VOYAGE ARCHÉOLOGIQUE
EN PERSE.



DEUXIÈME PARTIE.[1].

LES PALAIS ET LES SÉPULTURES DE PERSÉPOLIS.

I.

J’ai décrit le principal groupe de ruines qu’on rencontre au milieu des nombreux monumens compris sous la désignation commune de Persépolis. À côté de ce palais, d’autres palais s’élèvent, d’autres débris précieux appellent l’attention de l’archéologue. Il me reste à faire connaître ces monumens dans l’ordre où ils se présentent au voyageur.

En arrière de la magnifique colonnade qu’on rencontre après avoir franchi le grand perron de Takht-i-Djemchid, on remarque les ruines d’un édifice qui a dû être un palais d’habitation. Ce monument, de forme rectangulaire, est assis sur un soubassement élevé de trois mètres au-dessus du sol environnant, et construit en larges assises : quelques portes et fenêtres dont les chambranles et les linteaux n’ont point bougé sont encore debout ; ces bases formées d’énormes pierres ont pu défier la destruction, tandis que les portions de murailles comprises entre elles, et sans doute construites en petits matériaux, ont totalement disparu. C’est à peine si l’on en retrouve assez de traces pour reconnaître la distribution intérieure de l’édifice. Cependant, au moyen de fouilles pratiquées dans plusieurs endroits, il a été possible de recueillir des indications plus complètes et de se convaincre ainsi que ces ruines étaient bien celles d’un palais d’habitation.

Ce palais avait deux façades, sur lesquelles régnaient deux perrons à rampe double ; leurs murs de soutènement et leurs escaliers étaient ornés de sculptures représentant encore des individus porteurs de présens, le groupe du lion terrassant le taureau, et les gardes armés de lances, avec trois tablettes d’inscriptions sur le mur du plus grand perron et une au centre du plus petit. Au premier perron aboutissent deux escaliers de vingt-trois marches, sur chacune desquelles est figuré un petit personnage qui semble monter les degrés ; ces figures portent toutes quelque chose qu’elles paraissent vouloir offrir au royal habitant du palais ; les unes tiennent sous le bras un chevreau, les autres portent à la main des vases, ou sur leur épaule un objet difficile à définir, ressemblant assez à un coffret. L’analogie qui existe, pour l’ornementation comme pour la disposition, entre ce perron et celui de la grande colonnade se complète par les bas-reliefs qui en décorent le mur de soutènement : on y retrouve le groupe symbolique du taureau dévoré par le lion, accompagné de tiges de lotus fleuries ; entre les cadres d’inscriptions sont des doriphores armés de lances.

Au-dessus de la tablette gravée du centre, on aperçoit la partie inférieure du mihr ou ferouher, représentation symbolique des deux divinités persanes Ormuzd et Mithra. De chaque côté de cet emblème était assis, sur sa partie postérieure, un animal dont on ne voit plus que l’extrémité des pattes semblables à celles du lion. Cette ornementation se trouvait complétée par la portion détruite du parapet qui bordait la terrasse du perron : des tiges de lotus entrelacées formaient, de chaque côté, une guirlande gracieuse qui s’étendait jusqu’aux escaliers. On arrivait, par ce perron, à un portique formé de huit colonnes sur deux rangs ; le profil de l’entablement qui régnait le long de la partie supérieure de la façade est indiqué par un refouillement dont la trace est encore visible au sommet des piliers d’angles.

Pénétrons maintenant à l’intérieur de ce palais : au centre est une salle carrée avec laquelle communiquent d’autres pièces plus petites. Cette salle étant encombrée de terre, nous la fîmes déblayer, et seize assises adhérentes à ce qui formait le sol de cette pièce indiquèrent un pareil nombre de colonnes qui supportaient la toiture. Dans le pourtour de la salle s’ouvraient plusieurs portes et fenêtres qui avaient pour jambages des blocs de basalte très épais restés en place au milieu des décombres et de la terre qui cachaient le pied des murs. La forme rectangulaire règne presque exclusivement dans les diverses parties de cette architecture : toutes ces portes, fenêtres ou niches, sont formées de deux piédroits d’un seul bloc, sur lesquels pose à angles droits un troisième bloc servant de corniche ; la face seule de ce bloc n’est rectiligne, elle est concave et surplombe les chambranles. Ceux-ci, comme la corniche qui les surmonte, offrent dans leurs profils une invariable similitude : les portes et les fenêtres fermaient au moyen de deux vantaux, c’est ce qui est prouvé par des refouillemens pratiqués à la partie supérieure des embrasures, et dans lesquels il est évident que s’engageaient les gonds des fermetures.

Il est facile de reconnaître, par les piédroits restés debout, qu’il y avait dans ce monument douze portes, dont plusieurs sont intactes ; toutes, sans exception, sont ornées de sculptures sur les faces internes de leurs embrasures ; quelques-unes méritent d’être décrites. Je citerai, entre autres, la principale porte qui du portique donne accès dans la salle à colonnes ; cette porte a sur chaque côté de son embrasure un bas-relief représentant un personnage qui a une canne dans une main, et dans l’autre une espèce de bouquet ou de fleur de lotus. Au parasol et au chasse-mouches que tiennent au-dessus de la tête de ce personnage deux serviteurs de taille plus petite, on doit reconnaître en lui le roi. Au fond de la salle, deux autres portes sont ornées de sculptures représentant le même sujet, qu’on trouve d’ailleurs fort souvent répété dans les monumens de Persépolis.

À ces représentations de la majesté royale viennent se mêler des souvenirs de la mythologie persane. Le mythéisme de l’idolâtrie antique a, comme le culte de la souveraineté temporelle du monarque, une très grande place dans les sujets représentés à Persépolis. Les symboles obscurs et fantastiques de la religion des Perses, empruntés au monde terrestre ou inventés par une imagination bizarre, sont là partout à côté de la figure du roi. Ainsi, sur plusieurs portes de ce palais, est sculpté un personnage combattant et éventrant d’un coup de poignard un animal qui se défend sous sa main vigoureuse. Quel est ce personnage ? Est-il dieu, roi ou simple mortel ? Rien ne le caractérise assez pour qu’on reconnaisse son essence ; quelle qu’elle soit, il est impossible de méconnaître que cette sculpture symbolique a un sens religieux : l’animal immolé est tour à tour, un lion, un taureau, un griffon ou un monstre qui a une tête horrible, avec de grandes oreilles et une corne sur le front ; les pattes de devant de cet animal chimérique sont semblables à celles du lion, tandis que celles de derrière tiennent des serres de l’aigle ; son corps est emplumé, il a de grandes ailes, et sa croupe se termine par une queue de scorpion.

Des voyageurs, notamment l’Anglais Ker-Porter, se sont singulièrement mépris sur cette queue. Ker-Porter l’a représentée dans son Atlas comme une continuation de la colonne vertébrale, c’est là sans contredit une idée fort ridicule ; il faut cependant être juste, et ne pas trop s’étonner qu’en face de sculptures aussi bizarres, on ait pu admettre quelquefois certaines formes, certaines idées que répudie le bon sens. C’est donc dans le caractère même de ces sculptures qu’il faut chercher l’excuse de nos devanciers qui n’ont pas bien compris ce qu’elles représentaient ; au reste, l’erreur dans laquelle est tombé le voyageur anglais Ker-Porter est due à ce qu’il a négligé de faire une fouille pour compléter les figures dont il n’a pas vu les extrémités inférieures ; s’il les eût dégagées de la terre qui en recouvrait le bas, il eût trouvé le bout de la queue de l’animal, qui est de toute évidence celle d’un scorpion. La nature de cette queue a d’ailleurs un sens ; elle s’explique par la pensée qu’on a eue de représenter un monstre réunissant les formes et les natures les plus dangereuses, afin de le faire paraître plus terrible.

Une autre embrasure reproduit le même combat du mystérieux batteur avec un taureau ; l’animal est debout sur ses pieds de derrière ; il.se dresse contre son agresseur en le repoussant de ses pieds de devant, dont l’un porte sur sa poitrine ; mais son ennemi le tient fortement de son bras droit par les cornes, tandis que du bras gauche il lui plonge un large poignard dans le ventre. Une quatrième porte, dont il ne reste qu’un des jambages, a pour ornement un bas-relief montrant le même personnage qui, dans une étreinte vigoureuse, étouffe entre ses bras un lion qu’il soulève de terre et qui fait avec ses pattes de vains efforts pour se dégager. La figure de dieu ou d’homme représentée dans ces diverses scènes de combat porte un vêtement très simple, consistant en une tunique qui forme des plis nombreux. Cette tunique est relevée par-devant de façon à permettre aux jambes de se mouvoir facilement. Les extrémités, rejetées sur les épaules, pendent par derrière en couvrant les reins, mais en laissant les bras dégagés. La barbe et la chevelure de ce personnage sont très soignées et habilement frisées. Un étroit bandeau ceint son front ; ses pieds sont enfermés dans des espèces de cothurnes ; son aspect, un peu froid, est sévère et ne manque pas de majesté.

Ce duel est peut-être celui d’Ormuzd et d’Ahrimane, représentés sous la forme d’animaux malfaisans ou terribles. Le dieu vainqueur a un sang-froid et une tranquillité qui n’impriment pas à ces scènes tout l’effet qu’elles pourraient produire. Peut-être faut-il voir dans cette placidité, dans cette raideur même le signe conventionnel et religieux de la puissance irrésistible du vainqueur.

Deux autres portes représentent des sujets plus intimes, appropriés, selon toute apparence, à la destination même des pièces retirées dans lesquelles ces portes donnaient accès. Sur les piédroits de l’une et de l’autre porte, on voit, en effet, une figure de jeune garçon imberbe, serviteur ou page, portant d’une main un vase et de l’autre une espèce de serviette ou une cassolette. Il y a encore d’autres portes dont les bas-reliefs diffèrent de ceux qui précèdent : ce sont celles qui ouvrent sur le portique ou sur le petit perron. Ici le sculpteur a figuré des gardes armés de lances, qui semblent veiller sur les entrées du palais.

J’en étais là de mes recherches et de mon exploration au milieu de ces ruines, quand je vis s’approcher de moi un homme d’un aspect étrange. Le hâle et le soleil avaient noirci sa peau. Ses cheveux fort longs tombaient en grosses mèches sur ses épaules, couvertes d’une peau de tigre. Il était coiffé d’un bonnet pointu en feutre jaune. Ses bras et ses jambes étaient nus, ainsi que sa poitrine, sur laquelle était suspendu, dans un étui de cuir noir, un large talisman. Il tenait, pendue à l’un de ses bras par une chaîne de cuivre, une espèce de grande tasse faite d’une noix de l’Inde coupée en deux. Cette tasse contenait quelques pièces de menue monnaie et un peu de miel qu’il m’offrit. C’était une manière de me demander l’aumône, tout en paraissant me faire un cadeau. Cet homme étrange, dont le regard fauve et vitreux avait quelque chose de hagard, était ce que les Persans appellent un derviche et les Indiens un fakir, c’est-à-dire un pauvre diable sans feu ni lieu, vivant de charité et voyageant, un bâton à la main, du Tigre à l’Indus et du golfe Persique au Caucase. Cette espèce de gens, qui sont presque tous d’insignes voleurs et d’ignobles débauchés, passent pourtant auprès des dévots pour de saints personnages en qui Dieu a soufflé son esprit, et qui ont leur place marquée parmi les houris de Mahomet. La superstition orientale leur accorde de nombreux privilèges : c’est ainsi qu’on vante les philtres mystérieux au moyen desquels ils guérissent, dit-on, la morsure des serpens et des scorpions. Ils passent pour avoir des recettes contre tous les maux. Les femmes les consultent sur leur stérilité, les hommes sur leur impuissance. Généralement redoutés à cause de leurs maléfices et des mauvais sorts qu’on leur attribue la puissance de jeter, ils sont traités partout avec les plus grands égards ; ils viennent même librement et de leur pleine autorité s’installer dans la demeure qu’il leur plaît de choisir, sans qu’on ose les en chasser. Il faut alors aller au-devant de leurs besoins et satisfaire même tous leurs caprices. Au cri de Ya-Ali ! qui est leur invocation habituelle, répété jusqu’à mille fois dans un jour, ils se font donner tout ce qu’ils veulent. J’en ai connu un qu’on appelait derviche-châh, parce qu’il s’était imposé au roi. Il ne quittait jamais la demeure royale, il suivait le châh en tout lieu ; il avait sa tente et jusqu’à sa mule ou son cheval pour accompagner le roi partout. C’était le plus grand vaurien possible : ivrogne, mécréant, joueur, débauché, il réunissait tous les vices imaginables. Il n’en était pas moins un saint, et quelque jour on lui élèvera peut-être un tombeau, qu’on décorera du nom d’imam, en témoignage de profonde vénération.

Ces derviches ou fakirs font vœu de pauvreté ; mais, d’après ce qu’ils ont droit d’exiger, on conçoit que c’est pour eux chose facile, puisqu’ils n’ont qu’à demander pour obtenir tout ce qu’ils désirent. Ils sont ainsi plus à l’aise que qui que ce soit, et puis le vœu ne les enchaîne pas irrévocablement. Quand le métier devient mauvais ou qu’ils trouvent l’occasion d’en prendre un meilleur, ils jettent leur bonnet, leur bâton de fakir, et savent également bien jouer le rôle de mirza ou de khân, pour peu que la fortune les favorise. Il s’en trouve cependant quelques-uns qui, véritablement religieux et fanatiques, vivent dans la plus abstraite dévotion, dans un cercle d’idées mystiques qui les sépare du monde : ceux-là passent des jours entiers dans le jeûne et la prière, plongés dans une extase stupide, qui fait l’admiration des musulmans.

Le derviche qui venait me surprendre au milieu de mes pierres et de mes papiers n’était sans doute pas un de ces austères personnages, car il daignait parler et demander l’aumône à un chrétien, et il s’exprimait avec une urbanité que n’aurait pas permise un fanatisme exalté. Puisqu’il ne me dédaignait pas, moi, chrétien, je ne voulus pas être en reste d’égards avec lui. Je lui accordai donc ce qu’il me demanda. Aussi, dans l’élan de sa reconnaissance, le derviche baisa-t-il le pan de mon habit, et il fallut, bon gré mal gré, que j’acceptasse son miel.

II.

À quelques pas du palais que je viens de décrire, on aperçoit à la surface du sol des assises de colonnes. Au-dessous du plan de ces assises sont les débris d’un mur sur lequel se retrouve le groupe du lion et du taureau, avec des gardes armés de lances. À la suite du mur est un fragment de bas-relief représentant huit figures couvertes de peaux de lion et portant des dents d’éléphant.

En examinant ces sculptures incomplètes et sans liaison entre elles, on est porté à penser que l’édifice élevé à cette place est d’une époque qui est postérieure aux ornemens qu’on y a rattachés, et que ces débris rapportés ont été empruntés à quelque monument plus ancien. Mais dans quel embarras cette observation ne jette-t-elle pas l’archéologue ! La ruine dernière et complète du palais de Persépolis datant de l’invasion des Grecs, y aurait-il donc eu une dévastation précédente ? et quelle en serait la cause ? L’histoire n’en a conservé aucune trace. Les princes qui recueillirent l’héritage de Cyrus paraissent être restés, jusqu’à la conquête d’Alexandre, les glorieux possesseurs du trône de Perse. Faudrait-il en induire que les généraux du conquérant macédonien à qui l’héritage de Darius tomba en partage, jaloux de s’asseoir aux lieux où fut le trône du monarque qu’ils avaient vaincu, voulurent s’y élever un palais en rassemblant les débris encore fumans de ceux de Persépolis ? Sous ces arrangemens désordonnés et incohérens, ne doit-on voir que la ruine du grossier assemblage de quelques matériaux hétérogènes qui servirent à figurer temporairement la demeure d’un commandant militaire transformé en satrape ?

Quoi qu’il en soit, l’observation faite ici s’étend à d’autres parties de ce palais, et on est forcé de la renouveler à l’égard du monument le plus voisin. On y reconnaît, sous les blocs restés debout, l’emploi, comme fondations ou comme bases, de fragmens taillés et sculptés qui ont certainement fait partie d’autres constructions antérieures. Bien que ces faits soient indubitables et authentiquement acquis à l’observateur attentif, il lui est impossible en même temps de ne pas rester convaincu que ce dernier palais, à l’érection duquel ces fragmens auraient concouru, est bien de l’époque de Persépolis. Il est incontestable en effet que ces divers édifices, s’ils n’ont pas tous été créés pendant le même règne, et pour ainsi dire d’un seul jet, sont pourtant du même âge, qu’ils sont dus au même art et inspirés par des idées qui n’avaient subi aucune modification. Il est impossible de méconnaître non-seulement l’analogie, mais la similitude, l’identité qui existe entre eux, tant dans l’ensemble que dans les détails.

Quant au monument dont je parle ici, c’est un des plus importans de Takht-i-Djemchid, et aussi l’un de ceux qui présentent le plus d’élémens propres à faire connaître le plan et les détails de l’ensemble architectural ainsi désigné. Il avait un développement de 72 mètres sur 65. En avant était une vaste plate-forme sur laquelle ouvrait l’entrée principale du palais. On y arrivait, du côté de l’est et du côté de l’ouest, par deux perrons analogues pour leur disposition et leur ornementation à ceux que j’ai décrits. C’étaient toujours des gardes flanquant des inscriptions à côté desquelles était répété le combat allégorique du lion et du taureau ; puis, sur les marches des escaliers, encore de petits personnages chargés de présens.

À gauche du perron de l’est, se trouve un massif de pierre isolé, long de 4 mètres, sur une épaisseur de 1 mètre 30 cent. En cherchant à préciser la destination de ce monument, nous eûmes le bonheur de découvrir, du côté opposé du perron, un corps de taureau en ronde-bosse ayant 1 mètre 90 cent. de long du front à la naissance de la queue. Il faut, selon toutes probabilités, en conclure que le massif de gauche était un socle ou piédestal sur lequel posait un taureau semblable à celui qui, à droite, est tombé et resté voisin de la place qu’il occupait. Ce morceau de sculpture est d’ailleurs le seul de ce genre, la seule ronde-bosse que nous ayons trouvée sur toute la superficie occupée par les ruines de Takht-i-Djemchid, ce qui en rendait la découverte plus précieuse.

Le plan et la distribution de ce palais sont les mêmes que j’ai indiqués en décrivant le premier, et, comme celui-ci, ils indiquent que l’édifice était habité. On y entrait par un portique à colonnes, précédant une salle d’apparat également à colonnes. Autour de la salle d’apparat étaient distribués les divers appartemens. Au pied de la façade postérieure régnait une terrasse étroite à laquelle on montait par deux escaliers placés aux extrémités et presque entièrement taillés dans le roc sur lequel reposait l’édifice. Cette terrasse terminait le plateau, qui, en cet endroit, était escarpé à une hauteur de près de 9 mètres au-dessus de la dernière plate-forme sur laquelle nous avions établi notre bivouac.

Les bas-reliefs qui décorent l’intérieur de cet édifice ne diffèrent guère de ceux qui ornent les autres palais. On retrouve, sous le portique, les doriphores avec leurs longues lances ; à la principale porte, le roi, suivi de ses pages, avec le parasol et le chasse-mouches ; sur un jambage demeuré à une embrasure ruinée dans une pièce reculée, des personnages marchant l’un derrière l’autre et portant des objets qui paraissent destinés à la toilette : le premier tient un flacon et une serviette, le second un seau à anse et une espèce de cassolette. Tous deux sont imberbes, et leur visage paraît juvénile. Leur costume est le même que celui des pages qui accompagnent le roi ; ils représentent très probablement des serviteurs intimes, et, par la place qu’ils occupent, ils indiquent les appartemens les plus secrets de cette habitation.

On doit remarquer que, pour l’ornementation de ce palais, on ne s’est pas contenté de sculpter les embrasures des portes comme aux autres, mais qu’on a pris soin encore de placer de petits bas-reliefs jusque dans les embrasures des fenêtres.

Non loin de là, sur un terrain placé au-dessous de ce monument, on rencontre une autre ruine qui paraît avoir appartenu à une salle unique. Elle était enterrée jusqu’à moitié de la hauteur des blocs ou jambages de ses portes. Les fouilles qui y ont été pratiquées ont fait connaître qu’elle contenait des colonnes, et que ses portes étaient, suivant le système généralement adopté pour ces palais, ornées de bas-reliefs. Ceux-ci étaient encore une répétition de ceux que j’ai désignés ou décrits. Le plan et les détails une fois adoptés pour tous ces édifices, il est évident qu’on ne s’en est point écarté, et que les mêmes idées religieuses ont présidé à l’exécution de tous ces monumens.

Presqu’au centre du plateau sur lequel s’élèvent ces ruines est un groupe de cinq blocs sculptés qui paraissent avoir été les piédroits de portes appartenant à un édifice dont il ne reste plus assez d’élémens pour que l’on puisse en reconstruire le plan. Ces blocs sont ornés de grands bas-reliefs dont les sujets sont déjà connus en partie. Deux d’entre eux représentent le roi ; il tient une longue canne de la main droite, et de la main gauche un bouquet ou une fleur de lotus. Sa démarche est grave, son costume fort simple : une longue tunique, légèrement relevée sur le côté, forme de longs plis verticaux ; pendante derrière et devant, elle se drape sur les jambes en plis courbes ; elle est serrée à la taille par une ceinture dont un bout pend sur le devant ; elle couvre les bras de larges manches qui arrivent au poignet, et font des plis nombreux tombant sur les hanches. Ce personnage est coiffé d’une espèce de tiare peu élevée, plus large du haut que du bas ; ses cheveux longs forment sur la nuque de grosses touffes bouclées avec le plus grand soin. Il en est de même de sa barbe, qui est fort longue, toute frisée sur les joues ; au-dessous du menton, cette barbe est alternativement lissée et frisée jusqu’au milieu de la poitrine, où elle se termine par deux rangs de boucles. On ne peut dire comment le personnage était chaussé, car on ne distingue sous la robe rien qui rappelle une chaussure quelconque, et cependant les pieds ne sont pas représentés nus. Il se pourrait, comme on le voit sur plusieurs bas-reliefs de l’antiquité, que ces chaussures eussent été simplement indiquées par le pinceau, ou bien encore que, suivant l’usage conservé de nos jours à la cour de Perse, le roi eût les jambes et les pieds enfermés dans de grands bas de drap. Cette dernière opinion est celle qui me semble préférable, attendu que les autres figures de ce bas-relief, comme toutes celles que nous avons déjà décrites et qu’il nous reste à décrire, à l’exception de celle du roi, portent des chaussures parfaitement et visiblement indiquées par le ciseau.

Au-dessus de la tête de ce personnage, un grand parasol est tenu par un serviteur qui marche derrière. À côté de celui-ci, un second serviteur agite un chasse-mouche au-dessous du parasol, et tient, dans sa main gauche, quelque chose qui pend en faisant de longs plis, comme un mouchoir, c’est peut-être le bandeau royal. Les pages qui accompagnent le personnage principal sont, à très peu de chose près, vêtus comme lui. Leur robe est tout-à-fait semblable, ce qui doit faire penser que, dans ces temps reculés, le vêtement étant très simple et ne consistant qu’en une grande pièce d’étoffe drapée autour du corps, la forme en était la même à peu près pour tous. Les vêtemens ne différaient que par la qualité, le prix des étoffes, et aussi par quelques détails de toilette. Ainsi les deux pages sont chaussés de petits cothurnes attachés sur le cou-de-pied, leurs cheveux sont longs et bouclés ; mais leur barbe, frisée comme leur chevelure, est courte et taillée près du menton. Il doit y avoir, dans cette façon de barbe, l’intention d’établir une distinction entre ces personnages. J’y vois une marque hiérarchique qui désigne les gens de service auxquels la longue barbe était interdite. Les Orientaux ont toujours attaché une très grande importance à cet ornement viril, et les bas-reliefs de Persépolis ne sont pas les seuls où la personne du roi soit reconnaissable à la longueur de la barbe. Une observation analogue ressort de l’examen des sculptures assyriennes trouvées près de Mossoul, sur lesquelles le roi se distingue par une barbe très longue des officiers qui l’entourent. Les deux pages ont la tête couverte d’une espèce de calotte basse et plate. Leurs oreilles sont accompagnées de larges anneaux. C’est encore là un objet digne d’attention qui doit avoir une signification propre à la position inférieure de ces personnages, car on ne voit jamais de pendans d’oreilles ni au roi ni à aucun des individus qui paraissent être des gens de quelque importance.

Au-dessus de ce groupe du roi suivi de ses pages est l’ornement symbolique appelé mihr ou ferhouer, signe de la triade mystique du culte des anciens Perses. Il se décompose en trois parties bien distinctes qui représentent les deux natures de l’homme et de l’oiseau unies à un cercle duquel pendent des espèces de petits rubans terminés en boucles. La nature humaine est représentée par un corps d’homme exactement semblable à celui du roi comme type de figure et de costume. Ce doit être la figure d’Ormuzd ou de Mithra, dont le culte s’est étendu jusqu’en Grèce et à Rome, et n’en avait point encore disparu au IVe siècle de notre ère. Sa main droite est levée et ouverte ; de la gauche il tient un petit anneau ; le corps est passé dans le cercle qui unit les diverses parties de cette image, et auquel sont attachées de grandes ailes déployées, avec une queue en éventail comme celle de l’aigle quand il vole. Soit retracé de la même manière, soit modifié, nous retrouverons fréquemment cet emblème religieux. Quant aux sculptures qui ornent les autres blocs de cette ruine, elles sont dans un état qui ne permet guère de les apprécier.

Pour les fouilles que nous avions à exécuter, nous employions des hommes d’un village voisin situé dans la plaine. Ils y mettaient assez de bonne volonté, mais leurs outils n’étaient guère propres à ce travail. Dans un pays où le soleil féconde facilement une terre qui n’est jamais épuisée, l’homme se donne peu de mal pour la préparer. Il n’a que faire d’outils puissans et lourds pour la remuer. Aussi nos travailleurs, munis de petites pioches courtes et légères, faisaient-ils peu de besogne. Ils étaient, comme tous les Persans, trop intelligens pour ne pas prendre intérêt à nos découvertes, et pour ne pas nous aider dans l’extraction des belles sculptures dont ils n’avaient jamais connu que les parties demeurées au-dessus du sol ; mais, tout en comprenant et partageant jusqu’à un certain point notre curiosité, ils ne pouvaient croire que l’amour de l’art fût notre seul mobile, et tous étaient convaincus que nous cherchions des trésors. Il y a en Perse, et généralement dans tout l’Orient, un préjugé bien établi : c’est que tous les monumens de l’antiquité, et principalement ceux qui sont revêtus d’inscriptions, indiquent des trésors cachés. Comme les Persans ont vu des Européens copier ces inscriptions, en chercher le sens, et souvent faire des fouilles sur l’emplacement des ruines, ils en ont conclu qu’on ne venait de si loin visiter ces débris que pour y chercher de l’or.

Il vint un jour jusqu’à moi un singulier bruit que nos ouvriers avaient accrédité dans le pays. On disait que nous trouvions tous les jours de l’or, de l’argent et des bijoux ; on allait même jusqu’à dire que nous avions découvert un vase d’or contenant seize battemans ou 24 kilogrammes d’or monnayé, et que nous en avions envoyé une partie au châh comme cadeau et redevance pour tout ce que nous espérions trouver encore. J’avais beau leur représenter l’absurdité de leurs propos, et leur démontrer que, de notre part, ces trouvailles n’étaient pas possibles, puisque c’étaient eux seuls qui faisaient les fouilles : ils ne voulaient pas en démordre. Les plus incrédules prétendaient, pour expliquer le fait, que nous faisions amener les excavations jusqu’à la profondeur à laquelle nous savions que gisait le trésor enfoui, et que la nuit nous venions l’y prendre. Il n’y avait rien à répliquer à des gens chez qui un préjugé semblable était tellement enraciné, qu’ils trouvaient toujours un moyen de tourner les objections ; mais c’était un jeu à nous faire assassiner, et peut-être n’est-ce pas à une autre cause qu’il faut attribuer deux attaques nocturnes qui furent tentées contre notre petit camp. J’ai dit que nous avions deux soldats d’un régiment en garnison à Chiraz, et que le gouverneur de cette ville nous avait fort obligeamment accordés pour nous garder la nuit. Ces deux hommes, qui étaient véritablement de très braves gens, faisaient leur service pendant que nous et nos domestiques nous dormions. Ils veillaient chacun à leur tour auprès d’un feu placé à côté de notre tente, et autour duquel ils avaient disposé une espèce de barricade avec des caisses et des morceaux de bois pour éviter une surprise. Ils cachaient aussi par ce moyen la clarté du feu, qui, dans l’obscurité, aurait pu servir de point de mire. Tout cela était assez bien entendu, et prouvait qu’ils n’étaient pas dans une sécurité complète. Quand ils procédaient le soir à leur installation nocturne, ils complétaient leurs moyens de défense par un stratagème ridicule, mais dans l’efficacité duquel ils avaient confiance. Ils mettaient des bonnets et des manteaux sur des piquets tout autour du feu pour faire croire à la présence de plusieurs caravuls ou factionnaires. Ce moyen ressemble à celui qu’on emploie chez nous pour faire peur aux moineaux. Nos soldats lui attribuaient la même vertu vis-à-vis des voleurs.

Malgré ces précautions, deux fois pendant notre séjour au milieu de ces ruines, notre sommeil fut troublé par des alertes. Des maraudeurs avaient paru dans l’ombre et riposté au coup de fusil tiré par notre sentinelle. En un instant, tout le monde était sur pied ; mais où aller ? de quel côté poursuivre les voleurs ? La montagne leur offrait un refuge où l’on ne pouvait les atteindre dans l’ombre. Nous ne vîmes rien. Presque nus, glacés, il fallut rentrer sous nos tentes sans avoir rien aperçu. Les maraudeurs avaient compté sur le sommeil de tous nos gens ; ils espéraient se glisser jusqu’à nos bagages et nous dérober ce qu’ils trouveraient à portée de leur bras ; ils n’étaient pas décidés à nous livrer un combat. Il est permis de croire que ces bandits étaient alléchés par nos prétendus trésors. Plût à Dieu que nous eussions réellement découvert les richesses fabuleuses que recelaient, au dire des Persans, les ruines du palais de Djemchid ! Nos finances s’épuisaient, et, bien loin de les renouveler, nos fouilles y avaient fait une large brèche ; aussi aurions-nous été en droit de dire que c’étaient nos ouvriers, et non pas nous, qui ramassaient dans les décombres de Persépolis, sinon de l’or, au moins de l’argent.

Heureusement, ces petits événemens n’étaient pas de nature à nous causer de sérieuses inquiétudes ; nous n’en poursuivions pas nos travaux avec moins d’ardeur. Sur le plateau que nous avions déjà exploré en grande partie, il ne nous restait plus qu’un seul palais à examiner. Il est d’une étendue plus considérable que les derniers décrits, et il a, par le nombre et la beauté de ses sculptures, une importance supérieure. Sa superficie se mesure par 91 mètres du nord au sud, et par 76 mètres de l’est à l’ouest.

À en juger par ce qu’on retrouve des divers élémens qui composaient ce palais, il résumait, ou plutôt réunissait dans son ensemble, toutes les beautés que nous avons successivement remarquées dans chacun des autres monumens de Persépolis ; aussi peut-on dire que celui-ci était l’un des plus grandioses et des plus beaux parmi ceux qui restent de cette magnifique résidence des rois de Perse. Nous l’avons trouvé mutilé, et les terres entraînées des sommets de la montagne au pied de laquelle il se trouve l’ont envahi et s’y sont amoncelées à plus d’un mètre de hauteur. Néanmoins ses bas-reliefs sont assez bien conservés dans leurs parties supérieures, et nous les avons complétés au moyen de fouilles faites à la base.

Ce monument se composait de deux parties distinctes, une grande salle carrée, et en avant, du côté du nord, un large portique. Pour donner plus de grandeur à ce portique, on avait placé de chaque côté un taureau colossal. Ces deux taureaux avançaient de près des deux tiers de leur longueur, c’est-à-dire de près de quatre mètres, sur le premier rang des colonnes qui supportaient le fronton. Cette saillie avait l’avantage de détacher et de laisser apercevoir presque tout entières ces grandes sculptures, qui ajoutaient ainsi à l’effet de la façade, qu’ornaient en outre seize grandes colonnes aux chapiteaux formés par de doubles corps de taureau.

De ce portique, on pénétrait à l’intérieur par deux portes à larges baies. On y avait également accès par les trois autres faces, sur chacune desquelles étaient deux autres portes. Il y en avait ainsi huit en tout. Ce sont les jambages de ces diverses portes qui, avec les blocs évidés en forme de niches et placés dans le même alignement, indiquent seuls la place et la disposition de l’édifice. Ce sont encore ces jambages qui attestent aujourd’hui la richesse et indiquent le caractère de l’ornementation de ce monument. Tous, sans exception, sont couverts de bas-reliefs où l’on retrouve le lion, le griffon, le taureau, et cet autre monstre sans nom, vaincus par ce personnage allégorique que nous avons déjà vu, comme un dieu lare, au seuil de tous ces palais. Le roi est représenté là dans toute sa majesté. Pour rendre son effigie plus imposante, on a environné son trône d’un plus grand nombre de gardes et de tributaires. Aucun des autres édifices de Persépolis ne peut rivaliser avec celui-ci pour la beauté de ses tableaux sculptés. Ne serait-ce pas dans cette belle salle, en face de ces pompeuses images d’un roi de Perse, de Xercès peut-être, qu’Alexandre se laissa entraîner par le délire de l’ivresse jusqu’à incendier et détruire tout ce que l’art de ces temps antiques avait créé de magnificences pour la demeure du vainqueur de la Grèce ?

Le vaste espace compris entre les quatre murs de cette salle et l’absence de toute trace indicatrice de divisions faites par des murs de refend nous ont conduit à penser qu’il avait dû y avoir des colonnes. En effet, à deux mètres de profondeur, nous en trouvâmes les bases, et nous acquîmes la certitude qu’il y avait eu cent colonnes sur dix de front dans les deux sens. Elles étaient cannelées et se terminaient par des corps d’animaux.

Les quatre portes qui s’ouvrent sur les faces est et ouest sont consacrées à la représentation de ce personnage à figure humaine, doué d’une puissance surnaturelle, qui combat un taureau, un lion, un griffon et un autre animal participant de ces deux derniers. Deux de ces sujets ont été décrits précédemment ; celui où figure le griffon n’a été qu’entrevu. Dans ce duel symbolique, le monstre a une tête d’aigle avec une espèce de crête qui couvre le cou et s’étend jusque sur le sommet de la tête, où elle forme comme un long bouquet de plumes par lequel son adversaire le saisit. Ce cou emplumé se relie sur les épaules à de grandes ailes qui couvrent le corps. Cet animal fantastique réunit en lui les deux natures du quadrupède et de l’oiseau. La première est indéterminée et participe de deux espèces différentes ainsi la tête de ce monstre est surmontée d’oreilles semblables à celles du cheval ; puis ses ailes d’oiseau laissent paraître d’énormes pattes armées de puissantes griffes, dont l’une repousse vigoureusement son ennemi et l’autre serre fortement son bras. Cette partie du corps où se reconnaît la nature du lion se prolonge jusque vers les pattes de derrière. Là, le genre ornithique reparaît dans les serres d’aigle attachées aux cuisses du lion, et dans la queue d’oiseau qui remplace celle du quadrupède. Cette sculpture est, comme on voit, très étrange. Rien de bizarre comme cet assemblage de parties du corps empruntées à plusieurs animaux. Aussi faut-il voir dans ces images, toutes de convention, quelque chose de symbolique, de mystique, qui explique la tranquillité de ces scènes, où tous les efforts du vaincu semblent impuissans à émouvoir le vainqueur.

Nous avons déjà rencontré sans le décrire le bas-relief qui représente le même duel, dans lequel figure un lion qui se défend sous l’étreinte irrésistible et le poignard de l’homme-dieu. Non-seulement le type naturel du lion a été fidèlement retracé, mais encore le sculpteur a déployé dans l’exécution de cette figure un talent véritable. Compris simplement et avec grandeur dans son ensemble, ce lion est rendu avec une vérité, une entente de la nature vraiment admirables. Son attitude est d’ailleurs la même que celle de tous ces animaux, et le lion vaincu est aussi calme que son antagoniste.

Les portes principales sont celles qui ouvrent sur le portique, et les bas-reliefs qui en ornent les embrasures surpassent les autres en étendue et en richesse de composition ; les deux portes de la quatrième face, vis-à-vis des précédentes, ont des bas-reliefs analogues par le sujet à ceux des portes principales. On pourrait, à toutes quatre, leur donner le nom de portes royales ; en effet, les unes et les autres de ces sculptures représentent le roi sur son trône, mais avec des variantes qui distinguent la face du sud de la face du nord ; ainsi sur les premières le souverain a ses sujets de toutes races à ses pieds, tandis que les secondes le représentent environné de ses familiers et de ses gardes. Cette dernière idée a fourni, sans contredit, l’un des plus curieux et des plus beaux morceaux de la sculpture antique ; ce bas-relief est divisé horizontalement en six champs séparés les uns des autres par des bandes de rosaces qui, dans les deux sens de la hauteur et de la largeur, forment des cadres contenant les diverses parties de ce grand tableau. Dans les cinq cadres inférieurs sont rangés des gardes armés de lances, de carquois ou de boucliers, semblables à ceux que nous avons déjà vus répétés si souvent : il y en a dix à chaque rang. Au-dessus de ces cinquante gardes, qui semblent veiller à la sûreté du roi dans son palais, est un tableau qui le représente sur son trône, placé sous un dais dans le costume que nous lui connaissons, et tenant sa canne avec sa fleur ; le trône ou takht (mot persan qui désigne le siège royal, d’où dérive le nom moderne donné à ces monumens), le trône, dis-je, consiste dans un siège dont la forme est celle d’une chaise avec un dossier, un peu élevée, car les pieds du roi ne pourraient toucher à terre et posent sur un tabouret. Ce trône est un des objets les plus intéressans que l’on retrouve sur les bas-reliefs de Takht-i-Djemchid, et, tout en tenant compte de ce qu’avait d’exceptionnel le trône du roi des rois, on n’en a pas moins, par la grace de ses formes, la preuve d’un goût et d’un art déjà très développés à cette époque reculée de la civilisation humaine. Ce siège a de plus une analogie frappante avec ceux des bas-reliefs de Ninive ce rapprochement a une importance archéologique, et l’on pourrait en induire que les Perses ont été, en quelques-uns de leurs usages, les imitateurs des Assyriens ; peut-être même ne s’éloignerait-on pas de la vérité en pensant que les Mèdes ou Perses, ayant mis Ninive à sac, en ont emporté le siége royal pour en faire le trône de leurs propres souverains.

Derrière le monarque, dont la taille dépasse de beaucoup celle des autres personnages, un serviteur agite un chasse-mouche au-dessus de la tête royale ; après lui vient un officier dont le costume indique un archer ; il semble porter les armes du roi : dans sa main droite, il tient une petite hache ou masse d’armes, et sur son épaule gauche il supporte un arc au moyen d’une tige fourchue à laquelle on ne peut attribuer d’autre usage que celui de servir de point d’appui au bras, afin d’assurer le tir. Devant le souverain se présente un personnage également en tunique courte et avec une canne ; il lève la main droite et paraît adresser la parole au roi. En dehors et de chaque côté du dais sous lequel est le trône, sont deux autres figures : l’une représente un garde, l’autre un serviteur qui porte un vase. Le dais royal est figuré par deux montans qui soutiennent un baldaquin à coins retombant aux angles et terminé par une frange en filet, avec une bordure de glands ; au-dessus de cette frange sont trois petites bandes de rosaces. Dans les intervalles qui les séparent sont deux petits champs superposés, au milieu desquels plane le mihr sous la forme simplifiée de l’anneau attaché seulement à des ailes et à une queue d’oiseau. De chaque côté du mihr sont cinq animaux symboliques ; dans le champ supérieur, l’animal représenté ainsi dix fois est un taureau ; au-dessous c’est un lion.

Sur les quatre bas-reliefs qui complètent l’ornementation des portes de ce palais, il en est deux dont le sujet est identique. Ainsi la partie supérieure est consacrée à la représentation du roi assis sous un dais ; quant à la partie inférieure, elle représente des individus soutenant le trône et figurant les divers peuples ou tribus entre lesquels l’empire de Perse était alors fractionné. Cette idée est rendue au moyen de trois rangs de figures superposées, parmi lesquelles se distinguent, soit par leur costume, soit par le caractère de leur visage, des Assyriens, des Mèdes, des Scythes ou des Nègres. En observant avec soin les types variés de ces personnage, autant du moins que la mutilation de la sculpture le permet, on reste convaincu que le sculpteur a voulu représenter non-seulement les nations on tribus, parties intégrantes de l’empire de Perse, mais encore celles qui, vaincues par les conquérans de la dynastie achéménide, sont devenues accidentellement leurs tributaires.

Dans la partie septentrionale du plateau qui sert d’assiette commune à tous ces monumens, on voit encore un grand nombre de fragmens dégrossis, préparés pour la taille du ciseau, ou même simplement coupés dans des blocs inhérens au sol même. Ils sont sans intérêt, mais ils prouvent que la dernière main n’avait pas été mise à ces immenses travaux, quand le pillage et l’incendie sont venus en interrompre le cours.


III

J’ai décrit les divers édifices qui composent l’admirable ensemble connu en Perse sous le nom de Takht-i-Djemchid. J’ai dit que, dans cette demeure des rois de Perse, les appartemens secrets se reconnaissaient encore à côté des salles d’apparat où ces princes étalaient la pompe de leur royauté fastueuse. Les fondateurs de cet immense palais n’avaient pas pensé seulement au séjour qu’ils auraient à y faire durant leur vie ; ils avaient encore songé à s’y préparer une sépulture digne de leur grandeur et en harmonie avec les lieux qu’ils avaient habités. Cette idée d’élever des monumens funéraires somptueux et durables est commune à presque tous les peuples ; mais en aucun pays elle n’a été réalisée dans des conditions semblables à celles des tombes royales de Persépolis. Généralement, les sépultures sont éloignées ou du moins placées en dehors de l’enceinte des lieux qu’habitaient les vivans. C’est ainsi que les pyramides ou les cavernes sépulcrales de l’Égypte furent élevées au milieu des plaines sablonneuses d’Alexandrie ou creusées dans les montagnes solitaires de la chaîne libyque. Les hypogées des princes achéménides, au contraire, faisaient en quelque sorte partie de leurs demeures et mêlaient la sévère ordonnance de leur ornementation funèbre à la richesse et à l’éclat de ces palais où la puissance des souverains de Perse avait déployé tant d’art et de luxe.

Deux tombes semblables avaient été disposées sur la pente de la montagne qui forme l’enceinte du palais à l’est. Elles étaient creusées dans la roche vive ; aucune pièce rapportée ne figurait dans leur façade ornée de lignes architecturales et de bas-reliefs : c’était le rocher même qui avait été taillé et avait fourni, sans déplacement aucun, tous les matériaux nécessaires à l’édification et à l’ornementation de ces monumens.

Selon l’usage antique et d’après la coutume particulière aux Perses, il est probable que, si ces sépulcres n’étaient pas précisément inaccessibles, ils n’étaient cependant pas mis d’une manière ostensible en communication avec les palais. Aucun escalier n’y conduisait, et quoiqu’on aperçût çà et là les traces d’un sentier qui avait été pratiqué dans le roc, il fallait, pour atteindre ces tombes, escalader les rochers au moyen de leurs aspérités et de leurs angles naturels. On arrivait ainsi à une plate-forme en partie formée par le rocher taillé, en partie disposée artificiellement sur cinq murs en retraite formant soubassement et construits avec des blocs équarris posés les uns sur les autres sans ciment. À l’extrémité de cette terrasse était le tombeau auquel elle servait pour ainsi dire de socle.

Le rocher, je l’ai dit, avait été habilement taillé et ménagé. Il présentait l’aspect d’une construction architecturale qui participait du genre adopté généralement pour les palais de Persépolis. La façade offre à la base un portique simulé par quatre colonnes engagées ; leurs chapiteaux sont formés de deux corps adossés de taureaux dont les fronts cornus supportent une corniche à denticules. Au-dessus règne une frise dans laquelle sont sculptés dix-huit lions rangés, par neuf de chaque côté, en ordre inverse et séparés par une espèce de fleur de lotus qui est au centre. Au-dessus de cet entablement, la façade se rétrécit, et dans un cadre compris entre deux parties saillantes du rocher se trouve un grand bas-relief dont le sujet paraît essentiellement religieux. À la partie supérieure est le mihr, qui semble présider à un acte du culte du feu, accompli par un personnage dans lequel j’ai cru reconnaître le roi. Ce personnage est debout, monté sur trois degrés. Il tient un arc de la main gauche, et il étend la droite, en signe de serment ou d’adoration, vers un autel sur lequel est représentée la flamme sacrée. Cette scène semble avoir pour motif la consécration de la foi au culte du feu par le souverain dont la dépouille mortelle a été déposée dans ce caveau. Cette première partie du bas-relief est placée sur une espèce de table ornée d’une rangée d’oves et terminée aux deux bouts par le double corps de ce monstre bizarre dont j’ai eu déjà occasion de parler et qui réunit la nature du lion à celle de l’aigle. Quatorze figures sur deux rangs, de physionomies et de costumes différens, semblent supporter cette espèce d’estrade. D’autres figures sont placées de chaque côté ; parmi elles, il y en a dont le geste et l’attitude semblent indiquer qu’elles pleurent. Telle est la disposition intérieure de ce caveau funéraire où se retrouve, on le voit, le système d’ornementation commun à tous les palais de Takht-i-Djemchid.

Mes recherches dans les hypogées de Persépolis furent troublées par un incident qui mérite d’être raconté. J’aperçus, gravissant le sentier qui y conduisait, deux individus dont le costume me parut de loin différent de celui des Persans : c’étaient deux vieillards de petite taille, mais robustes et à l’œil vif ; au lieu du bonnet de peau d’agneau pointu, ils avaient la tête couverte d’un large turban à bouts pendans sur l’épaule ; leur barbe, au lieu d’être soigneusement teinte d’un beau noir, selon l’usage des Persans, était telle que les années l’avaient rendue, tout-à-fait blanche ; ils échangèrent entre eux quelques mots dans une langue que je n’avais pas encore entendue dans ces contrées ; puis ils m’adressèrent la parole en persan. Aux questions que je leur fis, ils répondirent qu’ils étaient des marchands de Jezd, où ils se rendaient après avoir accompli un long voyage qu’ils venaient de faire dans le nord de la Perse ; ils ajoutèrent que, comme presque tous les habitans de Jezd, ils étaient de religion guèbre ; qu’ignicoles, comme Djemchid, le grand roi qui avait élevé les palais de Persépolis, ils n’avaient pas voulu passer auprès de ces ruines sans venir y faire une pieuse visite.

À peine avaient-ils achevé, qu’ils se mirent à ramasser du menu bois et des herbes sèches, en formèrent une espèce de petit bûcher sur le bord de l’escarpement du rocher où nous nous trouvions, et l’allumèrent en murmurant des prières dans la même langue que je leur avais entendu parler à leur arrivée ; ce devait être du zend, la langue de Zoroastre et du Zendavesta, celle dont les caractères étaient gravés sur les murs de Persépolis.

Pendant que ces deux Guèbres priaient devant leur feu, je levais les yeux sur le bas-relief supérieur de la façade du caveau funéraire devant lequel nous étions ; la scène qu’il représentait était exactement semblable : ce culte avait donc encore, après plus de deux mille ans, des adeptes dont la foi s’était conservée malgré les persécutions des sectateurs de Mahomet et d’Ali. Long-temps après le départ des deux Guèbres, le petit bûcher brûlait encore, et sa fumée légère montait en colonne bleuâtre vers le ciel. Je me sentis sous l’influence d’une impression religieuse, en me retrouvant seul en face de ces cendres invoquées qui avaient reçu l’hommage des deux vieillards prosternés devant elles ; la fumée du sacrifice s’élevait lentement au-dessus des rochers sauvages qui dominaient la plaine silencieuse, couverte de ruines au milieu desquelles étaient encore les débris des antiques autels du feu.

L’intérieur du tombeau était d’une simplicité qui contrastait avec le dehors ; on y pénétrait par une porte placée entre les deux colonnes du centre de la façade : cette porte ne s’ouvrait pas dans toute sa hauteur ; il y avait, à sa partie inférieure seulement, un passage qui était probablement muré après l’introduction du dépôt sacré confié à ce caveau sépulcral. La chambre souterraine du tombeau se divise en deux compartimens qui, bien que distincts par leurs voûtes d’inégales hauteurs et qui s’entrecoupent, n’en constituent pas moins cependant, à vrai dire, un caveau unique ; au centre est un sarcophage taillé et creusé dans le roc, ainsi que toutes les autres parties de ce monument.

En suivant la pente de la montagne dans la direction du sud, on rencontre un autre sentier et même quelques marches encore apparentes sur le rocher ; ces degrés mènent à une seconde tombe, qui se trouve un peu plus éloignée du palais que l’autre, et qui est située un peu plus haut sur le flanc de la montagne ; intérieurement elle est semblable à la première, et au-dedans il y a six sépulcres.

Au pied du mur qui soutient la grande terrasse de Takht-i-Djemchid, du côté du sud, on voit un grand nombre de débris ayant appartenu à des fûts ou à des bases et à des chapiteaux de colonnes. On y découvre un canal construit pour les eaux et un puits ou réservoir desséché. Dans un ravin qui tourne au nord-est du plateau du palais, on trouve, isolée et sans liaison aucune avec d’autres constructions, une porte semblable à celles que j’ai décrites. Les jambages portent deux bas-reliefs mutilés et méconnaissables. Autour de ces ruines et dans toutes les directions, la montagne conserve les traces des travaux immenses et pénibles qu’il a fallu y exécuter pour en extraire les matériaux qui ont été employés à la construction de tous ces monumens. Par les fûts de colonnes ou les chapiteaux que l’on y trouve ébauchés, on a la preuve que ces diverses pièces d’architecture étaient menées à un degré très avancé d’exécution dans les carrières d’où on les extrayait avant de les transporter sur l’emplacement désigné.

Un jour, étonné de voir la route couverte de cavaliers, je fus prévenu par des goulams qui avaient le verbe haut et les manières hardies que le gouverneur de la province de Fars allait venir visiter les ruines. C’était un châhzadéh, un frère du roi, Ferrhâd-Mirza, qui avait été récemment nommé à la résidence de Chiraz. Il voulait, en passant, visiter les lieux habités autrefois par les princes ses prédécesseurs de vingt siècles.

J’avais vu le châhzadèh à Téhéran, j’avais même été chargé par l’ambassadeur, M. de Sercey, de lui remettre quelques présens ; j’allai au-devant de lui, et nous eûmes bientôt renouvelé connaissance. Je lui fis les honneurs de ces ruines, en lui donnant l’explication de chaque chose par l’intermédiaire de notre goulam, qui correspondait avec moi en langue turque, dont je savais quelques mots. Le prince me parut aussi lettré que peut l’être un Persan. Il n’ignorait aucune des particularités fabuleuses du règne de Djemchid, tel qu’il est raconté par les historiens ou plutôt par les conteurs persans. Il donnait à la plupart des bas-reliefs une explication qu’en sa qualité de bon musulman il entremêlait de réprobations à l’adresse de la religion guèbre, dont il disait avec raison qu’on retrouvait là les traces diaboliques.

Ferrâhd-Mirza s’intéressa à nos travaux, parcourut avec attention nos portefeuilles, et nous exprima son contentement très approbatif en répétant : Khoûb-kaïli-khoûb, c’est beau, c’est bien, très bien. Nous lui offrîmes quelques rafraîchissemens, et il remonta à cheval en nous invitant fort gracieusement à aller le voir à Chiraz. Il redescendit le grand escalier, et pendant long-temps nous pûmes suivre des yeux sa nombreuse escorte qui se déroulait dans la plaine.

Quelques mots sur la constitution des monumens de Persépolis compléteront l’examen détaillé des élégantes et riches sculptures qui les recouvrent. Le même système a été suivi pour l’édification de tous ces palais. De grandes assises d’une pierre très dure, parfaitement appareillées, en forment les parties principales, telles que portes, fenêtres ou niches. Les massifs intermédiaires, assis sur une base solide et restée en place, étaient sans doute construits avec des matériaux plus petits, plus facilement destructibles, en pisé ou en briques. C’est du moins ce qu’on peut induire de la disparition totale de ces massifs. C’est à la solidité des blocs dont se composaient les ouvertures que l’on doit de retrouver les innombrables sculptures qui font aujourd’hui l’admiration des voyageurs. L’heureux mélange de la sculpture et de l’architecture est un des traits caractéristiques de ces monumens. Ainsi on les a mariées si habilement, que l’on ne saurait les disjoindre, et que, pour séparer l’une de l’autre, il faudrait les mutiler toutes deux. On serait presque en droit de dire qu’à Persépolis l’architecture ne sert que de support, de cadre en quelque sorte, à la sculpture, qui, à son tour, s’est plu à orner et embellir sa rivale. On y voit partout la main du sculpteur. Les murs épais des portiques ou les rampes des escaliers, comme les jambages des portes, lui ont fourni de grandes assises de pierre d’un beau poli, sur lesquelles il a pu exécuter ces colosses des portiques ou ces élégantes figures qui peupleront encore, pendant des siècles, ces solitudes où l’antiquaire ira évoquer les grandes ombres des Perses de Xercès et rendre hommage aux combattans que la fortune trahit à Arbelles.

Deux idées semblent avoir présidé à l’exécution de tous ces reliefs : celle de la force, de la puissance, qui étonnent et commandent le respect, représentée par les colosses qui gardent les entrées de ces palais ; puis celle de l’élégance, de la pompe et de la majesté royales, qu’on retrouve dans tous ces tableaux où figurent le roi, ses officiers ou ses sujets de toutes castes, de toutes nations. Ces deux idées ont été également bien rendues : la première, par les proportions gigantesques et les formes vigoureuses des taureaux sculptés presque en ronde-bosse ; la seconde, par la suavité et la délicatesse d’exécution de tous ces personnages, qui, dans des proportions plus petites, décorent les intérieurs de tous ces palais ou les perrons par lesquels on y arrive.

Quelle que soit l’échelle sur laquelle ces sculptures ont été exécutées, on ne saurait dire qu’elles dénotent un art perfectionné et une science plastique avancée. Le ciseau, en effet, ne s’y montre pas savant : il a, au contraire, toute la naïveté d’une main jeune et peu expérimentée ; mais, en revanche, il possède les qualités de cette inexpérience, et, à part les proportions, qui ne sont pas toujours d’une exactitude rigoureuse, il y a dans l’observation et la copie de la nature une grande simplicité d’ensemble unie à une certaine recherche de détails, qui impriment aux créations du sculpteur un cachet de vérité et d’originalité plein de charme.

L’un des plus graves défauts que l’on soit en droit de relever dans ces sculptures, c’est le manque de mouvement, la raideur ; mais il ne faut pas perdre de vue que tous ces tableaux ont pour objet de retracer des mystères de la religion ou des scènes dans lesquelles la majesté royale doit ressortir sur les accessoires qui l’entourent. Or, la placidité, la froideur même, conviennent également aux symboles mystiques du culte religieux ou aux solennités de la puissance royale. De plus, il ne faut pas oublier que ces bas-reliefs sont la représentation des coutumes, des mœurs d’une nation asiatique, dont le caractère dominant est précisément un grand calme et une sévérité tout extérieure. De tout temps et dans toutes les classes, les peuples d’Orient ont affecté une dignité froide et compassée dans leur maintien, qui explique ce qui nous paraît choquant dans le manque d’animation et de vie qu’un Européen croirait pouvoir reprocher à ces sculptures. À part ces critiques, que nous ne repoussons pas entièrement, il faut rendre aux sculpteurs qui ont exécuté ces monumens cette justice, qu’ils y ont apporté une précision de dessin et de ciseau qui permet de faire entrer ces bas-reliefs en comparaison, pour la pureté des contours, avec les camées antiques les plus délicats.

Nos réserves étant faites sur les imperfections réelles de l’art persan, on peut dire que les monumens de Takht-i-Djemchid sont, parmi ceux du vieux monde, les plus étonnans et les plus admirables que le voyageur puisse rencontrer, car, il faut bien le reconnaître et l’admettre, rien dans ces palais des princes achéménides n’est sauvage ou barbare ; tout, au contraire, y décèle une ère de civilisation où les arts avaient déjà fait de grands pas. Pour étonner les yeux, ce n’est point à des moyens grossiers que les sculpteurs persans ont eu recours ; ils n’ont pas, comme ceux de l’Inde ou de l’Égypte, inventé des formes bizarres et effrayantes ; ils n’ont pas tiré adroitement parti d’accidens naturels pour aider leur ciseau impuissant à créer. Non : à Persépolis, tout est art, tout est élégance, et si l’habileté des temps modernes n’y a pas produit de chefs-d’œuvre incontestables, du moins les compositions des artistes persans se distinguent toujours par le goût, l’originalité et la richesse.

Nous touchions au terme de nos travaux, quand le temps, qui s’était presque invariablement maintenu beau et chaud, changea brusquement. Les sommets des montagnes lointaines s’étaient couverts de neige, et le froid commençait à se faire sentir, même dans la plaine : c’était le 7 décembre ; il y avait deux mois que nous étions arrivés sur le plateau de Persépolis, et que nous vivions sous la tente. Le moment était venu de reprendre nos excursions aventureuses. Nous dîmes adieu aux ruines admirables qui n’avaient plus de secrets à nous livrer, et nous prîmes la route de Chiraz.

Eug. Flandin
  1. Voyez la livraison du 1er juillet.