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Excursion dans la grande île du Sud. — Le détroit de Cook. — Nelson et son territoire. — Les Alpes et les glaciers du sud. — Otago. — Ses richesses aurifères, etc.

Avant de clore ces rapides aperçus sur une terre dont la description exigerait de longs développements, je dois à mes lecteurs de les conduire sur quelques points, de la grande île méridionale[1] ; je les prierai de vouloir bien m’y suivre un instant sur les pas de mon ami Julius Haast, le meilleur guide que l’on puisse prendre pour cette contrée, qu’il a parcourue pendant plusieurs années en géologue, en naturaliste et en géomètre.

Embarqués au havre de Manoukaou, nous ne pouvons doubler l’extrémité sud-ouest d’Ika-na-Mawi sans saluer le Mont-Egmont, qui porte sa couronne de neige éternelle à 2 480 mètres au-dessus du niveau de l’Océan, où plongent ses racines, et sans jeter un coup d’œil sur la cité de New-Plymouth, qui s’élève au pied du vieux volcan éteint, et dont la ceinture de forts et de blockhaus témoigne à l’observateur que dans ce district les luttes armées de l’homme contre l’homme ont remplacé les convulsions intestines de la nature.

Dès qu’on a derrière soi la haute pyramide du Mont-Egmont, on entre dans les eaux toujours turbulentes du détroit de Cook, et en inclinant légèrement au midi on ne tarde pas à apercevoir les côtes rocheuses et boisées de l’île d’Urville, sentinelle avancée de Tawai-Pounamou, et qu’il faut laisser à gauche si l’on veut atteindre la ville de Nelson.

Vue de New-Plymouth et du Mont-Egmont. — Dessin de E. de Bérard d’après M. Johnston.

Placée à l’extrémité sud-est de la baie de Tasman, au pied d’une chaîne de montagnes, la ville de Nelson jouit d’un air calme et d’un ciel pur : un des climats les plus beaux et les plus agréables du pays, justifiant parfaitement son titre de jardin de la Nouvelle-Zélande.

Les avantages de la situation de la ville sont généralement connus ; mais un regard jeté sur la carte fait voir que la position de Nelson, sous un autre rapport encore, est extrêmement favorable et bien choisie. Par mer, elle a des communications faciles avec les côtes occidentales et orientales de l’île du Nord et de l’île Stewart, et par terre, des routes et des chemins la relient, dans la direction du sud, avec les districts des côtes occidentales qui prennent de jour en jour plus d’importance, en raison de leur richesse charbonnière et métallique, et de leur florissante agriculture.

Entrée du havre de Nelson. — Dessin de Lancelot d’après M. F. de Hochstetter.

Nelson a été fondée peu d’années après Wellington, et elle fut le second établissement de la Compagnie de la Nouvelle-Zélande sur le détroit de Cook. C’est en février 1842 qu’arriva le premier navire avec les immigrants, et le 25 mai de la même année est inscrit dans les annales de la ville comme le jour mémorable où, pour la première fois, la charrue fonctionna sur le sol vierge de la colonie. Malgré les dures épreuves que la jeune colonie eut à supporter, elle gagna en importance d’année en année, et quand, à la suite de nouvelles explorations, on découvrit des gisements de charbon de terre, de fer, de minerai de cuivre, de graphite et d’or, Nelson fut reconnue pour la principale contrée minérale de la Nouvelle-Zélande.

Maintenant la province compte environ dix mille habitants, dont cinq mille appartiennent à la ville et aux environs les plus proches. Nelson est située sur une sorte de delta formé par les alluvions de deux petits cours d’eau, le Maitai et le Brookstreet, qui se confondent au centre de la ville. L’impression produite par les jolies maisonnettes des colons, qu’entourent de beaux jardins, est des plus agréables ; les habitations se serrent de plus en plus dans les rues principales, de grands bâtiments s’élèvent, et Nelson prend de plus en plus l’aspect d’une grande ville. Le 26 août 1859 furent solennellement entrepris de nouveaux édifices publics, et, grâce à la bienveillance des habitants, je fus admis à l’honneur de poser la première pierre d’un beau bâtiment destiné à l’art et à la science, le Nelson Institute.

Certainement, c’est un point remarquable dans l’histoire de ce jeune établissement que celui où des hommes entreprenants, après avoir terminé le pénible travail de la première colonisation, bâti des maisons, défriché des champs, tournent leurs pensées vers un plus noble but, la culture de l’art et de la science, ces fleurs et ces fruits de la civilisation. Un pont suspendu et un joli pont de bois traversent le Maitai, et Nelson peut s’enorgueillir du premier chemin de fer qui ait sillonné le sol zélandais.

Une excellente route conduit de Nelson dans la direction du sud, à travers les districts de Waimea et de Waüti, couverts des champs et des prairies les plus fertiles. Sur ce sol d’alluvion, les fermes, et des groupes de fermes, s’élèvent rapidement, et des localités, grandes et petites, se forment de toutes parts. Là se trouve Richmond avec l'hôtel de l’Étoile et de la Jarretière, dont le propriétaire s’efforce de conserver aux antipodes la bonne renommée de ce nom si célèbre ; plus loin, Stoke, Hope, Spring-Grove, Wakefield. Je rencontrai aussi là deux noms allemands, Ranzau, à peu de distance de Richmond, et Sarrau, près des collines Moutere. Une troupe d’enfants éveillés, aux cheveux blonds et aux yeux bleus, me salua dans cette dernière localité ; mais les vieillards, de simples paysans du Mecklembourg et du Hanovre, se plaignirent amèrement de la mauvaise foi des agents qui les avaient amenés ici, des déceptions cruelles et des souffrances qu’ils avaient endurées, jusqu’à ce qu’enfin, par leurs efforts et leur zèle, ils furent arrivés à une existence supportable. Plus à l’ouest encore, au pied des chaînes de montagnes, se trouvent les plaines fertiles de Riovaka et de Motueka, qui, il y a quinze ans, n’étaient qu’un désert ; aujourd’hui, avec leurs prairies, où paissent de magnifiques troupeaux, avec leurs champs, leurs vergers et leurs maisons européennes, avec leurs montagnes de neige à l’arrière-plan, elles présentent le tableau le plus enchanteur et rappellent nos ravissantes vallées des Alpes.

Les Alpes du sud et le Mont Cook vu de la côte occidentale de Tawai Pounamou. — Dessin de Eug. Cicéri d’après M. F. de Hochstetter.

Si l’on veut se faire une idée de la somme de travail qu’il a fallu pour transformer ces vallées en de riantes campagnes, que l’on remonte le cours de la rivière qui les traverse. Une journée de voyage suffit pour pénétrer au delà des contrées cultivées dans les districts méridionaux, où les bûcherons et les bergers forment les premiers avant-postes de l’agriculture, et où bientôt commence le désert d’un sol vierge à peine foulé par un pied humain, forêts, marécages, buissons. Les pauvres huttes de ces pionniers dans lesquelles on peut trouver l’hospitalité et des visages amis, prennent, sur ces limites de la nature sauvage, l’importance d’une oasis dans le désert ou d’une île dans le vaste Océan. On éprouve un sentiment étrange en abandonnant les dernières cabanes habitées par des hommes, pour explorer des régions inconnues où aucun sentier ne conduit plus, et dans lesquelles, aussi loin que l’œil peut s’étendre sur la montagne et dans la vallée, rien ne trahit plus la trace de l’existence humaine. On avance péniblement à travers bois et buissons, on suit les rives des fleuves, au milieu d’un gazon monotone ; on traverse avec effort, et même avec péril, des torrents rapides ; on rampe sur des rochers et sur des montagnes, et l’on a à combattre des difficultés de toute sorte[2]. Personne ne peut dire où l’on va, et c’est avec un ravissement joyeux que l’on regarde, du sommet des hauteurs, le paysage inconnu jusque-là. Collines, vallées et rivières n’ont pas encore de nom ; on les baptise suivant l’humeur et la fantaisie du moment, d’après les souvenirs de la patrie ou des amis absents, et l’on se transporte par la pensée aux temps à venir où toutes ces plaines et ces vallées seront habitées jusqu’aux montagnes neigeuses les plus éloignées dont les sommets se dressent à l’horizon, et où des routes et des chemins commodes permettront d’atteindre en un jour le but auquel on a peine à arriver aujourd’hui après un voyage fatigant d’une semaine entière.

Tawai-Pounamou est traversée du sud au nord par une chaîne de montagnes qui forme comme la colonne vertébrale de l’île. Les neiges perpétuelles qui couvrent les crêtes de cette chaîne, l’élévation de ses sommets dont plusieurs dépassent 4 000 mètres, l’étendue de ses glaciers et la grandeur des lacs que renferment ses hautes vallées, lui ont valu le nom d’Alpes méridionales.

Les glaciers du Mont-Cook. — Dessin de Lancelot d’après J. Haast.

La province de Nelson, surtout dans les parties méridionales qui ont été peu explorées, est encore riche en vastes domaines propres à l’agriculture et aux pâturages, mais le sein de la terre y abonde aussi en richesses minérales, dont aujourd’hui de nombreuses et importantes exploitations sont en activité.

C’est en effet à ses trésors minéralogiques que Tawai-Pounamou doit les développements rapides de sa prospérité et de sa population. La découverte des richesses aurifères de l’Australie ne pouvait manquer de produire une grande sensation dans une colonie aussi jeune et aussi voisine que la Nouvelle-Zélande ; aussi un grand nombre de bras s’en retirèrent pour se porter vers le nouveau pays de l’or ; mais bientôt on commença à chercher le précieux métal dans la Nouvelle-Zélande elle-même, et dès le mois d’octobre 1852, il se forma à Auckland un comité qui promit une récompense de cinq cents livres sterling à quiconque découvrirait sur l’île du Nord un gisement aurifère considérable. Les espérances ne furent pas trompées. Plusieurs tentatives, faites pour la plupart dans la province d’Auckland, ne couvrirent cependant pas les frais. Les recherches se dirigèrent alors vers l’île du Sud, dans la province de Nelson d’abord, puis dans celle d’Otago où elles eurent un succès éclatant.

C’est seulement en 1861 que la fièvre de l’or éclata. Des milliers d’hommes affluèrent, au milieu de la mauvaise saison, par des chemins affreux, à l’eldorado de la rivière Tuapeka, à quatre-vingts milles à l’ouest de Dunedin, et, dans l’intervalle de quelques mois, ils prouvèrent, par les produits de leur travail, que la Nouvelle-Zélande fait partie des contrées aurifères les plus favorisées

Les premières nouvelles de cette exploration portent la date du mois de juin. Celui qui pouvait résister au mauvais temps gagnait, disait-on, par jour, de une à deux onces d’or (trois à six livres sterling). Un tel gain fut un puissant attrait, et, dès la fin de juillet, deux mille mineurs environ étaient déjà réunis à Gabriels Gully, sur le haut Tuapeka, fouillant le sol dans tous les sens. Une ville improvisée, qui ne comptait pas moins de six cents tentes, se déroulait comme un serpent dans une contrée tout à l’heure déserte ; la secousse électrique de la province d’Otago s’étendit bientôt aux autres districts, et de Canterbury et de Nelson, de Wellington, d’Hawkes et même d’Auckland, des centaines et des milliers d’individus s’élancèrent vers la province qui promettait tant de richesses. Les nouvelles du Waikato et de la guerre maorie qui, jusque-là, avaient fourni un aliment invariable à tous les journaux de la Nouvelle-Zélande, furent dépassées par celles de Dunedin et des champs aurifères d’Otago, et suivant un narrateur humoriste, les nourrices de la colonie endormaient les enfants avec ce refrain :

De l’or, de l’or, de l’or ! du bel or fin !
Wangapeka, Tuapeka. — De l’or, de l’or, de l’or !

Ces susurrations métalliques éveillèrent les échos d’au delà des mers ; les chercheurs d’or de Victoria abandonnèrent les champs de l’Australie où la concurrence était trop vive, et deux mois après les premières nouvelles qui s’étaient répandues avec une rapidité incroyable, les mineurs australiens s’élançaient en foule vers Otago. Ils se pressaient dans les rues et sur les quais de Melbourne, les matelots désertaient leurs bâtiments, et la spéculation s’empara du champ qui lui était ouvert dans la Nouvelle-Zélande. Vers le milieu du mois de septembre 1861, il n’y avait pas moins de vingt-trois navires, tous frétés à la destination d’Otago, et dans ce nombre figuraient les plus beaux clippers de Liverpool et de Londres. Les mineurs ne s’embarquaient pas seuls ; il se joignait aussi à eux des gens entreprenants de toute sorte et de toute industrie. À la fin de septembre, on évaluait à mille le nombre des personnes qui arrivaient chaque jour de Melbourne à Otago, apportant sur ces rives, jusque-là si infréquentées, un tumulte et une confusion littéralement de l’autre monde.

Avec l’extension des gîtes aurifères et l’arrivée incessante des mineurs, l’exploilation prit un tel développement, qu’en janvier 1862, le produit total de l’or importé de la province d’Otago en Europe, s’élevait déjà à plus de vingt-cinq millions de francs. Trois ans à peine se sont écoulés depuis cette époque, et ils ont suffi, grâce à l’impulsion donnée par la fièvre de l’or, pour faire de Dunedin, métropole de ce district, une cité plus peuplée, plus florissante et plus industrieuse qu’Auckland, et pour lui permettre d’ouvrir sur son sol qui, en 1839, n’offrit à Dumont d’Urville qu’une soixantaine de huttes d’indigènes ou d’aventuriers européens, une exposition universelle, où, à l’heure actuelle (1865) autour d’un obélisque colossal, représentant la masse d’or versée par l’Otago dans la circulation universelle, sont groupés les produits naturels ou manufacturés des cinq parties du monde.

C’est ainsi qu’à un âge d’or fort différent de celui des poëtes, la Nouvelle-Zélande fait succéder l’âge de bronze et de fer de la science, de l’art et de l’industrie.

Traduit par É. Jonveaux.



  1. Tawai-Pounamou des indigènes, Middle Island des anglais qui ont affecté la qualification d’île du Sud à la petite île Stewart.
  2. Il n’y a pas de montagnes plus fières, mieux boisées et plus déchirées que celles de la Nouvelle-Zélande ; il n’y en a probablementment pas non plus d’aussi complétement vierges, grâce d’abord aux forêts absolument impénétrables qui les recouvrent jusqu’au séjour des neiges, et ensuite à leur élévation, qui n’est pas loin de celle du Mont-Blanc, le Mont-Cook ayant quatre mille trois cents mètres. Il n’y a qu’un moyen possible de voyager dans ces montagnes : c’est de rester toujours sur les crêtes où les forêts sont moins épaisses : à peine descendez-vous de quelques pas à droite ou à gauche que vous vous trouvez dans une ombre si épaisse qu’il faut marcher à tâtons, et un peu plus loin vous êtes arrêté par des masses végétales appelées scrub, où un serpent pourrait à peine pénétrer. On conçoit par là combien est pénible la vie des explorateurs dans de tels parages ; pour aller d’une montagne à une autre qui n’en est pas à deux kilomètres, une journée ne suffit pas toujours ; on couche continuellement à des hauteurs de plusieurs milliers de mètres, on est constamment à la nage, ou ne trouve pas de gibier pour se nourrir, enfin très fréquemment on se perd, et si les provisions sont épuisées on ne peut vivre que de fougères. Un hardi voyageur disparut une fois pendant dix-huit mois dans ces montagnes, et reparut un beau matin à Nelson avec la vie et la santé : on conçoit qu’il y fit autant d’effet qu’eût produit l’apparition de Cook lui-même ; mais tous ne sont pas si heureux que lui.

    Le comte Henri Russel-Kullough. Seize mille lieues à travers l’Asie et l’Océanie, t. I, p. 398.