Voyage (Rubruquis)/Chapitre 29

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XXIX


De ce qui nous arriva en allant au pays des Naymans.


Nous partîmes de la ville de Cailac le jour de Saint-André, 30 de novembre ; à trois lieues de là nous allâmes à un château au village des nestoriens. Étant entrés en leur église, nous y chantâmes hautement et avec joie un Salve Regina, parce qu’il y avait fort longtemps que nous n’avions vu d’église. Au partir de là nous arrivâmes en trois jours aux confins de cette province, où est le commencement de cette grande mer, ou lac, qui nous sembla aussi tempétueux que le grand Océan, et y vîmes une grande île au milieu ; mon compagnon s’en approcha et y mouilla quelque linge pour en goûter de l’eau, qu’il trouva un peu salée, mais telle toutefois qu’on en pouvait boire. Il y avait de l’autre côté vis-à-vis une grande vallée entre de hautes montagnes vers le midi et le levant, et au milieu des montagnes un autre grand lac. Une rivière passait par ladite vallée d’une mer à l’autre. De là il soufflait continuellement des vents si forts et si puissants, que les passants couraient risque que le vent ne les emportât et précipitât en la mer. Au sortir de cette vallée, en allant vers le nord, on trouve un pays de montagnes toutes couvertes de neige. De sorte que passant là le jour de Saint-Nicolas, nous y eûmes une très grande peine et y souffrîmes fort. Nous ne trouvions par le chemin aucune autre sorte de gens que ceux qu’ils appellent « jani », qui sont des hommes établis de journée en journée, pour recevoir et conduire les ambassadeurs ; d’autant que ce pays, étant montagneux, est aussi fort étroit et difficile, et il s’y rencontre peu de campagnes et de passages.

Entre le jour et la nuit, nous trouvions deux de ces jani, si bien que de deux journées nous n’en faisions qu’une et cheminions plus de nuit que de jour, mais dans un froid si extrême que nous fûmes contraints de nous couvrir de leurs grandes mantes ou robes de peaux de chèvres, dont le poil était en dehors.

Le second dimanche de l’Avent, qui était le 7 de décembre, sur le soir, nous passâmes par un certain endroit, entre d’effroyables rochers, où notre guide nous pria de faire quelques prières pour nous garantir de ce danger, et des démons qui ont accoutumé d’emporter souvent des passants, dont depuis on n’a plus de nouvelles. Il s’est trouvé qu’une fois ils enlevèrent le cheval, laissant l’homme ; une autre fois ils tirèrent les entrailles du corps des personnes et laissèrent les carcasses toutes vides sur le cheval, avec mille autres étranges et horribles histoires qu’ils nous contaient y être arrivées. Nous commençâmes donc à chanter le Credo in Deum, etc., et par la grâce de Dieu nous passâmes tous sans aucun danger ni inconvénient.

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