Voyage (Rubruquis)/Chapitre 48

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XLVIII


D’une grande fête, et des lettres que le Khan envoya au roi de France saint Louis.


Les fêtes de la Pentecôte étant passées, le Khan ordonna de préparer les lettres qu’il voulait envoyer par nous. Cependant le Khan retourna à Caracorum, où il fit une grande fête et solennité environ l’octave de la Pentecôte, qui était le quinzième de juin, et voulut que tous les ambassadeurs s’y trouvassent. Le dernier jour il nous envoya quérir aussi, mais j’étais alors allé à l’église pour y baptiser trois enfants d’un pauvre homme allemand que nous avions trouvé là.

Au reste, Guillaume fut le premier échanson de ce festin, car il commandait aux trois autres qui versaient à boire. Toute l’assistance faisait grande fête et réjouissance, dansait et battait des mains devant le Khan, qui après cela leur fit une harangue, dont la substance était : « Qu’il avait envoyé ses frères en divers pays fort éloignés et parmi de grands dangers et difficultés ; que maintenant il fallait faire voir ce que ceux qui étaient présents sauraient faire quand il les enverrait aussi pour le bien et l’agrandissement de l’État. » Tous ces quatre jours que dura la fête, tous changeaient d’habits chaque jour, que l’on leur donnait de même couleur depuis les pieds jusqu’à la tête. Je vis là entre autres l’ambassadeur du calife de Baldach (Bagdad), qui se faisait porter en cour dans une litière par deux mules ; quelques-uns disaient qu’il avait traité la paix avec eux sous condition de leur fournir dix mille chevaux pour leur armée. Mais d’autres disaient que le Khan ne voulait entendre à aucune paix, s’ils ne ruinaient toutes leurs forteresses, et que cet ambassadeur lui avait répondu que quand ils auraient ôté la corne du pied de leurs chevaux, alors ils démoliraient tous leurs forts.

Je vis encore là des ambassadeurs d’un soudan des Indes, qui avait amené huit lévriers instruits et faits à se tenir sur la croupe des chevaux, comme font les léopards. Quand je leur demandais en quelle partie du monde était cette Inde, ils me montraient le côté de l’occident. Je m’en retournai avec eux, et nous cheminâmes ensemble environ trois semaines toujours vers le couchant.

Je vis aussi l’ambassadeur du Soudan de Turquie, qui apporta encore de riches présents, et dit, à ce que j’appris, qu’ils n’avaient pas faute d’or ni d’argent, mais seulement d’hommes, et pour ce suppliait le Khan de leur fournir des gens de guerre. La fête de saint Jean étant venue, le Khan se mit à tenir grande fête en buvant et faisant bonne chère, faisant traîner après lui cinq cents chariots, et quelque quatre-vingt-dix chevaux tous chargés de lait de vache. Et de même en fit-il le jour de Saint-Pierre et de Saint-Paul.

Enfin, les lettres pour Votre Majesté étant prêtes et nous les ayant envoyées, on nous fit interpréter et entendre tout ce qu’elles contenaient, à savoir : que les commandements du Dieu éternel sont tels : qu’il n’y a qu’un Dieu éternel au ciel, et en terre qu’un souverain seigneur Cingis-Khan, fils de Dieu et de Temingu Tingey, ou Cingey, c’est-à-dire le son du fer (car ils appellent ainsi Cingis, à cause qu’il était fils d’un maréchal ou serrurier, et comme leur orgueil s’est accru, ils l’appellent maintenant fils de Dieu). Voici les paroles que l’on vous fait savoir. Nous tous qui sommes en ce pays, soit Moals, soit Naymans, soit Mekrit, soit Musulmans, partout où oreilles peuvent entendre et où chevaux peuvent aller, vous leur fassiez savoir que quand ils auront entendu et compris mes commandements et ne les voudront pas croire ni observer, mais plutôt entreprendront de mettre armées en campagne contre nous, vous verrez et entendrez qu’ils auront des yeux et qu’ils ne verront pas ; et quand ils voudront manier quelque chose, ils n’auront point de mains, et quand ils désireront marcher, ils ne pourront, n’ayant point de pieds. Et voici les commandements du Dieu éternel, et tout cela sera accompli par la puissance de ce Dieu éternel et du dieu d’ici-bas, seigneur des Moals. Ce commandement est fait par Mangu-Khan à Louis roi de France, et à tous les autres seigneurs et prêtres, et à tout le grand peuple du royaume de France, afin qu’ils puissent entendre mes paroles et les commandements du Dieu éternel faits à Cingis-Khan, et depuis lui ce commandement n’est encore parvenu jusqu’à vous. Deux moines sont venus de votre part vers Sartach, qui les a envoyés à Baatu et Baatu ici, à cause que Mangu-Khan est le plus grand roi et empereur des Moals. Mais maintenant, afin que tout le monde, tant prêtres que moines et tous autres, puissent vivre en paix et se réjouir que les commandements de Dieu s’entendent parmi eux, nous eussions bien voulu envoyer nos ambassadeurs vers vous avec vos prêtres ; mais ils nous ont fait entendre qu’entre ci et là il y a plusieurs pays de guerre, des nations fort belliqueuses et des chemins difficiles et dangereux ; si bien qu’ils craignaient que nos dits ambassadeurs ne pussent aller seulement jusque-là ; mais qu’ils s’offraient de porter nos lettres, contenant nos commandements au roi Louis. Ainsi donc nous vous avons envoyé les commandements du Dieu éternel par vos prêtres ; et quand vous les entendrez et croirez, si vous vous disposez à nous obéir, vous nous enverrez vos ambassadeurs pour nous assurer si vous voulez avoir paix ou guerre avec nous. Et quand, par la puissance du Dieu éternel, tout le monde sera uni en paix et en joie, alors on verra ce que nous ferons. Et si vous méprisez les commandements de Dieu et ne les voulez pas ouïr ni les croire, en disant que votre pays est bien éloigné, vos montagnes bien hautes et fortes et vos mers bien grandes et profondes, et qu’en cette confiance vous veniez faire la guerre contre nous pour éprouver ce que nous savons faire, celui qui peut rendre les choses difficiles bien aisées, et qui peut approcher ce qui est éloigné, sait bien ce que nous pourrons faire. » Voilà à peu près la substance de leurs lettres[1].

Mon compagnon ayant su qu’il nous fallait retourner par les déserts de Baatu et que l’on nous donnerait un Moal pour guide, s’en alla sans m’en rien dire trouver le secrétaire Bulgay, auquel il fit entendre par signes, du mieux qu’il put, qu’il mourrait assurément s’il lui fallait retourner par ce chemin-là.

Le jour étant venu que nous devions prendre congé, à savoir environ quinze jours après la Saint-Jean, nous fûmes appelés à la cour, et le secrétaire dit à mon compagnon que la volonté de Mangu-Khan était que pour moi je retournasse vers Baatu, mais pour lui, qui se disait être malade, comme il paraissait assez à son visage, s’il voulait retourner avec moi qu’il le fît à la bonne heure, mais que peut-être ne trouverait-il pas par le chemin quelqu’un qui le pourvût de ce qu’il aurait besoin, si par hasard il était contraint de s’arrêter en quelque lieu ; et partant qu’il avisât à demeurer encore s’il voulait ou le jugeait nécessaire, jusqu’à ce qu’il se présentât occasion de quelques ambassadeurs avec qui il s’en pût retourner tout à loisir à petites journées, et par des pays de villes et villages bien habités. À cela mon compagnon répondit qu’il remerciait bien humblement Sa Majesté le Khan, auquel il priait que Dieu voulût donner un heureux succès à tous ses desseins ; qu’il demeurerait donc là, puisqu’il le trouvait bon. Alors, entendant tout cela, je dis à mon compagnon : « Mon frère, regardez bien ce que vous faites, car je ne vous quitte pas.

— Vous ne me quittez pas, répondit-il, mais c’est moi qui suis contraint de vous laisser, parce que si je m’en retourne avec vous je me vois en danger et du corps et de l’âme, et ma mort tout assurée, étant impossible que je puisse supporter de nouveau des incommodités comme celles que j’ai déjà souffertes. »

Après cela il nous fut apporté trois habillements ; comme nous ne voulions prendre ni or ni argent, on nous dit que puisque nous avions fait là force prières pour le Khan, qu’au moins nous voulussions recevoir de sa part chacun un habillement, afin de ne pas partir les mains vides de sa présence. Il nous fallut donc accepter, par honneur et respect ; car ils trouvent fort mauvais quand on refuse leurs présents, ce qui est les mépriser. Avant cela ils nous demandèrent fort souvent ce que nous désirions d’eux, et toujours nous avions répondu de même ; à savoir que notre seul désir était que les chrétiens fussent estimés et mieux regardés chez eux que les autres, qui ne demandent jamais que des dons et des présents ; mais ils nous répliquaient que nous étions des fous, et que si le Khan leur eût voulu donner son palais et tous ses trésors, ils l’auraient volontiers accepté, et feraient sagement. Nous reçûmes donc les habits qu’ils nous présentaient, nous priant de faire quelques oraisons et prières pour le Khan.

Ayant ainsi pris congé d’eux, nous nous en allâmes à Caracorum.


  1. La superbe fierté de ce message répond assez mal au but que s’était proposé le pieux roi de France en chargeant le pauvre moine Rubruquis d’une mission auprès du puissant monarque oriental.


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