mais l’éducation japonaise se propose moins de guérir les âmes de leurs maladies originelles que de les rendre sociables.

A refouler ainsi les émotions douloureuses, même les plus légitimes, je ne sais si elles éprouvent les félicités que nous promet la morale stoïcienne. D’ailleurs leur propre satisfaction n’importe guère : il ne s’agit que de celle des autres, et nul spectacle ne s’y prête mieux qu’un concert de physionomies souriantes. Ecole d’hypocrisie, murmure l’Européen ! Appellerez-vous hypocrisie la retenue d’un enfant qui se réprime et se compose dans la chambre d’un malade ? Il semble toujours qu’il y ait quelque part, dans les maisons japonaises, une pièce où sommeille une aïeule que les éclats intempestifs de la vie pourraient réveiller. Cette aïeule, on la connaît, c’est la Nature.

Mais ses domaines, les jardins et les bois, sont largement ouverts et la petite fille peut s’y égarer sans crainte : il n’y souffle aucune indépendance. Le bouddhisme et l’art se sont établis au centre de ce merveilleux empire, en ont capté les sources, animé les pierres, divinisé les fleurs, sanctifié les routes, et, là où la matière échappait à leur puissance, ils s’y sont adaptés avec tant de finesse qu’elle paraît encore leur ouvrage. De la montagne à la plaine, tout conspire au même genre de beauté. Le sens des choses n’est point livré à l’interprétation personnelle ; le concile des ancêtres l’a fixé pour jamais. Dans le commerce avec les arbres et les plantes, l’enfant ne prend pas, comme chez nous, des libertés de sauvageon. Les spectacles qui nous inspirent des rêves indociles lui inculquent des principes d’ordre et d’harmonie. Leur pittoresque ne lui semble pas moins voulu que celui des jardins minuscules qui l’imitent si parfaitement ; et, pour lui, la grâce des vieux plus tordus résulte moins de leur caprice que d’une longue soumission à des bienséances éternelles. Le retour des saisons ramène chaque année à tel jour, à telle heure, les fêtes des cerisiers, des iris, des glycines, des azalées, des chrysanthèmes. La terre divine tient table ouverte avec l’exactitude des bonnes hôtesses.

Et surtout elle enseigne une tendre pitié pour tout ce qui vit et luit. Les garçons, que leur sang généreux emporte, s’amusent parfois à tourmenter les bêtes ; leurs sœurs entendent mieux l’avertissement bouddhiste : « Tu renaîtras dans la douleur, si tu fais des choses cruelles. » La petite Japonaise qui poursuit un papillon et invite cette jolie lumière à se poser sur sa main, n’y voit pas, comme nos enfans, un jouet plus délicat et plus fragile : elle y sympathise déjà naïvement avec cette vie mystérieuse dont elle-même n’est qu’une parcelle. Le bouddhisme lui a tendu ses deux lacets dans les pétales des fleurs, dans l’écorce des arbres, dans le sommeil doré des pierres, dans les diamans des eaux courantes, dans le bruissement des insectes, dans les chansons qui voltigent autour d’elle. Son âme, éblouie du miroitement des métempsycoses, a conscience de sa solitude et de sa vanité dans ce tourbillon d’Ames qui l’enveloppe. Les poésies enfantines du Japon contiennent toute la mélancolie de l’Ecclésiaste. Leurs ritournelles brillantes et légères laissent un goût de cendre sur les lèvres à peine écloses. Je ne pense pas qu’il y ait au monde de petite fille aussi convaincue de sa propre insignifiance à l’égard de l’univers.

Elle acceptera d’autant plus volontiers sa condition d’inférieure. L’étiquette n’est en somme que la connaissance et l’observance des rapports qui nous lient les uns aux autres ; mais, dans un état social où l’individu n’existe que relativement à ceux qui l’entourent, elle devient comme sa vraie personnalité. Au Japon, l’intimité même de la famille n’en saurait justifier l’ignorance ou l’oubli. Dès ses premiers pas, la Japonaise est habituée à sentir sa dépendance, non seulement envers les êtres, mais envers les choses qui, léguées par les siècles, témoignent de la pensée des morts. Les enfans de Sparte ne témoignèrent jamais plus de vénération à la vieillesse, plus de respect à leurs pareils. C’est elle qui sert les hôtes, leur prépare le thé, leur verse le saké, leur joue du koto pour l’agrément du festin. Elle appartient à tous, sauf à elle-même.

Rien ne relève de son caprice. Ses divertissemens, réglés comme les mois et les saisons, s’accompagnent du même cérémonial que les actes importans de la vie. Ses poupées sont des icônes dont elle célèbre pompeusement la fête. Il faut que deux d’entre elles représentent l’Empereur et l’Impératrice et soient escortées de cinq musiciens en costume de cour. Il faut qu’elles s’alignent sur une étagère de laque rouge et reçoivent des offrandes de riz et de fleurs, comme les mânes des ancêtres. Comparez ces solennités quasi liturgiques à nos baptêmes de poupées où le bébé de porcelaine passe de mains en mains et parfois se casse la tête avant la fin de la dînette. Quels barbares que nos enfans ! Ils s’arrogent un pouvoir illimité sur les simulacres de vie que des mains expertes leur ont habillés et peints. Ces anges aux yeux bleus les fouettent, les scalpent, les dissèquent, se livrent sur eux à des curiosités de carabins et à des lubies de Peaux-Rouges. Mais les petites Japonaises, devant leurs délicieuses poupées, rendent hommage à la fantaisie des aïeux et à l’habileté des artistes. Elles ont conscience de leur petitesse devant tant d’art et reportent sur l’objet inanimé la déférence qu’elles doivent à son créateur. Nos enfans salissent et déchirent leurs livres ; mais les petites Japonaises croiraient commettre un sacrilège si elles maltraitaient ces pages qu’ont fabriquées, puis imprimées et illustrées des artisans et des sages qui valaient mieux qu’elles. Placez devant une de nos paysannes les plus ignorantes une poupée princière ; ouvrez-lui sur les genoux un livre magnifique. La poupée lui apparaît comme une idole inviolable ; le livre, comme un trésor intangible. Mais son respect n’est qu’une forme de la timidité et s’évanouit à mesure qu’elle se familiarise avec ces objets miraculeux. La Japonaise, elle, ne ressent aucune timidité, mais elle ne se familiarise jamais au point d’oublier les rapports qui la subordonnent aux gens et aux choses. Notre campagnarde, toute campagnarde qu’elle est, n’a pas le sentiment de son infériorité.

Ce sentiment forme des esclaves, s’il ne s’ennoblit d’aucune idée de beauté esthétique ou morale. Son sens d’artiste et son culte du devoir sauvent la Japonaise et font de sa servitude une façon de servir l’idéal. Inférieure à l’homme, puisqu’on le veut, mais jamais inférieure à soi-même. Aussi bas que la terre, puisque Confucius l’a décrété, mais sans bassesse. Il n’est pas d’humble labeur qui ne soit susceptible d’un grand prix. N’est-ce point le shogun Yeyasu qui, considérant un jour de pauvres bardes rapiécées, se sentit fier de commander à un pays où des vieilles femmes mettaient dans leurs reprises un tel souci de la perfection ? L’entretien des maisons japonaises offre à coup sûr moins de difficultés que les nôtres, et leur cuisine, primitive et restreinte, n’exige pas une longue expérience. Mais, qu’il s’agisse d’épousseter les tatamis, de nettoyer le balcon, de préparer une soupe ou de cuire le riz, chaque besogne est accomplie d’une manière encore moins irréprochable qu’intelligente.

Dans sa belle étude sur Ruskin, M. de La Sizeranne nous cite une page où l’esthéticien anglais analyse l’intérêt que nous prenons à l’œuvre du sculpteur qui, mille fois moins parfaite qu’un nœud d’herbes poussé aux fentes d’un mur, est mille fois plus riche que l’ornement fait à la machine, parce que nous y découvrons le témoignage des pensées, des intentions, des défaillances et aussi des réconforts d’un pauvre, maladroit et laborieux être humain. Un intérêt analogue s’attache aux travaux domestiques de la Japonaise. Il n’y a point de fausse moulure dans son modeste intérieur. Ce qu’elle entreprend, elle l’achève ; et ce qu’elle achève a l’ingénuité de la main-d’œuvre et tire au chef-d’œuvre. Que de fois je l’ai vue étendre sur un bambou des vêtemens humides et y promener ses doigts jusqu’à en effacer tous les plis ! Et combien notre fer à repasser, inconnu au Japon, me paraissait brutal à côté de ce lissage attentif et délicat ! Nous raffinons sur les instrumens qui dispensent nos mains d’avoir de l’esprit : les Japonais ont raffiné sur l’adresse des mains qui donne de l’esprit aux instrumens les plus naïfs. S’absorber dans un ouvrage, quel qu’il soit, s’en acquitter avec un soin minutieux, le finir absolument, ajouter même à sa signification matérielle la grâce d’un effort habilement mesuré ou d’une difficulté vaincue, c’est, pour l’enfant qu’on plie à cette discipline, une perpétuelle leçon de dignité.

Et si, dès sa première initiation, la petite ménagère s’accoutume à ne rien mépriser et ne fait rien à demi parce que rien n’est indifférent, elle gardera dans tous les actes de la vie, futiles ou graves, ce respect, je ne dis pas de son âme, mais de la fonction qu’elle incarne et dont le but est en dehors d’elle-même. La vie se déroule à ses yeux comme une représentation cérémonieuse devant les saintes tablettes des morts. Elle y joue un rôle, et on lui a maintes fois répété que, s’il était secondaire et si n’importe qui pourrait le remplir aussi bien qu’elle, tous les détails en concouraient néanmoins à la beauté de l’ensemble. Du double sentiment de son infériorité dans la pièce et de la dignité dont elle doit la soutenir, naît spontanément l’idée du sacrifice.

Songez maintenant que toute la société japonaise était fondée sur l’honneur ; que les théâtres n’étalent sous les yeux de cette enfant que des exemples de loyauté chevaleresque et d’abnégation sublime ; que ses livres d’histoire, ses contes, ses romans exaltent l’immolation de l’individu aux intérêts de la famille et de la patrie ; que la terre qu’elle foule est saturée de souvenirs excitans, les paysages qu’elle contemple chargés de gloire ; que ses jeux de cartes même, où nos figures sont remplacées par des poésies, lui en rappellent sans cesse les traditions séculaires ; que ceux qu’elle voit mourir autour d’elle continuent de sourire et de sacrifier à l’étiquette, la mort entre les dents ; et l’on ne me taxera pas d’exagération, si je dis que la Japonaise achève de grandir dans une atmosphère héroïque.

Son caractère distinctif, c’est bien l’héroïsme. On aura beau m’assurer que cet héroïsme, à force d’être héréditaire, n’a plus que la valeur d’un geste où la volonté personnelle n’entre pour rien. Celle hérédité, qui l’a créée ? Serait-ce par hasard l’égoïsme ou le souci du confortable ? Fille, épouse, mère ou grand’mère, il n’est point de périls, ni de misères, ni de circonstances tragiques que la Japonaise n’égale par sa modestie et sa grandeur d’Ame. Je ne veux pas emprunter mes exemples à l’histoire, qui en fourmille. Il vaut mieux les chercher où les Japonais n’auraient point l’idée de les prendre, dans les mémoires intimes, dans leurs conversations familières, dans les anecdotes de leur vie quotidienne. Mme Shimoda, la directrice de l’école des filles nobles, écrivant ses souvenirs, nous citait les deux traits suivans qui n’avaient à ses yeux rien d’exceptionnel :

La fille d’un samuraï, âgée de douze ans, que sa mère et sa tante avaient emmenée hors de la ville, s’était reposée au pied d’un érable, quand des rustres, venant à passer, l’insultèrent grossièrement. L’enfant rejoignit sa famille et n’en dit rien. Mais la nuit, sa tante, qui couchait près d’elle, l’entendit se lover, la vit ouvrir son panier, en tirer le couteau que portaient alors les femmes de la noblesse, l’examiner longuement à la clarté de la lune, puis soupirer. Inquiète, elle la presse de questions, et l’enfant, qui avait caché son arme sous son léger kimono, lui confesse sa résolution de venger l’injure qu’on lui a faite ou de se tuer. « Car, disait-elle, je ne puis revoir mon père en cette vie tant que je n’aurai pas lavé mon honneur. »

Avant la Restauration, quand un samuraï mourait sans laisser d’héritier nulle, sa veuve perdait son bien, et, réduite à la misère, disparaissait de la ville. Un jour, un voyageur, égaré dans la montagne, demande l’hospitalité à une triste chaumine où il est étonné d’être reçu par deux pauvres femmes aux manières seigneuriales. Elles lui content leur histoire et comme quoi, sans enfant, leur gendre et mari ayant pour l’honneur de son prince péri dans les tortures, elles ont dû s’exiler et vivent péniblement en cet endroit sauvage. Mais la mère déclara que ce n’était point acheter trop cher la gloire de son gendre et sa fille l’approuvait en pleurant.

Ces exemples datent de l’ancien régime ; en voici de contemporains qui nous prouvent que, si les mœurs ont dépouillé leur âpreté féodale, l’esprit demeure le même.

J’ai eu l’avantage de connaître au Japon un jeune officier appartenant à une des plus grandes familles de Daïmio. Lors de l’expédition de Formose, il y fut envoyé avec son régiment et s’y battit ferme, pendant que sa mère, dont il était le seul fils, se rendait en pèlerinage aux temples fameux pour obtenir de la divinité le salut de son enfant. Quelques mois après, on le lui ramenait mourant d’une fièvre pernicieuse. Elle le sauva, et, comme un ami de la maison l’en félicitait, la vieille princesse, agenouillée près du lit où le convalescent recommençait à sourire, les yeux baissés, mais impérieuse et droite, répondit simplement : « Si mon fils était tombé dans la bataille, j’en aurais été fière ; mais, si je l’avais vu emporté par la fièvre, je crois que j’en serais morte de douleur. »

Et je ne la trouve pas moins touchante cette grand’mère d’un de mes amis japonais, une demi-campagnarde, caduque et pauvre, qui, lorsque son petit-fils s’embarqua pour l’Europe, angoissée dans le plus intérieur de son âme, lui offrit un poignard, afin que, si jamais, là-bas, un insolent osait insulter le Japon, il l’en fit repentir sur l’heure, et sans égard à sa propre vie. La vieille paysanne, pour être plus naïve, ne pensait pas moins héroïquement que la vieille princesse.


Mais il est un héroïsme plus difficile. Un bonze japonais adressait un jour aux femmes cette parabole :

« Une jeune fille de vingt-six ans fut demandée en mariage par un veuf qui avait son père, sa mère, trois frères, trois sœurs, trois enfans. Bien qu’elle eût fort envie de tâter du mariage, elle ne laissa pas d’être intimidée par une si imposante famille, et s’en fut consulter un ermite, qu’on tenait de dix lieues à la ronde pour l’homme le plus sage de la terre.

— Je ne puis, lui dit-il, vous donner le conseil d’épouser, avant de savoir comment vous comptez en user avec les enfans, les sœurs, les frères, le père et la mère de votre époux. Recueillez-vous et revenez dans quelques jours.

Elle réfléchit durant une semaine, et décida qu’elle s’appliquerait à vivre en bons rapports avec toute sa nouvelle famille.

— Eh bien ! repartit le sage, ne vous mariez pas ou apportez-moi une autre réponse.

Derechef elle s’ingénia et revint bientôt d’un petit air d’assurance qui indiquait même une secrète fierté :

— Je vous promets, dit-elle, de les aimer tous comme s’ils étaient ma chair et mon sang.

— Ne vous mariez point ! ne vous mariez point ! fit le sage effrayé, ou trouvez mieux.

Mais quand elle revint pour la troisième fois :

— Qu’exigez-vous donc, lui dit-elle, si la bonne volonté, la tendresse et le dévouement ne vous suffisent pas ?

— Ma fille, répondit l’ermite, je vous prie seulement de pratiquer la patience. »


Il la priait ainsi d’être héroïque chaque jour et à chaque heure, de se sacrifier incessamment et sans en avoir l’air, non pas à une cause sacrée dont la beauté même nous récompense de notre effort, mais à d’ingrats labeurs, à des caprices qui ont le droit d’être aveugles et n’ont point à s’en justifier. Cette résignation active et silencieuse, la moins naturelle de nos vertus, — si tant est qu’il y ait des vertus naturelles, — la Japonaise la possède souvent au plus haut degré, et rien alors ne l’en fait gauchir. Fille ou femme, elle ne discutera jamais un ordre de son père ou de son mari. Elle supportera, le sourire aux lèvres, leur bizarrerie d’humeur, leurs trahisons, leur cruauté.

Dans mes voyages à travers le Japon, les servantes des hôtels et des auberges, qui étaient souvent les filles de la maison, n’ont cessé de m’émerveiller : du matin au soir, sur pieds ou à genoux, toujours alertes, toujours avenantes, toujours serviables, toujours gaies. A minuit, je les entendais se baigner dans la salle basse, et, dès cinq heures, le bruit des contrevens qu’elles ouvraient me tirait d’un sommeil où j’avais cru percevoir encore leurs pas légers et trainans. D’où leur vient cette vivacité qu’aucune fatigue ne ralentit, cette douceur que n’assombrit aucun surcroît de besogne, cette courtoisie qu’aucune indifférence ne décourage ? C’est à peine si on les paie, mais toutes les richesses du monde n’enfanteraient point cette patience bouddhiste, renforcée par l’étiquette sociale, affinée par le sens esthétique. Elle m’a embelli mon séjour au Japon ; elle a donné un charme indicible à l’hospitalité que j’ai reçue parfois des familles japonaises ; j’en ai senti la beauté sous le kimono de coton des servantes comme sous les kimonos de soie des nobles dames. J’en ai même soupçonné la profondeur près de ces pauvres et étranges petites courtisanes, souvent si peu nées pour la débauche et dont les manières restent empreintes de chasteté.

Si la vente des filles par leurs parens est interdite aujourd’hui, elle survit encore à sa légalité ; et nous verrons qu’il ne faut pas la juger avec la rigueur de nos idées européennes. On m’a lu un jour la lettre d’une infortunée que ses parens, tombés dans la misère, avaient vendue au Yoshiwara. Ils étaient morts avant l’expiration de son contrat, et elle suppliait d’anciens amis de la racheter, mais en quels termes ! Pas un cri de révolte, pas un mot amer pour ceux qui l’avaient vouée à l’horrible chose, pas une plainte trop vive : seulement, sous des formules de politesse exquise, c’était comme le dernier soupir d’une âme qui soulève un dernier voile et nous découvre une mortelle blessure. Lorsque l’ancienne société croula et que les samuraïs se trouvèrent ruinés, plusieurs d’entre eux, à bout d’expédiens, trafiquèrent ainsi de leurs filles, et je connais même des exemples, où, l’enfant promise et les arrhes touchés, sa mégalomanie se réveillant au choc de l’or, le père invitait ses amis à un festin que la jeune fille, pour son dernier soir de pureté, charmait des sons du koto.

Mais, sans aller jusque-là, n’est-elle pas aussi suggestive, cette réponse d’un gentilhomme japonais à un Européen qui le félicitait du mariage de sa fille : « Ne me félicitez pas, dit ce père qui adorait son enfant, car je sais qu’elle ne peut pas être heureuse ? » Il le savait et pourtant, par intérêt de famille, par convenance, par honneur, il avait commandé le sacrifice et la victime l’avait remercié en souriant.


C’est ce sourire, ce koto, ces formules de politesse, ces bienséances qui ornent et soutiennent les vertus difficiles, ce détachement de soi-même et ce respect des autres au milieu des pires souffrances, cette altération systématique et aristocratique de la nature que j’admire et ne me lasse point d’admirer. J’y vois autant de vérité humaine que dans les libres expansions de notre énergie, et autant de beauté. Relisez plutôt la page de Taine sur l’Iphigénie de Racine[2]. Que les femmes japonaises, fleurs délicates d’une civilisation artificielle, nous fassent penser quelquefois aux Iphigénies et aux Monimes ; qu’à travers le temps, l’espace, la différence d’un monde bouddhiste et d’un monde chrétien, on découvre dans l’âme d’une petite Japonaise, qui sait à peine ce que vaut une Ame, un air de famille et comme une parenté avec nos héroïnes les plus pures et les plus adorables, c’en est assez pour que nos rêves s’attardent où leur ombre a passé et en caressent amoureusement le souvenir. Sans doute elles n’atteignent jamais la plénitude de conscience ni le chaud velouté que seuls les espaliers du christianisme donnent aux âmes de choix. Mais qu’au lieu des pluies d’orage, un rayon de bonheur vienne à les mûrir, qu’une tendresse éclairée enveloppe et réchauffe leur abnégation modeste, la poésie japonaise aura du mal à trouver dans ses vieux reliquaires une image qui puisse rendre leur grâce et leur divine simplicité.

A la dernière page d’un roman japonais, le mari, dont les yeux se sont enfin dessillés, dit à sa jeune femme :

— Je te compare à la fleur du prunier, car le prunier est fécond et tu m’as donné des enfans.

Et la jeune femme répond :

— Je ne mérite point d’être comparée à la fleur du prunier, maître.

Alors le jeune homme, posant doucement la main sur son épaule :

— Je te comparerai donc, lui dit-il, au figuier, car le figuier, lui aussi, donne des fruits, et ses fleurs se cachent sous ses feuilles.


III

Jusqu’ici je n’ai prononcé qu’une fois le mot amour, et encore à propos des jeunes Européennes. L’idée de l’amour, en effet, qui envahit l’éducation de nos filles, effleure à peine celle des Japonaises. Ce sentiment individuel ne rentre pas dans les cadres de la société : les troupes régulières n’avouent aucune accointance avec ce franc-tireur. On a très justement dit que, pour le Japonais, la vie personnelle commençait à la mort. Il n’existe en qualité d’individu que du jour où la mort l’a mis en liberté. Sur terre, sa vie n’est qu’un atome de cette molécule socialement indivisible : la famille.

On comprend qu’une famille, où tous les membres, subordonnés les uns aux autres, reçoivent la même impulsion, considère l’amour comme un agent désorganisateur et ne fonde point son harmonie sur le plus instable de nos sentimens, le plus divers, souvent le plus égoïste. Soucieuse avant tout de se perpétuer et obligée de suppléer par l’adoption aux défaillances de la nature, elle redoute la passion amoureuse, dont le caractère exclusif, d’ailleurs désobligeant pour la communauté, mettrait à chaque instant son existence en jeu. Jamais le sine affectione que saint Paul adressait aux familles païennes n’a trouvé un meilleur emploi. Ce n’est point par affection qu’un enfant adoptif doit respecter son père, ni par affection qu’un homme doit choisir sa femme, ni par affection qu’une femme doit obéir à son mari, car l’inconstance humaine et d’autres affections pourraient alors entraver ces devoirs ou en détourner les âmes. Un intérêt supérieur, l’intérêt de la famille, veut qu’il en soit ainsi : l’individu s’exécute. L’affection est admise, mais à la façon d’une plante parasite et dans la mesure où elle n’altère en rien les formes extérieures et rigides des bienséances.

La jeune fille se forgerait donc d’étranges illusions, si, à l’heure du mariage, — de ce mariage aussi inévitable que la mort, — elle rêvait d’une solitude à deux et d’une tendre intimité. La maison qui va s’entrouvrir et se refermer sur elle ne trouverait pas plus monstrueux qu’elle projetât de distraire pour ses fantaisies le bien de la communauté. Les portes en sont gardées soigneusement : on veille à ce que l’étrangère n’y introduise point dans sa corbeille de noces ce démon d’amour qui, sitôt lâché, « va chancelant, chopant et folâtrant, » et dont la conduite, pleine de trouble et d’inadvertance, heurterait l’étiquette et compromettrait la majesté des morts. Aux yeux des Japonais un mariage d’amour est pour celui qui le fait une sorte de déchéance, tout au moins l’aveu d’une faiblesse assez méprisable. Un Européen me racontait qu’il avait assisté à la rencontre de deux fiancés après une longue séparation, et que, le jeune homme s’étant oublié jusqu’à presser la main de la jeune fille, les parens et les amis présens y virent presque un sujet de scandale.

Pas plus que le mariage ne s’entoure de mystère pour la Japonaise, qui, sauf dans la haute noblesse, est vite familiarisée avec les réalités de la nature, il ne lui réserve d’imprévu. Les préliminaires en sont ordonnés par une amie des deux familles uniquement préoccupée que tout s’accomplisse suivant les règles. Les cadeaux consistent de temps immémorial en pièces de soie. Le trousseau de l’épousée se compose de petites tables en laque, d’un encrier, d’une boîte à ouvrage et de vêtemens pour toutes les saisons, votre pour toute sa vie, car les modes de la toilette sont aussi invariables que les usages. Enfin la cérémonie qui va fier son sort à celui d’un inconnu, cette cérémonie où n’intervient ni prêtre ni magistrat, ne lui ménage même pas un instant de léger triomphe. Un peu de saké bu dans la même coupe que son futur, — maigre symbole du partage des joies et des douleurs ! — et la voilà livrée à la merci d’une nouvelle famille dont elle adoptera les coutumes et les rites, l’esprit et les ancêtres. Elle n’est pas l’amour de son époux : elle est simplement sa femme, c’est-à-dire la servante de ses parens et la génératrice de leur postérité. Si elle déplaît à sa belle-mère, quelquefois en plaisant trop à son mari, on la congédie et on en prend une autre. Bien qu’on ait aujourd’hui limité le droit au divorce, le peuple et la bourgeoisie n’en divorcent pas moins avec une facilité stupéfiante. Et, comme les enfans sont toujours censés hériter exclusivement des qualités de leur père et que, le ventre qui les porta fût-il plébéien, leur noblesse ne s’en trouverait point entachée, l’homme les garde en répudiant la femme. Aussi la malheureuse, menacée dans la chair de sa chair, préfère encore la souffrance à la rupture.

Mais telle est la force sainte de la communauté qu’elle élève un jour ceux qu’elle commence par abaisser et qu’elle capitalise en une sorte de gloire leur immense réserve de bonheur individuel. Quand la Griselda japonaise a traversé les rudes épreuves de sa vie d’épouse et que de mère douloureuse elle devient belle-mère honorée ; elle touche enfin le prix de sa patience et peut à son tour exercer celle des autres. Ne croyez pas qu’elle s’en prive ; mais, cette dureté qui succède chez elle à tant de douceur, je l’attribue moins à un désir de revanche qu’au principe même de la société japonaise, où tous les sentimens de l’individu naissent de sa condition. Dès l’instant qu’elle détient l’autorité, avec la même exactitude qu’elle lui sacrifiait jadis ses aspirations de jeune femme, elle en exigera le respect absolu. S’il en était autrement et qu’elle mît en doute la vérité supérieure de ce qu’elle représente, ses misères passées lui apparaîtraient comme une abominable duperie. Seulement cet honneur, que connaissent peu d’Européennes et dont on paie l’héroïsme de sa jeunesse, ressemble parfois au gui verdoyant qui fleurit sur une branche épuisée.


Le vieux Japon a beau refuser à l’amour l’entrée de la famille ; la nature, qui se moque de nos conventions, n’a point affranchi les Japonaises d’une faiblesse qui les rend plus désirables et sert mieux son œuvre. Elles aiment, et il arrive qu’elles en meurent. Pendant ma première semaine à Tokyo, on enterra la fille d’un grand dignitaire. Son mari, sous de vains prétextes, l’avait répudiée après quelques mois de mariage, et, de tous ceux qui assistaient aux obsèques, nul n’ignorait qu’elle était morte de l’aimer encore. On le savait, parce que les hautes classes évitent d’ordinaire de semblables éclats. Mais, chez les humbles, que de cœurs obscurément brisés par le caprice, l’indifférence ou le mépris de l’homme ! Il est vrai que, dans les milieux ouvriers et surtout à la campagne, où la nécessité du travail égalise les deux sexes et où la pauvreté assagit le mâle, la femme s’empare souvent des affaires de la maison et souvent y déploie plus de bon sens et d’initiative que son maître honoraire. Il est encore vrai que l’épouse dédaignée peut à force d’amour conquérir son mari. Les proverbes et les chansons populaires lui permettent cette espérance. L’un lui dit que, « si l’on reste trois ans sur la même pierre, la pierre elle-même devient chaude ; » l’autre lui fredonne que « même l’objet d’un amour qui n’est point partagé, si on le chérit durant trois ans, peut être regardé comme un sincère amant. » J’ai cueilli sur des lèvres japonaises ce vieux dicton que « les cheveux des femmes sont assez forts pour fier des éléphans. » Les romanciers et les poètes qui ne cisellent que de fines images assimilent les âmes consumées d’un grand amour aux coques brûlées et vides des cigales mortes. Le bouddhisme a reculé dans le mystère des vies antérieures l’origine de ces forces aveugles, médiatrices de nos unions passionnées. Ce ne sont point les tristesses ni la puissance de l’amour que les Japonais ont méconnues : c’en est la dignité.

La femme n’en est pas ennoblie. Sentiment inférieur, attribut de cette créature inférieure, on juge naturel que l’homme l’inspire, et décent que le gentilhomme ne semble pas l’éprouver. Il l’éprouvera parfois, et à une profondeur insoupçonnée ; seulement la même pudeur, qui lui interdit les effusions religieuses, scellera ses lèvres et fermera son cœur aux épanchemens amoureux. Il gardera devant celle qu’il adore la raideur de l’étiquette, et, quand il en déposera le harnois, ses abandons mêmes auront l’air de condescendances. En général, l’amour n’est pour lui qu’une passade entourée d’un joli décor, agrémentée d’un peu de musique, relevée d’un peu de mélancolie. Toute la poésie amoureuse du Japon fleure la galanterie et la sensualité : « J’ai vu, dit le poète, cheminer sur le pont écarlate une belle fille en corsage bleu et en rouge hakama. Elle était seule et je voudrais savoir si elle dort seule dans sa couche virginale… » Mais, aventure passagère ou sérieuse, l’homme, pour commencer, ne se départira guère de sa réserve hautaine. Il attend qu’on lui fasse des avances, et, s’il veut les hâter, ce sera moins par des prévenances que par des brusqueries. Dans un cercle de Japonais et de geishas, vous reconnaîtrez l’amoureux à son manque d’urbanité envers celle qu’il aime. J’ai noté qu’au théâtre, la déclaration d’amour part le plus souvent de la jeune fille ou de la femme. Ce n’est point à sa nourrice que la Juliette japonaise dit « son lit ou la tombe, » c’est à Roméo lui-même. Et non-seulement l’homme a joué l’indifférence, mais, à l’heure du berger, il feindra de céder encore plus aux fumées du vin qu’aux délices de l’amour. Quand le pêcheur Urashima pénètre chez la reine des fées, celle-ci prend bien garde de l’enivrer avant de l’introduire dans sa chambre. Et la princesse Kesa, qui, déjà résolue de mourir, attire son mari chez elle et l’invite à fêter la nuit, ne cesse de lui remplir sa coupe pour mieux goûter ses dernières joies nuptiales. L’amour japonais porte en guise de carquois une cruche de saké. Ses jeux ne sont pour l’homme que défaillances après boire. Sur la pente d’une légère ivresse, le samuraï se trouve au niveau de la femme.

Et cette idée que la femme doit prendre et prend toujours l’initiative du plaisir ou de la faute est tellement enracinée dans l’esprit japonais que l’ancienne législation n’avait pas prévu le cas du viol. Pendant mon séjour à Tokyo, un petit quartier de la ville fut mis en émoi par le scandale d’un homme qui avait visiblement abusé de sa belle-fille « C’est honteux, disaient de vieux Japonais ; faut-il que cette fille ait du vice pour avoir séduit son beau-père ! » L’irresponsabilité assurée au mâle a peut-être rendu l’adultère plus fréquent qu’on ne le suppose, même dans les hautes classes. Intimidé par la maison japonaise et ses portes ouvertes et ses cloisons sonores, mais enhardi par la mollesse du costume, il eut le caractère rapide et furtif d’une surprise qui, à moins d’un consentement mutuel, ne laissait à la femme d’autre alternative que de se taire ou de se tuer. Chez le peuple et dans la petite bourgeoisie, où l’on s’accorde à le juger assez commun, c’est presque toujours la femme qui en supporte les conséquences. Les hommes se réconcilient à ses dépens avec une désinvolture vraiment admirable. Il faut même remarquer que, si elle est souvent jalouse, les transports de la jalousie ne l’entraînent jamais jusqu’au meurtre. Chez la Japonaise, les crimes passionnels m’ont paru d’une extrême rareté.

Mais lorsqu’elle résiste, lorsque la passion s’exaspère au cœur de son poursuivant et qu’il n’a plus la force d’en étouffer la flamme, alors le vieux vernis de la civilisation japonaise craque, comme dans un feu trop vif l’émail de ses cloisonnés, et le barbare en sort. Sa blessure d’orgueil jette une écume d’avanies. J’ai vu sur le théâtre, et dans une pièce pourtant moderne, un amoureux éconduit, un monsieur possédant ses grades universitaires, mâchonner sa cigarette et en cracher la fumée à la face de la jeune fille qui refusait de l’épouser. Et la grossièreté du jeu de scène m’étonnait moins que l’impassibilité et les ricanemens du public. D’ailleurs la réalité l’emporte sur la littérature ! On m’avait conté l’histoire récente d’un descendant de samuraï qui, repoussé par la fille d’un magistrat, s’était précipité chez elle, et, sous ses yeux, s’était mutilé honteusement et mortellement. Et, comme je dînais avec plusieurs Japonais revenus d’Europe et que je les interrogeais sur ce suicide, ils m’assurèrent sans hésiter qu’ils en connaissaient d’autres exemples. Je ne pense pas que l’homme ait jamais affiché plus outrageusement son mépris de l’implacable amour, ni plus outrageusement sali sa passion à l’instant qu’elle le tuait.

Mais, de ce que l’amour rabaisse l’homme, il ne s’ensuit pas que le métier d’amour dégrade la femme. A trafiquer d’un sentiment, qui n’ajoute presque rien à la beauté morale de l’épouse, la femme se ravale moins que chez nous. La mésestime de la courtisane est toujours proportionnée au respect que nous avons de l’amour. Un romancier japonais me disait : « Chez nous, la femme légitime est le toko de la maison, sa colonne en bois naturel ou poli ; la concubine, la maîtresse, les filles de joie en sont les kakémonos que nous suspendons dans notre alcôve suivant le caprice de l’heure et la grâce de la saison. » Les Japonais ont lame trop artiste pour mépriser les kakémonos et pour n’en point rassembler, s’ils le peuvent, une aimable collection.

Les plus jolis et les plus coûteux sont à coup sûr les geishas. La pointure, la danse, la musique, la poésie, l’étiquette, tous les arts japonais ont collaboré à ces miniatures de demi-mondaines. C’est pour elles que les vers à soie ont filé leur soie la plus précieuse, pour elles que les tisserands ont tissé leurs plus riches étoffes, pour elles que les coloristes ont nuancé les plus belles ceintures, pour elles que les hommes des mi nés ont extrait le plus d’or. Elles sont plus libres de choisir leur amant que la jeune fille son mari. De l’amour dont ces danseuses et ces musiciennes personnifient les jeux cruels et tendres, elles ont parfois tout le désintéressement et aussi toute la ruse et toutes les perfidies. Elles savent que, si le cœur de la femme est pareil à la plante qui fleurit sur l’eau, le cœur de l’homme est changeant comme un ciel d’automne. Quand le renard, que les Japonais adorent et redoutent, veut mettre le comble à ses maléfices, il se métamorphose en geisha. Elles ruinent les fils de famille ; elles font pleurer les épouses et les mères. On les rencontre partout, dans les rues où elles passent au trot de leurs coureurs, dans les restaurons, dans les réunions intimes et les banquets officiels, autour des jeunes gens et des graves personnages : ce sont les feux follets du désir.

Au-dessous d’elles, parquées entre leurs barreaux et de grands miroirs ou des paravens lamés d’or, éblouissantes et fardées, les courtisanes occupent un quartier de la ville, quelquefois même le centre. Il fut un instant question de supprimer ces ménageries où, dans l’argot japonais, le traîneur de cabriolet s’appelle un cheval, la servante une génisse, la geisha une chatte, la femme un renard. « Mais, si on allumait le feu au Yoshiwara, s’écrièrent des Japonais lyriques, nos larmes en éteindraient l’incendie ! » Cité flamboyante aux larges rues bordées de grands balcons dont la lumière électrique fait resplendir les boiseries claires : elle a’ ses franchises, sa langue, ses solennités, ses symboles. A chaque printemps, les courtisanes en longue théorie plantent des cerisiers qu’on déracine dès qu’ils ont donné leurs fleurs.

J’y fus un soir d’août : on y avait tendu des arceaux de feuillage et dressé des galeries aériennes pour fêter le dieu du bonheur. Du sein de l’étrange municipe, montait vers le ciel un colosse énorme aux yeux obliques, la trogne rubiconde, les joues sang de bœuf. Son ventre était aussi puissant que celui du Bouddha de bronze qui écrase les jardins de Kamakura, mais sa bouche, fendue d’un rire écarlate, découvrait les deux seules dents de sa gencive supérieure. C’était le Dieu.

Devant ce Moloch édenté, férocement jovial, s’allongeaient des étalages treillissés : les idoles à vendre y étaient agenouillées sur des tatamis où se mirait une splendeur de sanctuaire. Parfois l’une d’elles secouait les cendres de sa mince pipe de nickel, et venait s’appuyer à la grille comme un oiseau de paradis aux barreaux de sa cage. J’étais frappé de leur tenue modeste, de leur douceur presque immatérielle et de leur jeunesse. Songez que, sur les deux mille sept cents femmes du Yoshiwara, cinquante à peine ont plus de trente ans. Mais, si bas qu’elle descende, la Japonaise ne tombe pas. Vicieuse peut-être, jamais dévergondée. Dans la débauche même, où souvent un motif honorable l’a précipitée, elle obéit à une étiquette qui la maintient au-dessus de la débauche. Si les Japonais méprisent l’amour, ils n’avilissent point l’objet de leur plaisir. L’ancien cérémonial qui présidait à l’achat de la courtisane, et où nous verrions, nous, une dérision du mariage, les montre soucieux, jusque dans la licence, d’un certain idéal de politesse et de correction.

Et cette fête inextinguible dont les shamisens aigus s’entendent de loin, et, surtout au temps des cerisiers en fleurs, grisent les boutiquiers et les petits bourgeois, cette fête où courent les hommes quelquefois même accompagnés de leur femme, et quelquefois aussi des femmes sans leur mari, désireuses d’approcher les courtisanes et d’acheter d’elles le secret de se faire aimer, cette fête m’a donné l’impression d’un divertissement artistique et sensuel, d’un libertinage assez raffiné, bien plus que d’une orgie voluptueuse. La passion s’y déchaîne ; les suicides l’ensanglantent comme en tous lieux où la misère et la jouissance déversent et confondent leurs affluens. Mais, pas plus dans ces camps retranchés de l’amour que sous la tente nomade des geishas, pas plus dans les drames de la vie que dans les spectacles du théâtre, dans les danses que dans les peintures, dans les romans analysés que dans les confidences reçues, je n’ai trouvé l’image de la volupté profonde, ni de ces mutuels ravissemens où s’abîment les êtres Il reste toujours aux recoins des cœurs japonais quelque chose d’âpre et de glacé qui ne fond pas. Un résident européen dont la vie depuis trente ans s’est intimement mêlée à la leur me disait que, chez eux, l’homme a plus de sens que d’âme, mais la femme plus d’âme que de sens. Cela se peut et nous aiderait même à expliquer son rôle d’éternelle sacrifiée. Du reste, il serait étonnant qu’un peuple qui ne semble pas avoir compris l’essentielle et pure beauté de l’amour en eût éprouvé les suprêmes effusions.


IV

Mais voici que le combat entre l’homme et la femme, où les Japonais s’étaient assuré toutes les positions avantageuses, tourne et change de face. L’influence de l’Europe a donné le branle à une révolution des mœurs dont les effets sont incalculables si, comme je le crois, elle bouleverse les rapports entre les deux sexes et déplace l’équilibre de la vie sociale. Déjà notre individualisme a logé son ver à la racine de la famille, et la plante vénérable ne tardera pas à jaunir. L’étiquette décroît à mesure que cet individualisme augmente, et, avec l’étiquette qui est leur signe extérieur, diminuent le sentiment de la hiérarchie et le respect des autres. Les Japonais n’en ont pas encore une conscience très nette ; mais, si nous distinguons mieux aujourd’hui les détrimens que les bénéfices de leur rénovation, si leurs amis inquiets leur conseillent de ne marcher à travers les nouveautés européennes que prudemment et la bride à la main, il n’en est pas moins vrai qu’une générosité inconnue à l’Extrême-Orient a soufflé dans le vent de nos vaisseaux et que, sous leur gêne héréditaire, elle commence à dilater les cœurs. Et nulle part la trace ne m’en paraît aussi évidente que chez la femme dont les exemples étrangers, l’éducation moderne, la diffusion de la presse et la nouvelle littérature transforment peu à peu l’esprit et la condition.

Là encore, ce qu’elle perd nous saute aux yeux. Le contact des Européens dérange sa délicate harmonie. Nous lui avons apporté notre bijouterie, notre or et notre doublé, nos diamans et nos strass. On voit de l’or faux briller aux doigts des servantes, et on a vu des princesses qui, ne sachant où mettre leur rivière de diamans, en décoraient l’architecture de leurs cheveux. Nous ne nous sommes point contentés de frelater et de dénaturer sa coquetterie ; nous avons dépravé sa galanterie. Pendant que les clergymen, — qui sans doute n’avaient jamais traversé certains quartiers de Londres, de Berlin ou de New-York, — sonnaient leur trompette de Josué autour du Yoshiwara, les marchands et les touristes occidentaux se jetaient dans la place et y acclimataient des façons indécentes dont les Japonais étaient d’abord scandalisés et dont les Japonaises restaient flétries. D’autres, atteints d’une sentimentalité ridicule, ne craignaient pas de promener en public des fantaisies de bas étage que, jusqu’ici, les plus strictes convenances avaient reléguées dans l’ombre. A Yokohama, à Robe, à Nagasaki, à Tokyo même, partout où sévit le cosmopolite, la courtisane a déchu de sa distinction séculaire, et les vraies geishas deviendront bientôt aussi rares que nos légendaires grisettes.

Mais, si les Européens ont des grossièretés qui détonnent dans la douce atmosphère du Japon, ils révèlent à l’usage une tendresse plus intime et plus confiante que les fils des samuraïs. On a remarqué que les Japonaises qui avaient été mariées ou longtemps liées avec eux n’acceptaient plus de rentrer sous l’ancien bercail. Elles sont perdues pour la communauté. D’autre part, les familles établies au Japon, diplomates, professeurs, pasteurs, commerçans, leur prouvent sans cesse que, dans le mariage, la place de la femme n’est point à cinq ou six pas derrière son mari et que les sages de la Chine ont dit une sottise de plus en considérant les deux époux comme deux étrangers. Les dames japonaises forcées par leur situation de rendre visite aux Européennes ont pris goût à ces devoirs de société. Elles se réunissent maintenant entre elles, organisent des five o’clock et des comités de bienfaisance où l’on cause toilette — et mari. Enfin et surtout, la femme est sortie de l’effrayant dilemme dont la vieille civilisation étreignait son avenir : mariage ou débauche. L’organisation des écoles, des bureaux de poste, des téléphones et des autres services imités de l’Europe lui a créé des droits à la solitude et à l’indépendance. Les Japonaises affranchies se reconnaissent aisément, même quand le méthodisme ne les afflige pas d’une paire de lunettes : elles ont une allure plus dégagée et portent, comme symbole de leur émancipation, au lieu de leur coiffure traditionnelle, dont l’édifice compliqué nécessitait le secours d’autrui, un chignon négligemment enroulé sur le haut de la tête. Les gamins ne s’y trompent pas, et leur jettent parfois en passant un terme de mépris dont le sens équivaut, je crois, à « bâtarde d’Européen. »


Ce petit monde est encore bien limité, mais, composé en partie d’institutrices, son action ne peut que s’étendre et se ramifier à l’infini. Les Japonais n’ont jamais répugné à l’idée d’instruire la femme et, des femmes asiatiques, la Japonaise fut assurément la plus cultivée. Son ancienne culture ne différait guère de celle des jeunes gens : on développait presque uniquement sa dextérité et sa mémoire, et c’était d’ordinaire dans l’intérieur de la famille que les maîtres venaient lui enseigner l’art de tenir le pinceau et de retenir l’alphabet national, car on réservait aux hommes l’étude des caractères chinois. Aujourd’hui, sur tous les chemins, vous rencontrez des fillettes et des jeunes filles qui s’en vont aux cours, leur petit paquet de livres délicatement enveloppé d’une étoile dont le dessin représente le vol d’un oiseau, une branche de cerisier, une souris grignotant le squelette d’un chat.

J’ai visité l’Ecole des Filles nobles, ce Saint-Cyr de l’Impératrice, et l’Ecole normale supérieure et des écoles primaires. Ah ! les beaux palais scolaires et les étranges écoles ! Imaginez des couloirs pleins de mignonnes révérences et de grandes pièces silencieuses où maîtres et maîtresses chuchotent leurs cours ; des classes où les écolières écrivent sur des tables européennes et des réfectoires où elles mangent sur des tatamis ; des salles où l’on charge des bouteilles de Leyde et des chambres où l’on décompose la cérémonie du thé ; des conférences sur la chimie et des leçons sur les bouquets de fleurs ; des mains qui recommencent pour la vingtième fois un caractère chinois et des lèvres qui balbutient une page de français ; des figures géométriques et des copies de kakémonos ; le buste en plâtre d’Alcibiade et la tête de Confucius ; l’aigre musique du koto et le quadrille des Lanciers sur un piano d’Erard ; des danses où tous les éventails se replient d’un-même geste avec le bruit du vent dans les feuilles sèches, et des mouvemens militaires, marches de flanc, conversions, déploiemens en tirailleurs, où les petits pieds fourchus ont du mal à rattraper leurs savates.

Les programmes, aussi souvent remaniés que les noires, sont bourrés à faire éclater la cervelle, comme les nôtres. Mais leurs illogismes et leur disconvenance avec l’état actuel du Japon dépassent encore leur présomption. « Apprenez à être lentes, murmure aux jeunes Japonaises l’étiquette maternelle. » — « Une, deux ! Empoignez les haltères et pas accéléré ! leur crie la gymnastique européenne. » — « Le Japon est le plus beau pays du monde, leur dit leur histoire, et, s’il n’a point eu de grands penseurs, c’est que les grands penseurs sont des réformateurs et qu’il n’a jamais eu besoin d’être réformé[3]. » — « Réformons-nous ! Réformons-nous ! leur chantent tous les échos. Il convient que le Japon s’élève au niveau de l’Europe et de l’Amérique. » — « Petites mousmés, vénérez les Sages de la Chine. » — « Mesdemoiselles, lisez Shakspeare et Voltaire. » — « Nous descendons des Dieux ! » — « L’homme descend du singe ! » — « Nous sommes des esprits pratiques et voulons former des ménagères. Vous saurez en quittant l’école cuisiner des plats très chers et très bons ; — seulement la plupart d’entre vous n’auront jamais l’occasion de les manger dans leur famille. — Nous commençons avec vous des études universelles qui exigent au moins que vous y consacriez votre jeunesse ; — seulement vos parens vous marieront à quinze ou seize ans. »

Qui sait s’il ne faut pas applaudir à tant d’incohérences ? La femme, à moins d’en demeurer stupide, y fortifiera singulièrement son esprit d’initiative. Son passage par l’école lui fait mieux sentir l’anachronisme de sa vie familiale ; elle en soutire davantage peut-être, mais elle localise sa souffrance et la définition du mal en précise le remède. Les élèves de l’Ecole normale, qui commencent leur noviciat à l’Ecole maternelle, y sont naturellement exquises. Ces jeunes mères des enfans d’autrui, douces, souriantes, le des voûté par leur ceinture, gardent encore le charme virginal de la femme japonaise. Mais, quand elles retournent à leur bibliothèque et y feuillettent les deux ou trois plus grands journaux du Japon qu’on leur met entre les mains, penchez-vous et regardez ce qu’elles lisent.

Par conscience ou par métier, pour le bien public ou pour les besoins de la « copie, » les journalistes sont de terribles réformateurs. Qu’un vieux conseiller à la cour, confucéen retardataire, déplore en plusieurs colonnes que les femmes des samuraïs forlignent de leur austère obéissance et que la Restauration ait noyé leurs vertus dans l’obscure médiocrité des classes inférieures « comme un peu d’eau claire dans une cuve d’eau noire ; » toute l’éloquence d’un vieux conseiller à la cour ne saurait prévaloir contre ce simple fait divers :


Hier, pendant la fête de la déesse Kwannon, trois jeunes filles ont quitté leur famille et sont allées se noyer dans un étang. On a retrouvé sur la rive leur getas avec une lettre où elles annonçaient leur résolution de mourir pour échapper aux douleurs du mariage.


Ce fait divers, qui pénètre partout, avertit et surexcite les jeunes filles, inspire aux femmes d’amers retours, aux hommes une réflexion plus grave. Et, à la tête des hommes qui ont réfléchi et qui ont pris courageusement le parti de la femme, Fukusawa, écrivain, journaliste et chef de la plus grande institution libre, déploie une activité de prédicant et une fougue de ligueur. Personnage d’autant plus considérable qu’il n’a jamais accepté de poste ni de mandat officiel et qu’il compte au parlement vingt ou trente de ses anciens élèves. Nourri du génie anglo-saxon, il en a l’âpreté, l’étroitesse presbytérienne et aussi l’opiniâtreté. Comme il ébranla jadis les privilèges des samuraïs, il dénonce aujourd’hui les plaies sociales, sans se rendre toujours bien compte que les théories qu’il a prématurément vulgarisées ont peut-être contribué à les élargir et les envenimer. Je traduis à peu près textuellement quelques passages d’une de ses improvisations recueillie par un reporter et reproduite par la presse :


Vous bâtissez des écoles, mais à quoi servira l’instruction que vous comptez donner aux femmes ? Ce qu’il faut changer, c’est leur rôle humiliant dans la société. Au Japon, la femme est un objet à vil prix, et Tokyo se transforme en foyer de débauche. Les concubines que l’homme cachait autrefois, maintenant il les affiche. Veut-on se marier ? On achète une geisha, voire une oïran, et l’on est un rude gaillard ! Regardez d’où sortent les femmes de nos parvenus ! Au centre de Tokyo, au centre le plus resplendissant, vous trouvez la courtisane et le concubinage… Mais voici une réception, un banquet, A peine les gens du monde suivis de leur femme sont-ils installés devant leurs tables, que de partout des geishas accourent. Des geishas ? Non ; ces chanteuses et ces danseuses ne sont plus que des drôlesses. Nos beaux messieurs affectent des airs de petits-maîtres. Ils reconnaissent leurs anciennes et en crèvent de joie. » Tiens, que faisais-tu hier ? Qu’as-tu fait depuis que je ne t’ai vue ? » Et, pendant qu’ils s’amusent, jabotent et barbotent dans leur riz, leurs femmes, sages comme des bouddhas, pensent sans doute au temps où elles appartenaient à la corporation de ces travailleuses. Sinon, comment expliquer qu’une femme puisse vous dire : « Hier, nous avons passé la soirée en compagnie d’une maîtresse de mon mari, » et qu’elle éclate de rire ? Quant aux épouses sérieuses, on leur apprend la musique, l’art des bouquets, la cérémonie du thé et on leur paie un voyage à la campagne ou au bord de la mer… Au Japon, rien n’est plus digne de pitié que la femme. Quand son mari lui parle, c’est un Daïmio qui s’adresse à son serviteur. Tout ce qu’elle possède, elle l’attribue à la munificence de son époux. Son existence même est un effet de la bienveillance de cette Majesté lumineuse. Mais, quand cette Majesté, pour s’être galvaudée, se détraque et s’alite, alors l’épouse fâcheuse ou dédaignée lui devient extrêmement « confortable. » Elle lui administre les médicamens ; elle le dorlote ; elle sèche sur pieds pour que le teint du Maître refleurisse… Chez nous, l’homme ne tient à la femme que par la chair. Les maisons sont des étables à porcs.


Ces diatribes ne guérissent pas le mal, mais elles acheminent tambour battant et à coups de crosse les Japonais vers la reconnaissance des droits de la femme et l’égalité des deux sexes.


Si les innombrables journaux, dont la hardiesse grandit chaque jour, éveillent chez la femme des idées d’indépendance, la littérature moderne l’y entretient et l’amène à concevoir les droits de l’amour. Les romans, dont la clientèle est surtout féminine, se multiplient ; les théâtres, où jadis ne fréquentaient que les gens du peuple, se sont ouverts aux gens du monde. Exubérante, mais encore pauvre, cette littérature n’est qu’une adaptation plus ou moins adroite des sentimens européens au milieu japonais. Je laisse de côté les tentatives de poème épique comme l’Étoile Blanche, où des écoliers ont essayé de donner à un sujet d’origine chinoise la forme d’un poème anglais ou allemand. A peine mieux inspirés dans leurs travestissemens érudits des Misérables ou des romans russes, — il faut noter cependant une heureuse traduction de Graziella due au pinceau d’une jeune fille, — leurs œuvres sont plus intéressantes pour le public japonais et pour nous plus instructives lorsqu’ils nous empruntent ou nous pillent sans en souffler mot. Depuis des siècles, romanciers et dramaturges délayaient les mêmes sentimens dans les mêmes aventures. Nous leur avons fourni de nouveaux thèmes. Il se peut que la faiblesse de leur exécution vienne de leur insincérité autant que de leur inexpérience ; mais un écrivain finit toujours par se persuader de ce qu’il entreprend de persuader aux autres, et le succès lui fait une conviction.

Sur les planches du Meïji-za, entre une farce chinoise et une comédie héroïque, j’ai vu, dans un mélodrame, où les acteurs, bien qu’ils eussent revêtu le costume européen, s’accroupissaient encore autour du brasero, un vieux colonel accuser sa jeune femme de trahison, et, après une scène fort émouvante, la congédier en écrasant des larmes au coin de sa paupière. Suspendez au vestiaire des comédiens japonais une redingote et un chapeau haut de forme : l’adultère sort de la cantonade.

En ce même temps, le théâtre moderne, fondé par un groupe de jeunes, représentait une pièce tirée d’un des romans du réaliste Koyo que toutes les femmes se disputaient et qui s’intitulait L’Argent est le Diable ou l’Amour et l’Argent. Là, j’ai entendu de vrais cris de passion :


O Mya, Mya-san, disait le jeune homme pauvre à sa fiancée qu’un banquier menaçait de lui ravir, tu vivras dans la richesse, mais penseras-tu au triste cœur que tu as dédaigné pour de l’argent ? Tout l’argent du monde n’achète pas un peu d’amour, de sincère et pur amour ! Un oiseau qui vit de dix grains de riz peut-il en manger un sac ? Près de moi, tu n’as pas à craindre d’être privée des dix grains qu’il te faut… Vois, ma colère se fond en pitié… Si tu m’abandonnes, je serai ta mauvaise action qui se dressera devant toi, par-delà le tombeau, et te rongera le cœur…


Plus habiles que les dramaturges, les romanciers, surtout les nouvelliers, exploitent les vices de l’organisation familiale et les misères du divorce. Les critiques japonais leur demandent de faire des Case de l’oncle Tom. Et, malgré leurs longueurs, la vérité minutieuse de leurs récits atteint souvent au pathétique.

Enfin, deux types nouveaux se dégagent peu à peu de cette pénombre d’art où s’infiltrent des lueurs étrangères. L’un, celui de la jeune fille qui veut choisir son mari, nous paraît encore bien gauche, et parfois même d’une audacieuse et déplaisante gaucherie. L’indépendance ignorante de ses bornes, dès ses premiers pas, touche souvent au cynisme : témoin l’histoire, racontée gravement, d’une jolie femme qui divorce sept fois avant de rencontrer chez un homme une aveugle confiance digne de son amour. L’autre, celui de l’amoureux moderne : il porte des moustaches et s’habille à l’européenne, mais il sait concilier le culte des nouveaux usages avec le respect de ce qui doit être conservé dans les coutumes japonaises. L’Université lui a conféré ses diplômes et l’a coiffé du même prestige que nos jeunes ingénieurs sortis les premiers de l’Ecole polytechnique. Il est fonctionnaire, le plus ponctuel des fonctionnaires, et se destine ordinairement à la politique. S’il paraît dans le feuilleton d’un journal de l’opposition, on sait qu’il n’acceptera de portefeuille ministériel que du jour où le Parlement aura obtenu le pouvoir de dissoudre les ministères. Ses principes changent selon la gazette, mais il en a toujours. Il est grave, réservé à l’égard des femmes qui murmurent sur son passage : « Quel homme distingué ! Ce sera un député ou un sénateur ! ! » Il ne les courtise pas, mais il n’en reçoit que mieux le coup de foudre. Il se marie et prouve à sa femme qu’il a lu ses auteurs en la traitant comme une Européenne. Il lui offre d’abord un voyage de noces : il l’aide à monter en wagon et n’oublie pas de lui présenter la main quand elle en descend. Il l’associe à ses rêves, et, le soir, travaille près d’elle. Son haleine n’empeste pas le saké, et ce n’est pas à lui que les geishas brossent les moustaches…

Mais on connaîtrait mal la femme, si l’on s’imaginait que ce jeune premier, dont les ridicules inoffensifs et d’ailleurs inaperçus des Japonais sont largement compensés par la noblesse de ses intentions, n’a qu’à se montrer pour tirer après soi tous les cœurs. Il avance encore sur son siècle. La Japonaise, habituée à voir dans la dureté taciturne de son mari un signe de virilité, ne se rend pas sans hésitation à une façon d’aimer si contraire aux bienséances. Je ne dis pas qu’elle veut être battue, car les Japonais ne battent pas les femmes, mais il ne lui déplaît point de sentir, fût-ce rudement, la supériorité de son maître. Nul n’a mieux saisi cet état d’âme d’une subalterne effarée de son avancement imprévu qu’un certain Sanji, qui publia dans la grande revue du Taiô la confession d’une jeune divorcée. Elle a quitté son mari, non qu’elle eût à se plaindre de ses procédés ni que sa belle-mère lui fût cruelle, mais uniquement parce que la tendresse et le dévouement dont il l’entourait la dispensaient de remplir ses devoirs d’épouse et, par suite, la désorientaient. Plus il s’efforçait de la gagner, plus l’étonnement de cette Japonaise se tournait en mépris. Les prévenances que le malheureux avait apprises à notre école le déclassaient aux yeux de sa femme. « Je me faisais l’effet, dit-elle, d’une princesse qui traîne derrière elle un écolier amoureux. »

Peut-être aussi soupçonne-t-elle obscurément qu’avec ses chaînes qui tombent, un peu de sa beauté morale risque de s’en aller. A des droits nouveaux correspondent de nouveaux devoirs. L’avenir seul nous dira si la Japonaise ne sera pas plus embarrassée à remplir ceux-ci qu’à exercer ceux-là. Mais elle ne se plaindra pas longtemps que le marié soit trop beau.


Parmi les contes dont on berce les petites filles, j’en connais un, bien joli. Ceci se passait du temps où l’on ne trouvait guère de miroirs que dans la sainte ville de Kyoto. « Le miroir est l’âme de la femme, comme l’épée du samuraï. » Mais, à cette époque reculée, beaucoup de Japonaises n’avaient point d’âme. Un pauvre samuraï de la campagne, qui s’en fut à Kyoto, rapporta à sa femme un fin miroir d’acier poli. Elle serra précieusement ce magique trésor, et, sur le point de mourir, le légua à sa fille en lui disant : « Ton père se remariera sans doute, mais je ne te quitterai point ; tu n’auras qu’à jeter les yeux sur ce miroir, j’y serai toujours. » Le père se remaria, et l’enfant, maltraitée par sa marâtre, se rappela les paroles maternelles. Elle prit le miroir. O douceur ! La figure de sa mère la regardait, encore un peu indistincte, mais triste et pensive, si triste que l’enfant ne l’avait jamais vue ainsi. Les jours s’écoulèrent ; l’image se précisait, et maintenant, aux sourires de la jeune fille elle répondait par de deux sourires. Et la marâtre s’étonnait qu’une si chétive créature offrît tant de résistance à la douleur… La nouvelle civilisation du Japon n’affranchira pas la Japonaise de la souffrance et de l’iniquité qui pèsent sur toutes les créatures. Mais, dans les glaces biseautées et dorées que nous lui vendons, je crains qu’elle ne voie jamais plus apparaître le sourire résigné, si charmant et si pur, de sa mère morte.


ANDRE BELLESSORT.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. J’ai fréquenté au Japon quelques Japonais instruits et curieux de notre théâtre. Nos dramaturges modernes les désorientaient : l’un d’eux, après avoir lu les premiers actes du Demi-Monde, déclara que les personnages y tenaient des conversations comme on en tient au Japon en buvant du saké. En revanche, ils comprenaient Corneille et je ne trouvais point étonnant que dans un pays où le simple froissement des manches entre deux samuraïs entraînait parfois des conséquences tragiques, le Cid leur communiquât un frisson d’héroïsme. Mais je fus extrêmement frappé de leur intelligence de Racine. Ils entraient sans effort dans la beauté de la tragédie racinienne. Tant de politesse, tant de fine diplomatie, tant de grâce, tant de souci des bienséances, tant de noblesse les ravissait. Et j’y voyais une preuve nouvelle de ce que cette poésie, comme le disait ici même M. Brunetière, contient « non seulement d’observation et de connaissance du cœur humain, mais de réalité. »
  3. Je détache cet étrange raisonnement de la rédaction d’une grande élève de l’École normale.