Voyage à mon bureau, aller et retour/Chapitre XXXV

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LE DERNIER JOUR DU MOIS

Le jour le plus agréable pour les employés, après le dimanche et les jours de fête qui ne sont pas ordinairement consacrés au bureau, c'est le dernier jour du mois.

En se représentant douze fois dans l'année, il donne douze fois à l'employé la satisfaction de toucher ses appointements. Tous les agents des bureaux indistinctement, quel que soit leur grade, jouissent de cette satisfaction, à l'exception du surnuméraire, qui pendant deux années consécutives émarge pour des guillemets sur l'état d'appointements. Le vingt-cinquième mois on lui alloue un traitement de douze à quinze cents francs suivant les administrations ; mais, le premier mois de traitement, le surnuméraire n'en voit que le chiffre, attendu que la somme est versée dans la caisse des fonds retenus en prévision de la pension de retraite.

Nous avons vu sur l'almanach que c'est aujourd'hui le 31 décembre. Conséquemment, cher lecteur, ce jour rentre dans la catégorie de ceux qui sont productifs pour les employés appointés. On doit accueillir ce jour avec tout... l'intérêt qu'il comporte. Seulement on pourrait lui reprocher d'être le trop proche voisin du premier de l'an qui nécessite de notre part des dépenses de toute nature. Ce n'est pas une raison, quoi qu'il advienne, pour repousser l'offre de service d'un ami capital, mais au contraire c'en est une pour lui tendre joyeusement les deux mains. Rarement, hélas ! les employés ont la satisfaction de recevoir dans la main gauche une somme égale à celle que touche la main droite. Une des deux mains suffit ordinairement pour contenir le modeste revenu du mois.

Autrefois que la vie était à bon marché, l'on nous payait généreusement en grosses pièces de monnaie ; aujourd'hui que tout est cher, on nous paye mesquinement en or. De sorte qu'à la première vue on pourrait supposer que le traitement qui nous est alloué a considérablement diminué. On ne saurait reprocher après tout à l'employé d'ignorer l'art de calculer, et je serais tenté de penser que la pièce d'or de vingt francs ne vaut plus quatre écus de cinq francs. Au surplus, cette pièce d'or gêne l'employé pour établir ses comptes. Il est obligé d'en faire la division dans sa mémoire, et de voir par aperçu quels sont les objets dont l'acquisition lui deviendra indispensable ; s'il a besoin de renouveler son chapeau ou de le faire simplement retaper : si la chaussure qu'il porte est de nature à s'accorder avec le froid ou la neige du 31 décembre, et si elle pourra s'accommoder en outre avec les exigences de toilette du jour suivant ; si le paletot de voyage à son bureau ne manque pas d'un collet de velours et de boutons ; s'il n'a pas besoin d'être rebordé ou s'il ne serait pas urgent de le remplacer par un autre paletot plus confortable et moins étranger à la mode.

Puis il y a les questions d'intérieur, si l'employé est marié.

Nous passerons sous silence l'article pot-au-feu et l'article carottes qui appartiennent de plein droit à la ménagère, et nous écouterons seulement M. Papillon qui, en sa qualité de garçon, fait en ce moment son décompte personnel :

« Je suis censé recevoir par mois la somme de cent cinquante francs ; mais le droit de cinq pour cent étant retranché de cette somme, en raison du prélèvement fait pour la masse des fonds de pensions, je ne touche en réalité que la somme de cent quarante deux francs cinquante centimes ; c'est plus long à écrire qu'à dépenser. - examinons. Je dois trente francs à mon tailleur, qui m'a fourni un pantalon et un gilet d'été. La somme est forte, mais il faut la payer, si je veux user de son crédit pour un pantalon d'hiver. Je dois soixante francs à ma gargote, -disons à mon restaurant, - pour les dîners peu succulents que j'y ai pris pendant le mois. Ce qui fait déjà quatre-vingt dix francs, - plus quinze francs à mon bottier. Je mets de côté quinze francs, destinés à la dépense de mes déjeuners. Ce n'est pas trop de quinze francs, je le suppose. Non, ce n'est pas assez ! je finirais à ce jeu par me détruire totalement la santé. Mettons vingt francs. Total : cent vingt-cinq francs. - je donne deux francs au gardien de bureau à titre d'étrennes ; - trois francs à mon portier ; - un franc au facteur qui m'apporte mes lettres; - idem, un franc à la laitière qui monte chaque matin les cinq étages de mon escalier; - cinquante centimes à mon porteur d'eau; - rien à ma femme de ménage, car c'est moi. - Récapitulons : cent vingt-cinq francs d'une part, et sept francs cinquante centimes de l'autre, font cent trente-deux francs cinquante centimes. Il me reste dix francs : c'est pour acheter du bois. L'hiver commence à se faire sentir, et je n'ai pas encore fait monter le poêle. - a propos, il est en si mauvais état qu'il sera sans doute nécessaire que je le fasse reconstruire ou que j'en achète un autre. Pour le remplacer, il faudra des fonds, et je n'en ai plus. - Peut-être qu'en économisant, je pourrais faire l'acquisition d'une coquille, et y brûler du charbon de terre ou du coke : ce serait plus avantageux? - Mais j'y songe, - que me donnerai-je pour le jour de l'an ? - Parbleu ! des cartes de visite ; - puis j'achèterai des bonbons fins chez ... l'épicier pour en faire le doux et gracieux hommage à ... - Arrêtez-vous, Papillon ! Vous dépassez le chiffre de votre budget. Vous feriez des dettes, mon ami, et vous en avez déjà. - Où donc votre esprit voyage-t-il de la sorte ? - Malheureux qui n'avez oublié qu'un point dans vos comptes, celui qui concerne votre propriétaire. - Qui donc ira chercher pour vous la quittance du loyer ?... »

Papillon, s'étant fait hautement cette malencontreuse confidence, se renverse en arrière sur sa chaise de bureau ; mais revenant bientôt à lui-même, il étend la main sur la table, y ramasse d'un seul monceau les pièces à l'aide desquelles il avait formé ses comptes, et il dit froidement en les mettant dans la poche de son gilet : « Tout pour Papillon. »


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