Voyage au Japon (Bellessort)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 157 (p. 329-370).
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VOYAGE AU JAPON

II.[1]
LA COMÉDIE ÉLECTORALE

Un État féodal qui transforme sa féodalité en parlementarisme sans se douter que cette métamorphose, d’ail leurs suggestive, tire souvent au comique ; une avant-garde d’imprudens imitateurs et de précurseurs à demi inconsciens, dont l’âme héréditaire, sous l’action de fermens importés, se travaille dangereusement ; un vieux peuple encore très vivant, mais passif, et qui n’entre dans ces nouveautés bizarres que s’il les accommode à ses passions d’autrefois : voilà ce que tout d’abord j’ai cru deviner et comprendre, par mes entretiens et les renseignemens de journaux, — par la connaissance plus intime de quelques Japonais, — enfin par l’occasion qui me mêla, quelques jours, hors de Tokyo, aux menus incidens d’une campagne électorale.


I

Le cabinet Ito avait succédé au cabinet Matsukata, et la période des élections allait s’ouvrir. La dissolution de la Chambre des députés n’avait point ému le pays, déjà blasé sur ces sortes de divertissemens. Et, comme je m’étonnais un peu de la facilité avec laquelle l’Empereur licenciait les représentans du peuple, on m’expliqua qu’il ne fallait voir dans ces dislocations fréquentes qu’une gymnastique d’assouplissement à l’usage des corps électoraux. Le Japon, encore neuf au parlementarisme, n’avait pas de temps à perdre, s’il voulait dépouiller sa rudesse et rattraper les nations occidentales. On jugeait bon et même nécessaire qu’un électeur japonais pût en sa courte vie nommer autant de fois un député qu’une lignée d’Européens au long d’un siècle. J’admirai ce programme d’éducation politique qui faisait de vieux citoyens en quinze ou vingt leçons.

Mais on m’avertit aussi que le gouvernement, pour mater l’opposition, n’avait trouvé de meilleur moyen que de l’appauvrir. L’Empire n’est pas riche ; et la moindre élection y coûte cinq ou six mille yens, soit une quinzaine de mille francs. Ces exercices répétés tuent les petites bourses, éclopent les moyennes, et l’on espère qu’ils assagiront les grosses. La presse s’indigne, mais y trouve son compte. Quant aux électeurs, les uns sont déjà montés à ce haut degré de scepticisme et d’indifférence où se complaisent, hélas ! leurs frères d’Occident ; les autres plus pratiques supputent leurs bénéfices. Le peuple, le bon peuple qui ne vote pas, s’en désintéresse. Mais les patrons des maisons de thé s’approvisionnent en conséquence, les kurumayas piaffent dans leurs brancards, les geishas provinciales accordent leurs shamisen, et les soshis, le poignard sous la ceinture, déploient leur éventail.

Nous connaissons les soshis ; nous les connaissons même de longue date. Ce furent des soshis que ces braves Italiens qui proprement dépêchaient leur homme entre chien et loup ; et, quand Saltabadil indigné s’écrie : « Suis-je un bandit ? Suis-je un voleur ? » Nous pourrions lui répondre : « Eh ! parbleu non, mon ami, tu es un soshi. » Les brigades centrales sont peuplées d’honnêtes soshis qui travaillent uniquement dans l’intérêt de la société, tandis que les soshis japonais s’enrôlent au service des simples citoyens. Soshis encore, les camelots payés pour échauffer l’enthousiasme populaire ; soshis, les porteurs de gourdins qui interrompent les réunions publiques ; soshis, les courtiers électoraux et les insulteurs à gages. Nous sommes pleins de soshis ; mais nous ne les avouons pas ; nous déguisons leur provenance ; nous les grimons en chevaliers du bon droit. Les Japonais n’y mettent pas tant de malice. Leurs soshis forment une classe imposante, une institution sociale. Ils ne dissimulent point leur qualité, et leur nom n’est pas une injure.

On s’émerveille qu’un peuple ait pu sortir brusquement d’une féodalité séculaire pour entrer dans le parlementarisme. Plus je vais et moins cette révolution japonaise me paraît surprenante, car je m’aperçois tous les jours que ce parlementarisme n’est qu’une transformation pacifique de la féodalité, non point de celle que, durant deux siècles, les Tokugawa continrent et centralisèrent, mais de l’antique féodalité qui déchira et déchiqueta le pays. Il a les mêmes avantages, puisque ses jeux, ses remous et ses bourrasques permettent aux plus humbles d’émerger aux honneurs, et que, si l’on voit aujourd’hui des comédiens aspirer à la députation, on vit jadis un palefrenier s’élever presque au rang d’un empereur. Il présente les mêmes périls, puisqu’il surexcite les convoitises, exaspère les vanités individuelles, tond au désordre anarchique. L’esprit féodal n’a fait que changer de lit. Il se ressaisit et s’épand sur sa nouvelle arène, bat ses digues récentes, et s’accoutume aux écluses. Ne cherchez point à préciser le programme des partis politiques. Libéraux, progressistes, nationalistes : étiquettes empruntées et vides. Les électeurs japonais ne suivent pas une idée ; ils marchent derrière un homme. Ils ne relèvent pas d’un principe ; ils appartiennent à un fief. Depuis la Restauration, le pouvoir est aux mains de trois ou quatre clans, dont les membres disciplinés s’appellent, se relayent, se passent le délicieux fardeau. Autour de ces clans, des bandes s’organisent dont les chefs tombent et se succèdent au hasard de la guerre. Certes on agite des théories, on lance des déclarations, on brandit des lambeaux d’éloquence anglaise ou des pages arrachées au Contrat social ; et reste à savoir si de toutes ces palabres perdues quelques-unes ne feront pas un étrange chemin dans l’esprit de la foule. Mais, pour l’instant, les politiciens ne se soucient que de parler fort, de déposséder les grands vassaux politiques de l’empire et d’accaparer l’Empereur, car l’Empereur est aujourd’hui, comme autrefois, un palladium disputé par les factions.

Ces factions ne menacent pas encore la sécurité nationale. Elles intriguent plus qu’elles ne combattent. Le suffrage restreint les isole dans un enclos où la crainte et la haine de l’étranger les rapprochent et parfois les réconcilient. Aux premiers temps des élections, le Japon rajeuni huma dans les fumées nouvelles de la liberté le relent des anciennes guerres civiles. Des villages s’armèrent ; des paysans qui ne savaient même pas ce que signifiait un bulletin de vote, d’anciens samuraïs fermés à toute idée politique, assiégèrent les urnes et s’y livrèrent des escarmouches tumultueuses. De même que jadis les escortes de deux seigneurs qui se rencontraient sur une route échangeaient souvent des provocations et des coups de sabre, deux candidats ne purent se croiser sans que leurs cliens n’en vinssent aux mains. Les énergies désorientées, que l’éboulement des dernières ruines féodales avait disséminées à travers le pays, se rallièrent et retrouvèrent leur emploi dans ces bagarres civiques. Le gouvernement halluciné par l’exemple de l’Europe conviait les électeurs à de paisibles débats d’opinions ; et, de fait, deux opinions se partageaient inégalement le peuple japonais : l’une, la plus nombreuse, que les excentricités européennes énerveraient le Japon et qu’il fallait retourner en arrière ; l’autre, que la civilisation occidentale fortifierait le Japon et qu’il fallait marcher en avant. Mais il importait assez peu que l’une ou l’autre triomphât, car la Constitution avait placé au-dessus de la Chambre élue un ministère irresponsable, moins soucieux d’obéir aux injonctions des suffrages électoraux qu’obligé de poursuivre son œuvre fatale. Et d’ailleurs, l’esprit asiatique répugne à l’affirmation. Les rétrogrades n’osaient condamner absolument le nouveau régime ; les hommes d’avant-garde n’osaient renier l’ancien. Des deux côtés on se lassa vite d’argumens équivoques, et la discussion descendit des questions générales dans la mêlée des intérêts personnels.

Ce fut une inexprimable confusion. Les esprits les plus opposés s’accrochèrent et se firent un drapeau d’un manteau d’arlequin. L’ivresse de la lutte tint lieu de conviction ; les rancunes, de principes. Dès ses premiers pas, le parlementarisme japonais vacilla, trébucha, non pas à la façon d’un enfant vigoureux qui veut grandir, mais comme un fils dégénéré que des excès précoces ont rendu faible et violent. Il naquit corrompu. Il avait hérité les tares vicieuses que la féodalité cache dans son corset de fer. Le corset tombé, elles apparurent à la banalité du jour. Avarice, vénalité, faux point d’honneur, orgueil et bassesse, ignorance et trahison, tout ce qui jadis endossait l’armure de laque et portait le masque horrifique sous les antennes guerrières se heurta sans pittoresque, en hakama, en redingote, nu-tête, coiffé d’un feutre exotique, autour des tréteaux oratoires où des acteurs mimaient, à l’impromptu, les gestes de nos grands citoyens et même de nos petits hommes. C’était le vieil esprit féodal qui soufflait dans les clairons ; c’était lui qui suscitait les candidats, équipait les bataillons hétérogènes, enrégimentait des mercenaires, soudoyait des assassins. Seule, la personne des chefs occupait la scène : leurs partisans ne s’inquiétaient pas plus des idées de ces capitaines que jadis les vassaux et les reîtres des raisons qui poussaient le seigneur à leur sonner le boute-selle. On n’avait pas besoin d’être initié à la cabale constitutionnelle pour se meurtrir et tuer des sergens de ville. Tout récemment, un fameux politicien du Japon, ancien et futur ministre, un de ceux qui firent la Restauration, me disait avec un mélange d’ironie et de gravité vraiment savoureux : « Nous étions plus mûrs pour le régime représentatif que nous ne le pensions nous-mêmes. » Et il ajoutait : « Notre parlementarisme encore oligarchique n’est que la transposition intellectuelle de notre vieille et brutale féodalité. »

Heureusement la fréquence des élections ralentit l’enthousiasme belliqueux des électeurs. Le Japonais a l’âme capricieuse et mobile : pour traditionaliste qu’elle soit, elle s’éprend vite des nouveautés et plus vite encore s’en déprend. Il en fut des sports de la politique comme de l’élevage des lapins qui, en 1873, passionna le public au point que ces animaux atteignirent les prix fabuleux des anciennes tulipes hollandaises. On se lassa des échauffourées électorales, comme, en 1875, ce même public se fatigua des combats de coqs dont, l’année précédente, le fol engouement l’avait dégoûté de ses clapiers. Les paysans revinrent à leurs rizières, et plus d’un samuraï, qui avait espéré peut-être que son député ramènerait au Japon l’âge divin du fer et des sabres, déçu, mal content de ses horions sans gloire, se retira dans sa bicoque. L’agitation fut ainsi limitée, et, par un contraste bizarre, à mesure que les journaux devenaient plus âpres, les députés plus turbulens, les idées même plus dégagées et plus audacieuses, le peuple sembla redoubler d’indifférence et les électeurs, moins emportés, commencèrent de s’abstenir.

Le renouvellement de la Chambre s’accomplirait aujourd’hui dans un calme profond, si les soshis n’entretenaient soigneusement la petite flamme des libertés ardentes. On pourrait se passer d’eux, mais on les garde pour le principe, par respect de la tradition et aussi, j’imagine, en raison de leurs états de service. Leur dialectique véhémente et décisive a replongé au nirvana bouddhiste un bon nombre de citoyens militans que l’illusion politique avait entraînés dans ses vaines orgies. Leur griffe s’imprima toute vive à de hautes renommées, et le leader des progressistes, le comte Okuma, qui n’a plus qu’une jambe, est une œuvre signée d’eux. Ils incarnent aux yeux de la foule le souvenir des nobles escrimes. Leur silhouette décidée se dresse sur la platitude des temps modernes comme une image un peu pâlie des temps héroïques.

On les vit jadis, ces soshis, errant le long des routes, seuls ou par bandes, loqueteux ou bien nippés, mais toujours fiers, et le sabre toujours prompt. Ils portaient, d’ordinaire, un chapeau de paille en forme de panier renversé, et les filles de joie suivaient d’une œillade amoureuse ces samuraïs indépendans et hasardeux, qui parfois cheminaient derrière leur vengeance ou, plus souvent, quêtaient l’aventure d’un nouveau maître. Moitié condottieri, moitié chevaliers, moins chevaliers que condottieri, les légendes de bravoure et de vendetta qui s’attachaient à leur personne leur prêtaient une séduction mystérieuse. On les appelait alors les Ronins, et leurs exploits ont à jamais hanté l’imagination du peuple.

Aujourd’hui, dénués de leur mystère, dépanachés de toute chevalerie, recrutés au hasard parmi des compagnons fainéans et des étudians déclassés, manœuvres embauchés pour d’assez viles besognes, ils gardent néanmoins une espèce de prestige, qui les empêche de choir dans le mépris unanime, tant la fascination du courage brutal agit encore sur l’esprit japonais. Les soshis forment autour du candidat une garde du corps, à telles enseignes qu’on dirait un daïmio d’autrefois entouré de ses samuraïs. Ils obéissent à un chef, qui se tient respectueusement derrière le député et, de là, surveille la situation, pare aux imprévus, prend la parole dans les réunions publiques. Depuis quelques années, le personnage de l’éligible leur donne moins de souci que la personne des électeurs. L’électeur se dérobe. Cette escorte de policiers catégoriques lui cause une impression gênante. Il promet ce qu’on lui demande, et c’est même entre les solliciteurs et le sollicité un touchant assaut de courtoisie. Le jour venu de s’exécuter, notre homme, oublieux des droits sacrés que la révolution lui confère, prendrait le large, si les soshis n’assiégeaient les issues de sa maison et ne l’obligeaient d’user de son privilège. Dans certains arrondissemens, les électeurs s’en vont aux urnes, flanqués d’irrésistibles sergens qui les protègent contre d’autres sergens qui conduisent d’autres électeurs. Ces citoyens par persuasion ont l’air de gens qu’on mène pendre. Ainsi, les soshis assurent au gouvernement le concours des classes censitaires et veillent à ce que les droits civiques ne se rouillent pas aux mains des électeurs indifférens.


Mais au cours des campagnes électorales dont la presse m’apportait l’écho, je m’intéressais moins à la figure des soshis qu’à la fortune singulière de plusieurs candidats. L’acteur étudiant Kawakami, fondateur révolutionnaire d’une sorte de Théâtre Libre, se présentait aux suffrages du douzième district de Tokyo. C’était la première fois qu’un cabotin de profession montait sur l’estrade politique, et tout de même je vis bien que le public japonais n’avait pas encore le sens trop émoussé, car il regimba. Kawakami en fut pour ses frais ; on refusa de l’entendre ; on défendit à des propriétaires de yosé de lui louer leur salle, cette humble salle de conférences où, le soir, d’habiles diseurs viennent conter des contes aux boutiquiers et aux petits bourgeois du quartier. Seules, les femmes travaillèrent à son élection ; les shamisen conspirèrent en sa faveur, et, si l’impertinence de ce comédien est un symptôme inquiétant, les quarante-cinq voix qu’il obtint durent rassurer le gouvernement sur le danger des influences féminines.

La loi japonaise exige que tout citoyen, éligible ou électeur, ait au moins payé quinze yens d’impôt direct par an et dans les années qui précédèrent l’établissement des listes électorales. Kawakami les acquittait ; d’autres, moins heureux que lui, voulaient cependant se faire élire. Ils n’en avaient qu’un moyen : chercher des parens assez argenteux, qui consentissent à les adopter. Comme les noms de famille ne sont pas extrêmement variés, on peut, avec de la chance, accomplir cette passe sans y perdre une syllabe. Voilà mes gens en quête d’un nouveau père, d’une nouvelle mère, de nouveaux ancêtres, d’une nouvelle hérédité. Je ne plaisante pas : rien n’est plus sérieux que l’adoption. C’est elle qui constitue et perpétue la famille japonaise et qui autorise l’Empereur à descendre de Jimmu Tenno, mort cinq ou six cents ans avant Jésus-Christ. Quelques Japonais prétendent même qu’il lui ressemble trait pour trait ; une si pieuse illusion prouve uniquement qu’on attribue à l’adoption de plus beaux effets qu’à la nature. Du jour où le fils adoptif entre dans sa nouvelle famille, l’ancienne lui devient étrangère. Il a changé d’aïeux et de culte domestique. Désormais il allumera les baguettes d’encens et déposera les offrandes de riz devant les Tablettes sacrées des morts qu’il adopte à son tour. Les Romains, les Athéniens, les Hindous s’improvisaient de pareilles généalogies : seulement ils y méfiaient peut-être plus de discrétion que les Japonais.

Tous les ans, l’ambition politique jette de pauvres candidats, orphelins volontaires, à la recherche d’une riche paternité, et les expose à de plaisantes mésaventures. Cette année, M. Kotegawa, économiste distingué, désireux de briguer la députation, trouve enfin au quartier de Shiba un homonyme qui ne demandait pas mieux que d’avoir un fils député. L’affaire allait se conclure, quand on s’aperçut que, si le fils avait quarante ans, le père n’en avait guère que trente. M. Kotegawa s’adressa au ministère de l’Intérieur ou de la Justice : on lui répondit que décidément la loi ne pouvait admettre une telle anomalie, et l’honorable économiste fut invité à continuer ses explorations et à se découvrir un père qui eût au moins son âge.

A Isé, M. Oishi, ancien vice-ministre de l’Agriculture, était tombé sur une famille de son nom toute prête à l’adopter. Ses amis l’en félicitaient. Jour est pris pour la fête. Mais le malheur voulut qu’un de ses compétiteurs fût précisément allié à cette famille. Il accourt. L’esprit des ancêtres s’insurge avec lui, et M. Oishi est évincé. D’autres, réduits à l’humiliante et funèbre nécessité de quitter leur nom, moururent Hayashi et renaquirent Morimoto. L’amour de la chose publique inspire de rudes sacrifices.

Et tandis que ces épaves mélancoliques flottaient de foyer en foyer, de cimetière en cimetière, à la découverte de mânes propices et de vivans hospitaliers, les libéraux dénonçaient l’indulgence du ministère envers les progressistes ; les progressistes, ses complaisances scandaleuses à l’égard des libéraux. Les deux partis s’accusaient d’assassinats et se prenaient mutuellement en flagrant délit de corruption électorale. Et toutes ces petites rumeurs crevaient à la surface du peuple japonais comme de légers remous d’écume sur une eau silencieuse.


II

J’avais alors pour interprète un fonctionnaire dégommé, un Japonais victime de la politique et qui l’adorait. M. de Bondi, notre consul de Formose, en résidence à Tokyo, est l’homme le plus avisé des deux mondes. Il connaît le Japon, il connaît les Japonais, mais il ne les connaît pas mieux qu’il ne fait du reste de l’univers. Ses multiples séjours dans les milieux excentriques l’ont doué d’une admirable vertu d’assimilation. Il est partout chez lui. Là où nous prenons pied, il a déjà pris racine, et notre âme y cherche encore le soleil que la sienne s’est épanouie. Si le pays lui plaît, il s’y installe, il y noue de vieilles amitiés, il en devient le guide indispensable, obligeant et sûr ; il y est né. Comme je le priais de m’indiquer un bon Japonais intelligent, honnête, parlant français et qui pût s’intéresser à mes sujets d’étude. « Parbleu, me dit-il, j’ai votre affaire. » Et le lendemain, on m’annonça M. Mikata.

Je vis entrer un petit Kalmouk assez trapu, ganté contre le froid, et recouvert d’un pardessus café au lait dont les basques cambrées à la taille retombaient sur des bottes d’écuyer. Front borné, menton court, bouche fendue, la lèvre supérieure contenant mal une rangée de dents impatientes, il me frappa surtout par la franchise de ses yeux qui montaient droit vers les miens, à l’européenne. Son regard avait désappris la politesse japonaise et ne se fixait plus obstinément sur le nombril de son interlocuteur. Nous nous entendîmes sans difficulté, et je ne tardai pas à sentir tout le prix du service que M. de Bondi m’avait rendu. L’homme qu’il me recommandait valait mieux qu’un interprète, et son commerce allait m’ouvrir un jour sur le Japon contemporain.

Mikata n’était une âme ni complexe ni mystérieuse, mais l’extraordinaire époque que son enfance et sa jeunesse avaient traversée ne lui avait point permis de rester banal. Il avait subi les ascendans les plus divers. Né dans les grands vents et sous les nébuleuses de la Restauration, son esprit en gardait une inquiétude de déraciné et reflétait encore des lumières vagues et troubles. Quand je le connus, il arrivait de Formose où je ne sais plus pour quel motif honorable le ministère l’avait relevé de ses humbles fonctions administratives. Je pense qu’il avait eu le malheur de déplaire aux puissans du jour dans la personne de son chef et que, son chef disgracié, les convenances exigeaient qu’il partageai cette disgrâce. Je pense aussi que le Jupon moderne engendre des multitudes d’aspirans fonctionnaires, que les députés ministériels ne peuvent nommer tous leurs amis aux emplois du gouvernement et qu’il ne sied point à un pauvre diable sans protecteurs d’occuper trop longtemps une situation modeste, mais enviée. D’ailleurs Mikata revenait de plus loin que de Formose. D’une naissance obscure et d’une pauvre famille, ce jeune homme, grandi dans un vieux monde que l’invasion des idées européennes avait émancipé, buta de tous ses rêves et de tout son vouloir à connaître le merveilleux Occident. Et comme nous fûmes les premiers initiateurs du Japon, ce fut du côté de la France qu’il tourna sa proue.

Pour bien comprendre l’espèce de fièvre qui saisit tant de Japonais à l’ouverture de leur pays, représentez-vous un peuple de prisonniers naturellement curieux, dont l’imagination a été, durant cinquante ou soixante ans, tenue en haleine par de lointains échos d’Europe et surexcitée par des légendes chuchotées à voix basse. Ils ignorent qui nous sommes, mais l’ombre est plus troublante dès qu’il s’y mêle de sourdes lueurs. Notre fantôme danse devant eux exagéré, menaçant, barbare ou surhumain. Leur ignorance traversée d’éclairs leur crée des prestiges dont ils font honneur à notre magie. Soudainement, le voile d’ombre se déchire ; la route est libre vers les thaumaturges d’Occident qui opèrent en plein jour et enseignent leurs charmes. On pourra donc monter sur des bateaux, quitter les promontoires ensorcelés, courir dans la nouvelle écume des mers à ces fontaines de miracles. La Belle au bois dormant entend sonner les cors et s’éveille et ne veut pas qu’on la rendorme. Non, jamais les fantasmagories de l’Orient ni les trésors de l’Amérique ne nous parurent plus prodigieux ni plus désirables ; jamais les grands enfans de la Renaissance n’éprouvèrent de plus beaux vertiges devant la profondeur entr’ouverte des siècles écoulés. Mon Dieu, que les hommes gagnent à ne point se connaître ou à se perdre de vue ! De quels attraits surnaturels ils se décorent dans l’éloignement, et comme l’humanité se devient à soi-même une source de mystères et de superstitions ! Ainsi, tandis que l’Extrême-Orient attirait invinciblement nos songes et que, dégoûtée par instant de la banalité niveleuse des civilisations modernes, notre âme s’éprenait de ses arts fantastiques et de ses nouveautés piquantes, qui nous semblaient plus précieuses que des vérités, cet Extrême-Orient, las de son antique sagesse, soupirait après nos livres, nos systèmes, nos merveilles ; nous étions sa poésie, et nos grands boulevards lui promettaient le même enchantement qu’à nous ses palais chimériques.

Et l’on vit des fils de marchands, des petits campagnards, qui ne comptaient pas même de samuraïs parmi leurs ancêtres, s’enfler d’un désir aventureux et, possédés d’une ambition qu’ils ne savaient trop comment soutenir, se jeter sur les chemins d’Europe. Mais le Japonais reste pratique jusqu’en ses fantaisies les plus débridées. La science occidentale ne l’hypnotisait pas au point qu’il oubliât ses petits intérêts, et les spéculations métaphysiques l’en séduisaient moins que les avantages utilitaires. Quiconque s’approchait de la nouvelle Idole participait de sa toute-puissance, et, pour un léger sacrifice commis envers les anciens dieux du pays, se mettait en état d’obtenir des places et d’arriver aux honneurs.

Sans argent, sans crédit, Mikata débarqua un beau jour sur le quai de Marseille et vint échouer à Lyon où le gouvernement japonais envoyait assez volontiers ses pupilles d’avenir. Ceux-ci recueillirent leur compatriote. On le fit entrer chez les Maristes qui l’éduquèrent trois ans. Durant trois autres années il suivit les cours de la Faculté de Droit, et, quand il reprit le paquebot des mers orientales, le brave garçon remportait dans sa valise un certificat, une espèce de diplôme, un talisman !

Le séjour à l’étranger produit chez les Japonais de curieux effets : il les rend d’ordinaire plus Japonais qu’au sortir de leur pays. Les froissemens qu’ils éprouvent à notre contact réveillent en eux l’amour de leurs traditions et stimulent leur orgueil national. Ils n’en laissent rien percer, mais, si leur souplesse naturelle les plie un instant à nos mœurs et les façonne à nos manières, à peine ont-ils remis le pied sur leur terre d’origine qu’ils se dépouillent prestement du travesti dont ils s’étaient affublés pour nous plaire. Retirés dans leur milieu, ils y exploiteront la supériorité que leur donne un voyage aux pays du Savoir, et en écarteront jalousement l’Européen dont ils admirent l’habileté autant qu’ils la redoutent.

Puis chez ces hommes, que nous traitions d’inférieurs avec notre habituelle désinvolture, l’idée de science s’associait à celle de vertu. Quand, revenus violemment de leurs antiques préventions, ils se laissèrent éblouir par la splendeur de nos artifices, leur crédulité qui nous avait attribué des sorcelleries nous gratifia d’une divine sagesse. Le spectacle de notre vie devait les désabuser. Les villes d’Europe et d’Amérique leur présentèrent des tableaux dont la crudité blessa leur délicatesse. Ils ne pénétrèrent pas jusqu’au désintéressement robuste qui soutient encore notre vieux monde et l’empêche de s’écrouler. La lumière de la civilisation n’éclaira pour eux que des misères et des vices Ces vices et ces misères ne leur étaient point inconnus, mais l’éclat dont nous les enveloppons les aggravait d’une singulière ardeur. Devant notre individualisme effréné, le souvenir de l’ancien Japon, où des siècles de sacrifice à la communauté avaient avait si doucement poli l’individu, remua leur cœur d’une émotion triste. Ils sentirent ce qu’ils allaient perdre et se détournèrent vers le chemin déjà sombre où s’éloignait leur âme d’autrefois, cette amie de l’ombre et des voiles, dont la résignation leur avait à jamais imprimé les lèvres d’un mystérieux sourire. Sans doute ce qu’ils allaient gagner les fascinait encore, mais ils nous en voulurent de leur imposer cette fascination et nous jugèrent avec d’autant plus d’âpreté que nos découvertes leur semblaient plus enviables. « Les Japonais, me disait un Européen, s’appliquent à relever nos moindres faiblesses ; ils y témoignent du même esprit de sévérité implacable et hargneuse que les ennemis de l’Eglise à constater les défaillances d’un prêtre, et ces hommes s’étonnent amèrement que nous soyons des hommes. »

Les uns cependant s’en accommodèrent sans trop de difficulté. Ils estimèrent que nos défauts avaient du bon, et dans la lutte pour la vie, dont on leur ouvrait la carrière, ils retroussèrent leurs manches. L’européanisme les délivra des mille contraintes où les astreignait la vieille police morale de l’Empire, et, tandis que les autres, d’une nature moins vulgaire, rapportaient de leur pèlerinage lointain une ombrageuse mélancolie, une piété plus consciente pour les choses du passé, le vague désir d’un nouvel état social qui unirait peut-être le respect des droits modernes au culte des anciens devoirs, ces jeunes gens entichés des modes et des mœurs occidentales, tout en affectant de nous mépriser, propageaient autour d’eux cette conception que la vie est une affaire et le bonheur un coup de Bourse.

Mikata ne partagea ni les déceptions rancunières des uns ni l’âpreté un peu cynique des autres. Sa foi survécut aux malentendus inévitables dont souffre une âme orientale égarée parmi nous. Il aimait la France avant que d’y atterrir ; il l’aima quand il l’eut quittée. Son esprit s’y exerça dans une sorte de pénombre, et, comme l’ensemble lui échappa toujours, il promena de détail en détail sa curiosité laborieuse et son obscur émerveillement. Je n’ai jamais rencontré d’homme plus étranger aux idées religieuses. Les Maristes qui l’assiégèrent trois ans perdirent leur latin à le vouloir convertir, pour l’excellente raison que, ni bouddhiste, ni shintoïste, ni croyant, ni incrédule, il n’était point convertissable. Mais il croyait au Progrès, à la Justice, à la Liberté, à la Science ; et ces mots que les vents d’Europe ont semés par le monde, ces mots indéfinis, qu’il était allé lui-même entendre à la bouche de l’oracle, l’emplissaient d’assurance et d’orgueil. D’une probité scrupuleuse, d’une franchise souvent déconcertante, également éloigné du formalisme japonais qu’il avait désappris et de l’étiquette européenne qu’il avait mal comprise, fidèle à des instincts d’honneur et de désintéressement que le travail des générations confucianistes avait incrustés dans son cœur, naïf et vaniteux, il rassemblait en lui les traits épars du Japon moderne, d’un Japon moyen, encore honnête par atavisme, grisé d’idées fumeuses, détaché de ses traditions, tourmenté par l’éveil de son sens critique.

Et surtout cet homme, qui avait déjà fait l’expérience qu’un diplôme ne peut rien sans la brigue, représentait, au milieu de cette société en travail, la légion naissante des demi-savans, des malchanceux, des mécontens, des déclassés, qui s’y dresseront un jour pour protester au nom de l’intelligence méconnue contre la tyrannie de la finance et la corruption du pouvoir. Ils n’en sont pas là, mais la politique les y achemine. Elle les introduit dans le plus dangereux laboratoire des consciences humaines. Ils y voient comment les convictions s’agrègent et se dissolvent, sous quelles influences les principes se transforment, par quel procédé les intérêts mesquins se teintent de couleurs généreuses, et ce qui reste de sincérité au fond de l’alambic. Plus tard, ils y découvriront la formule meurtrière. Avant la Restauration, un garçon comme Mikata ne se fût point aventuré hors de son village. Il n’eût prétendu qu’à la gloire de servir, dans l’humble condition où les dieux l’avaient logé, ses ancêtres et son prince. Aujourd’hui, les mains lui démangent de toucher aux destinées de son pays ; il se sent propre à gouverner ses concitoyens ou du moins à leur fabriquer des lois : c’est un métier commode et qui n’exige que de la persévérance dans la présomption. Désappointé, mal payé de ses efforts, supérieur à beaucoup de Japonais par une instruction mi-européenne, qui lui rend plus sensibles leur ignorance et leur entêtement, et impuissant à établir sa supériorité, faible comme toutes les âmes dont l’harmonie est rompue, il cherche et trouve dans la politique des occasions de jouer avec des idées vagues et de sonores néologismes, des alimens pour ses espérances et des satisfactions pour ce goût des petites intrigues adroitement enchevêtrées dont les peuples jaunes se sont fait une sorte d’esthétique. Son esprit est plus hardi que son caractère et plus imprudent que hardi. Il juge et tranche ; mais le vieux respect hiérarchique l’intimide encore, et, si sa parole s’en affranchit, son geste en garde la courbure. Il s’indigne parfois du succès et ne se tient point de le saluer.

On m’a parlé d’un géographe qui, cantonné dans la géographie militaire, pouvait à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit énumérer les diverses garnisons où chaque régiment de France avait résidé et résidait encore. Cet homme merveilleux ne l’était pas plus que Mikata qui savait, à un sen près, ce que coûtait chaque élection et qui suivait heure par heure les évolutions des camarillas sur la carte du Parlement. Il étudiait leurs manœuvres, devinait leurs stratagèmes, prêtait l’oreille à leurs mines souterraines. Les ruses bien filées, les complots bien ourdis nattaient son toucher d’expert. C’était un amateur passionné qui, dans l’ombre où il marquait les coups, attendait l’occasion problématique d’en porter lui-même. Et les idées, qu’il avait achetées sur le marché de France, erraient, prisonnières dépaysées, au milieu des japoneries de son cerveau, cassant les unes, écornant les autres, aussi incapables d’en sortir que de s’y asseoir paisiblement.


III

Or, au commencement de février, l’honnête Mikata me demanda un congé d’une semaine, afin d’accompagner un de ses amis, candidat à la députation, dans sa tournée en province. « Une campagne électorale au Japon, fis-je, comme je voudrais en être ! » Il ne répondit rien, mais, le lendemain, il m’apportait une invitation de son ami, et, quinze jours plus tard, par un clair matin de gelée, je traversai, au trot de mes kurumayas, la ville de Tokyo, qui s’éveillait avec son habituel tintamarre de volets heurtés les uns contre les autres, et de châssis glissant dans leurs rainures.

Nous avions pris rendez-vous à la gare d’Uyéno, d’où partent les trains du Nord. Tout ce quartier est ennobli et ombragé d’un immense parc, célèbre par ses temples et ses cerisiers, dont les fleurs éphémères sont la plus belle fête du printemps. L’hiver le glaçait encore, mais déjà les pruniers s’étoilaient, car, si la grâce féminine des cerisiers ne donne ses légers parfums qu’au soleil du renouveau, les pruniers sont pareils aux fiers samuraïs dont l’âme fleurit même sous la neige.

Mikata et son ami, M. Kumé, m’attendaient devant la gare, une affreuse gare, où les vents froids s’engouffrent et traquent les kimonos. Le train chauffait : il avait la mine sale et piteuse d’un laissé pour compte d’une petite exploitation européenne. Wagons, locomotives, tramways, pourquoi cet attirail de notre vie moderne, transporté au Japon, y contracte-t-il cette face lamentable ? Et pourquoi les Japonais s’obstinent-ils, dans leurs bâtisses, à compter sans l’hiver ? J’admets qu’ils offrent aux intempéries de la saison une plus belle résistance que nous ; tant il y a que leurs nez bleuissent comme les nôtres, et qu’on en voit partout qui de leurs bras se battent les flancs avec une farouche résignation.

On m’ouvrit un compartiment de première qui me parut occupé, et j’allais courir à un autre, quand Mikata m’arrêta : « Ce sont nos amis, » me dit-il. Le compartiment était disposé en forme de salon et, au milieu, la tiédeur discrète d’une maigre bouillotte, dissimulée sous une couverture, empêchait tout juste nos haleines de s’y congeler. Les six ou sept voyageurs qui nous y avaient précédés, immobiles et silencieux, ne nous adressèrent pas un regard. Mais, aussitôt que le train se mit en marche, M. Kumé nous présenta les uns aux autres. Ils se levèrent, me saluèrent et se rassirent sans desserrer les lèvres. Ces messieurs, membres influens du comité électoral de M. Kumé, étaient venus le chercher à Tokyo, afin de lui faire un cortège d’honneur. L’un d’eux, vieillard ratatiné, bourrait de temps en temps sa pipette en nickel, en tirait dare dare les quelques bouffées, la vidait d’un coup sec et, tourné vers la portière, regardait de ses yeux clignotans la fuite du paysage. Les autres s’absorbaient dans la contemplation de la bouillotte, hormis un grand gaillard coiffé d’un chapeau melon, un mouchoir blanc noué autour du cou, et qui souriait aux anges. Sa figure ovale, ses joues grasses, son teint presque aussi rose que celui d’une Japonaise, sa physionomie étourdie et franche ressortait parmi leurs visages mornes. En face de ces gens revêtus de hakamas et de haoris, M. Kumé, son secrétaire, Mikata et moi, nous représentions à des titres divers l’envahissement européen.

M. Kumé, plus gros que le commun des Japonais, mais bien proportionné, respire la civilisation américaine. Son complet à carreaux gris, sa casquette du même drap, son mac-farlane, ses bagues d’or et ses diamans, tout en lui semble importé de Chicago. Il a le front haut, si haut même que ses yeux, son nez épaté et sa bouche épaisse, me rappellent ces villages dont on aperçoit de loin les fenêtres pressées au bas d’un rocher à pic. Son sourire, d’une extrême douceur, découvre deux rangées de petites dents courtes et larges dans des gencives d’un rouge éclatant. Il a voyagé en Angleterre et en Amérique ; et, — pendant que le train roule à travers une plaine qu’on a nommée la prairie, et que la culture maraîchère des Japonais, trop nombreux pour les bonnes terres trop rares, morcelle et quadrille de jardins potagers, — il m’expose rapidement sa situation et ses idées politiques. Son élection est assurée. Si la ville de Mayebashi, où nous allons, lui manifeste quelque hostilité, Numata, sa ville natale, où nous irons ensuite, lui est tout acquise. Aucune candidature sérieuse n’a surgi contre la sienne. Le bruit répandu par ses amis qu’il dépocherait au besoin trente mille yens, a fait rentrer plus d’une ambition dans son trou. Un seul adversaire demeure encore ; mais il n’affronte point la bataille. Il se réserve d’intervenir seulement au cas où M. Khumé arrêterait les frais avant l’heure. Le malin piquerait alors sur son rival et en reprendrait à son compte les actions discréditées. Sa compétition virtuelle garantit leur lustre coutumier aux banquets électoraux, et préserve les citoyens des économies indécentes où un candidat sans régulateur se laisserait peut-être entraîner. Mais M. Kumé ne lésine pas. Il s’est mis à l’école des Yankees et, lui qui vient de construire un chemin de fer à Formose, conçoit la politique en homme d’affaires. Le Japon, sous l’impulsion des nouveaux traités, donnera bientôt dans les entreprises industrielles. C’est le moment, pour un ingénieur qui se respecte, d’entrer au Parlement. Ni libéral, ni progressiste, ni conservateur, homme du Nord naturellement ennemi des clans méridionaux, dont l’avidité depuis trente ans détient le pouvoir, fils d’un samuraï qui combattit contre les troupes de l’Empereur, du temps que les impériaux criaient : Mort aux étrangers ! M. Kumé ne s’est point embarrassé de vagues idéologies, et n’a trié dans le déballage des théories occidentales que deux ou trois principes américains d’un usage commode et d’un entretien facile.

Je crois que, de toutes les influences étrangères, celle de l’Amérique agit le plus profondément sur l’esprit japonais. La France, l’Allemagne, l’Angleterre même, ne marquent pas d’une empreinte spéciale les étudians que le Japon leur envoie. Notre civilisation est trop complexe, notre atmosphère trop chargée d’idées contradictoires, pour qu’ils puissent retirer de notre commerce une direction nette et forte. La vieille Europe les étonne, les étourdit, les bouleverse, les déforme, les gâte ou, ce qui est encore plus fréquent, ses antithèses se neutralisent et glissent sur eux sans les entamer. Les Etats-Unis n’ont point à concilier les revendications d’un long passé, avec les nécessités de l’heure présente et les menaces de l’avenir. Les morts n’y parlent pas comme chez nous ; et, si les peuples assemblés y forment un extraordinaire delta de flots humains, tous ces flots roulent d’un cours unanime au même océan. On n’en voit point s’attarder et s’endormir le long des rives, ni d’autres refluer vers leur source. De San-Francisco à New-York, tout affirme et proclame la confiance de l’individu en son individu et le pouvoir de l’association libre fondée sur l’or. Je ne dis pas que l’Amérique ne ressente pas aussi ses mystérieux orages et ses déchiremens d’âme ; mais les multiples races qui s’y confondent ont dû adopter des mots d’ordre très simples, très clairs, d’une portée universelle. Ce sont eux que nous entendons et qui dominent le mélange des voix discordantes. Ils tombent de haut et s’enfoncent du premier coup dans l’esprit du petit Japonais, et, comme cette société individualiste, brutale, égalitaire, industrielle, sans tradition, sans aristocratie, sans hiérarchie, est exactement l’opposé de l’ancienne société japonaise, il la comprend par la violence même du contraste, tandis que la nôtre, moins différente de la sienne, travaillée du doute et de l’angoisse, sillonnée de courans contraires, hantée de la beauté douloureuse des révolutions, l’inquiète, le déroute ou lui reste inintelligible. On reconnaîtra toujours un Japonais qui a vécu, ne fût-ce que six mois, aux Etats-Unis. Quand l’idéal sommaire, que leur exemple propose à notre activité, révolterait son ingénieuse politesse, il n’en revient pas moins convaincu que, pour atteindre à l’état de citoyen moderne, il lui suffit de prendre le contre-pied de tout ce que ses ancêtres ont fait, de toutes leurs croyances, de tous leurs sentimens, de tous leurs rêves. La méthode est précise et lui semble infaillible.

Je ne prétends pas que M. Kumé la suive avec rigueur ; et, sous son vernis américain, je devine encore l’âme japonaise, mais une âme allégée, simplifiée, plus expéditive que celle de mon pauvre Mikata, où se débattent des idées crépusculaires. Il me déclara que la constitution politique de son pays ne le satisfaisait point, baraquement dressé à la hâte dans les ruines d’un château féodal. Il eût voulu qu’on démolît l’ancien régime jusqu’en ses fondemens, qu’on rasât les anciens vestiges des institutions surannées et qu’on rebâtit l’édifice en pierre et en fer. Ce radicalisme sentait son rudiment américain. Le Japon encore embroussaillé de préjugés et de vieux respects, tout rocailleux de ses coutumes locales, quel beau terrain pour le sarclage et le défrichement ! Devant cette œuvre pratique et fructueuse, bien fou qui s’empêtrerait d’étiquettes politiques ! M. Kumé est libéral, quand le libéralisme lui donne ses coudées franches ; progressiste, quand les progressistes font litière de tout ce qui les gêne dans le passé ; nationaliste, quand le nationalisme assure aux citoyens japonais la sécurité des monopoles. Il pencherait volontiers vers la république qui lui semble, parmi toutes les formes de gouvernement, la plus favorable aux gens d’affaires ; mais une monarchie constitutionnelle, comme l’anglaise, réaliserait ses vœux.

Je lui demandai s’il développerait ces idées devant les électeurs. Il laissa courir ses yeux sur nos taciturnes compagnons et me répondit en souriant : « Non, pas encore. Ils ne me comprendraient pas. » Et, la vue de sa garde d’honneur le rappelant à ses devoirs de courtoisie, il ouvrit son sac de voyage et y prit une liasse de journaux japonais qu’il distribua gravement à son entourage. Les membres du Comité esquissèrent de la tête et du buste un plongeon silencieux, et, après les avoir reçus et soulevés à la hauteur de leur front, en signe de remerciement, ils les déplièrent sans hâte et en commencèrent la lecture. Seul, le petit vieux continua de bourrer sa pipette et de clignoter aux poteaux télégraphiques.

Mon attention se détourna vers le secrétaire de M. Kumé qui s’entretenait avec Mikata.

C’était un étrange garçon : maigre, l’air famélique sous sa redingote étranglée, il portait sur sa figure la grimace de l’éblouissement. On eût dit qu’il sortait toujours d’un lieu sombre et que tous ses traits offusqués se contractaient au choc du soleil. Igarashi n’avait jamais quitté le Japon et ne parlait que sa langue natale ; mais, dès sa plus tendre jeunesse, il s’était brûlé à la chandelle de la politique, et la folie qui s’empara jadis des contemporains de la Restauration le possédait encore. Médiocrement instruit, mené par les gestes d’ombre que les idées en passant projettent sur les murs, il fut dévoré du besoin de combattre n’importe où et pour n’importe qui. Il n’a d’autre ambition que de haranguer les foules, et ne soupire après d’autre honneur que de se voir imprimé dans les gazettes. Son désintéressement passe la vraisemblance : loin de solliciter des places, il s’emploie de ses propres écus au triomphe de son cher candidat. M. Kumé le paie trente yens au mois ; Igarashi en dépense le double et le triple, moins encore par dévouement à l’homme que par amour de l’art. Il s’attacha naguère à un des anciens députés de Mayebashi, et les gens y gardent le souvenir de ce politicien endiablé qui, monté sur un cheval blanc, battait la campagne et relançait les électeurs. L’Amérique et la France lui paraissent de loin des terres privilégiées où les citoyens pérorent et votent du matin au soir. Nos orateurs lui sont familiers : il a lu des bribes de leurs discours traduits en japonais. Mais surtout il collectionne les journaux qui publient leurs portraits et reproduisent leur pantomime. Leurs attitudes tribunitiennes, leurs bras étendus, leur tête rejetée en arrière, leur main frémissante et crispée sur le cœur le poursuivent jusque devant les miroirs. Il étudie son Gambetta, il le tient, il l’a dans les muscles et dans l’œil. Sincère, brouillon, affairé, mouche retentissante du coche électoral, prodigue de sa personne et de son patrimoine, ce brave néophyte, dont la réverbération lointaine des foyers d’Europe a échauffé la cervelle, vagabonde à travers la politique avec des gestes de poète et une âme d’enfant. Sa modestie l’écarté des premiers rôles ; mais quel bonheur pour lui de verser son argent et sa parole dans le moule d’où sortira un Député ! Encore deux ou trois dissolutions, l’héritage de son père fondu et volatilisé, Igarashi n’aura d’autre ressource que d’aller au Parlement et d’y contempler sa dernière œuvre, comme ces fidèles ruinés d’aumônes qui, parmi les Bouddhas alignés, regardent avec amour la statuette que leurs suprêmes offrandes contribuèrent à dorer, et, pleins d’un candide orgueil, s’imaginent un instant que le temple est leur ouvrage.


Vers 11 heures, les deux valets de M. Kumé entrèrent dans notre wagon : l’un, figure longue, osseuse, olivâtre, vêtu en bicycliste ; l’autre, pas plus haut qu’une botte, habillé d’un complet beige et le chapeau mou sur l’oreille. Ils portaient des paniers de provisions, de beaux paniers dont les compartimens renfermaient couteaux, cuillers, fourchettes, assiettes, gobelets, tout le luxe occidental. On en retira d’abord le déjeuner des Japonais et chacun des membres du Comité reçut une boîte en bois blanc, rectangulaire, qui contenait douze saucisses de riz enroulées dans des herbes marines. Ils avalèrent leurs douze saucisses, pendant que les valets nous beurraient des tartines et ouvraient les conserves. Quand les bouteilles furent débouchées, personne ne refusa de goûter au bordeaux ; plusieurs même acceptèrent un petit verre de cognac, mais, à peine l’eurent-ils vidé, leur visage congestionné se teignit d’un rouge de brique. M. Kumé me prévint que je ne referais pas de déjeuner semblable et s’excusa par avance des repas indigènes que ses amis m’infligeraient. Je lui répondis que j’aimais la nourriture japonaise, à quoi il me repartit qu’il préférait la cuisine européenne.

Nous approchions de Mayebaslii. Mikata me demanda tout à coup si j’avais mon passeport. Misère de moi ! Je l’avais oublié. Cette nouvelle arracha à mes compagnons des cascades de  ! gutturaux. Ils se regardèrent, hochèrent la tête et s’abîmèrent dans une pénible méditation. L’un d’eux cependant rompit le silence et parla longuement : « Qu’a-t-il dit ? » demandai-je à Mikata. — « Il a dit que c’était grave. » Je le savais et que la police japonaise ne plaisante pas sur cet article. Je me voyais déjà contraint de retourner à Tokyô. Adieu, ma campagne électorale ! Un second électeur prit la parole et la garda plus longtemps que le premier : « Eh bien ? » — « Eh bien ! fit Mikata, il a dit que c’était très grave. » Je compris que la consultation menaçait de s’éterniser et que, fidèles à leur tour d’esprit, les Japonais se préoccupaient moins de remédier à mon oubli que d’en dérouler toutes les conséquences. Je proposai d’envoyer un télégramme ; mais M. Kumé avait réfléchi et décidé qu’on avertirait le commissaire de police et qu’on dépêcherait à Tokyo un soshi qui rapporterait le précieux papier.

Soudain, le train s’arrêta. Des acclamations ébranlèrent nos vitres ; sur le trottoir de la gare, le comité de Mayebashi, qui s’était porté à la rencontre du candidat, s’époumonait avec ensemble. Ce fut énergique et heureusement bref. Une trentaine de kurumas nous attendaient, et notre procession galopante traversa la ville. Les petites servantes se mettaient aux portes, et, du fond des boutiques, les gens, à genoux et le corps penché en avant, se montraient du doigt le futur député. Je ne passai point inaperçu ; des cris de todjin ! todjin ! me jetaient à la figure ma qualité de barbare. Sauf un morveux qui y joignit l’épithète désobligeante de baka (imbécile), la surprise que je causai se manifesta fort décemment. Nous atteignîmes ainsi les dernières maisons, et nos voitures nous déposèrent devant un immense lit de torrent desséché, au seuil d’un enclos dont la verdure s’égayait de pruniers fleuris et de bannières.

M. Kumé, à la tête du cortège, y pénétra entre deux haies de vivats sonores, au crépitement des salves d’artillerie, et se dirigea à travers l’humble kermesse, — où des geishas en robes de crépon multicolore servaient du thé, des gâteaux et du saké, cette légère eau-de-vie de riz, — vers un grand pavillon de bois carré, que la ville de Mayebashi loue aux organisateurs de fêtes.

Là, dans la salle du premier et du seul étage, assis sur nos talons devant un hibachi, dont la chaleur s’évaporait par les châssis ouverts du balcon, nous assistâmes au défilé des notables qui venaient saluer M. Kumé. Chacun d’eux s’avançait, s’agenouillait et donnait du front contre les tatamis. M. Kumé, qui avait revêtu une redingote, en faisait autant, et leurs deux têtes, l’une à côté de l’autre, marmottaient quelquefois des mots rapides dont on n’entendait qu’une haleine sifflante, comme une oraison susurrée au confessionnal. Le plus souvent l’électeur restait muet, se retirait à la façon des écrevisses et allait s’agenouiller plus loin parmi ses compagnons qui, groupés autour d’un hibachi, débourraient leur pipe en la frappant sur le bord du brasero. M. Kumé se prosternait le mieux du monde, mais les habits européens conviennent mal à cette politesse de prosternation.

Les réceptions terminées, nous descendîmes. Sur un petit tertre ombragé d’un pin, une table figurait la tribune aux harangues. Le vieux goût japonais l’avait ornée d’un vase de bronze d’où s’élançait, artistement contournée, une branche de prunier. Le président du comité remercia M. Kumé d’être venu ; M. Kumé remercia le président et l’assemblée de leur chaleureux accueil. Pendant qu’il parlait, en face de lui, sur un autre petit tertre, trois geishas entrelacées, le visage enfariné de poudre et les lèvres peintes, souriaient à travers la neige parfumée qu’un jeune arbre inclinait devant elles. Entre les deux tertres la foule massée écoutait l’orateur et accueillit ses dernières paroles d’applaudissemens qui partirent en fusées inégales. Puis on se dispersa. Le candidat, escorté de ses grands électeurs, fit le tour de l’enclos et contempla la tristesse du paysage, ses lointains d’arbres dénudés, ses routes grises et sa rivière tarie. Les Japonais retournèrent à leur saké. Les geishas sautillaient et clopinaient autour d’eux. Plus d’un les arrêtait au passage, et leur frottait la tête et les épaules d’une brève et rude caresse. Elles n’étaient point jolies, ces provinciales, mais leurs kimonos à ramages et leurs riches ceintures se poursuivaient sous les arbres comme des taches de lumière et des lueurs de vitraux.

Au moment où nous nous préparions à sortir, on voulut nous régaler de leurs danses. Elles accoururent et s’alignèrent sur deux rangs, les petites devant les grandes. A droite et à gauche, les joueuses de shamisen, leur instrument aux genoux, commencèrent d’en racler la triple corde. Les éventails des danseuses déployèrent d’un seul coup leur fantaisie bariolée et les mignonnes getas s’avançaient déjà d’un pas, quand un citoyen, dont l’eau-de-vie de riz amollissait les jambes, se mit en tête de passer, perdît l’équilibre et s’étala sur le nez. Il ne fallut pas moins de trois camarades pour l’emporter au milieu des éclats de rire. « Est-ce un électeur ? » demandai-je à Mikata. — « Non certes ! » — « A quel titre boit-il donc le saké de M. Kumé ? » — « Hé ! fit-il, pensez-vous qu’on n’ait à plaire qu’aux électeurs ? Chacun a ses amis, ses conseillers, ses cliens, ses vieux serviteurs qu’il est indispensable de fêtoyer, si l’on veut obtenir son suffrage. »

Les geishas, qui avaient du mal à reprendre leur sérieux, nous donnèrent alors le spectacle de leurs menues contorsions accompagnées de refrains aigrelets. Leurs avant-bras tournaient lentement sur leurs coudes et leurs mains remuaient les doigts en cadence. Elles ébauchaient de petits gestes imprécis, qui n’avaient rien de coquet ni de voluptueux, et pivotaient ainsi qu’un bataillon scolaire à l’exercice. Du sens peut-être caché de leur mimique, je ne percevais que le jeu des éventails, qui s’attiraient et se repoussaient. D’ailleurs, sous ce ciel et dans ce décor d’hiver, leur chorégraphie me parut inharmonieuse et malingre ; mais, indulgens aux mesures manquées qui en brouillaient les figures, les Japonais leur prodiguaient un applaudissement, dont ils s’étaient montrés presque avares envers les orateurs.


Nos kurumas nous menèrent à fond de train au plus bel hôtel de la ville que M. Kumé avait choisi pour y recevoir ses visiteurs.

Les hôtels japonais m’ont toujours enchanté : j’en aime la salle d’entrée, moitié cuisine et moitié vestibule, où l’on quitte ses chaussures devant des rangées de getas, tandis que le patron, la tête courbée et les mains écartées, s’avance en souriant et que les servantes prosternées vous saluent d’une voix claire. J’en aime les escaliers incommodes et luisans, le jardin et ses lanternes, gros champignons de pierre épanouis au milieu des arbres nains et des rocailles, et les galeries qui le contournent, et leur plancher qui crie, et ses pavillons reliés par des arches de bois, et de partout, en réponse aux claquemens de mains qui les appellent, le  ! des servantes, ce hé prolongé en plaintif haï ! et pareil à un bêlement de chèvre.

On nous conduisit, après bien des détours, dans une chambre isolée au haut d’un raide escalier. La pièce assez vaste et lumineuse affichait un luxe moderne qui seyait bien au salon d’un député. Deux fauteuils balançoires de fabrication américaine oscillaient le long du mur ; un tapis de feutre à fleurs rouges recouvrait les tatamis ; parmi les braseros, sur un tabouret de laque dorée des cigares de la Havane enroulés de papier d’argent scintillaient dans leur boîte. Mais un grand paravent, où les tortues et les cigognes voyagent de conserve, nous transmettait les heureux présages du vieux Japon, et, au fond, près du toko, — ce pilier fait d’un tronc noueux et veiné, colonne de la maison qui en représente le foyer, et qui me rappelle toujours l’olivier robuste autour duquel le divin Odysseus bâtit sa chambre nuptiale, — sur les blondes nattes de l’alcôve, élevée de quelques pouces au-dessus du plancher, trois petits arbres centenaires tordaient leurs rameaux avec un raffinement sauvage, et l’un d’eux, ô merveille ! un prunier, se couronnait de fleurs minuscules. C’était vraiment une pièce bien meublée.

Nous nous rangeâmes devant cette alcôve, à genoux ou les jambes croisées, sur des coussins de soie, et la place de M. Kumé était marquée de coussins plus fournis et plus éclatans. Les réceptions recommencèrent ainsi qu’au pavillon de la kermesse, mais les visiteurs buvaient une petite tasse de thé et allumaient un cigare. J’aperçus alors, agenouillé près du seuil, un jeune homme élégant et svelte, dont la jolie main négligente jouait avec un éventail, un de ces éventails de papier grenu, tout blanc, et bordé d’un filet d’or, les plus simples, ceux des grandes cérémonies. Il avait le front fuyant, les traits fins, l’œil tour à tour dédaigneux et caressant, et les lèvres d’une inquiétante mobilité. On me déclina son nom et son titre : Nojô, chef des soshis. Descendant de samuraïs, ancien étudiant redouté pour son humeur chatouilleuse et la promptitude de son poignard, ce bravo de la politique à la solde du candidat décelait encore en ses moindres gestes la grâce héroïque et simple de ses aïeux. Sa figure me remémorait les profils fièrement campés des hommes d’armes dont les dessinateurs japonais illustrent les contes à la Dumas de leur vieux Bakin. Tout à coup il se leva et disparut. Nous entendîmes dans l’escalier une rumeur de voix âpres suivie d’une sourde dégringolade, et tout retomba au silence. Nojô rentra aussi calme qu’il était sorti. Personne n’avait eu l’air de remarquer son absence, ni ces bruits insolites, mais j’appris plus tard qu’on avait repoussé les soshis de l’adversaire, car cet adversaire dilettante entretenait des soshis uniquement pour forcer M. Kumé à la même dépense.

Celui-ci, cependant, à mesure que les visites se succédaient, trahissait je ne sais quelle lassitude mêlée de désappointement. Mikata m’en donna la raison. M. Kumé, dont l’illusion s’expliquait par ses longues absences hors du pays, s’était imaginé que les électeurs l’interrogeraient sur son programme et ses principes. Il avait passé plusieurs jours à prévoir leurs questions et à préparer ses réponses. Et voici que les électeurs ne lui demandaient rien, fumaient paisiblement ses cigares et ne manifestaient aucun désir de connaître sa pensée. Au bout d’une heure, le moment venu pour lui d’aller rendre les visites reçues, il se leva. Ses deux valets s’avancèrent : l’un portait son pardessus, l’autre le lui endossa ; ils lui prirent chacun une main et le gantèrent ; enfin, le premier lui ajusta son chapeau et le second fixa dans sa cravate une grosse perle montée sur or. Et ce Japonais qui se piquait d’esprit révolutionnaire, ce radical ennemi des princes et des vieilles religions du passé, redevenait à son insu, dans ce milieu imprégné de l’ancienne civilisation, devant ses cliens et ses hommes liges, une sorte de prince féodal taciturne et silencieusement obéi. C’est ainsi que tout récemment j’avais vu, à Tokyo, au théâtre de Meiji-za, le Shogun Yemitsu, exhaussé sur de riches coussins, immobile, entouré de ses immobiles daïmios, et revêtu par des courtisans muets.

J’attendis le retour de M. Kumé avec Mikata et plusieurs de nos compagnons du matin. Le jeune Takéuchi, dont la bonne figure d’écervelé m’avait tant plu, m’amena son frère, Takéuchi l’Ancien, ex-député de l’arrondissement, qu’une dissolution prématurée avait désarçonné de sa chimère ambitieuse.

Ce parlementaire efflanqué, vêtu d’un pantalon collant et d’un veston bleu sombre, la cravate prise entre son cou et son col en celluloïde, m’observa de ses yeux noyés et malins qui papillotaient sous le gonflement de ses paupières et les poches terreuses de ses longues joues comme de petites flaques d’eau dans une ornière. Et, pendant qu’il m’étudiait sans hâte, je comptais les poils de sa barbe, ces gros poils grisâtres dont la roche poussée lui descendait du menton et des oreilles et lui faisait l’espèce de collier hérissé d’un dieu chinois. Sa bouche, étrangement garnie, organisait un large et haut sourire.

Nous nous mîmes à causer lentement, avec des pauses, entre deux cigarettes ou deux tasses de thé.

— Quelle impression gardez-vous, lui demandai-je, de votre passage à la Chambre ?

Il n’hésita pas. — « L’impression que tous les députés sont corrompus par des places, des honneurs ou de l’argent. » Et il ajouta : « Nous n’avons pas parmi nos hommes politiques un seul homme d’Etat. »

— Pourtant, fis-je, le comte Okuma…

— Okuma, repartit Takéuchi, Okuma !… » Il se versa un peu de thé chaud et reprit sentencieusement : « L’œil du chat change de couleur. »

Je lui lançai le nom du marquis Ito.

— Hé ! celui-là, me dit-il, nous est pour le moment indispensable. Il a de la malice, plus de malice que de caractère. Avez-vous été aux temples de Nikkô ? Quand vous les visiterez, vous y verrez un dragon qui n’a que deux yeux comme nous tous et qui regarde de huit côtés à la fois. Ito, c’est une belle fille à huit côtés, happo-beppin. On ne le surprend pas facilement. Comprenez-vous ?

Quelques instans plus tard, je le priai de me donner son sentiment sur la civilisation européenne. Son regard pétillait d’ironie, quand, après avoir longuement dodeliné la tête, il la releva et me répondit : « Hé ! je ne dis pas que nous n’ayons point à y prendre, un peu, pas beaucoup ; non, en vérité, pas beaucoup. Nous n’en sommes pas encore dignes… »

Mais l’ironie de ses prunelles et son sourire, dont l’astuce irradiait sur les crevasses de sa figure, tout s’éteignit dans une expression de béatitude solennelle, dès que j’eus prononcé le nom de l’Empereur. « Notre Empereur, fit-il, est la sagesse même. »

— Et les princes ?

Ah ! Takéuchi l’Ancien ne les aime pas, les princes ! Et la plupart des Japonais que j’ai rencontrés pensent comme Takéuchi, et le peuple les ignore ou les raille. La vénération que l’Empereur continue d’inspirer se localise en sa personne ; il n’en rejaillit aucune déférence pour les membres de sa famille, les demi-dieux issus de sa race. Le premier effet de la Restauration impériale fut d’isoler le Monarque en supprimant autour de lui tous les intermédiaires, degrés vivans par où montait jusqu’à son trône la religion de ses sujets. La hache imprudente s’évertua dans les hiérarchies héréditaires et fit un énorme abatis de ses barrières d’avant-garde. « De la forêt détruite il ne reste qu’un chêne. » Et ce chêne où s’enroule la corde sainte du Shinto demeure encore mystérieux et sacré. Mais qui peut assurer qu’on ne percera pas bientôt la frêle palissade dont les hommes effrayés de leur ouvrage se sont empressés de l’enclore ?

Le Candidat rentra au coucher du jour. Il revint majestueusement s’agenouiller près du toko et de nouvelles réceptions s’ensuivirent. On m’avait retenu une chambre dans un autre hôtel, et, comme j’y devais dîner en compagnie de Mikata, du jeune Takéuchi et d’un notable de la ville, nous prîmes tous quatre congé de M. Kumé.


L’hôtel où nos kurumayas nous menèrent sous la tombée froide du soir était plus petit, plus intime, et rien, dans ses pièces admirablement vides, ne révélait le passage des Européens, rien que les lampes à pétrole. Une servante joufflue et plus fraîche qu’un buisson de roses, déposa devant chacun de nous un tabouret de laque, et le dîner commença par l’échange traditionnel des coupes de saké, de ce bon saké que l’on sert chaud dans des cruchons un peu plus grands que nos anciens huiliers. Et le jeune Takéuchi m’interrogea :

— Combien pouvez-vous boire de coupes ?

— Ma foi, je n’ai jamais compté.

— Moi, dit-il, je puis aller jusqu’à cinquante.

— Joli chiffre !

— Hé ! soupira-t-il, j’en ai rudement bu la nuit dernière, à Tokyo ! Nous étions au Yoshiwara. Mais, je n’ai fait qu’y boire, car ma religion me défend de tromper ma femme. » Et il ébaucha en riant un signe de croix : « Vous reconnaissez ? » dit-il avec un clignement d’yeux.

— Êtes-vous donc catholique ?

— Hé ! répondit-il, je suis orthodoxe. Un pope est venu, qui m’a converti à la religion russe.

Là-dessus notre servante nous apporta dans des soucoupes du poisson, des légumes salés, une tranche d’omelette épaisse, et dans un bol de laque une soupe dont le couvercle mal joint laissait monter l’odeur appétissante. Et tranquillement, accroupis devant nos tables, dans la clarté laiteuse d’une haute lampe au globe de papier, nous picorions de nos baguettes en bois blanc sur l’omelette, les légumes et le poisson.

— Je voudrais bien savoir, repris-je, ce qui décida votre conversion.

— Hé ! répondit-il avec cette vivacité qui le distinguait des autres Japonais, le pope m’a prouvé qu’il ne pouvait y avoir qu’un Dieu et cela m’a paru si beau que je n’en ai pas demandé davantage.

— Puisque votre Dieu est le nôtre, n’aimez-vous pas les étrangers ?

— Je n’ai de sympathie ni pour les Anglais ni pour les Allemands, mais autrefois j’aimais les Français.

— Autrefois, dites-vous ? Et maintenant ?

Il reposa sur sa table la coupe de saké qu’il portait à ses lèvres et gentiment : « Les Français, fit-il, sont comme nous, chevaleresques, polis, capricieux et vifs : voilà pourquoi nous les aimions, et nous croyions qu’ils nous aimaient aussi. Mais depuis que vous vous êtes ligués avec la Russie et l’Allemagne pour nous arracher ce que nous avions gagné dans notre guerre de Chine, nous ne vous portons plus la même amitié. Quelle raison aviez-vous de nous causer de la peine ? »

— Je suis un grand ignorant, lui répondis-je, et les hommes qui marchent sur les nuages, comme vous appelez les puissans du monde, ne m’ont point confié leurs desseins. Mais ce caractère chevaleresque de la France que vous prisiez naguère ne l’obligeait-il pas de suivre et de soutenir son alliée, la Russie ?

Cet argument sembla le toucher ; il pencha la tête et croisa un instant ses bras dans ses amples manches, puis il reprit :

— Hé ! ce que vous me dites me paraît juste et je vous en félicite. Mais approuvez-vous les Russes ?

— Je ne les approuve, ni ne les condamne. Je sais qu’en France l’opinion publique exaltait votre courage et se réjouissait de vos victoires. Seulement, avouez que notre intervention vous a tirés d’un pas hasardeux. Quand il s’agit de gloire, le Japonais se borne malaisément avant l’ivresse. Le saké de votre vertu guerrière vous avait emportés au-delà de toute prudence. Excusez-nous si, en bons amis, nous vous avons arrêtés à la cinquantième coupe.

Cette image le chatouilla plaisamment, et le notable de Mayebashi y prit plaisir, car nous échangeâmes force coupes de saké, et les cruchons se succédèrent avec diligence.

Et, pendant que j’exprimai à Mikata mon contentement de cette soirée, mes deux hôtes m’examinaient et jabotaient tous deux ensemble, et j’entendais ces so ! sodeska ! sodes ! points exclamatifs ou marques d’approbation dont les Japonais ponctuent leur entretien et ne cessent de couper leur interlocuteur. Enfin, le notable se tourna vers Mikata et lui tint un petit discours que ce dernier, qui en comprenait la naïveté et en éprouvait cependant une légère pointe d’orgueil, me traduisit ainsi : « Ces messieurs me prient de vous dire que vous ressemblez à un vrai Japonais. » Japonais, soit ! Cette ressemblance dont je ne m’étais pas encore avisé m’imposait des devoirs et je n’y faillis point. Mes bâtonnets détaillèrent plus gaillardement ce qui me restait de poisson ; je lampai ma soupe qui me parut succulente, et, le saké en main, je me sentais en humeur de faire raison à tout l’état-major de M. Kumé, y compris le gentil Nojô. Et la servante agenouillée près d’un petit baquet en laque noire nous emplit nos écuelles d’un beau riz blanc cuit à l’eau. Et, de temps à autre, Takéuchi lui jetait une de ces grasses plaisanteries, dont les Japonais sont si friands, une gravelure rabelaisienne qui incendiait le visage de la jeune fille et lui cillait les yeux.

Quand mes compagnons m’eurent quitté pour aller rejoindre M. Kumé, elle enleva rapidement les tables du festin ; on déroula sur les tatamis un matelas et deux futons, — lourdes chapes de soie chaudement doublées, qui tiennent lieu de draps et de couvertures, — et j’eus pour poser ma tête un oreiller de caoutchouc gonflé pas plus grand qu’un manchon. Et la servante, après avoir clos soigneusement les shogis aux vitres de papier revint s’accroupir près du lit, les mains pendantes et les yeux baissés. Je me glissai sous les futons. Alors, elle me borda, assujettit mon oreiller, inspecta la chambre, baissa la mèche de la lampe, se prosterna vers mon chevet, fit glisser la porte sur ses rainures, franchit le seuil, se remit à genoux pour la fermer et disparut. J’entendis autour de moi le bruit d’autres shogis, des pas étouffés par les nattes, des rires, des éclats de voix, des battemens de mains, des craquemens de planches, le trictrac des getas qui s’éloignaient ou se rapprochaient sur les galets du jardin et le fracas de tonnerre dont s’enveloppe une maison japonaise quand on la claquemure de ses grands volets de bois.

Cette nuit-là, par trois fois, la troupe de Nojô repoussa les assauts des soshis adverses. Telle fut la nouvelle que Mikata m’apprit le lendemain matin sur la galerie véranda où nous achevions notre toilette.

Quelques minutes plus tard, un effet de comique irrésistible nie saisit, lorsque j’entrai au salon de M. Kumé. Député, électeurs, ils étaient là, tous, à la place et dans la posture où je les avais quittés la veille. Ni leurs coussins ne s’étaient rapprochés, ni leurs altitudes n’avaient gauchi. Mais Takéuchi l’Ancien parla et sa voix sortait d’une profondeur terriblement caverneuse et se frayait un passage difficile à travers les embarras de son gosier. Takéuchi le jeune montrait des yeux battus, et le nœud du mouchoir qu’il portait au cou, avait, comme le soleil, décrit une demi-révolution et atteint le milieu de sa nuque. Les notables de la ville penchaient la tête avec un respect aggravé d’insomnie, et M. Kumé, ce Bouddha cordial, fermait les paupières aux douces lueurs du matin. Seul, près du shogi entr’ouvert, Nojô, toujours frais et charmant, tapotait sa main gauche de son léger éventail.

— Ne s’est-on point couché ? demandai-je à Mikata.

— Oh si ! seulement ils ont trop bu de saké : voilà ! On a même dû emporter les vieux. Et, ce matin, ils sont fatigués. En bas, Igarashi, l’incomparable secrétaire, hâtait le départ.

Nous nous éloignâmes de Mayebashi dans un misérable tramway, dont les rails longeaient la berge du torrent, à travers une plaine plantée de mûriers et peuplée de fermes neuves. L’air glacé et la vue des pierres luisantes et des beaux galets répandus au lit du torrent achevèrent de réveiller mes compagnons. Le tramway traversa une longue passerelle, et nous en descendîmes à la porte d’un bourg où étaient massés une quarantaine de kurumas.

On pénétra dans la cour d’une maison de thé. M. Kumé s’assit sur le seuil en estrade, les bras et les jambes écartés, les mains aux genoux, pendant que les gens du cortège debout se tenaient à distance. Il ressemblait de plus en plus au Shogun de Méiji-za. Derrière lui, les cloisons des chambres ouvertes, pareilles à des praticables de théâtre, représentaient des pins tordus et des oies sauvages. Et l’on y voyait aussi des maximes en gros caractères chinois que personne ne comprend, mais dont le fin et le délié ont une souplesse et une netteté qui réjouissent les yeux comme une peinture. A quelques pas plus loin, dans une petite niche à peine plus haute qu’une boîte à cirage, quatre renards en porcelaine, assis sur leur arrière-train et les pattes de devant repliées, dardaient leurs museaux pointus parmi les bandelettes de papier qu’on avait suspendues à leur sanctuaire. Les paysans vénèrent et redoutent cet animal fertile en sortilèges et en métamorphoses. Le Député moderne les regarda, me regarda, et se prit à rire.

Enfin, les kurumas s’organisèrent. M. Kumé tendit ses pieds à ses deux valets, qui le chaussèrent de bottes fourrées, et gagna sa voiture. Nous le suivîmes, et bientôt nos quarante véhicules remontèrent à la file indienne le bourg escarpé et dévalèrent dans un sentier à pic. Nos kurumayas courront ainsi pendant plus de quatre heures sans autre repos qu’une seule halte, d’un pas de gymnastique qu’accélèrent ou ralentissent leurs cris rauques. A mesure que nous avançons, la vallée du torrent se rétrécit et s’encaisse entre d’âpres collines. La vie humaine y est partout nichée. Villages et hameaux s’accrochent aux anfractuosités de la montagne, se blottissent sous des rideaux de pins, s’égrènent sur les berges, se tapissent dans les champs. Les maisonnettes sont frêles et pauvres ; de gros galets posés sur les lattes de leur toit empêchent que le vent ne les enlève. Rectangles, losanges et arabesques de culture découpent le flanc des monts, et, plus haut, des arbres en tirailleurs, dont les rameaux fous, le soir, éborgnent la lune, détachent sur la soie limpide et froide du ciel les caprices d’un pinceau trempé d’encre de Chine. Au creux de la vallée, le torrent mort étale ses grèves lumineuses. Çà et là, des portiques ou torils vermoulus conduisent vers une petite masure sacrée. A l’ombre des vieux troncs, des figurines de renards étincellent dans leur ruche de planches. Point de maréchaux-ferrans dont l’enclume retentisse au bord de la route, mais des sculpteurs de dieux qui, pieds nus et bras nus, sur le seuil de leur hangar, polissent avec amour, dans le bois ou la pierre, le sourire de la Kwannon miséricordieuse aux pauvres gens.

A plusieurs reprises, notre défilé s’arrêta. Un campagnard venu en kuruma pour saluer M. Kumé l’attendait au croisement du chemin. M. Kumé descendait de voiture. Le campagnard s’avançait, et, à six ou sept pas de lui, faisait glisser ses mains jusqu’à ses genoux et par trois fois se courbait profondément. M. Kumé l’imitait : tous deux prononçaient en même temps les paroles consacrées, et nous repartions. Si l’ami n’était point d’importance, M. Kumé restait dans son kuruma et se contentait d’incliner la tête.

Ainsi, nous parvînmes à la première étape, devant un cirque montagneux et fermé ; et, comme nous allions nous engager sur le pont du torrent, nous aperçûmes des hommes qui brandissaient des bannières de papier multicolore suspendues à de longs bambous. Ces bannières ressemblaient si parfaitement aux longues affiches dont les abords des théâtres japonais sont pavoises que je crus à des cabotins en voyage. Mais elles célébraient M. Kumé ; elles chantaient sa victoire ; elles promenaient en lettres noires ou rutilantes des phrases extraites de ses déclarations. On pouvait lire sur la plus grande : Le peu que j’ai de cœur rouge appartient à la patrie. Elles nous précédèrent dans le village, et déployèrent une haie triomphale autour de l’auberge qui nous offrit un instant l’hospitalité de son toit croulant et de ses shogis crevés. Igarashi jubilait : « Quel bel accueil reçoit M. Kumé ! » s’écriait-il. On eût dit plus justement : « Quel bel accueil M. Kumé se fait à lui-même ! » Le village n’en ressentait aucune émotion ; les pauvres gens qui passaient devant ces flamboyantes réclames comprenaient bien qu’elles ne s’adressaient pas à eux. Et nous reprîmes notre route, vers un horizon neigeux, secoués d’affreux cahots sur des chemins plus accidentés, mais toujours conduits par nos labarum qui se déchiraient aux branches des arbres, s’enchevêtraient aux fils télégraphiques et menaçaient à chaque pas de culbuter leurs porteurs.


Vers deux heures de relevée, nous entrâmes dans la ville natale de M. Kumé, Numata, la montagnarde, presque invisible sous ses pins sombres et ses feuillages roux. La foule se pressait devant l’hôtel de la grand’rue, et cent pétards annoncèrent notre arrivée aux échos des ravins. Et nous revîmes le candidat et ses électeurs se congratuler silencieusement sur les tatamis d’une belle chambre, dans un décor de cigognes, de tortues, et de poésies chinoises, et sous un plafond de bois à caissons peints.

C’était la première fois depuis six ans que M. Kumé rentrait à Numata, et sa première visite fut pour le tombeau de son père. Il déposa le costume européen et revêtit le hakama et le haori. Ses pieds débarrassés de leurs bottes ressaisirent aisément le cordon des getas. Alors il me parut moins éloigné de ses concitoyens, plus grand et plus noble. L’ampleur de ses riches vêtemens répandit la grâce sur sa tête et ses épaules ; et, revenu aux vieilles modes japonaises, il était pareil à cet Odysseus, quand Pallas Athéné le rajeunit d’une aimable splendeur. Nous sortîmes à pied. M. Kumé marchait devant nous, au milieu de la chaussée, seul ; nous le suivions quelques pas en arrière, mais Igarashi nous avait abandonnés pour veiller aux apprêts du banquet politique. Et ceux qui du fond des boutiques nous regardaient passer savaient où nous allions.

Au portail du cimetière, des figures hiératiques creusées dans le granit accusaient une lointaine influence de l’art hindou et marquaient bien le seuil d’une terre sanctifiée par le Bouddhisme. Les tombes se pressaient, surmontées de lanternes et de pierres bizarrement découpées, et, parmi les cryptomérias, un Bouddha de bronze, émergeant d’un lotus et nimbé d’un cercle en fer, faisait planer sur l’évanouissement des simulacres humains ses regards en amande et son incertain sourire. Nous gravîmes un monticule enclos d’une palissade. Trois tombes d’inégale hauteur s’y drossaient près d’un arbre consacré par une corde en paille ; et, sous un abri de planches, on nous montra la pierre commémorative où les anciens élèves du père de M. Kumé avaient commandé qu’on gravât leur témoignage et l’histoire de sa vie. M. Kumé la contempla et sourit. Son père, samuraï vaincu par la Restauration, retiré dans sa ville, y avait fondé une école. En ce temps-là, les professeurs, n’étant point des fonctionnaires à la merci d’un ministre et mal payés, vivaient respectés de leurs élèves et honorés des familles. Nul n’oubliait que leur main, avant de tenir le pinceau, avait dégainé le sabre. Puis, M. Kumé me montra les tombeaux de ses ancêtres, ceux de son grand-père, de sa grand’mère et de son aïeul. Un petit bonze, enfant de chœur bouddhiste, nous avait rejoints avec un seau d’eau. Il le versa sur les pierres funéraires, et, quand elles furent ainsi purifiées, le valet de chambre tira de sa poche des baguettes odorantes et les alluma devant les tombes. M. Kumé courba la tête ; mais son entourage fumait, causait, semblait se désintéresser de ces rites funèbres.

Chaque fois qu’on rend ses devoirs aux tombeaux de ses parens, l’usage veut qu’on laisse une aumône entre les mains du bonze. Nous redescendîmes vers l’Eglise, simple maison japonaise, temple et habitation du prêtre, au fond du cimetière. Un vieux bonze jaune et décharné, vêtu d’un kimono marron, entr’ouvrit le shogi et s’agenouilla sur la galerie. M. Kumé y posa son front, et leurs deux têtes se frôlèrent longuement. L’Eglise et le cimetière occupaient une terrasse qui, par-dessus le vallon et le lit du torrent, regardait les montagnes. Le site exhalait une tristesse que la teinte grise du ciel exagérait encore, et la bise nous soufflait au visage.

Nous revînmes à la ville par un autre champ de mort : la place boueuse où s’élevait naguère le château féodal. Démoli, rasé, on n’en découvre même plus une pierre. Cependant un furieux cliquetis de bâtons emplissait la solitude, comme si des moissonneurs forcenés se battaient aux fléaux. Le fracas s’échappait d’une bâtisse européenne, du collège. Nous y pénétrâmes : couloirs déserts, pièces vides, un air d’abandon, une physionomie sale et délabrée ; le plâtre des murs tombait déjà par plaques ; mais toute la vie écolière s’était réfugiée dans la salle d’armes qui attenait au bâtiment. Là, tes jeunes Japonais, plastronnes de la légère cuirasse d’autrefois, le kimono retroussé, la tête protégée d’une grille, s’escrimaient des deux mains avec leurs sabres de bois. La sueur leur baignait le visage, et leurs bras s’acharnaient et d’estoc et de taille, à grands coups, sur ce même emplacement où, durant des siècles, leurs pères avaient mené cet héroïque tapage.


Les montagnes se noyaient d’ombre, quand nous touchâmes à l’hôtel. Un kuruma avait dételé devant la porte, et, dans la salle d’entrée, un soshi poudreux me tendit mon passeport. La vue de ce papier, ma sauvegarde, nous mit de belle humeur, et l’on dîna, parce qu’il est prudent de dîner avant de se rendre à un banquet japonais. Puis, suffisamment lestés de riz et de poisson, nous gagnâmes la grande salle où, au nom de ses amis, M. Kumé s’offrait un repas de cent couverts.

Cette salle, en forme de potence, dont les petites tables de laque noire, chargées d’écuelles et de pâtisseries coloriées, s’égrenaient et resplendissaient sur le chaume doré des tatamis, semblait, encore déserte, étaler dans un palais irréel une merveilleuse bombance pour tous les nains des contes de fées. Mais ce furent des paysans qui entrèrent, des paysans aux rudes visages et aux manières douces ; et, comme, à la saison printanière, les glycines déroulent leurs ondes de fleurs parmi les chênes et les pins de Nara, des geishas se répandirent au milieu de ces campagnards en sombres haoris. Tous les invités s’agenouillèrent en face de leurs tables, contre le mur, vis-à-vis les uns des autres, séparés par la largeur du passage. M. Kumé et son état-major prirent place à droite au fond de la salle, et les orateurs se levèrent.

Oh ! l’admirable usage de ne pas attendre pour exposer ses idées que leurs estomacs alourdis engourdissent les convives et de ne pas troubler par une pénible éloquence la béatitude qui suit les libations ! Et quelle heureuse contrainte ! Devant un public à jeun, la sobriété est plus qu’une vertu : c’est une bienséance. J’imagine que les Japonais ont adopté cette coutume afin de corriger la pente naturelle de leurs orateurs à l’abondante stérilité. Je crois aussi que ce peuple délicieusement naïf craint encore qu’au déclin des banquets, on ne sache plus tourner d’agréables mensonges.

M. Kumé commença. Il le fit court, et céda la parole au président du Comité, qui le fit bref. « Ce n’est rien, ce soir, me confia Mikata ; on se réserve pour demain à la grande réunion. » D’autres personnages prononcèrent quelques mots, Igarashi ne perdit point l’occasion de se prendre le cœur à deux mains et de le jeter en pâture à la foule, comme les tribuns d’Europe en usent d’ordinaire. Lui aussi, le gentil Nojo se dressa sur ses pieds, et, d’un coup d’éventail rabattant les plis de son hakama, adressa ses complimens aux citoyens de la ville.

Le seul orateur qui obtint quelque succès fut Takéuchi l’Ancien. Depuis le matin, sa voix s’était un peu éclaircie. Il parla trois fois plus longtemps que les autres, et cependant l’auditoire ne cessa de lui marquer son contentement. On comprend si j’étais curieux de savoir ce qu’avait dit cet ancien député. Or, voici le sens de son discours. Takéuchi l’Ancien avait rêvé la nuit dernière. (Qui se fût jamais douté qu’en cet état, Takéuchi pût encore rêver ? ) Il avait rêvé à Mayebashi, et raconta son rêve à Numata. Mais, pour le comprendre, établissons d’abord que le vague concurrent de M. Kumé s’appelait Araré, comme un village de la montagne ; en second lieu, que Kumé ressemble au mot Kumai, qui signifie le riz offert aux divinités ; enfin que M. Kumé porte le prénom de Tami-no-suké. Traduisez : assistance (suké) du (no), peuple (tami). Et, dès lors, rien n’est plus clair que le songe de Takéuchi l’Ancien. Il avait vu le torrent grossi se déverser du haut des monts, et entraîner dans sa rage le village d’Araé, puis, plus calme, épandre une nappe féconde sur les sillons des campagnes. Et ces sillons avaient poussé un riz excellent (kumaï), qui fut par la suite l’assistance du peuple (Tami-no-suké).

— Vive M. Kumé ! crièrent les campagnards enthousiasmés. Vive M. Kumé !

Et M. Kumé se leva et laissa tomber la formule sacramentelle : « Maintenant, amusez-vous. »

En un instant, la salle du festin, où s’alignaient les convives, présenta le spectacle d’un damier, dont un coup de poing brouille et disperse les pions. Des groupes se formèrent ; des théories de pèlerins agenouillés entreprirent, la coupe en main, le tour du banquet. Et, devant les tables des hommes considérables, ils essaimaient pareils à des grappes de raisins noirs, qu’une ménagère soigneuse a couchées sur de la paille blonde. Et les petites tasses de saké faisaient la navette. Et les geishas aux belles ceintures dansèrent. Les doigts mignons des musiciennes frappèrent la grosse bobine qui leur sert de tambourin. Les baguettes, dont elles décrivaient d’abord lentement de rythmiques et liturgiques paraboles au-dessus de leur front et sous leur menton guindé, piquaient en cadence sur la peau sonore des tambours. Leurs voix grêles se mariaient aux aigres notes des shamisen, cependant que les danseuses esquissaient le geste de s’ouvrir le ventre en souvenir des Quarante-Sept Ronins, dont elles dansaient le pas, ou épaulaient les invisibles fusils de la guerre sino-japonaise, dont elles mimaient la gloire. Quand, la musique s’éteignit, elles nous versèrent du saké, et nous bûmes autant de fois que la politesse nous y convia. Et personne ne s’occupait de politique.

Les gens de Numata se montrèrent à mon égard d’une cordialité charmante. Ils m’offraient leur carte de visite et me tendaient leur coupe. Celui-ci venait me prier de recevoir le lendemain du lait de ses vaches, rare présent au Japon, et j’acceptais. Nous savions fort bien, lui, qu’il ne m’en enverrait pas, moi, que je n’y goûterais point ; et nous étions tous deux très satisfaits l’un de l’autre. Celui-là m’annonçait que son humble village s’apprêtait à m’héberger. Tel désire me conduire à travers les montagnes vers un temple fameux, et tel voudrait que mon pied se posât sur la glèbe de ses champs. Au fur et à mesure que Mikata me traduisait leurs invitations, je voyais se dérouler devant moi les trésors du vieux Japon rustique, et j’ouvrais les narines à ses parfums de myrrhe et d’encens. Malheureusement, leurs beaux discours se terminaient par une petite phrase qui en ruinait les promesses. Ils m’énuméraient longuement les plaisirs que j’éprouverais en leur compagnie, et, en deux mots, me prévenaient que les événemens nous forçaient d’ajourner la fête. Et l’on me présenta le bourgeois de Numata, chez qui M. Kumé allait passer la nuit ; et tout le monde se répétait que, pour loger son hôte, ce riche marchand avait voulu qu’on ajoutât une aile à sa maison. Le saké échauffait doucement les têtes, mais nul ne donnait encore de signe manifeste d’ébriété, sauf un soshi, un grand soshi plus brutal qu’un garçon boucher, qui portait sous son kimono un gilet de flanelle écarlate. Il marchait à pas menaçans au milieu des tables et brandissait un cruchon. Nojô l’empoigna de ses mains délicates. Sous son étreinte, le reître ploya les genoux et se tint coi.

Vers dix heures, M. Kumé s’éclipsa, suivi de quelques notables et d’Igarashi, et je ne tardai point à partir avec Mikata. Des geishas nous escortèrent qui portaient des lanternes. La nuit était froide et sombre, le chemin difficile. Nous marchions sur de grosses pierres plantées d’espace en espace, et la petite geisha, qui m’éclairait de sa lanterne aux rouges pivoines, me prit par la main. Ses frêles doigts d’enfant me guidaient sous les arbres obscurs, et je l’entendis chantonner à mi-voix :

— Que chante-t-elle ? demandai-je à mon interprète.

— C’est une vieille poésie japonaise, me dit-il.

Elle chantait : « Au temps où les pruniers fleurissent, quand on passe, la nuit, sur le mont Kurabei, le parfum de leurs fleurs les décèle dans l’ombre. »


Cette nuit-là, Igarashi qui accompagnait son candidat donna du nez au beau milieu d’une mare ; et le bruit s’en répandit du haut en bas de l’hôtel, car il rentra en si piteux équipage que, n’eut été l’éternel éblouissement de sa figure, personne ne l’aurait reconnu. Il souriait cependant : c’était un homme habitué à payer de sa personne, et que ne démontaient point les accidens du monde. Et du doigt me montrant le ciel :

— Hé ! fit-il d’un air ravi, la neige va tomber !


Le lendemain, quand je me réveillai dans ma chambre haute, les montagnes, les bois, et les routes et la ville, tout était enseveli. Les pierres posées sur les toits les ornementaient de gros clous floconneux. Mes compagnons exultaient. La blancheur de ce lent déluge communiquait à leur âme une légère ivresse. Les Japonais adorent la neige, comme ils font de tout ce qui fuit et luit, insectes brillans, reflets de lune, fleurs éphémères. La poésie de la nature tient pour eux dans la douceur du moment. Plus la féerie est brève et plus le charme en persiste. Le jeune Takéuchi, Igarashi, les membres du comité, sauf Mikata que son séjour en Europe avait rendu frileux, et qui boudait aux enchantemens de l’hiver, décidèrent d’aller déjeuner dans un restaurant d’où l’on découvrirait la campagne.

Sitôt dit, sitôt fait. On nous conduisit à un pavillon d’une jolie maison de thé. Au pied du balcon, les arbres du jardin et les lanternes de pierre pressaient leurs blancs fantômes, et, jusqu’à la blanche montagne, sur la plaine ouatée, les champs de mûriers alignaient leurs arbrisseaux comme de fins balustres enveloppés de dentelles. Et les cerisiers du printemps céleste effeuillaient leurs corolles par toute l’étendue.

Il ne me souvient pas d’avoir jamais eu plus froid. Mes compagnons tiraient les shogis, et, joyeux, exposaient leur front nu à la glaciale incantation. Le jeune Takéuchi tendit les bras vers une maison lointaine surmontée d’un belvédère :

— Hé ! me dit-il avec mélancolie, ceux qui sont là-bas voient plus loin que nous ! Les servantes glissaient sur les nattes, le visage et les mains cinglés de coups de fouet bleus. Et les geishas arrivèrent, la tête encapuchonnée d’une étoffe vert d’eau. La plupart s’étaient collé aux tempes de petits taffetas noirs qui les protègent contre les migraines, mais dont elles rehaussent leur beauté, comme nos dames du temps jadis faisaient de leurs mouches. Et voilà qu’en ces pavillons isolés et perdus sous la blanche rafale, les portes des galeries s’ouvrirent, et, de toutes les chambres, la musique des shamisen s’élança boiteuse et sautillante dans le divin tourbillon de la neige. El nous bûmes du saké. Et devant le kakémono de la chambre qui, bien choisi, représentait un coucher de lune sur des monts neigeux, les voix des musiciennes nous chantèrent de courtes chansons en harmonie avec la nature.

Mon Dieu, que la politique était loin ! Seul, Igarashi ne l’oubliait pas, et l’heure du meeting approchait. Il fallut déguerpir. Mikata grelottait. J’étais gelé, et ravi.


Comment nous pénétrâmes dans la salle de la réunion, non, en vérité, je ne saurais le dire. J’ai gardé l’impression d’y être entré par le toit. Ce n’était point l’effet du saké, mais je vous assure que la neige du Japon ne ressemble pas aux autres neiges. Elle parfume et grise. Je nous revois encore à la queue leu leu au bord d’une toiture à demi défoncée ; je revois dans un ciel crayeux la silhouette de M. Kumé, qui cherchait une lucarne où descendre. Bref, je me retrouvai parmi mes compagnons, au fond d’une grange, sur une estrade couverte de paillassons, et devant un public composé de trois cents Japonais, tous accroupis et silencieux.

Deux tables, deux vraies tables, ornaient la scène. L’une était réservée aux orateurs : j’y aperçus un verre d’eau, un vrai verre, un verre à pied, le seul de la ville peut-être. Le commissaire de police et ses acolytes étaient assis à l’autre. Les assistans, figures bornées, à la fois dures et naïves, petits bourgeois de la cité ou propriétaires des environs, tendaient la peau de leur front et fixaient leurs yeux noirs et ternes sur celui qui parlait.

Ce fut d’abord M. Kumé. Il attaqua la politique des clans. Devant ces hommes du Nord vaincus par les gens du Midi et dont les pères avaient combattu pour le Shogun, je pensais que sa parole, plus énergique qu’éloquente, éveillerait quelques échos. On l’applaudit poliment. Igarashi s’avança. Il rayonnait et, avec des gestes remarquables, il prononça, sur les rapports de la neige et des vertus civiques, un discours émaillé des plus beaux adjectifs de la langue japonaise. On sourit à peine. Mikata marcha d’un pas délibéré vers la table, trempa ses lèvres dans le verre d’eau et fit l’éloge de Gambetta. Puis, après avoir cité Napoléon, il traita des diverses façons de comprendre le gouvernement représentatif. On ne broncha pas.

— Ils ne savent rien, me dit-il, en regagnant sa place.

Mais Nojô se leva, les bras le long du corps, l’éventail dans la main, et dès les premiers mots qui tombèrent de sa bouche, la foule tressaillit d’aise ; les visages, que contractait une laborieuse et stérile attention, se déridèrent, et les applaudissemens jaillirent, spontanés et drus.

Et voici ce que disait Nojô, chef des soshis : « Messieurs, l’honorable M. Mikata vient de parler de la France. Il se pourrait bien qu’on eût traduit du français ce proverbe que nous chantons : Le vent du printemps fait le bonheur des marchands de lunettes. En effet, le printemps est la plus douce saison de l’année : dès qu’il paraît, personne ne reste à la maison. Mais le vent soulève des nuages de poussière et tout le monde met des lunettes. On les met, on les cassé ; les marchands en profitent. L’élection de M. Kumé, c’est le vent du printemps qui souffle pour les kurumayas, les geishas, les restaurateurs et pour moi, soshi ! Je serais toujours pauvre, s’il n’y avait ni élections, ni M. Kumé… L’honorable M. Igarashi vous a entretenus de la neige, mais il ne vous en a pas dit les heureux présages. La neige, messieurs, assure la victoire. C’est pendant une nuit neigeuse que les Quarante-Sept Ronins pénétrèrent chez Moronaô et l’offrirent en sacrifice de vengeance aux Tablettes de leur maître. C’est par un temps de neige qu’à la porte Sakurada les Ronins de Milo coupèrent la tête d’Ii-Kammon-no-Kami ! — (Et Nojô, l’éventail près de l’oreille et la tête inclinée, comme s’il entendait au loin le bruit merveilleux de ces hauts faits d’armes, chanta la poésie populaire qui en consacre le souvenir.) — Vous le voyez, le ciel se porte garant que M. Kumé sera vainqueur. Et c’est encore avec la neige que ce Napoléon, qui fut aussi grand que notre Taiko-Sama, franchit les Alpes, qui sont plus hautes que nos montagnes. On raconte même qu’un de ses tambours, tombé dans un ravin et à demi englouti, continua de battre sous la neige. Eh bien, messieurs, l’honorable M. Igarashi a fait comme le tambour de Napoléon. Il a chu hier soir dans une ornière et cette disgrâce ne l’a point empêché de poursuivre la lutte. Nous sommes tous pareils à lui : même sous la neige, nous crierons : « Vive M. Kumé ! » On crut qu’il avait fini ; mais de son éventail il arrêta les assistans. Depuis que la Restauration a ébranlé le prestige de l’autorité, les Japonais ne peuvent sentir le commissaire de police dont la présence à leurs réunions paralyse la liberté du discours. Nojô ajouta, le bras tourné vers le fonctionnaire impassible :

— Messieurs, je vous présente M. le commissaire. Il s’est montré particulièrement aimable à notre endroit. Il a de bonnes façons. C’est un galant homme.

L’auditoire, dont la joie faisait onduler les lourdes têtes, applaudit à tout rompre, puis s’écoula sans bruit.

Entrés par le toit, nous sortîmes par la porte, et nous retournâmes au restaurant où les maires des communes avoisinantes et les conseillers généraux avaient organisé un banquet intime en l’honneur de M. Kumé.

Pendant que nous enlevions nos chaussures dans la première pièce, un conseiller général s’approcha de Nojô et lui dit :

— Comme vous êtes un soshi, nous ne vous invitons pas à notre dîner ; nous préférons vous donner de l’argent pour que vous mangiez et buviez avec les autres soshis.

Nojô sourit et ne répondit rien. Un maire, qui n’avait point entendu, s’avança et lui dit :

— Comme vous êtes un soshi très distingué, nous serons heureux de vous recevoir parmi nous.

Alors Nojô alla trouver le conseiller général et lui répéta les paroles du maire :

— Et vous, ajouta-t-il, vous savez quel langage vous m’avez tenu. Que dois-je faire ?

Et il n’attendit point la réponse, car la colère l’emportait. Il se précipita sur des bouteilles de bière et des cruches de saké, et la demeure s’emplit d’un fracas de vaisselle brisée et du cri des servantes. Nous fûmes tous fort effrayés et l’on envoya en grande hâte chercher Takéuchi l’Ancien, qui vint en souriant parce qu’il était vieux, avait vu beaucoup de soshis et savait les prendre. Nojô calmé daigna même s’asseoir au festin, mais le ressentiment le mordait au cœur, et sombre, silencieux, il ne tarda pas à se retirer.

Et sur les tatamis inondés de lumière, les convives entremêlés de geishas se réjouissaient devant leurs tables étincelantes. L’intimité entre gens de bonne naissance donnait à cette fête une exquise douceur. Les geishas chantèrent moins qu’elles ne causèrent. On faisait cercle autour des plus âgées qui sont les plus expertes et qui ont sur les lèvres le miel des paroles enjôleuses cl le piment des plaisantes histoires. Et M. Kumé, dont le vieux Japon avait ressaisi l’âme, M. Kumé dansa ! Il dansa une ancienne danse du pays qui me parut admirable, tant ses bondissemens étaient souples et ses attitudes héroïques. Si j’avais été geisha, je n’aurais plus jamais consenti à ébaucher mes timides contorsions devant ce cavalier qui, d’un bout de la salle à l’autre, nous surprenait de ses voltes magnifiques et nous émerveillait de ses poses, tandis que les flammes des hautes bougies s’inclinaient au bruissement rapide de ses manches de soie.


Comme je rentrais à l’hôtel, j’entendis au bas de l’escalier dans la salle de bain des clapotemens, des reniflemens, et je vis à la clarté d’une lanterne blanche, nageant sur l’eau chaude d’une grande cuve de bois, la tête éblouie de notre Igarashi, qui venait de quitter le banquet. Il me sourit et cria d’un air inspiré : « Je mets mon saké dans l’eau ! Sayônara ! (Bonsoir) ».


Le lendemain, Numata gagné définitivement à la cause de M. Kumé, nous repartîmes, et notre file de kurumas, moins nombreuse, redescendit la pente des montagnes, aveuglée de neige et de soleil. Nous nous arrêtâmes souvent : des paysans venus de très loin pour saluer M. Kumé, l’enfant du pays, l’attendaient le long du chemin. Ils avaient marché des lieues et des lieues, depuis l’aube, à travers les fondrières et les ravins, nu-tête et le kimono retroussé sur leurs jambes nues, poussés par ce vieil amour féodal qui franchit monts et vaux sans autre salaire qu’un salut de son prince. Et il fallut encore halter, car la voiture d’Igarashi creva et jeta dans un fossé, cul par-dessus tête, le tambour de Napoléon.

A l’étape, où l’avant-veille nos bannières avaient flotté, Nojô, le visage empreint d’une fière mélancolie, demanda un entretien au Président du Comité et lui soumit la requête suivante : « J’ai reçu hier un tel affront qu’il m’est impossible de me représenter ainsi devant mes cliens et mes subordonnés. J’ai « perdu la face. » En conséquence, il me faut cent yens d’indemnité. Sur ces cent yens, j’en distribuerai cinquante à mes hommes qui laveront dans le saké l’injure faite à leur maître, et j’en garderai cinquante pour acheter une geisha… »

De retour à Mayebashi, je pris congé de M. Kumé, dont l’amabilité délicate ne s’était pas un instant démentie, et qui voulait encore me retenir. Igarashi et Mikata m’accompagnèrent à la gare.


Il me souvenait d’avoir vu jadis sur la route de Paimpol une auberge bretonne qui avait inscrit au-dessus de sa porte en grosses lettres noires les mots extraordinaires : A l’Instar. À l’instar de qui ? À l’instar de quoi ? Personne ne le savait, ni ne le sut jamais, pas même son propriétaire. Et, pendant que le train m’emportait à Tokyo, ces grosses lettres me revenaient à la mémoire, me hantaient les yeux, résumaient pour moi les impressions de ces trois derniers jours. Sur ce vieux Japon, dont un rare mélange de raffinement et de rusticité fait, je crois, tout le mystère, sur sa façade pittoresque, un peu caduque, mais que parfument et décorent si joliment ses bouchons fleuris, les politiciens modernes avaient, d’un pinceau promené dans le goudron des grands navires européens, barbouillé cette enseigne déconcertante mais tout de même juste : A l’Instar.


ANDRE BELLESSORT.

  1. Voir la Revue du 15 décembre 1899.