Voyage (Rubruquis)/Chapitre 26

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XXVI


Du mélange des nestoriens, sarrasins et idolâtres.


Les premiers entre ces idolâtres sont les Jugures, qui sont voisins et contigus à cette terre d’Organum, entre les montagnes devers l’orient. En toutes leurs villes les nestoriens et sarrasins sont mêlés. En la ville de Cealac, ou Cailac, il y avait trois sortes d’idolâtres ; j’entrai en deux de leurs assemblées, pour voir leurs sottes cérémonies. Dans la première je trouvai un homme qui avait une croix peinte avec de l’encre sur la main, ce qui me fit présumer qu’il était chrétien, il me répondait aussi comme un chrétien à tout ce que je lui demandais. Et m’étant informé pourquoi il n’avait pas sur la croix l’image de Jésus-Christ ; il me répondit que ce n’était pas la coutume ; ce qui me fit croire qu’ils étaient bien chrétiens, mais que, faute d’instruction, ils n’avaient pas cette image. Je vis aussi comme un coffre qui leur servait d’autel, sur lequel ils allument des cierges et font des oblations, puis je ne sais quelle figure qui avait des ailes comme saint Michel, et d’autres qui étendaient les doigts de la main comme pour faire la bénédiction ; en ce jour-là je ne pus apprendre autre chose d’eux, d’autant que les sarrasins les fuient tellement qu’ils ne veulent même pas parler avec eux ; et comme je m’enquérais d’eux aux sarrasins touchant leurs cérémonies et religion, ils s’en scandalisaient beaucoup. Le lendemain, qui était le premier jour du mois et la pâque des sarrasins, nous changeâmes de logis, si bien que nous fûmes logés auprès d’un autre lieu d’idolâtres.

Étant entré dans leur assemblée, j’y trouvai un de leurs prêtres d’idoles : car le premier jour du mois ils ont coutume d’ouvrir leurs temples ; les prêtres se revêtent et offrent les oblations du peuple, qui sont de pain et de fruits. Je décris premièrement en général à Votre Majesté toutes les cérémonies de ces idolâtres, ensuite celles de ces Jugures en particulier, qui est une fête comme séparée des autres. Tous adorent vers le septentrion, en frappant des mains et se prosternant le genou à terre et mettant la main sur le front ; de sorte que les nestoriens de ces pays-là, pour ne point faire comme les idolâtres, ne joignent jamais les mains en priant, mais les étendent sur leur poitrine. Leurs temples sont étendus de l’orient à l’occident, et au côté du nord ils y ont comme une chambre qui sort en dehors ; si le temple est carré, ils font cette chambre au milieu vers le septentrion, au lieu du chœur. Là ils posent un grand coffre en forme de table, derrière laquelle, vers le midi, ils logent leur principale idole. J’en ai vu à Caracorum une qui était aussi grande que nous faisons le saint Christophe. Et un certain prêtre nestorien, qui était venu du Cathay, me dit qu’en ce pays-là il y a une idole si grande et si haut élevée, qu’on la peut voir de deux journées loin. Ils ont d’autres idoles bien dorées, qu’ils mettent à l’entour. Sur cette table ou autel ils posent des chandelles et des oblations. Toutes les portes de leurs temples sont tournées au midi, au contraire des sarrasins qui les ont au nord.

Ils ont des cloches comme nous, et assez grandes ; c’est pour cela, je crois, que les chrétiens d’Orient n’en ont point voulu avoir ; mais les Russiens et les Grecs de Gazarie en ont aussi.

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