Voyage au Brésil (Biard)/01
VOYAGE AU BRÉSIL.
« Mon cher ami, dites-moi donc, je vous prie, d’où vous vient cette idée d’aller au Brésil ? C’est un pays très-mal sain. La fièvre jaune y est en permanence ; et on assure qu’il y a la des serpents très-venimeux qui font mourir les gens en quelques minutes.
— N’allez pas au Brésil, me disait un autre. Qui va au Brésil ? On ne va pas au Brésil à moins d’être nommé empereur du Brésil. Êtes-vous nommé empereur du Brésil ?
— Comme cela se trouve bien ! s’écria un jour mon bottier. Quel bonheur que vous alliez au Brésil ! Vous pouvez me rendre un service. Figurez-vous qu’un Monsieur qui se disait marquis, est venu me faire une commande, et lorsque quelques jours après je lui ai envoyé sa note, il était parti pour son pays, dans un endroit qu’on appelle Bourbon. »
Je promis à mon bottier de faire tous mes efforts pour obtenir de son marquis, mon futur voisin de quelques mille lieues, la somme qui lui était due, ou tout au moins un fort à-compte. Par reconnaissance mon homme me servit encore plus mal que d’habitude.
Je n’en finirais pas, si je voulais chercher dans mes souvenirs toutes les questions, toutes les demandes de service qui me pleuvaient de toutes parts, et aussi tous les conseils que l’on me donnait pour me mettre en garde contre mille et mille accidents, dont je serais inévitablement la victime, si je ne faisais à la lettre ce qu’on me prescrivait. D’abord je devais mettre toujours de la flanelle, et porter sans cesse des habits blancs, à cause du soleil. Il fallait me défendre comme d’une ennemie mortelle de la toile, fût-ce de la batiste, mais en revanche il m’était permis d’user tout à mon aise de chemises de coton et de bas de coton. Il est probable qu’on me conseilla aussi le bonnet de la même étoffe, mais je ne l’affirmerais pas. Je ne devais pas oublier d’emporter une cargaison de poudre contre les punaises, parce qu’à bord il y en a toujours. J’ai suivi cet avis amical, mais je n’ai jamais vu sur le navire une seule de ces vilaines petites bêtes. On me recommanda encore de me procurer, s’il était possible, une cabine à bâbord parce qu’en allant en Amérique, je pourrais ouvrir ma petite fenêtre pour profiter de la fraîcheur des vents alizés. Or, j’ai fait des bassesses pour jouir de cet inappréciable avantage, mais le vent a toujours été si fort qu’on n’a pu ouvrir en route que les fenêtres opposées, et j’étouffais dans ma cabine. J’avais mis tout le magasin de la Belle-Jardinière à contribution. Ce qu’il y avait de plus sombre dans les nuances fut repoussé impitoyablement par la personne qui m’accompagnait : elle ne voulut choisir pour moi que les nuances les plus tendres ; bien à propos, car au Brésil tout le monde s’habille en noir, non-seulement pour aller en soirée, mais au milieu même de la journée quand le soleil tombe à plomb sur les têtes.
Voilà quelques-uns des agréments du départ. Depuis que je suis de retour, c’est autre chose.
« Vous avez dû avoir bien chaud ! Ah ! comme vous avez dû souffrir de la chaleur ! On dit que vous avez vécu avec les sauvages ? Sont-ils méchants ? Vous devez avoir rapporté de bien jolies choses. Est-il vrai que vous ayez été aussi dans l’Amérique du Nord, au Canada, à Niagara ? Alors vous avez vu Blondin ? Existe-t-il réellement ou est-ce un canard ? »
J’avais prévu que je serais assiégé de ces questions. Je n’avais pas oublié qu’au retour de mon voyage au pôle Nord, on m’avait demandé pendant plus de deux ans et plus si j’avais eu bien froid ? Par prudence j’avais donc apporté de New-York un verre stéréoscopique qui représente Blondin sur sa corde. Dès qu’on prononce le nom de cet homme, je tire aussitôt ce témoignage presque vivant d’une pose qu’il affectionne, et cela m’évite une explication. Hélas ! pour l’article des sauvages, ce n’est pas aussi facile, et je ne puis emporter avec moi dans tout Paris les portraits de mes compagnons de la forêt vierge ou autres lieux, que j’ai représentés avec la fidélité la plus scrupuleuse, mais non sans quelque difficulté, je l’avoue.
Je m’aperçois, du reste, qu’après avoir parlé des questions qu’on m’avait faites avant mon voyage, je n’ai rien dit de mes réponses. Pour en finir à tout jamais même avec ceux qui ne m’ont pas interrogé du tout, je reviens un moment sur ce point, tout en déplorant la mauvaise habitude que j’ai de quitter souvent un sujet pour passer à un autre sans nécessité apparente. Le lecteur devra s’y faire et me pardonner.
Deux causes bien différentes m’avaient engagé à aller en Amérique.
Depuis bien des années j’habitais le no 8 de la place Vendôme ; j’y jouissais d’un logement que je croyais ne devoir jamais quitter ; toute ma vie d’artiste s’était passée là. À chacun de mes voyages, des objets nouveaux étaient venus augmenter mon petit musée, et, comme l’amour-propre se glisse partout, j’étais fier quand on disait que j’avais le plus bel atelier de Paris, ou tout au moins le plus curieux. Comment aurais-je pu prévoir qu’un jour viendrait où l’on détruirait d’une parole tout cet édifice construit avec tant de peine et de soins ! Déménager, je ne connaissais pas cela. Je ne pouvais surmonter la tristesse qui me suivait partout depuis que j’étais menacé de ce désastre.
Une autre cause, qu’on pourra bien juger très-futile, me décida tout à coup à partir pour le Brésil, en offrant à mon imagination le but précis que je n’avais pas encore trouvé.
Je dînais un jour avec ma fille chez un de mes amis. Le hasard me plaça près d’un général belge qui habitait Baya depuis quelques années. Nous causâmes des merveilles qu’on trouve à chaque pas dans ce pays de féeries.
« Pourquoi ne viendriez-vous pas passer quelques mois au Brésil, me dit-il ? Cette excursion vous retremperait, et vous ferait oublier vos ennuis. »
L’insinuation me plut ; ce voyage convenait à mes goûts ; je pris ma résolution sur-le-champ.
En reconduisant ma fille à son pensionnat, je lui fis part de la conversation que je venais d’avoir avec le général, et, souriant de mon mieux, je lui dis :
« Eh bien, si j’allais là-bas passer un mois ou deux, je reviendrais pour les vacances, ce serait comme si j’étais à la campagne, puisque je ne te vois pas souvent l’été ! »
Dès le lendemain j’arrangeai nos petites affaires, et puisque je devais être forcé de quitter mon logement en 1859, il me parut très-simple de m’en aller dès 1858. On parle souvent du courage qu’il faut pour entreprendre les voyages de long cours. On énumère les dangers, les privations de toute sorte qu’on y rencontre à chaque pas. Oui, certes, il faut du courage, mais ce n’est pas celui que l’on suppose. L’instinct de la conservation donne la force nécessaire pour braver les périls ; l’habitude émousse tout ; on s’accoutume à vivre dans les lieux les plus sauvages et les plus mal sains. On ne pense ni à la peste, ni à la fièvre jaune, ni aux lions, ni aux ours blancs quand on a passé quelques mois dans leur voisinage. C’est ce que j’ai pu constater depuis longtemps ; mais les angoisses du départ ! voilà ce qu’il est le plus difficile de braver ! Je me souviens de la journée passée avec ma fille, des contes dont je l’entretenais pour lui faire accepter l’idée de mon absence. Sur le point de la quitter, il fallait bien lui cacher ce que j’éprouvais. J’osais à peine la regarder. Je lui faisais sur l’Amérique du Sud un cours de géographie tout à fait fantaisiste. Je lui disais bien gaiement que d’abord il n’y avait pas plus de tigres ni de serpents au Brésil qu’au Jardin des Plantes. Et Dieu savait les merveilleuses choses que j’allais lui rapporter ! Pour la rassurer et éloigner d’elle la tristesse, je plaisantais, je redevenais enfant. Mais quand je me retrouvai seul, bien seul au milieu de Paris, ce fut alors qu’il me fallut de l’héroïsme pour ne pas revenir sur mes pas. Le souvenir de cette journée où j’affectai la légèreté et l’insouciance, quand j’avais le cœur brisé, est de tous, on peut me croire, le plus amer.
Quelques affaires m’appelaient à Londres. Je fis transporter mes bagages au Havre et de là à Southampton.
Le 9 avril 1858, je m’embarquai sur le bateau à vapeur anglais le Tyne. Je partageai la cabine no 21, à bâbord, avec un brave professeur nommé Trinain. Nos deux ou trois premiers jours furent employés à nous installer, à nous observer les uns les autres. Presque tous les passagers étaient Français, Anglais, Portugais ou Brésiliens. Cependant le bruit vint à se répandre qu’un prince allemand était à bord. Il allait, disait-on, à Lisbonne, pour y épouser la princesse de Portugal. Rien d’apparent n’indiquait la présence d’un si haut personnage. On se communiquait mutuellement les conjectures les plus burlesques, les suppositions les plus étranges à propos de ce mystère. Naturellement un prince devait se distinguer par sa fierté ; il devait éviter d’être en contact avec le vulgaire. Peu à peu tous les regards se tournèrent vers un individu qui, depuis notre entrée sur le navire, avait déjà fait bien des pas en long et en large sans jamais parler à personne. Je ne savais trop qu’en dire, quoiqu’il m’eût été désagréable d’apprendre que ce long et ridicule personnage fût le futur époux de quelque belle infante. On reconnut bientôt que le prince supposé était un petit diplomate anglais, allant, je ne sais où, prendre possession d’un poste quelconque. Le besoin de savoir à quoi s’en tenir était si pressant, qu’on alla ensuite jusqu’à soupçonner de ce glorieux incognito un individu qui avait coutume, après avoir dîné lestement, de quitter subtilement la table, sans bruit, et ne reparaissait plus de la journée. Or, ce pauvre diable, loin d’être prince, était, selon ce que j’appris de son compagnon de cabine, un autre Anglais qui, ayant entendu dire qu’il y avait des diamants au Brésil, s’était débarrassé de tout ce qu’il possédait pour payer son passage et aller à la recherche des pierres précieuses. Il n’avait presque pas de linge, et, sauf au moment des repas, il restait couché afin d’économiser le peu qu’il en possédait. Cependant le sujet véritable de la curiosité universelle était bien réellement au milieu de nous ; vivant comme tout le monde, conversant avec quelques amis, et ses amis étaient ses aides de camp ou des officiers de sa suite. Notre capitaine vint éclaircir tous les doutes en faisant installer pour lui une petite cabane numérotée qu’on plaça près du grand mât, afin qu’il pût jouir du spectacle de la mer à son aise, sans être exposé au grand air qui était toujours très-vif. Mais on n’eut garde de prévenir Son Altesse que son nouveau logement avait été construit dans le cours du voyage précédent pour abriter de pauvres gens atteints de cette terrible fièvre jaune qui alors préoccupait tout le monde.
Parmi les passagers, les uns jouaient sans cesse, s’injuriaient et semblaient prêts à chaque instant à se prendre aux cheveux. D’autres ôtaient leurs souliers ou leurs pantoufles pour se reposer plus commodément sur les bancs. D’autres, à table, emplissaient leur assiette de tout ce qui était à leur portée, arrachaient les plats des mains des domestiques, dévorant tout avec une avidité de cannibales, sans égard pour les personnes placées près d’eux. Enfin dans tous les coins, couchés autour de la cheminée, à l’avant sur des cordages, souvent sur le pont, un certain nombre d’individus se faisaient remarquer par leur somnolence continuelle. C’étaient de pauvres colons allemands qui, sur la foi de promesses qu’on voit rarement se réaliser, allaient tenter la fortune dans le nouveau monde.
Le 13, notre vapeur entrait dans le Tage, que je ne vis pas : il faisait nuit. Nous mouillâmes de très-bonne heure devant Lisbonne[3]…
En revenant à bord, j’étais de fort mauvaise humeur, et tandis que l’on redescendait le Tage, je me retirai dans ma cabine, sans souci de la célèbre romance, boudant tout le monde, le passé, le présent, et surtout mon bottier. M’avait-il fait des chaussures si étroites pour me forcer à penser à lui et à son débiteur ?
Cependant le bateau avançait avec rapidité. Les vents alizés soufflaient toujours un peu trop fort, ma fenêtre ne s’ouvrait pas, et je maudissais celui ou celle qui m’avait donné le conseil de me caser à bâbord ; de l’autre côté du navire, on jouissait de l’air et de la lumière qui m’étaient refusés. Vers le soir seulement, je quittai mon réduit, et je montai sur le pont, précisément au même moment qu’une troupe de musiciens allemands. Distraction inattendue !
Chacun des concertants prit sa place en silence et par rang de taille ; puis, à un signal donné par le chef d’orchestre, vingt instruments formidables ébranlèrent le navire depuis la quille jusqu’aux barres de perroquet. Par une bizarrerie que j’ai souvent remarquée, et de même que maintes petites femmes aiment les tambours majors et vice versa, les musiciens affectionnent presque toujours les instruments en désaccord avec leur taille. Une petite clarinette échappait aux regards sous les doigts énormes d’un honnête et colossal Allemand, tandis que son fils, âgé à peine de dix ans, soufflait avec effort dans un trombone plus grand que lui. Depuis lors, ce concert se renouvela souvent. Le premier jour, on écouta simplement, mais le lendemain, deux aimables messieurs valsèrent ensemble, deux autres les imitèrent ; ensuite on se hasarda à faire des invitations aux dames, dont les pieds battaient la mesure ; enfin un bal, digne pendant de la musique, fut improvisé, et tout se passa très-bien, sauf quelques petits accidents occasionnés par le roulis. Un abîme cependant était sous nos pas, mais qui songe à cela quand on danse ! À partir de ce moment, la familiarité entre les passagers devint plus grande, et grâce à ces bons Allemands, on vit des intimités éclore en un jour comme les plantes en serre-chaude.
Le 14, nous avions aperçu Porto-Santo. Le 15, nous arrivâmes devant Madère. C’était un des lieux que je désirais le plus visiter. Malheureusement, nous avions si peu de temps à rester au mouillage, que nous pûmes à peine nous faire une faible idée de la ville et de ses habitants. L’embarcation que plusieurs passagers et moi avions louée, avait été conduite, je ne sais si c’est maladresse ou habitude, au milieu d’une plage couverte de galets. On n’osait pas encore sauter, car la mer déferlait de telle sorte qu’il y avait risque d’être pris par les lames qui se succédaient avec une grande rapidité. Nos canotiers eurent l’heureuse idée d’atteler deux bœufs à notre embarcation, si bien qu’à moitié chemin nous tombâmes les uns sur les autres, comme des capucins de carte, ce qui fit bien rire une foule de drôles déguenillés qui probablement s’attendaient à cet agréable spectacle, et au milieu desquels il nous fallut passer mouillés jusqu’aux os, et par conséquent de fort mauvaise humeur. Heureusement, une autre troupe vint faire diversion en nous amenant des chevaux tout sellés et tout bridés. Chacun de nous en prit un. Nous allâmes visiter une église dont j’ai oublié le nom. En route, disait-on, nous aurions une vue magnifique ; mais nous passâmes entre des murs de jardins, tous chargés de plantes grimpantes, dont les fleurs retombaient jusqu’à terre. Pour ma part, je fis un bouquet digne d’un marié de village.
Madère est un jardin. Tous les fruits d’Europe, ceux des tropiques, y viennent à merveille. On y jouit de la température la plus saine du monde : les médecins y envoient les malades dont on n’espère plus la guérison. Les Anglais y possèdent les plus belles habitations : voilà ce que j’ai appris et vu en courant. Je cherchais de tous côtés les fameuses vignes : elles avaient été arrachées, pour faire place à des cannes à sucre. Il paraît cependant qu’on a respecté les ceps de vigne qui sont de l’autre côté de la montagne, à l’est.
Le 17, nous étions mouillés à Ténériffe. Je n’allai pas à terre : on ne nous accordait que deux heures pour aller et revenir ; je dessinai le pic que l’on voit à une grande distance. Le sommet paraît noir. Le reste est couvert de neige ; plus bas, les brouillards empêchaient de voir l’aspect du pays[4].
Le 19, nous étions en vue du Cap-Vert. Quelques heures après, nous jetâmes l’ancre à Saint-Vincent, dont l’aspect désolé, sans végétation, me frappa d’autant plus que nous venions de Madère. En parcourant l’île, je ne rencontrai que quelques arbres rachitiques, ressemblant à des genévriers. Des enfants tout nus me suivaient à distance. J’avais soif sous ce soleil ardent. M’étant approché d’une petite citerne, j’allais solliciter de la générosité de deux vieilles négresses un peu d’eau qu’elles tiraient à grand’peine dans leurs cruches, mais la couleur rougeâtre du liquide me fit oublier ma soif. Sur la place, dont un détritus de coquillages remplace le sable, un petit obélisque a été élevé à la mémoire d’une femme par son mari, capitaine d’un navire naufragé dont on voit les débris épars.
De Saint-Vincent à Fernambouc, le trajet est long. Il fallut traverser tout de bon l’Atlantique en ne touchant nulle part. L’ennui ne tarda pas à se faire sentir. La chaleur devenait étouffante ; nous allions entrer dans cette région appelée par les marins le Pot-au-Noir et où des grains violents viennent parfois tout à coup remplacer le calme. La chaleur énerve et amoindrit tout ; on entendait de tous côtés sur le navire de longs et sonores bâillements. Le bal n’avait plus d’attraits. Quand paraissait une baleine, quelques curieux se levaient avec effort, regardaient sans voir, et se replongeaient bien vite dans leur taciturnité. Un jour cependant, un banc de poissons volants vint s’abattre sur le pont. On s’anima en leur faveur ; on les mit dans de la saumure, et après cette première et indispensable précaution, des matelots experts en ce genre d’opération les étendirent sur de petites planchettes, puis, à l’aide d’épingles, ouvrirent leurs nageoires faisant fonctions d’ailes et étalèrent à tous les regards cet appareil curieux. Ce fut un enthousiasme général, mais hélas passager ! Le découragement semblait s’être emparé de tout le monde ; une secousse seule pouvait nous tirer de l’espèce de léthargie qui pesait sur tous. Tout à coup, à un signal donné, l’équipage entier parut sur le pont ; des matelots se précipitèrent dans les embarcations accrochées au portemanteau de l’arrière, larguant les amarres ; on mit à la mer les canots, la chaloupe, jusqu’à la plus petite embarcation ; les rames furent placées le long des bancs ; d’autres matelots coururent au sac qui contenait les lettres, le portèrent près du grand canot, prêt à être embarqué le premier. Que se passait-il donc ? Étions-nous arrivés ? Loin de là ! Des matelots amenaient des pompes. Était-ce un sinistre ? Le feu était-il au navire ? Non, grâce au ciel ; il ne s’agissait que d’un simulacre d’exercice en prévision de quelque incendie possible. Chacun de nous respira, mais l’alarme avait été chaude !
Le 29, à 8 heures et demie du soir, nous passâmes la ligne ; divers mouvements inusités dans la journée m’avaient fait penser qu’on nous préparait quelque mystification peu agréable. Il n’en fut rien. On se contenta de faire une petite cotisation, et l’on but du champagne à la santé du capitaine.
1er mai. Le lever du soleil était magnifique. Le ciel, comme je l’avais déjà plusieurs fois remarqué, présentait un aspect extraordinaire. Je ne m’étais presque pas couché afin de suivre les effets des nuages, qui ne ressemblent pas à ce qu’on voit ailleurs. Souvent, au milieu d’un ciel très-pur, paraît un immense nuage opaque, presque noir. Ce fut au-dessus d’un de ces nuages effrayants que m’apparut pour la première fois la constellation de la Croix du Sud, qui n’est visible que dans l’hémisphère austral. L’étoile polaire avait disparu depuis quelques jours. Plusieurs d’entre nous ne devaient plus la revoir. Cette pensée m’avait attristé pendant toute la nuit. En voyant ces étoiles nouvelles, je sentais plus vivement la distance qui me séparait de ceux que j’avais laissés là-bas, et je me promettais bien de ne pas tarder à aller les rejoindre. Au milieu de ces réflexions et de ces projets de retour, comme je regardais fixement à l’horizon, je crus voir se former un nouveau nuage qui s’apprêtait à remplacer celui qui venait de traverser l’espace. Mais il me semblait aussi entrevoir quelques oiseaux. Mon attention redoubla. Des apparences d’arbres se détachaient du fond du ciel, pareilles à des points obscurs nageant dans l’air. Je me dressai debout, ne respirant plus. Non, je ne me trompais pas, j’avais devant moi l’Amérique ; ces points noirs étaient les cimes des palmiers, dont les troncs étaient estompés et comme effacés par la vapeur.
Terre ! terre ! Et voilà que tous ces hôtes du navire, souffrants, ennuyés, fatigués, s’élancent sur le pont, réveillés et intéressés cette fois, bien mieux que par un exercice impromptu de sauvetage ! Peu à peu, les palmiers devinrent plus distincts, mais pas de montagnes, pas de second plan ; des arbres et le ciel. Une petite voile, qui avait l’air de sortir des flots, venait à nous, vent arrière. Une voile seule, et rien pour indiquer où était son point d’appui : aucun bateau. Nous cherchions à comprendre. « Ce sont des rengades, me dit un Marseillais qui habitait depuis vingt ans Buenos-Ayres. Vous allez voir comme c’est solide, sans que cela paraisse. » Effectivement, c’était solide. Une demi-douzaine de poutres, liées entre elles, formant une sorte de radeau, une espèce de banc, et au centre un trou dans lequel était planté le mât, voilà tout. Avec ces embarcations on peut chavirer, c’est vrai, mais on a toujours les pieds dans l’eau, souvent plus encore. « Savez-vous, monsieur, que ces gaillards-là, si on les payait bien, seraient capables d’aller jusqu’à Lisbonne. — Par exemple, répondis-je, cela me paraît un peu fort. Comment s’y prendraient-ils ? — Eh ! morbleu ! rien de plus simple : en côtoyant ! ! ! » Je n’en demandai pas davantage, j’étais convaincu.
Nous approchions de Fernambouc, et bientôt nous jetâmes l’ancre ; mais il était impossible de voir la ville, bâtie sur un terrain plat. Une embarcation seule fut détachée et envoyée à terre pour y porter des dépêches. Personne ne se souciait de descendre dans ces charmantes embarcations du pays, surtout en voyant la mer passer par-dessus les brisants.
De Fernambouc à Bahia, il ne se passa rien de nouveau : des baleines, des oiseaux, des paille-en-queue des tropiques, et quelques poissons volants. À notre arrivée de nuit à Bahia, il pleuvait à torrents. Un brouillard épais cachait une partie de la ville. Je n’étais guère satisfait. Rien de ce que je voyais ne me donnait une idée de ce que j’espérais voir au Brésil. Nous abordâmes. À terre, pas de pittoresque ; des nègres, toujours des nègres, criant, se remuant, se poussant les uns les autres. Point d’inattendu dans les costumes : des pantalons sales, des chemises sales, des pieds crottés, souvent gros comme ceux des éléphants, pour cause d’éléphantiasis, affreuse maladie ! J’avais toujours entendu dire que pour voir de belles négresses, il fallait aller à Bahia. J’en vis effectivement plusieurs qui n’étaient pas mal, mais tout cela grouillait dans les rues étroites de la ville basse, où les négociants français, anglais, portugais, juifs et catholiques vivaient dans une atmosphère empestée. Je me hâtai de sortir de cette fourmilière, en grimpant avec difficulté, comme à Lisbonne, une grande rue conduisant dans la ville haute. Là, en passant devant un jardin, je vis pour la première fois un oiseau-mouche voltigeant sur un oranger. Je le regardai comme un présage heureux : il me réconciliait avec moi-même et mes espérances ; c’était lui qui le premier m’annonçait vraiment le nouveau monde.
Trois jours après, le 5 mai, nous entrions dans la magnifique baie de Rio-de-Janeiro. Un négociant français, avec lequel je m’étais mis plus en rapport qu’avec les autres, me décrivait avec chaleur le panorama qui se déroulait devant nous. Il admirait tout : j’étais plus lent à m’émouvoir. Nos impressions ne pouvaient pas être les mêmes. Les souvenirs, qui me poursuivaient, faisaient quelquefois paraître à mes yeux en noir ce qui pour lui était rose. Marié à une femme charmante, en possession d’une fortune qu’il devait à son travail, et qui chaque jour s’augmentait, il allait retrouver sa famille ; moi au contraire je quittais la mienne, et je ne pouvais encore me distraire de mes pensées ni par le travail auquel j’étais habitué, ni par la contemplation de ces merveilles, de cet inconnu que j’étais venu chercher. « Voilà Botafogo, me disait-il ; voilà l’hôpital ! Cette petite montagne qui s’avance dans la mer, où vous voyez ces maisonnettes si jolies et toutes cachées par des arbres de toute espèce, c’est la Gloria. Ce groupe de maisons blanches et roses, c’est le faubourg Saint-Germain de Rio ; regardez aussi ce grand aqueduc, et plus loin Sainte-Thérèse, un endroit fort saint ! Allez loger là. On ne craint pas la fièvre jaune sur cette hauteur. De ce côté, sur ce rocher, dans la ville même, c’est le Castel. C’est, comme vous pouvez le voir, le lieu où l’on place les signaux. Chaque navire est annoncé longtemps avant qu’il soit entré dans le port. »
Tous ces détails avaient pour moi de plus en plus d’intérêt ; c’était bien autre chose qu’à Bahia. Aussi je me laissai gagner peu à peu par l’enthousiasme de mon compatriote. Il me montrait avec orgueil les moindres détails, me les expliquant à mesure que nous passions à leur portée. On eût dit que tout cela était à lui et fait pour lui. Le soleil n’était d’or qu’à Rio, l’air n’était embaumé qu’à Rio. Quant à ce dernier avantage, j’avais bien pu concevoir quelques doutes ; nous approchions d’un quai où l’on voyait une foule de nègres, portant certains objets équivoques, au-dessus desquels des centaines de goëlands voltigeaient en tournoyant. Que voulaient ces oiseaux ? Quel attrait avaient pour eux ces pauvres noirs et leurs fardeaux ?
Mon guide cependant achevait mon instruction ; il m’avait déjà fait faire connaissance avec ce rocher, connu de tous les navigateurs et qu’on a justement surnommé le Pain de sucre, puis le Corcovado(le bossu), d’où l’on découvre le pays à une grande distance, et comme je m’étonnais de voir à son sommet une partie blanche qui pourtant ne devait pas être de la neige, il m’expliqua que plusieurs accidents étant arrivés à des voyageurs qui traversaient là une espèce de crevasse, le gouvernement y avait fait bâtir une muraille. Depuis ce temps on n’y court aucun danger. Tous ceux qui font le voyage du Brésil, tous ceux qui passent à Rio, vont au Corcovado, pour admirer la baie.
Enfin le bateau s’arrêta. Il ne fallait pas songer à emporter nos bagages ; chacun fit un léger paquet de ce qui pouvait lui être indispensable pendant deux ou trois jours. Le reste devait être transporté à la douane. De tous côtés des embarcations nous offraient leurs services. En débarquant, sur de grands degrés de pierre, je faillis tomber dans l’eau. De là on entre dans la rue Direita, habitée en partie par des marchands portugais ; c’est dans cette rue que se trouvent la douane et la poste. Sur les trottoirs étaient assises les plus belles négresses que j’aie jamais vues ; elles sont tellement grandes qu’on les prendrait pour une race de géants. Ce qui me les gâtait un peu, c’est que plusieurs d’entre elles vendaient du gras-double qu’elles tripotaient sans cesse. De la rue Direita on entre dans la fameuse rue d’Ouvidor, qui me rappela notre rue Vivienne. Toute la ville semble s’y donner rendez-vous ; c’est là que les dames viennent montrer leur toilette. Mais ce n’était pas encore le moment d’étudier les mœurs du Brésil. Avant tout il fallait songer à me loger. Je savais que le moins qu’il m’en coûterait serait vingt francs par jour. J’étais résigné.
Arrivé à l’hôtel, j’y trouvai avec plaisir un repas passable, mais hélas ! la seule chambre dont l’on pouvait disposer en ma faveur n’avait pour fenêtre qu’un petit jour de souffrance. Il me fallait donc me contenter d’une espèce de cachot pour me reposer d’un mois de fatigue. Au Brésil, manquer d’air, c’est subir le supplice des plombs de Venise, c’est pire que d’avoir à endurer le calme plat sous la ligne. Vers minuit, pour échapper à la chaleur de mon matelas, je m’avisai de me coucher sur un canapé en jonc ; mais là, je me sentis bientôt attaqué par des ennemis inconnus. J’avais déjà eu à me débattre avec les moustiques, qui eussent bien suffi pour me tenir éveillé. Cette fois, c’était bien autre chose, et ces nouveaux assaillants devaient être assez gros. Je voulus savoir à qui j’avais affaire. La bougie allumée, une foule d’individus à antennes longues d’un pouce, rapides comme des étoiles filantes, disparurent comme par enchantement ; si bien que mes recherches les plus minutieuses n’amenèrent aucun résultat. Mais à peine ma lumière fut-elle éteinte que le siége recommença de plus belle. Pour le coup, j’allumai bien doucement ma bougie, et, me précipitant sous le lit, j’écrasai sans pitié un des fuyards. Quelle fut mon horreur ? c’était un cancrelas de la plus grosse espèce, un vrai cancrelas[5] ! le plus affreux de mes souvenirs de voyage ! Un bâtiment de guerre dans lequel j’avais vécu plus d’une année, avait apporté du Sénégal quelques individus de cette espèce, qui s’étaient multipliés de telle sorte que le navire en avait été infesté. Bien des années s’étaient écoulées depuis, et cependant chaque fois que ce souvenir s’était présenté à mon esprit, un frisson m’avait parcouru tout le corps ; et voilà qu’à Rio revenaient ces épreuves de frissonnante mémoire ! Le cancrelas allait de nouveau décolorer mon existence. Le plus simple me parut être de passer la nuit sur une chaise. J’attendis le jour dans cette triste position, après avoir illuminé mon appartement avec toutes les matières inflammables qui étaient à ma disposition.
Le lendemain de notre arrivée, j’allai faire une visite à M. Taunay, consul de France ; il eut la bonté de me donner une lettre d’introduction pour le majordome du palais, M. Paul Barboza, que j’allai voir à Saint-Christophe, à une lieue de Rio. M. P. Barboza fut fort gracieux pour moi et me promit de me présenter à Sa Majesté l’empereur du Brésil, auprès duquel j’avais de précieuses recommandations. Mais il fallait attendre quelques jours, Sa Majesté habitant encore Pétropolis, résidence d’hiver, ce qui veut dire de l’époque des plus grandes chaleurs.
En attendant, je parcourus la ville, revêtu d’un costume d’une blancheur de neige, que j’avais acheté dans les magasins de la Belle-Jardinière ; mais combien fut grande mon humiliation quand je vis qu’on me regardait un peu comme autrefois nous regardions à Paris un Arabe avec son burnous, ou un Grec avec sa fustanelle ! Dans la ville de Rio, la couleur noire dominait partout. Les commis de magasin avec leur balai, portaient, dès sept heures du matin, d’élégantes redingotes de drap. Le blanc n’existait nulle part dans ce pays, ou les criminels seuls, m’avait-on dit, eussent dû être condamnés à ce supplice de l’habit noir. Croyez donc et suivez les conseils !
J’avais, on le devine, une idée fixe : celle de trouver un logement où je n’aurais pas à me battre avec les cancrelas. Je passai d’abord sur une place ornée d’une fontaine magnifique et surtout bien originale ; jamais je n’ai vu, à aucune autre, une quantité si prodigieuse de robinets ! Une cinquantaine de nègres et de négresses, toujours criant, se démenant, gesticulant, y pouvaient emplir leurs cruches sans trop attendre. Je traversai plusieurs rues et je me trouvai au bord de la mer, précisément à l’endroit où j’avais vu tournoyer tant de goëlands. Un coup d’œil jeté en passant sur ce que portaient deux nègres, me fit reconnaître ce qui attirait ces oiseaux intelligents : sur le quai, en face de la mer, s’élevait un vaste hôpital.
En continuant de côtoyer la mer, je passai sous une terrasse terminée à ses deux extrémités par des pavillons : c’est le jardin public. Mais j’avais hâte d’arriver en haut d’une petite colline où j’apercevais une église, de jolies maisons et des arbres. Quel plus charmant endroit pour se loger ! des ombrages et la mer pour se baigner ! Mais je cherchai en vain : rien n’était à louer. Après la « Gloria » (c’est le nom de cette colline), je visitai le quartier du Catète, où demeure toute l’aristocratie de noblesse et d’argent, le faubourg Saint-Germain et la Chaussée-d’Antin de Rio réunis. Ce n’était point encore là que j’avais chance de me loger. De là, j’allai à Botafogo, sur le bord de la mer, et j’y admirai de fort belles habitations, entre autres celle de M. d’Abrantès qui est, dit-on, un généreux protecteur des arts ; mais là comme ailleurs il n’y avait à espérer pour moi ni appartement ni chambre. En définitive, je compris que je devais renoncer à mes illusions. D’ailleurs, il m’eût fallu acheter des meubles, louer un nègre et une négresse : le mieux était de demander modestement au seigneur et maître de mon hôtel une chambre à fenêtre.
Déjà mon oisiveté me pesait, et je méditais de faire sans plus de retard le voyage de Pétropolis, quand on m’annonça que Sa Majesté l’empereur arrivait le soir même à Rio. Le jour suivant, dès le matin, je me rendis au palais de Saint-Christophe, et vers onze heures, M. Barboza me conduisit dans une galerie d’une architecture très-simple. Comme on m’avait assuré que j’aurais à subir toutes les cérémonies de l’étiquette la plus minutieuse, je cherchais de tous côtés un introducteur : mais du fond de la galerie je vis sortir et s’avancer vers moi l’empereur lui-même, qui d’un air fort gracieux reçut les lettres que je lui présentai. Sa Majesté eut la bonté de causer avec moi assez longtemps, et je fus frappé de l’instruction profonde qu’il montra pendant cette audience. Il me parut, par exemple, plus au courant de ce qui se passe en Laponie, en Norvége, au Spitzberg, que les gens de ces pays mêmes. Sa Majesté exprima le désir de voir quelques esquisses que j’avais apportées au Brésil, et insista pour me faire accepter un logement à son palais de ville. Il donna l’ordre de m’y conduire et de m’y laisser choisir l’appartement qui me conviendrait.
En sortant, je m’empressai d’aller à la douane d’où je tirai mes bagages et mes malles à grand-peine.
Au jour convenu, l’empereur vint me visiter ; la chaleur m’avait à moitié endormi ; je me réveillai en sursaut croyant entendre en rêve des pas précipités ; c’étaient ceux de Sa Majesté. Sa bienveillance me fit oublier mes petites mésaventures…
Les jours suivants, je continuai à visiter la ville. Cependant, je ne pouvais passer plus longtemps ma vie à courir les rues. En attendant divers renseignements que je ne trouvais pas, je me décidai à sortir de Rio, pour aller faire quelques études de paysage dans une montagne nommée Tijouka, à quelques lieues de la ville. Pour s’y rendre, on se fait transporter d’abord en omnibus, puis on prend des mules au bas de la montagne. On me conseilla de louer un nègre, qui porterait ma malle de son côté, sans que j’eusse à m’en préoccuper autrement. Les nègres font à Rio l’office de nos commissionnaires ; ils appartiennent à des maîtres qui les louent. Malgré cette assurance, je n’étais pas trop disposé à laisser partir ma malle à l’aventure, et je résolus de la suivre à pied jusqu’à l’endroit où je trouverais les mules. Toutes les personnes à qui je fis part de mon intention se récrièrent à l’envi. Il fallait que je fusse fou. Je n’arriverais pas vivant. Il est bon de dire que le climat de Rio rend les Européens tout aussi paresseux que les gens du Sud. Peu après leur arrivée au Brésil, vaincus par le soleil, ils s’affaiblissent, ne marchent plus ou attendent la nuit pour se hasarder à une petite promenade. Aussi, ma détermination de faire un le trajet de quelques kilomètres au milieu de la journée paraissait-elle un acte de témérité inqualifiable ; ce qui n’empêcha pas que vers onze heures, nous partîmes bravement, mon nègre et moi. Ma malle était pesante, et au bout d’une demi-heure, le pauvre diable ressemblait à une statue de bronze, tant sa peau était devenue luisante sous la sueur qui l’inondait de tous côtés. Quant à moi, abrité sous mon parasol, je le suivais non sans fatigue, trouvant à chaque pas que je pouvais bien avoir eu tort, car cette marche forcée, par un soleil auquel je n’étais pas encore accoutumé, commençait à me donner le vertige. Nous fîmes ainsi plusieurs lieues ; puis nous montâmes une côte tellement rapide que, tout à fait convaincu, je pris sérieusement le parti de coucher à un hôtel qui se trouve fort à propos au bout de cette première partie de la route. Le lendemain matin, je payai mon nègre deux mille reis, un peu moins de six francs, et, après avoir dîné moitié à l’anglaise, moitié à la brésilienne, je montai, seul, libre, heureux de pouvoir, pour la première fois, courir jusqu’à la nuit, admirant tout, et respirant à l’aise un air frais, presque froid, dont j’étais privé depuis longtemps. Le jour suivant, j’hésitais encore sur ce que je devais peindre et je préparais mes matériaux, quand plusieurs de mes compagnons de voyage arrivèrent montés sur des mules, pour passer le dimanche avec moi. Ils étaient tous gais et dispos : plus prudents que je ne l’avais été, ils avaient pris l’omnibus et n’avaient pas gravi à pied la montagne. J’enfourchai, à leur exemple, une mule, et nous descendîmes tous gaiement pour aller voir « la grande cascade. » Dès le début de cette excursion, je commençai à avoir un avant-goût de ce dont je devais jouir plus tard. De tous côtés, j’apercevais des plantations de café ; devant chaque habitation s’étendait un grand terrain plat, ressemblant à nos aires à battre le blé. Derrière d’immenses rochers tout unis et de couleur violette, j’entendais le bruit du torrent, caché par la végétation luxuriante à travers laquelle nous cheminions. Une heure après notre départ, nous nous arrêtâmes dans une baraque où l’on trouve toutes choses, excepté ce dont on a besoin. Laissant là nos montures, nous nous engageâmes dans des sentiers tout envahis par les herbes et serpentant parmi les bananiers et les caféiers ; bientôt nous étions en face de la cascade. Un énorme rocher sans végétation, supporté seulement par une pierre qui laisse voir le vide au-dessous, surplombe à la gauche de la cascade, comme pour lui servir de « repoussoir. » L’eau, après avoir glissé de saillie en saillie, semble se reposer un instant sur une partie plate où se forment de petits bassins, dans lesquels l’on peut se baigner sans crainte ; puis elle rencontre une pente unique et glisse d’une très-grande hauteur, en passant dans le voisinage de plusieurs habitations, pour porter ses eaux à la mer. Tout en cheminant et regardant, j’avisai un délicieux petit coin tapissé de plantes bien fraîches, arrosé d’une eau pure et couvert d’ombre. C’était un charmant sujet d’étude : j’en pris note. Le soir, mes compagnons me quittèrent et je retournai à mon hôtel de la montagne, ravi à la pensée qu’en attendant les forêts vierges, j’allais avoir de quoi m’occuper quinze jours très-agréablement, car ce qui m’entourait avait tout au moins le mérite de la nouveauté.
Le soir même je me fis donner des vivres pour mon déjeuner, et à six heures du matin, j’endossai le havresac. La course était longue ; j’arrivai harassé ; je pris un bain qui me fit beaucoup de bien. Pendant toute la journée je fis de la peinture, bien abrité par de grands arbres et au bruit de la cascade. Je vivais enfin ! J’étais redevenu peintre ! J’avais sous les yeux une nature splendide ! Pour la première fois depuis mon départ, j’étais pleinement heureux. Pour la première fois aussi, je fis connaissance avec les fourmis, qui mangèrent une partie de mon déjeuner pendant que je travaillais. Malgré ce petit inconvénient, quelle bonne journée ! Et comme je me promettais bien de retourner le lendemain ! Mais l’homme propose… comme on dit. Ma séance terminée, je repris mon sac et mon parapluie. La montée me parut bien longue. De temps en temps, des esclaves que je rencontrais n’avaient pas assez de leurs gros yeux pour me regarder. C’était si énorme, ce qu’ils voyaient ! Un homme libre, un docteur peut-être, car au Brésil chaque profession a son docteur, un blanc qui pliait sous un fardeau ! Ce fut bien autre chose, quand j’arrivai à la porte de l’hôtel ; une foule bizarre entourait un cheval, monté par un courrier doré sur tranche, et ce courrier était là pour moi ! Qu’on juge du contraste ! Un courrier du palais impérial, d’une part, — un portefaix, de l’autre. On parlera longtemps dans la montagne de cette aventure inexplicable. Enfin, comme après tout, la missive était bien adressée à moi, Biard, chevalier de la Légion d’honneur, et que ce même nom figurait sur le livre des voyageurs, il fallait bien reconnaître que j’avais le droit de décacheter ma lettre. On m’annonçait que Sa Majesté l’impératrice désirait que je fisse son portrait en pied et en grand costume, ainsi que ceux de Leurs Altesses Impériales les princesses Isabelle et Léopoldine. — Adieu donc à la cascade et à cette bonne vie d’études que j’avais tant désirée et que j’allais quitter, hélas ! pour trop longtemps !
Je revins à Rio, et, le plus tôt qu’il me fut possible, je commençai les portraits de l’impératrice et des deux princesses. Tous les jours, j’allais à Saint-Christophe, à une lieue de la capitale ; les séances avaient lieu dans la bibliothèque de l’empereur. La tenue de rigueur était l’habit noir ; or, comme il m’était difficile de trouver des ouvriers qui comprissent ce dont j’avais besoin, j’étais obligé de tendre mes toiles moi-même, en costume de cérémonie, après avoir eu bien de la peine à expliquer comment se font les châssis ; car, ne sachant pas le portugais, il me fallait donner mes indications par interprète, ce qui me gênait à chaque instant. Le plus ordinairement, je venais de Rio à pied ; j’étudiais le portugais en chemin ; je me reposais çà et là, je faisais des croquis, et je revenais de même, toujours lisant ou dessinant.
Dans le palais de la ville où je m’étais installé, je jouissais d’une liberté entière. Pour m’éviter l’ennui de passer dans les cours où étaient les factionnaires, on m’avait donné une clef qui ouvrait une porte du côté de la rue de la Miséricorde. Cette clef fut pour moi à première vue l’objet de deux sentiments bien opposés ; l’un du plaisir de pouvoir entrer et sortir à toute heure sans contrôle, l’autre de stupéfaction en voyant la longueur de cet instrument vraiment prodigieux ! aucune de mes poches n’était capable de le contenir ; cependant je l’acceptai avec gratitude, me réservant in petto de faire faire des allonges à chacun de mes pans d’habit, projet que je mis à exécution sur-le-champ. Mais je ne puis dissimuler que parfois l’habitude me faisait oublier cette clef, à laquelle était liée mon existence : alors s’il m’arrivait de m’asseoir, on me voyait me relever avec la vivacité d’un homme qui vient de marcher sur un serpent. Après tout, je m’habituai peu à peu à mon cauchemar.
Dans les intervalles de mes travaux, j’achevai d’étudier la ville. J’allais tous les jours au marché. C’est là que l’on juge le mieux les habitudes du peuple. Chaque matin des embarcations, venant des îles voisines, apportent des provisions d’oranges, de bananes, du bois, des poissons ; c’est un spectacle étrange où l’on ne voit que nègres qui se culbutent, crient, appellent, rient ou pleurent, et comme ces barques ne peuvent approcher du quai, à cause d’un talus en pierre qui descend en pente vers la mer, d’autres nègres, armés de paniers ronds, se précipitent au-devant, se jettent dans l’eau, et quelquefois font la chaîne pour arriver plus tôt. Quand la marée est haute, le sabbat ordinaire augmente : on se pousse, on s’ahurit, on tombe à l’eau, on gâte la marchandise, et les coups de bâton récompensent les maladroits. Plus loin, des négresses, abritées sous des baraques faites à la hâte, distribuent aux uns le café, aux autres des écuelles pleines de carne secca (voy. t. III, p. 331, note) et de feijoens (haricots), nourriture habituelle des gens de couleur, et bien souvent aussi des classes plus élevées. Sur le quai se promènent les revendeurs, attendant et guettant de loin les objets qu’ils veulent acheter. Ce qui m’intéressait par-dessus tout, c’étaient des brochettes d’oiseaux de toutes couleurs. J’aurais voulu les acheter tous ; mais l’art de les conserver que j’ai acquis dans la suite me manquait alors. En face de ce quai si animé se trouve le marché intérieur, où l’on vend des paillassons, des nattes, des calebasses, et généralement des ustensiles de ménage. Là se vendent aussi et se découpent d’énormes poissons, là enfin sont les marchands d’oiseaux et de singes. Je m’étonnais toujours de voir combien on s’empressait peu d’acheter ces oiseaux d’une richesse et d’une variété de couleurs si admirables. Si dans les rues on voit accrochée à une fenêtre une petite cage en jonc, on est sûr que c’est un serin ou un chardonneret qu’elle renferme. Il en est de même des fleurs ; on ne rencontre presque pas de fleurs tropicales à Rio ; des roses toujours.
Mon temps se passait agréablement. Je travaillais pendant une partie du jour. Je dessinais des paysages, je recevais de nombreuses visites, tous les journalistes me traitaient avec beaucoup de bienveillance ; j’avais acheté une redingote noire, j’avais chaud, mais j’étais considéré, cela eût dû me suffire. Que me manquait-il ? Logé dans un palais, je voyais, de mes croisées, la chambre des députés et j’entendais, sans me déranger, de beaux discours ; je voyais aussi manœuvrer la garde nationale, avec ses sapeurs, dont le tablier était varié selon les régiments : les uns imitant la peau de tigre, d’autres ornés des deux plantes nationales, le thé et le café, peints à l’huile d’une façon réjouissante. Je pouvais admirer tout à mon aise l’armée et MM. ses officiers, portant sous le bras le bonnet à poil ou shako. Devant moi s’exécutaient des manœuvres savantes, dans lesquelles je remarquais avec plaisir la prudence qu’anime en tous lieux la garde nationale : chaque soldat citoyen, dans l’intérêt de son voisin sans doute, faisait feu un peu avant ou un peu après le commandement en détournant la tête.
D’une belle toilette en marbre blanc du palais, j’avais fait une table à manger, et je me composais d’assez bons repas, où abondaient les conserves, les bananes et les oranges ; mais il me fallait toujours disputer mon dîner aux invasions des fourmis. Le soir arrivé, si je restais à prendre le frais à ma fenêtre, vis-à-vis de moi une chambre s’éclairait, une guitare et une flûte s’accordaient, puis des voix lamentables psalmodiaient des romances sur des airs d’enterrement. Ces chanteurs funèbres parfois s’attendrissaient, roulaient et levaient les yeux au plafond. Le sentiment les débordait. Cela durait, hélas ! jusqu’à deux heures du matin ;… dans de pareils moments, si quelqu’un se fût approché de moi, j’aurais mordu !… Mais le plus ordinairement, à la tombée de la nuit, je montais au Castel, cette petite colline où sont les signaux et qui est dans la ville même.
J’ai passé là de bonnes heures, contemplant toujours avec admiration l’immensité de la baie, avec ses îles si nombreuses que la vue ne peut toutes les embrasser. Du côté de la mer, la sérra dos Orgaos se découpe sur l’horizon en formes bizarres. Quand j’avais regardé longtemps à une même place, j’allais m’asseoir à quelques pas plus loin, et le spectacle était toujours nouveau pour moi. La nuit venait peu à peu, la plaine et la montagne se couvraient de feux, la ville s’illuminait à mes pieds. Quelquefois, je m’endormais sur le parapet, d’où le moindre petit mouvement m’aurait précipité à quelques centaines de toises, sur un chemin ou sur un rocher.
Quant à me promener dans la magnifique rue d’Ouvidor, je m’en gardais bien. Il me suffisait d’y avoir entrevu les belles Brésiliennes étalant leurs toilettes aux lumières des boutiques, et suivies, selon l’usage, d’une ou deux mulâtresses ou d’autant de négresses et de quelques négrillons ; le tout marchant avec lenteur et gravité, le mari en tête. Du reste, dans ces toilettes, presque toujours de couleurs très-voyantes, j’avais remarqué un esprit d’économie et d’ordre que nos Françaises n’ont pas toujours. Ces couleurs un peu exagérées peuvent, en effet, braver impunément le soleil pendant quelque temps, puis elles se transforment en nuances plus tendres, ce qui produit un changement complet de toilettes sans nouveaux frais. Chaque jour, à l’un des bouts de la rue, j’aurais pu entendre une douzaine d’orgues et autant de pianos qui jouaient ensemble, pour attirer les chalands aux boutiques : c’était à qui ferait le plus de bruit. Mais je m’étais lassé bien vite de la ville et de ses distractions. Je dois noter cependant deux processions qui défilèrent sous ma fenêtre. — L’une d’elle avait pour objet de célébrer saint Georges. Tous les grands dignitaires faisaient escorte à un mannequin à cheval, cuirassé de pied en cap, représentant le saint. De loin je l’avais pris pour un personnage naturel. Par hasard, et comme pour me tirer d’incertitude, les gens chargés de surveiller le glorieux cavalier l’ayant oublié un instant, un saut du cheval faillit le désarçonner. — Dans l’autre procession figuraient de charmantes petites filles de huit à douze ans, habillées à la Louis XV, avec des manteaux de soie, de velours, et surtout d’immenses ballons. Elles dansaient en s’avançant d’un air coquet. Par contraste, plusieurs d’entre elles étaient accompagnées d’individus, leurs pères sans doute, marchant fièrement à côté d’elles, avec des souquenilles vertes-rouges, des parapluies à la main et un cigare à la bouche. Les officiers de l’armée, toujours leur bonnet à poil ou leur shako sous le bras, portaient des effigies de saints et de saintes ; un tambour-major, tout rouge des pieds à la tête, précédait les sapeurs à tabliers couleur tigre. À l’arrière-garde, des nègres tiraient des pétards dans les jambes des curieux. C’est un usage qui paraît inséparable à Rio de toute fête, religieuse ou autre.
Ils sont bien drôles, ces nègres de Rio, le pays où ils sont, je crois, le plus heureux, si des esclaves peuvent jamais l’être ! L’un des premiers jours de mon installation, je quittai malgré moi mon travail, poussé par la curiosité : j’entendais certains sons étranges d’un bout de la rue à l’autre. Il s’agissait tout simplement d’un déménagement. Chaque nègre portait un meuble, gros ou petit, lourd ou léger, selon la chance. Tous marchaient à peu près en mesure, en répétant soit une syllabe ou deux, soit en poussant un son guttural. Il y en avait qui portaient des tonneaux vides, formant un volume trois fois plus gros que leur corps. À la queue de cette file d’une cinquantaine d’individus venait un peu plus gravement un piano, que six hommes portaient sur leur tête. L’un d’eux, faisant fonctions de chef d’orchestre, tenait un objet ressemblant à une pomme d’arrosoir, dans lequel se trouvaient de petits cailloux. Avec cet instrument, le nègre battait joyeusement la mesure.
Un autre jour, je vis trois négresses causer en gesticulant beaucoup et portant aussi sur leur tête, l’une un parapluie fermé, la seconde une orange et la troisième une petite bouteille. Ne serait-ce pas à cet usage de porter tout sur la tête que les négresses doivent d’être généralement bien faites, de porter le buste en avant et d’avoir quelquefois dans leur marche une dignité que leur envieraient beaucoup de femmes des classes blanches les plus riches ?
Il se fait souvent des ventes d’esclaves dans certaines boutiques et dans des maisons particulières, pour cause de départ ou de décès. J’ai assisté à plusieurs de ces ventes, et je n’y ai remarqué aucune différence avec les ventes de marchandises ordinaires, sinon que le marchand était monté sur une caisse à fromage, et qu’un autre individu, sorte de commissaire-priseur, était grimpé sur une chaise, un petit marteau à la main. Au milieu de guéridons, de fauteuils, de lampes, étaient assis cinq nègres et négresses. Je m’étais attendu a les voir fort tristes ; il n’en était rien. Ces cinq nègres furent vendus chacun l’un dans l’autre six mille francs. Un acheteur fit l’emplette de deux femmes, d’un négrillon, d’une table de plusieurs ustensiles et d’un cheval.
- ↑ M. Biard (Auguste-François), né à Lyon, en 1800, suivit dans cette ville les cours de peinture de Réveil et de Richard. Il ne suivit que pendant une année au plus les cours de l’école lyonnaise de peinture ; depuis lors il n’eut plus d’autre maître que la nature. Il visita, en 1826 et 1827, Malte, Chypre, la Syrie, Alexandrie et une grande partie de l’Europe. Ensuite il vint se fixer à Paris où l’originalité et la variété de son talent ne tardèrent pas à lui valoir une renommée populaire. Prenant part volontairement et à ses frais à l’expédition scientifique envoyée par le gouvernement français en Laponie et au Spitzberg (1838-1840), il rapporta de ces régions lointaines une série d’études, de types et d’objets rares, qui, joints aux collections qu’il vient de recueillir au Brésil, font de son atelier un musée curieux que peuvent consulter avec intérêt l’anthropologiste, le géographe et le naturaliste.
- ↑ Tous les dessins joints à cette relation ont été exécutés par M. Riou d’après les croquis et sous les yeux de M. Biard.
- ↑ Ces pages font partie d’une relation manuscrite plus étendue, qui, plus tard, sera publiée en volume : notre cadre n’aurait pu tout contenir. Nous avons dû nous contenter d’extraits d’une étendue d’ailleurs considérable.
- ↑ Nous avons donné une vue du pic de Ténériffe, t. 1er, p. 225.
- ↑ Blatta insignis (orthoptère).