Voyage à la mer libre du pôle arctique/03
Esquimaux épiant un phoque. — Dessin de A. de Neuville d’après le capitaine F. Hall (Life with the Esquimaux’)'.
VOYAGE À LA MER LIBRE DU PÔLE ARCTIQUE,
Les préparatifs de mon voyage vers le Nord occupaient tous mes instants. Le soleil avait paru le 18 février ; le lendemain son disque s’éleva tout à fait au-dessus de l’horizon ; il monta un peu plus haut le jour suivant et ainsi de suite jusqu’à ce que nous eussions plusieurs heures de pleine lumière avant et après midi. On ne voyait pas encore le soleil au-dessus des collines méridionales du port, mais la lugubre nuit s’en allait et chaque jour nous apportait plus de clarté ; l’aube du printemps s’évanouissait dans le jour de l’été comme le crépuscule de l’automne s’était perdu dans les ténèbres de l’hiver.
Les chiens que Hans m’avait ramenés étaient parfaitement rétablis, et ne paraissaient plus se ressentir de leurs souffrances. Quant à la meute de Kalutunah, elle se maintenait, ainsi que son maître, dans un état prospère à Etah. C’est là qu’était le gros de ma colonie d’Esquimaux, tandis que les parents de Hans, Tcheitchenguak, son beau-père, Kablunet, sa belle mère, et Angeit, son jeune beau-frère, habitaient avec lui la hutte qu’il s’était construite à côté du vaisseau.
Kablunet, la vieille matrone, sut se rendre fort utile. Très-adroite de ses mains, elle travailla sans relâche jusqu’à ce que son aiguille lui eût gagné tous les petits objets dont elle avait besoin ; elle nous confectionna des surtouts et des bottes et nombre d’autres vêtements de peaux. Son teint était fort clair, comme l’indique le nom de Kablunet, — l’enfant à la peau, blanche, — sous lequel les Esquimaux désignent notre race, et si celui de Tcheitchenguak ne signifie pas l’enfant à la peau noire, il a certes grand tort, car notre nouvel ami était de nuance plus que foncée.
L’extérieur de cet aimable couple n’était pas fort séduisant. Ils avaient la figure large, de lourdes mâchoires, les pommettes saillantes comme celles de tous les carnivores, le front étroit, les yeux petits et très-noirs, le nez plat. Derrière leurs lèvres longues et minces apparaissaient deux rangées étroites d’un ivoire solide, quoique usé par de durs et pénibles services, les naturels se servant de leurs dents pour une foule de choses : — assouplir les peaux, tirer et serrer les cordes, aussi bien que pour broyer la chair huileuse, base de leur alimentation. — Leur chevelure, d’un noir de jais, n’était pas très-abondante ; Tcheitchenguak avait plus de barbe que je n’en ai vu à ses compatriotes, mais seulement sur la lèvre supérieure et au bas du menton ; en général, la figure des Esquimaux est imberbe, elle appartient au type mogol. Petits de stature, mais bien charpentés, chacun de leurs mouvements prouve qu’ils sont robustes et solidement trempés par les épreuves de leur âpre existence.
La toilette est à peu de chose près la même pour les deux sexes ; une paire de bottes, des bas, des mitaines, des pantalons, une veste et un surtout. Tcheitchenguak portait des bottes de peaux d’ours s’arrêtant au-dessous du genou, tandis que celles de son épouse montaient beaucoup plus haut et étaient faites de cuir de phoque ; leurs pantalons étaient de peau d’ours, les bas de peau de chien, les mitaines de peau de phoque, la veste de peau d’oiseau, plumes en dessous ; le surtout, en peau de renard bleu, ne s’ouvre pas sur le devant, mais se passe comme une chemise ; il se termine par un capuchon qui couvre la tête aussi complétement que la capote de l’Albanais ou la cagoule du moine ; les femmes taillent le leur en pointe pour renfermer leurs cheveux qu’elles réunissent sur le sommet de la tête et nouent en touffe serrée et dure comme une corne, au moyen d’une courroie de peau de phoque non tannée ; je ne saurais dire que cette coiffure soit précisément pittoresque.
Quant à leur âge, bien malin qui eût pu nous l’apprendre : les Esquimaux ne comptant que jusqu’à dix, — le nombre de leurs doigts, — et n’ayant aucun système de notation, il leur est impossible d’assigner une date quelconque aux événements passés. Aussi cette race ne possède d’annales d’aucune sorte ; elle n’a pas su même trouver l’iconographie grossière et les hiéroglyphes des tribus indiennes du nord de l’Amérique. Le peu de traditions qui se sont transmises d’une génération à l’autre ne portent en elles l’empreinte d’aucune date, aucun indice se référant à une période de prospérité ou de décadence : les Esquimaux avouent qu’ils ne savent pas leur âge.
Les deux vieillards, promptement fatigués de la chaleur de la tente de Hans, voulurent faire ménage à part et se construisirent une maison de neige. Nos magasins leur fournissaient des vivres en abondance, et, délivrés du souci de la nourriture quotidienne, ils vivaient heureux et contents. Leur gîte, curiosité architecturale, eût excité le mépris d’un castor ; ce n’était autre chose qu’une caverne artificielle pratiquée dans un banc de neige. Devant la proue du navire se trouvait une gorge étroite, où les vents d’hiver avaient amoncelé les neiges qui, en tourbillonnant dans cette ouverture, laissaient une sorte de passage entre le banc surplombant à droite et la paroi du rocher à gauche. Prenant son point de départ de l’intérieur de cet antre, Tcheitchenguak commença par fouir dans la neige, comme le chien de prairie dans le sol meuble, s’enfonçant toujours dans la masse et rejetant les mottes derrière lui. Après être ainsi descendu d’environ sa hauteur, il creusa une dizaine de pieds dans la direction horizontale, puis il se mit à élargir ce boyau ; sa pioche ne cessait de frapper et d’abattre la neige durcie au-dessus de sa tête, et les blocs qu’il en détachait étaient transportés au dehors ; il put enfin travailler debout, et quand sa tanière fut assez grande, il en polit grossièrement les aspérités et reparut au grand jour tout blanc de frimas. Il façonna ensuite l’ouverture et la fit juste assez large pour qu’on pût s’y glisser à quatre pattes, puis il lissa avec soin la surface intérieure du tunnel d’entrée. Le sol de la hutte fut recouvert d’un lit de pierres sur lesquelles il étendit quelques peaux de rennes ; il tapissa les parois d’une semblable tenture ; puis Kablunet alluma les deux lampes et assujettit au-dessus de l’ouverture une nouvelle peau en guise de portière. Tcheitchenguak et sa famille étaient « chez eux. » J’allai les visiter quelques heures après leur installation. Les lampes (le seul feu qu’ils puissent avoir) brillaient gaiement et leur lumière faisait étinceler la blanche voûte de la cabane de neige ; la température s’était déjà élevée au point de congélation, et, en bonne ménagère, Kablunet avait pris sa couture. Tcheitchenguak réparait un harpon pour son gendre, et Angeit, latin aux yeux noirs, fort redouté de notre cuisinier et de l’office, était très-occupé à introduire dans un estomac trop vaste pour son corps quelques morceaux de gibier qui me faisaient l’effet d’avoir été subrepticement enlevés de quelque coin défendu de notre garde-manger.
En reconnaissance de nos bontés pour eux, ils me firent présent d’un assortiment complet de leur attirail de chasse et de ménage, lance, harpon, coque de ligne, trappe à lapins, lampe, pot, briquet, amadou et mèche. La lance est une pique de bois provenant sans doute de l’Advance, le navire perdu du docteur Kane ; elle se termine d’un côté par une solide pointe de fer, et de l’autre par un fragment de défense de morse revêtu d’une forte armure du même métal. Une dent de narval de six pieds de long, très-dure et parfaitement droite, forme la hampe du harpon, dont la tête est un morceau d’ivoire de morse long de trois pouces et percé de deux trous : l’un au centre, où l’on amarre la ligne ; l’autre à l’extrémité supérieure, ou vient s’encastrer le manche du harpon ; la base de l’arme est chaussée d’un fer aigu, comme celle d’une lance. La ligne est une lanière de cuir non tanné, de cinquante pieds de longueur, et découpée circulairement dans la peau d’un phoque ; une bande de même nature, à laquelle pendillent d’innombrables lacets, sert de panneau à lapins ; quant à la lampe, c’est un plat de stéatite de six pouces sur huit, et de la forme d’une écaille d’huître ; le pot est un ustensile carré, fait de la
dur sur lequel on bat un fragment de pyrite de fer brut ; pour mèche on a de la mousse séchée, et pour amadou le duvet délicat qui entoure les chatons du saule.
Tcheitchenguak préparait les lances pour une chasse aux morses ; lui et son gendre voulaient essayer leur adresse dès le lendemain. Tout l’hiver, ces animaux avaient paru en troupes nombreuses sur la mer libre à l’ouverture du port, et de la grève glacée on entendait continuellement leurs cris rauques. Leur chair est la principale nourriture des Esquimaux ; ils apprécient fort celle des rennes, mais comme une sorte d’entremets seulement ; pour base d’un long et solide festin, rien, selon eux, ne vaut l’awak, comme ils appellent le morse en imitation de son cri. Il leur est aussi indispensable que le riz à l’Hindou, le bœuf aux Gauchos de Buenos-Ayres, le mouton aux Tatars de Mongolie.
La chasse réussit à souhait. Hans et le vieillard,
chargés de tout leur attirail en bon ordre, s’avancèrent
vers la mer où un grand troupeau de morses nageait
près de la glace ; en rampant à quatre pattes, ils s’en
approchèrent sans être aperçus, puis, arrivés à quelques
pieds du bord, ils se couchèrent à plat ventre et imitèrent
le cri du morse ; toute la bande fut bientôt à portée
de leur harpon. Se relevant à la hâte, Hans ensevelit
le sien dans une des plus grosses bêtes ; puis son
compagnon tira sur la ligne et en noua solidement le bout
à la hampe de sa lance qu’il planta dans la glace et maintint
avec force. L’animal luttait avec vigueur, plongeait
dans la mer et se débattait comme un taureau sauvage
Morses ou walrus. — Dessin de Mesnel d’après des sujets du Museum.
saisi par le lasso. Hans profitait de toutes les occasions
favorables pour ramener la ligne à lui, jusqu’à ce que
sa proie ne fût plus qu’à une vingtaine de pieds. La
lance et la carabine firent alors promptement leur œuvre ;
les autres morses s’enfuirent au large avec des cris
d’alarme, leurs profondes voix de basse retentissant
dans les ténèbres. Le bord de la glace eût été trop mince
pour porter cet énorme gibier ; il fallut attendre que le
froid l’eût suffisamment épaissie. Les chasseurs amarrèrent
solidement leur victime pour que la mer ne l’entraînât
pas au loin. Le jour suivant, la voûte s’étant un
peu solidifiée, ils s’occupèrent de détacher avec soin
toutes les chairs ; la hutte de neige fut approvisionnée
pour longtemps de graisse et de viande, nos chiens s’en
donnèrent à cœur joie, et la tête et la peau furent déposées
dans un baril qu’on étiqueta : Société Smithsonienne.
En jugeant le morse d’après l’apparence lourde de son vaste corps de limace, beaucoup de personnes, et j’ai été du nombre, le regardent comme un animal peu formidable. J’ai appris depuis que je commettais là une grave erreur à mes dépens, et envers cet amphibie une grande injustice. C’est une créature pleine de courage, n’hésitant jamais à accourir à l’appel d’un de ses congénères en danger et à prendre fait et cause pour lui contre tout agresseur, quel qu’il soit. Dans une occasion, — c’était vers la fin de notre séjour à Port-Foulke, — nous avions, un peu à l’étourdie, lancé notre baleinière à la poursuite d’une énorme bande de morses, qui nageaient à l’entrée du port. Les cris désespérés d’un vieux mâle, que nous avions tout d’abord blessé et harponné, attirèrent sur nous tout le troupeau furieux et mugissant. Je n’ai jamais vu une telle réunion de corps noirs sillonnant la mer, ni
entre le rugissement du lion et le beuglement du taureau. Il nous fallut combattre pour notre vie. Si l’activité ou le sang-froid nous avaient fait défaut, notre embarcation eût été mise en pièces et nous eussions misérablement péri dans les eaux glacées ou sous la dent des morses. Un assaut plus déterminé, plus furieux que celui qu’ils nous livrèrent peut à peine s’imaginer, et la pensée humaine ne peut guère se représenter d’ennemis plus effrayants que ces monstres à la gueule béante et aux longues défenses s’entre-choquant.
Contre de tels adversaires une carabine est d’un pauvre secours, et sans la force de nos avirons, énergiquement mis en œuvre, nous eussions été atteints et écrasés par la masse du troupeau.
Mais ce souvenir m’a fait anticiper sur l’ordre des temps.
Pendant que Hans et son beau-père se livraient à la grande chasse, son jeune drôle de beau-frère se préparait à utiliser les loisirs que lui laissaient sa gloutonnerie canine et les labeurs de son estomac, aux dépens des volatiles polaires qui commençaient à reparaître, et surtout à l’encontre des petits auks ou arctica alle, que les Esquimaux épient à la sortie des fissures de rochers ou de glace, où ces oiseaux passent la nuit, et qu’ils capturent par centaines au moyen de poches à mailles fixées au bout d’un long manche, à la manière de nos filets à papillons. Seulement ici des lanières de peau remplacent la gaze de là-bas.
Vers le milieu de mars, voulant m’assurer, par mes propres yeux, de l’état des glaces dans le détroit de Smith, je poussai une pointe le long de la côte jusqu’au delà de Fog-Inlet, la baie du brouillard. Sur le promontoire qui la termine au nord, je découvris, non sans une certaine surprise, un cairn ou amas de pierres entassées de main d’homme. Ayant parcouru dans tous les sens ce littoral, lors de l’expédition de Kane, je savais que ce monument ne pouvait être l’œuvre d’aucun de mes compagnons de cette époque. Une bouteille trouvée à la base du cairn me donna la clef de l’énigme ; elle renfermait l’écrit suivant, daté du 16 avril 1855 :
« Le steamer des États-Unis, l’Arctic, envoyé à la recherche du Dr Kane et de ses compagnons, a touché en ce lieu, où il a trouvé pour uniques traces de leur passage un fragment de papier à cartouche, quelques capsules et une balle de carabine. De ce promontoire encore sans nom, nous nous dirigeons vers le cap Hatherton, pour y continuer nos recherches.
Heureux de cette trouvaille qui me donnait une preuve de plus de la sollicitude et de la protection dont notre gouvernement entoure ses nationaux, engagés dans des entreprises lointaines, je baptisai cet endroit du nom de Cairn-Point et je résolus d’en faire la première station de mon voyage projeté.
En revenant au navire, je passai auprès de ruines d’anciennes habitations d’Esquimaux. Kalutunah me dit que leur abandon datait de l’année qui avait précédé le passage de Kane, et qu’au havre Van Rensselaer il y en avait d’autres qui avaient abrité des hommes de la génération précédente. Une fois sur ce thème, le bon vieux chef aimait à parler : il se faisait l’écho de la tradition, généralement répandue parmi les Esquimaux, et d’après laquelle leur race s’étendait autrefois fort au loin dans le nord et dans le sud, et prospérait dans des parages qui ne sont plus aujourd’hui que des déserts glacés. Qu’il y ait eu jadis des communications suivies entre les naturels des environs d’Upernavick et ceux du cap York, ce ne peut être l’objet d’un doute ; mais Kalutunah croyait fermement que la même chose avait eu lieu dans la direction opposée. D’après lui, les glaces auraient envahi la baie de Melville en même temps que le détroit de Smith. Les bœufs musqués, — dont on ne voit plus que des ossements épars à l’est du détroit, mais dont les Esquimaux ont conservé dans leurs souvenirs les formes et le nom, Oumenak, — les bœufs musqués ont disparu avec les pâturages qui les nourrissaient. À en juger par les nombreux vestiges d’habitations trouvées par Kane, jusqu’au pied du glacier de Humboldt, et vues plus tard par moi, et plus au nord encore, sur la terre de Grinnell, le refroidissement de ces régions aurait été subit et moins ancien que ne l’admettent actuellement les théories scientifiques.
Cependant les préparatifs de mon départ se terminaient : les deux vieilles dames qui présidaient aux affaires domestiques de la hutte de neige et de la cabane d’Etah cousaient sans cesse pour nous, et ce sont probablement les premières femmes qui se soient enrichies « à tirer l’aiguille et le fil. »
Tout à coup le malheur vint s’abattre dans la demeure de Tcheitchenguak. La bavarde, mais bonne et vaillante Kablunet tomba malade d’une pneumonie qui l’enleva en quatre jours ; tous mes remèdes, tous mes efforts furent inutiles, et ce triste événement aurait détruit mon prestige de Narkosak, ou de docteur, si une aurore boréale ayant paru à cette époque, Jensen en homme adroit « et fort utile, » ajoute mon journal, n’en eût profité pour avertir les Esquimaux que ce phénomène entravait entièrement l’effet des médecines du chef blanc, et n’eût ainsi sauvé ma réputation compromise. Kablunet mourut à cinq heures ; à six, on la cousait dans une peau de phoque, et avant que le cadavre fût refroidi, Hans l’emportait sur son traîneau jusqu’à une gorge voisine ou il le déposa parmi les rocs et amoncela au-dessus un tas de grosses pierres. Merkut, sa femme, montrait seule quelques signes de douleur et de regret, mais plutôt, je suppose, dictée par l’usage que par une affection réelle. Quand les autres se furent éloignés, elle resta près de la tombe et tourna tout autour pendant une heure environ, murmurant à voix basse les louanges de la défunte ; puis elle plaça sur les pierres le couteau, les aiguilles, le fil de nerfs de phoque dont sa mère se servait quelques jours auparavant : les derniers rites de l’ensevelissement étaient accomplis.
Tcheitchenguak vint me voir le lendemain, il paraissait fort affligé ; il me dit que sa hutte était bien froide, qu’il n’avait plus personne peur entretenir sa lampe, et me demanda de lui permettre d’aller demeurer avec sa fille.
Mon consentement obtenu, on ne s’occupa guère de celui de Hans et la maison de neige fut délaissée. Les braves cœurs qui l’avaient habitée n’y devaient plus donner la rude hospitalité du sauvage : la cabane joyeuse était devenue « une demeure de deuil » et Tcheitchenguak la quittait pour traîner solitairement le peu de jours qu’il avait à vivre. Usé par sa longue lutte pour l’existence, il avait désormais à dépendre d’une génération qui ne se soucierai guère d’un vieillard inutile. La femme qui, seule, eut pu adoucir les chagrins de ses dernières années, était partie avant lui pour l’île lointain où ce grand esprit, Torngasoak le puissant, invite les âmes heureuses au festin éternel sur les bords toujours verts du lac sans limites ou on ne voit point de glaces, où les ténèbres sont inconnues, où le soleil plane éternellement dans un ciel d’été et de bénédictions, — dans l’Upernak, — qui n’a point de fin.
Jeune Esquimau prenant au filet des auks ou pingouins arctiques (alca ou arctica alle). — Dessin de A. de Neuwville d’après Kane (Arctic Explorations).
Départ pour le Nord. — Traversée du détroit de Smith. — Les hummocks, difficultés de la marche. — Renvoi au vaisseau de la majeure partie des hommes. — Arrivée à la côte opposée du détroit. — Nature du sol et de la glace. — Vestiges d’anciennes habitations de l’homme. - Arrêté par la glace en dissolution. — La mer libre du pôle.
Le thermomètre s’étant un peu élevé, le départ fut annoncé pour la soirée du 3 avril. Le soleil descendait encore au-dessous de l’horizon, mais la nuit crépusculaire permettait de marcher et de réserver le jour aux campements. Si basse que soit la température, pourvu que l’air soit calme, l’exercice réchauffe toujours assez, et la chaleur est beaucoup plus nécessaire pour les haltes ; en outre, la réverbération des glaces au grand soleil de midi est excessivement fatigante pour la vue, et il est assez difficile de se préserver de l’ophthalmie des neiges, maladie douloureuse et incommode ; pour nous en garantir autant que possible, nous portions tous des besicles en verre bleu.
Mes compagnons, officiers ou matelots, étaient au nombre de douze. Tout fut prêt à sept heures, et quand la petite bande s’assembla sur la glace auprès de la goëlette, le coup d’œil était aussi pittoresque qu’animé. En avant, Jensen déroulait avec impatience sa longue mèche de fouet ; huit chiens attelés à son traîneau, l’Espoir, avaient l’air aussi pressés que lui. Venait ensuite Knorr avec six chiens et la Persévérance, au montant de laquelle flottait une petite bannière bleue portant sa devise : Toujours prêt. Huit vigoureux gaillards se disposaient à tirer un troisième traîneau au moyen de cordes fixées à une sangle de toile qui entourait leurs épaules. — Près du véhicule se tenaient Mac Cormick et Dodge qui devaient le piloter au milieu des hummocks, avec sa charge, — un lifeboat en fer, de vingt-quatre pieds de long, avec lequel j’espérais me lancer sur la mer polaire. — Le mât était dressé et les voiles déployées ; au-dessus d’elles s’agitait fièrement un pavillon, consacré par les trois campagnes polaires de Wilkes, de Haven et de Kane ; à côté de lui brillaient les emblèmes maçonniques, à la tête du mât, et notre flamme de signaux flottait à l’arrière. Le soleil brillait sur le port, l’enthousiasme débordait, chacun se sentait prêt aux plus dures épreuves.
Les applaudissements éclatèrent pendant que je descendais l’escalier du navire. À un signal donné, Radcliffe, auquel je laissais le soin de la colonie, tira le canon. « En route ! » cria Mac Cormick ; les fouets claquèrent, les chiens sautèrent dans leurs colliers, les hommes tirèrent sur leurs câbles : nous étions partis.
Je n’imposerai pas au lecteur l’ennui de me suivre pas à pas pendant les trois semaines. suivantes. — Il me suffira de dire que la tempête continua avec la même violence et ne s’arrêta enfin qu’après avoir soufflé pendant dix jours. Mais elle ne put nous tenir longtemps renfermés, et, dès le 9 avril, nous nous mettions à l’œuvre.
Hans enterrant sa belle-mère (voy. p. 150). — Dessin de A. de Neuville d’après le docteur Hayes.
Après avoir été chercher nos provisions au cap Hatherton, nous nous dirigeâmes vers la terre de Grinnell, avec des traîneaux faiblement chargés dont les chiens tiraient les deux plus petits. Le vent glacé, insupportable d’abord à nos hommes, tourna au sud, et, nous poussant devant lui, nous incommoda moins ; mais d’autres embarras nous avertissaient de la difficulté de la tâche que nous avions entreprise. À force de serpenter à droite ou à gauche, et de revenir sur nos pas lorsqu’il était impossible d’avancer, nous réussîmes à franchir les quelques premiers kilomètres sans trop de peine, mais bientôt le sol devint impraticable au delà de toute description. Le détroit en entier était un vaste chaos de rochers de glace accumulés les uns sur les autres en énormes monceaux aux faîtes aigus et aux pentes raboteuses ; ils laissaient à peine entre eux quelques pouces carrés de surface plane : les malheureux voyageurs avaient à cheminer dans ces glacis presque inextricables ; il nous fallait souvent escalader des barrières de dix pieds de hauteur relative, de cent pieds au-dessus du niveau de la mer.
Les intervalles de ces prodigieux monceaux sont remplis jusqu’à une certaine profondeur de neiges poussées par les vents. Qu’on s’imagine nos traîneaux cahotants travers les enchevêtrements confus de ces glaces déchirées, les hommes et les chiens poussant ou tirant leurs fardeaux comme les soldats de Napoléon leur artillerie dans les passages abrupts des Alpes. Nous nous hissons péniblement au sommet des rampes élevées qui nous barrent la route ; à la descente, le traîneau est précipité sur les parois anguleuses, quelquefois chaviré, souvent brisé. — Après avoir inutilement essayé de franchir quelque crête plus rude que les autres, il nous faut nous ouvrir un sentier au pic et à la pelle, pour être encore forcés de retourner en arrière et de chercher un passage moins impraticable ; de loin en loin, nous avons la chance de rencontrer quelque « brèche » sur la surface inégale et tortueuse de laquelle nous pouvons cheminer pendant un ou deux kilomètres avec une facilité relative. Les neiges amassées par le vent sont parfois un obstacle, parfois une aide bienvenue. La surface gelée, mais pas assez fortement, se brise sous les pas de la manière la plus désagréable et la plus irritante : elle ne peut pas toujours porter le poids du corps, et un pied s’enfonce au moment où l’autre se lève. — Les dépressions qui séparent les hummocks sont souvent
passer, mais au beau milieu, un homme plonge jusqu’à la ceinture, un autre jusqu’aux épaules, un troisième disparaît entièrement ; le traîneau se brise, et nous perdons des heures entières à opérer le sauvetage, surtout si, comme il arrive fréquemment, il nous faut enlever toute la cargaison. Nous sommes, du reste, habitués à la manœuvre : parfois, chaque chargement doit être divisé en deux ou trois parts ; les traîneaux vont et viennent sans cesse et la journée se passe à haler sans fin ni trêve. — Les cantilènes des matelots s’encourageant à tirer avec ensemble, se mêlent aux interjections souvent peu aimables de Knorr ou de Jensen, gourmandant leurs pauvres attelages surmenés.
On ne saurait inventer un genre de labeur qui détruise plus vite l’énergie des hommes ou des animaux : ma petite troupe perdait ses forces, et lorsque après une journée de longs et rudes travaux, j’aurais presque pu atteindre notre bivac de la veille d’une balle de ma carabine, je me sentais près de désespérer.
J’abandonnai bientôt la pensée de transporter l’embarcation sur l’autre rive : cent hommes n’auraient pas suffi à la tâche. Mon seul désir maintenant était d’arriver à la terre de Grinnell avec autant de vivres que je le pourrais et d’y garder mes gens aussi longtemps qu’ils me seraient utiles, mais j’eus bientôt à me demander s’il ne leur était pas impossible de porter leurs provisions en outre de celles qu’il me fallait pour que nos pénibles travaux ne fussent pas perdus. — En dépit de tout, à travers la tempête, par le froid, la fatigue, le danger, mes hommes sont restés fidèles au devoir. Et pourtant comment leur demander de nouveaux efforts pour une tentative dont ils ne croient pas le succès possible, et où presque dès le début ils ont senti que leur vie courait risque d’être sacrifiée ?
Aussi l’état déplorable de ma petite troupe me force à renoncer à lui faire continuer son voyage : mon seul espoir est maintenant la goëlette. J’ai toute la saison devant moi, et quoique je ne puisse recourir à la vapeur, j’espère atteindre le cap Isabelle et remonter la côte occidentale du détroit ; s’il m’est alors impossible de m’ouvrir une route aussi loin que je le désire, du moins je me choisirai un bon port pour notre second hivernage. — Je vais donc renvoyer mes hommes ; je donne à Mac Cormick toutes les instructions nécessaires pour que le navire soit prêt lorsque viendra la débâcle. Il creusera la glace tout autour pour lui former un bassin, et réparer les avaries de l’automne ; on raccommodera les espars, on mettra des pièces aux voiles. Quant à moi, je reste avec mes chiens, pour tenter une dernière lutte.
Mes gens m’ont fourni vingt-cinq jours d’utiles services ; ils m’ont transporté huit cents livres de nourriture presque au milieu du détroit ; c’est tout ce qu’ils pouvaient faire : leur œuvre est finie.
Je n’ose guère compter sur le succès, mais je sens que, toute périlleuse qu’est cette entreprise, il me faut encore tenter un effort. J’emmène, outre ma meute, trois hommes éprouvés, Knorr, Jensen, et le matelot Mac Donald, et me remettant à la sagesse de la Providence, qui m’a souvent déjà fait atteindre le but et garanti du danger, je recommence demain ! Arrière le découragement !
Notre traversée n’a pas eu sa pareille dans les aventures arctiques. À vol d’oiseau, on compte à peine cent cinquante kilomètres de Cairn-Point au cap Hawks, et cependant nous avons mis juste un mois à parcourir cette distance : en moyenne quatre kilomètres et demi par jour ! La route que nous étions forcés de prendre était au moins le triple de la ligne directe. Un certain nombre de kilomètres de cette voie sinueuse durent être franchis trois fois, souvent même cinq, selon qu’il nous fallait diviser la cargaison en deux ou trois parts ; nous avons donc probablement fait trente kilomètres par jour et huit cents en totalité. Les soixante-quinze derniers kilomètres, où nous n’avions plus que nos chiens, nous ont pris quatorze journées, et on comprendra mieux combien la tâche était rude, si on se rappelle qu’une semblable étape peut être parcourue en cinq heures par un attelage de force moyenne sur de la glace ordinaire, et ne le fatiguerait pas moitié autant qu’une seule heure de tirage au milieu de ces hummocks qui semblaient se multiplier sous nos pas.
Le chien de cette race court plus volontiers sur la glace unie avec un fardeau de cent livres, qu’il n’en traîne vingt-cinq sur une route qui le force à marcher à pas lents.
Après nous être arrêtés au cap Hawks le temps de reposer les attelages, nous commençâmes à remonter le long de la ligne de côtes et, à notre première étape, nous franchîmes la vaste échancrure qui nous séparait du cap Napoléon. Cette fois, la cargaison était au complet, et cependant le chemin ne se présentait pas très-favorable. La configuration des côtes empêche les vents de souffler dans la baie, et les neiges, à peine durcies et entassées en couches de plus de deux pieds d’épaisseur, rendaient la marche fort pénible ; mais nous y plongions de notre mieux ne voulant pas nous jeter encore dans le chaos des glaces. Les traîneaux enfonçaient jusqu’aux traverses et les chiens jusqu’au ventre ; pour couronner le tout, Jensen s’était blessé cruellement, et ne pouvait plus marcher ; mais je n’avais pas le loisir de faire halte ; une partie des bagages fut donc transférée sur l’autre véhicule, et, nous passant une sangle aux épaules, Mac Donald, Knorr et moi, nous tirâmes chacun aussi bravement que la plus forte bête de l’attelage.
Les glaces hérissaient de la plus terrible manière les abords du cap Napoléon : impossible d’en approcher : toute la journée suivante, il nous fallut haler au large, et nous perdre encore dans un labyrinthe d’hummocks. Un brouillard épais venait du nord et nous cachait entièrement la côte ; une lourde ondée de neige acheva de nous dérouter, et nous nous arrêtâmes pour attendre une température plus favorable. Le lendemain, nous atteignîmes le cap Frazer et nous nous trouvions enfin dans le canal de Kennedy où j’avais à peine pénétré en 1853-54. La glace de l’entrée paraissait tout aussi mauvaise que celle du détroit, et nous fûmes obligés de nous en tenir à la banquette de la plage, même pour traverser la baie de Gould qui s’ouvre entre les caps Leidy et Frazer. C’est cette même baie qu’au début de voyage j’avais choisie pour notre hivernage et que j’aurais tant voulu atteindre l’automne précédent.
Pendant que nous suivions la courbe de la baie, je constatai que là, aussi bien qu’à Port-Foulke, à Port-van-Rensselaer, à presque toutes les anses que j’ai pu visiter sur les rivages groënlandais au nord du cap York, la terre s’élève assez régulièrement en gradins superposés, en séries de terrasses dont les plus élevées sont de cent vingt à cent cinquante pieds au-dessus du niveau de la mer. Ce sont les indices du soulèvement simultané des deux côtés du détroit. — Sur une de ces terrasses schisteuses je remarquai les vestiges d’un camp esquimau ; et je fus d’autant plus heureux de la découverte de ces traces, fort visibles encore, quoique bien frustes, qu’elles me confirmaient les traditions de Kalutunah, relatives aux anciens établissements de sa race et à ses émigrations vers le Sud. On en voit de semblables partout où les Esquimaux séjournent pendant l’été. C’est tout simplement un cercle de douze pieds de diamètre formé des lourdes pierres avec lesquelles les naturels assujettissent le bord inférieur de leur tente de cuir, et qui restent à l’endroit où elles étaient placées lorsqu’ils retirent les peaux pour aller camper ailleurs.
La journée suivante fut la meilleure que nous eussions encore eue ; elle nous apporta cependant sa bonne part d’ennuis. Encore mieux que dans le détroit de Smith, nous apprenions à connaître par expérience l’immense force résultant de la pression des glaces, poussées par le courant qui se dirige vers le midi. Chaque point des côtes exposées au nord est enseveli sous les glaces les plus massives qu’on puisse imaginer. Des blocs de trente à soixante pieds d’épaisseur, et d’une largeur encore plus grande, gisaient épars sur la berge, jetés par l’irrésistible banquise au delà du niveau des plus hautes marées. — Nous rencontrâmes le premier obstacle de ce genre peu de temps après notre départ du cap Frazer, et, n’ayant pu le franchir, nous fûmes obligés de reprendre à travers les champs de glace.
Mais l’entreprise n’était pas facile : la glace de terre formait une muraille presque à pic. Nous descendîmes les chiens au bout de leurs traits comme des colis, et le bagage pièce à pièce, au moyen d’une corde, puis nous fîmes pour nous une échelle avec les deux traîneaux attachés à la suite l’un de l’autre. — Le floe ou champ de glace, très-raboteux déjà, était, en certains endroits, presque pourri, et en mauvaise condition ; un des attelages enfonça et nous ne le pûmes sauver qu’à grand peine. Il nous fallut revenir à la glace de terre, et suivre toutes les sinuosités du rivage ; notre route en était au moins doublée, et quand nous fîmes halte pour la nuit, hommes et chiens étaient rendus de fatigue.
Tout harassé que je fusse de ma journée, je profitai du moment où mes camarades préparaient la hutte et le souper, et j’escaladai la colline pour me rendre compte de notre position. Un immense horizon se déroulait du côté de l’orient. L’atmosphère était si sereine et si pure que la vue eût atteint dans cette direction à plus de cent kilomètres. Aucune terre pourtant n’y apparaissait ; d’où je conclus que le canal Kennedy est plus large que Kane ne l’a supposé.
La température s’était singulièrement adoucie ; nous la trouvions même trop chaude pendant nos étapes ; elle nous permettait maintenant de dormir en plein air sur nos véhicules. Ce jour-là, le thermomètre ne descendit pas au-dessous de — 5 C. et s’éleva ensuite au point de congélation. Le soleil nous inondait de ses flammes pendant que nous soufflions sous notre pesant fardeau de fourrures. L’air nous semblait étouffant. Jeter nos habits sur le traîneau et poursuivre notre route en manches de chemise fut notre premier mouvement, mais il était de toute importance d’épargner à nos chiens une livre de poids inutile, et chacun dut garder ses vêtements et transpirer comme une éponge.
Cette chaleur insolite était bien loin de venir à propos ; la neige commençait à se ramollir, et nous nous trouvions à une si grande distance de Port-Foulke ! Jensen avait l’œil ouvert sur notre ligne de retraite : il connaissait par expérience la rapide dissolution des glaces qui, à Upernavik, l’avait souvent, à la même époque de l’année, jeté dans de sérieux embarras. Pour moi, j’attendais la débâcle générale à la mi-juin. Le printemps (si on peut l’appeler de ce nom) s’avançait à grands pas, les oiseaux commençaient à paraître : sur le versant de la colline, les petits bruants de neige (plectrophanes nivalis) venaient pépier autour de nous ; au-dessus de nos têtes un couple de bourgmestres (larus glaucus) se dirigeait droit au nord, comme vers un point connu, — vers quelque retraite lointaine sur une île baignée des vagues ; en passant, ils nous jetèrent un cri comme pour nous demander si nous aussi nous n’avions pas la même destination. Perché sur la falaise, un corbeau nous croassait son lugubre bonjour, — un mauvais présage, peut-être. Un de ces oiseaux nous avait tenu compagnie tout l’hiver à Port-Foulke, et celui-ci avait l’air de vouloir aussi partager nos aventures, ou du moins les miettes de nos repas ; il nous resta fidèle pendant plusieurs jours, s’abattant sur notre camp abandonné aussitôt que nous nous mettions en route.
La côte que nous suivions est fort curieuse à étudier ; c’est une ligne de falaises très-élevées, de formation silurienne — grès et calcaire, — et fortement désagrégée par les influences alternantes du froid et du dégel. Derrière elle se dresse une longue chaîne de pics élevés. La neige en revêtait les pentes d’une blancheur uniforme, mais je n’y ai pu distinguer de glaces : la côte de Grinnell ne présente point de glaciers, bien différente en cela du Groënland et des rivages sud de la terre d’Ellesmere du capitaine Inglefield.
Toute cette journée-là je trouvai d’anciens campements
esquimaux semblables à ceux de la baie de Gould.
Au cap Frazer et ailleurs, je pus ramasser quelques
Oiseaux des mers arctiques : Bourgmestre (larus glaucus) et canard-eider (somateria mollissima). — Dessin de Mesnel d’après nature.
Bœuf musqué (ovibos moschatus) (voy. p. 150). — Dessin de Mesnel d’après un sujet du Muséum.
fossiles indiquant la nature des roches et, dans les endroits
d’où les vents avaient chassé la neige, quelques
traces de végétation desséchée, saxifrages ou saules
nains. Pendant cette étape, nous franchîmes une assez
longue distance, mais je n’eus guère d’autre motif de me
réjouir ; la glace de terre était excessivement difficile,
et nous ne pouvions contourner certaines pointes qu’avec les plus grandes fatigues. Pendant un de ces affreux passage, Jensen tomba encore sur sa malheureuse
jambe, et, pour comble d’infortune, il prit un effort dans
les reins en soulevant le traîneau. Fatal accident qui me
privait du concours du plus robuste de mes compagnons !
Vestiges d’anciennes habitatious d’Esquimaux (sous le 80° de latitude N.). — Dessin de Jules Noël d’après le docteur Hayes.
Les rivages de la mer polaire entre le cap Lieber et le cap Union. — D’après un dessin du docteur Hayes.
Le lendemain matin, le blessé n’allait pas mieux et ne pouvait guère remuer. Je me décidai promptement à le remettre aux soins de Mac Donald, et à continuer ma route seul avec M. Knorr. Dans le cas où il nous ar-riverait malheur (je ne craignais que les glaces pourries), je donnai cinq chiens au matelot, lui enjoignant de nous attendre juste le même nombre de jours, puis de faire tous ses efforts pour ramener son malade à Port-Foulke.
Notre simple repas terminé, nous nous replongions dans les hummocks, pour jouer notre dernière carte. Nous traversâmes d’abord une baie si profonde, que si nous avions dû suivre sur la glace de terre les sinuosités du rivage, notre route eût été plus que quadruplée. Je voulais maintenant pousser aussi loin que le permettraient nos ressources, atteindre la plus haute latitude possible, me choisir un lieu favorable d’observation, et me former une opinion définitive au sujet de la mer du pôle et des chances de la parcourir avec la goëlette ou un de nos bateaux. Je me trouvais déjà plus au nord que n’était parvenu, en 1854 (vers la mi-juin, un mois plus tard dans la saison), le lieutenant Morton, de l’expédition Kane, et je pouvais contempler, d’un point situé à cent ou cent dix kilomètres du cap Constitution, où la mer ouverte avait arrêté sa marche, la même étendue de terre et de glace qui avait frappé ses regards.
Je désirais avancer vers le nord autant que faire se pourrait. En ménageant avec soin nos provisions, il m’en restait encore suffisamment pour mener l’exploration à son terme, qui ne pouvait être loin, vu l’obscurité croissante qui s’amassait sur le ciel du nord-est et nous révélait la présence des eaux.
L’étape suivante ne fut pas encourageante : nous franchîmes à peine seize kilomètres de glace anguleuse, de neige profonde et sous une brume épaisse qui, nous empêchant de voir notre chemin à plus de vingt-cinq mètres de distance, nous forçait de recourir à la boussole.
Le brouillard se dissipa comme nous étions bien reposés, et nous poursuivîmes, le long du rempart de glaces, une route souvent interrompue par les incidents auxquels j’étais habitué, depuis que nous avions touché le rivage au-dessus du cap Napoléon. La côte présentait les mêmes caractères : à notre gauche, de hauts rochers perpendiculaires ; à notre droite, une chaîne déchiquetée de débris de glaces formant, pour ainsi dire, une frange de cristal aux falaises sombres. Nous marchions dans un défilé sinueux, resserré d’un côté par la terre, de l’autre par cette muraille qui surplombait à cinquante pieds au-dessus de nos têtes, et sauf les endroits où une coupure subite nous permettait d’entrevoir la mer, nous étions aussi complètement renfermés que dans un cañon des Cordillères. De loin en loin une baie échancrait la ligne élevée de la côte, et chaque fois que parvenus à son éperon méridional, nous nous tournions vers l’ouest, une vallée en pente douce s’ouvrait devant nous, étageant lentement ses terrasses depuis la mer jusqu’au pied des montagnes qui se dressaient vers le ciel avec une imposante grandeur. Je ne fus jamais plus impressionné de la morne tristesse, de la nudité du paysage arctique. Certes, mon excursion sur la mer de glace ne m’avait, il me semble, guère laissé de marge pour agrandir encore le tableau d’une désolation sans bornes, mais pourtant, sur ce rivage stérile, la diversité des lignes, la variété des contours frappaient davantage l’esprit et donnaient à la pensée un jeu plus étendu. Nos regards erraient sur ces pics hardis amoncelés les uns au-dessus des autres, ils s’arrêtaient sur les sombres falaises fendues par les gelées et descendaient le rempart de glace pour se reposer sur la mer : partout, ils trouvaient à l’œuvre les forces silencieuses de la nature qui, depuis des siècles sans nombre, agissent sous l’œil de Dieu seul, dans les ténèbres de l’hiver comme dans les éblouissantes splendeurs de l’été, et je sentais combien sont chétifs tous nos travaux et tous nos efforts ! Puis je cherchais les traces de la présence d’un être vivant, quelque passée d’ours, de renard ou de renne ; je ne voyais que deux hommes affaiblis et nos pauvres chiens luttant contre ces terribles obstacles, et il me semblait vraiment que, dans sa colère, le Tout-Puissant avait froncé le sourcil sur ces montagnes et sur ces mers.
Nous n’avions pas rencontré un seul ours depuis le départ de Cairn-Point, quoique nous en eussions trouvé quelques pistes en divers endroits, au cap Frazer, surtout. Un de ces animaux aurait été pour nous un bienfait du ciel, et m’eût délivré du souci que me causaient mes chiens ; sa chair leur aurait fourni plusieurs journées de rations plus substantielles que le bœuf desséché dont nous les nourrissions depuis si longtemps.
Dix heures de marche ce jour-là et quatre le lendemain nous amenèrent à la pointe méridionale d’une baie si profonde que, selon notre habitude, nous préférâmes la traverser que de suivre la ligne sinueuse du rivage. Mais à peine avions-nous fait quelques kilomètres que notre course fut arrêtée : nous cheminions au large de la côte, sur une bande de glace ancienne, et nous nous dirigions vers l’énorme promontoire qui forme l’éperon septentrional de la baie ; il paraissait être situé près du quatre-vingt-deuxième parallèle, à trente-six kilomètres de nous environ, et je désirais ardemment y atteindre. Par malheur, le champ de vieille glace se termina soudain, et après avoir cahoté au milieu de la frange de hummocks, qui en marquait le bord, nous nous trouvâmes sur la glace nouvelle. L’instinct infaillible des chiens les avertit du danger. Ils avancèrent d’abord avec des précautions inusitées, puis s’éparpillèrent à droite ou à gauche, refusant d’aller plus loin. Cette manœuvre m’était trop familière pour me laisser le moindre doute sur sa cause réelle : en effet la glace était pourrie et impraticable. Je pensai que cela venait de quelque circonstance locale, de la direction des courants par exemple, et je cherchai à contourner l’obstacle par l’est. Je marchais en tête des chiens pour soutenir leur courage, mais à peine étions-nous de nouveau sur la glace de l’année qu’elle cédait sous mon bâton et que je devais retourner en arrière pour chercher encore un passage plus loin.
Deux heures perdues en efforts semblables me démontrèrent l’impossibilité de traverser le golfe sur la glace marine. Il ne restait qu’à en contourner les rivages, mais je ne tardai pas à reconnaître que c’était un trajet de quatre-vingts kilomètres au moins. La baisse de nos provisions ne nous permettait pas un si long détour qui nous eût pris deux journées, si ce n’est trois, et fatigués de douze heures de travaux, nous remîmes au lendemain des observations plus étendues. L’état des glaces de la baie me surprenait beaucoup. Pour tâcher d’en reconnaître la cause et voir si je ne découvrirais pas vers l’est un passage plus direct que la courbure du golfe, je me proposais de gravir une colline élevée qui se dressait au-dessus de nous, mais il me fallait d’abord prendre un repos que les durs labeurs de notre dernière étape exigeaient impérieusement.
Après un sommeil profond et réparateur, aidé par une lassitude telle que j’en avais rarement éprouvé de semblable, j’escaladai la pente escarpée de la hauteur voisine et me hissai sur une saillie de rocher à huit cents pieds environ au-dessus du niveau de la mer.
Je compris alors clairement pourquoi nous avions été forcés de battre en retraite.
Partout les glaces paraissaient dans le même état qu’à l’ouverture de la baie. Une large crevasse, partant du milieu du golfe, se dirigeait vers la mer. Ramifiée de nombreuses fissures dans sa course sinueuse vers l’orient, elle s’étendait comme le delta d’un puissant fleuve, et, sous le ciel noir qui s’abaissait sur toute la zone du nord-est, allait se perdre dans la mer libre. Dans l’extrême lointain, se profilait vaguement contre le sombre horizon du nord la croupe blanchie d’un noble promontoire, la terre la plus septentrionale qu’on connaisse maintenant sur le globe. Mon estime la place à 82° 30′ de latitude, à 825 kilomètres du pôle. Entre elle et nous surgissait une autre pointe hardie, et plus près encore du cap vers lequel je dirigeais notre course la veille, une fière montagne s’élevait majestueusement de la mer, et semblait porter jusqu’au firmament sa tête couronnée de neige. Je ne voyais d’autre terre que la côte où nous nous trouvions.
Au-dessous de moi, la mer étalait sa nappe immense, bigarrée de taches blanches ou sombres, ces dernières indiquant les endroits où la glace était presque détruite ou avait entièrement disparu ; au large, ces taches se montraient plus foncées et plus nombreuses, jusqu’à ce que, devenues une bande de bleu noirâtre, elles se confondissent avec la zone du ciel où se reflétaient leurs eaux. Les vieux et durs champs de glace (dont les moins grands mesuraient à peine moins d’un kilomètre), les rampes massives de la berge et les débris amoncelés qui en marquaient les bords, étaient les seules parties de cette vaste étendue qui conservassent encore la blancheur et la solidité de l’hiver.
Tout me le démontrait : j’avais atteint les rivages du bassin polaire et le large Océan s’étendait à mes pieds ! Terminée par le promontoire qui, là-bas, se dessinait sur l’horizon, cette terre que je foulais était une grande saillie se projetant au nord, comme le Cevero-Vestochnoï hors de la côte opposée de Sibérie. Le petit ourlet de glace qui bordait les rives s’usait rapidement : avant un mois la mer entière, aussi libre de glaces que les eaux au nord de la baie de Baffin, ne serait interrompue que par quelque banquise flottante, errant çà et là, au gré des courants ou de la tempête.
Il m’était donc impossible d’aller plus loin. La crevasse dont j’ai parlé eût déjà suffi pour nous empêcher d’atteindre le nord de la baie ; au large, les glaces paraissaient encore plus en mauvais état. Plusieurs flaques d’eau s’ouvraient près de la côte, et sur l’une d’elles venait de s’abattre une bande de dovekies (uria grylle, ou guillemot noir). En remontant le canal Kennedy, javais reconnu nombre de leurs stations d’été, mais je fus assez surpris de voir les oiseaux eux-mêmes à une époque si peu avancée de la saison. Les mouettes bourgmestres volaient au-dessus de nous, se dirigeant vers le nord et cherchant les eaux libres pour leur nourriture et leur demeure. On sait qu’autour des lieux qu’elles fréquentent l’été, il n’y a jamais de glace après les premiers jours de juin.
Nous avions atteint notre but : il fallait songer à la retraite : l’approche du printemps, la rapidité du dégel, la certitude que la mer rongeait déjà le détroit de Smith au sud par la baie de Baffin, aussi bien qu’au nord par le canal de Kennedy, tout cela m’avertissait que nous n’avions pas de temps à perdre, si nous ne voulions gravement compromettre notre retour aux côtes groënlandaises.
Il ne nous restait plus qu’à planter notre pavillon en témoignage de cette découverte et à déposer sur les lieux une preuve de notre présence. Les flammes nationales, attachées à une mèche de fouet et suspendues entre deux hauts rochers, flottèrent à la brise pendant que nous élevions un cairn ; puis déchirant une feuille de mon cahier de notes, j’écrivis les lignes suivantes :
« Ce point, le plus septentrional qu’on ait encore pu atteindre, a été visité les 18 et 19 mai 1861 par le soussigné, accompagné de George F. Knorr et voyageant en traîneau tiré par des chiens. De notre hivernage près du cap Alexandre, à l’entrée du détroit de Smith, nous sommes arrivés ici après une pénible marche de quarante-six jours. Je crois, d’après mes observations, que nous sommes à 81° 35′ de latit. et 70° 30′ l. occ. La glace pourrie et les crevasses nous empêchent d’aller plus loin. Le canal Kennedy paraît s’ouvrir dans le bassin polaire et, persuadé qu’il est navigable en juillet, août et septembre au moins, je retourne à ma station d’hiver pour essayer de pousser mon navire au travers des glaces, après la débâcle de cet été.
Cette note, placée dans une petite fiole apportée tout exprès, fut soigneusement déposée sous le cairn, puis nous poursuivîmes notre route en nous tournant vers le sud, mais je quittais ce lieu avec répugnance : il exerçait sur moi une fascination puissante, et c’est avec des sensations inaccoutumées que je me voyais, seul avec mon jeune camarade, dans ces déserts polaires que nul homme civilisé n’avait foulés avant nous : notre proximité de l’axe du globe, la certitude que, de nos pieds, nous touchions une terre bien au delà des limites des découvertes précédentes, les pensées qui me traversaient l’esprit en contemplant cette vaste mer qui s’étendait devant nous, l’idée que peut-être ces eaux ceintes de glaces baignent les rivages d’îles lointaines où vivent des êtres humains d’une race inconnue, tout cela paraissait donner je ne sais quoi de mystérieux à l’air même que nous respirions, tout cela excitait notre curiosité et fortifiait ma résolution de me lancer sur cet Océan et d’en reconnaître les limites les plus reculées. Je me rappelais toutes les générations de braves marins qui par les glaces et malgré les glaces, ont voulu atteindre cette mer, et il me semblait que les esprits de ces hommes héroïques, dont l’expérience m’a guidé jusqu’ici, descendaient sur moi pour m’encourager encore. Je touchais pour ainsi dire « la grande et notable chose » qui avait inspiré le zèle du hardi Frobisher ; j’avais accompli le rêve de l’incomparable Parry.
Terminons ici l’héroïque relation. — Le 3 juin,
après deux mois d’absence, et deux mille quatre cents
kilomètres de glaces, franchis au prix d’efforts surhumains,
Hayes rentra au port Foulke. Là, un examen
attentif de son navire ne tarda pas à mettre fin à toutes
les espérances qu’il avait pu conserver de lui faire entreprendre
M. Hayes, arrivé à la mer libre, arbore le pavillon étoilé. — Dessin de A. de Neuville d’après le docteur Hayes.
une nouvelle campagne dans le détroit de
Smith. Le mauvais état de sa coque et de son gréement
n’admettait qu’un prompt retour dans les ports de l’Union.
Là seulement on pouvait l’équiper à nouveau, lui
adjoindre un steamer, conserve indispensable, et réunir
les ressources nécessaires à de nouvelles tentatives
que faciliteraient, du reste, l’expérience acquise et les
faits observés.
Le 14 juillet, le schooner quitta son mouillage et rentra dans la baie de Baffin. À Upernavik, Hayes fut assailli comme d’un coup de foudre, par la nouvelle inattendue de la guerre civile qui déchirait sa patrie. Par le travers d’Halifax, le bulletin sanglant de la bataille de Bull-Run tomba entre ses mains… « Alors, dit-il, Je ne pouvais plus hésiter ; adieu à tous mes plans, à toutes mes découvertes projetées ! Sans une minute de retard, j’écrivis au président Lincoln pour mettre immédiatement à sa disposition mon pauvre navire et ma personne. »
Le schooner fut transformé en canonnière de côtes. Hayes, promu chirurgien militaire de première classe, resta jusqu’à la fin de la guerre directeur de l’un des grands hôpitaux de l’armée fédérale.
- ↑ Suite et fin. — Voy. p. 113 et 129.