Voyage à mon bureau, aller et retour/Chapitre VII

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L’AUMONE

- Je ne comprends pas, disait un jour certain critique, que la police ne ramasse point tous les mendiants échelonnés sur les quais et sur les esplanades ? La mendicité est interdite et l'on rencontre des pauvres partout. Celui-ci trouve le moyen de s'établir au coin d'une borne, où il est censé vendre du papier à lettre ou des crayons. Celui-là nous offre des allumettes chimiques, et je lui vois sans cesse à la main le même paquet d'allumettes, lequel n'est autre chose qu'une amorce pour attirer les passants. On fait généralement l'aumône au pauvre sans profiter de sa marchandise.

- Détrompez-vous, lui répondis-je : je connais un avare qui tient essentiellement à passer pour un philanthrope, et qui n'a pas trouvé d'autre moyen pour faire l'aumône que de prendre ostensiblement et avec intention le petit faisceau d'allumettes que lui présente le pauvre. De cette façon, il est fier de se montrer charitable envers son prochain ; mais il se garderait bien de donner un sou au malheureux pour le plaisir seul de lui faire l'aumône. Vous voyez qu'il y a certaines apparences trompeuses dans la vie.

- Je n'en disconviens pas, mais que font les pauvres dans la capitale ? Qu'a-t-on besoin de voir la misère humaine sous ses yeux ? Enfin, est-on toujours certain de ne pas faire l'aumône à plus riche que soi ?

- Voilà trois grandes questions à résoudre. J'y répondrai cependant de mon mieux.
D'abord, il est certain que le nombre des pauvres apparents ne dépasse pas celui des badauds et des inutiles curieux qui encombrent mal à propos les rues de Paris, non plus que celui des joueurs d'orgues plaintifs dont la manivelle insipide trouble à tous moments l'esprit de l'homme de bureau ou du compositeur, et semble n'avoir été inventée que pour donner des attaques de nerfs aux chiens sensibles, et les obliger à fuir en hurlant. Je trouve qu'on a déjà suffisamment restreint le nombre des pauvres, et je ne pense pas qu'on doive en tous les cas les séquestrer avec de vils malfaiteurs. La misère est respectable, et quiconque ne la voit pas de près ne s'en rend compte que d'une manière incomplète.

Le pinceau délicat qui cherche à la retracer sur la toile apprêtée ne parvient qu'imparfaitement à lui donner ses accents de vérité. La mise en scène est quelquefois bien trouvée, les couleurs bien choisies, et les tons disposés avec harmonie ; mais la toile manque de chaleur, le vernis miroite, et les personnages immobiles ne peuvent pas proférer ce cri de la nature qui indique que le pauvre souffre sur son grabat. La peinture n'indique pas le nombre de pleurs que le pauvre a versés. Elle ne parvient pas à faire ressentir le froid qu'endure celui qui mendie près d'un pont où la bise et la neige viennent l'assiéger. Elle ne raconte pas l'histoire du malheureux trompé dans ses espérances, de l'aveugle qui a reçu certain jour devant mes yeux une pièce de monnaie n'ayant plus cours, et que l'avare dont nous avons déjà parlé lui avait glissée malicieusement dans la main.

Non, la peinture n'a pas le don d'émouvoir comme la vue. Eloignez de vos regards le pauvre que Dieu a placé sur votre chemin pour attendrir votre cœur et abaisser l'orgueil du riche, et vous exposerez l'homme à ne plus songer qu'à lui. Irons-nous trouver le pauvre dans son taudis ? Monterons-nous les marches inaccessibles conduisant au grenier étroit qu'il habite ? Imiterons-nous enfin l'infatigable sœur de charité qui soulage à chaque heure de la journée bien des misères du grand monde inconnues ?

Non, l'homme a besoin de tableaux réels et présents. Son cœur ne va pas toujours au-devant du malheur, mais il aime à le soulager quand il le rencontre et qu'il frappe ses yeux attendris.

Il se peut que certain maniaque ait pris à tâche de tromper la crédulité publique, en se faisant passer pour pauvre, tandis qu'il ne l'est pas. J'admettrai même qu'il soit le propriétaire de la maison dont il balaye le seuil le matin, et à la porte de laquelle il s'installe humblement pour mendier le pain quotidien que lui assurent de bonnes rentes sur l'Etat ; mais alors, si je fais l'aumône à ce pauvre indigne, et que ma conscience n'ait pas été instruite de ma méprise, je ne puis regretter l'emploi de mon aumône. Elle a été faite dans un but charitable, et le mendiant devient dès lors responsable envers Dieu de l'acte indélicat qu'il a commis, en détournant cette aumône de la main d'un frère véritablement malheureux.


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