Le havre d’Auckland. — Dessin de Lancelot d’après M. F. de Hochstetter.


VOYAGE À LA NOUVELLE-ZÉLANDE,

PAR M. FERDINAND DE HOCHSTETTER.
1858-1860 — TRADUCTION INÉDITE. — DESSINS D’APRÈS DES DOCUMENTS ORIGINAUX.


I


La Nouvelle-Zélande. — La Novara et le havre d’Auckland[1].

Lors du passage de la frégate autrichienne la Novara[2] à la Nouvelle-Zélande, où elle relâcha vers la fin de l’année 1858 pendant le cours de son voyage autour du monde, un membre de la commission scientifique que portait ce navire, M. Ferdinand de Hochstetter fut chargé par le gouvernement colonial d’une mission qui lui permit de séjourner neuf mois dans les îles néo-zélandaises. Avec l’autorisation du contre-amiral de Wüllerstorf, qui commandait l’expédition, il laissa la frégate poursuivre sa route vers l’Europe, et tout en s’acquittant des recherches zoologiques dont il était chargé, le savant professeur de l’Institut de Vienne se livra à une étude approfondie de la Nouvelle-Zélande sous le rapport géographique, physique, botanique, historique, politique, descriptif et même littéraire. Il a publié récemment le résultat de ses travaux dans un magnifique volume édité à Stuttgart. C’est de cet ouvrage que nous avons tiré la plus grande partie de la relation qu’on va lire.

« … Après un séjour de plusieurs semaines sur les côtes de l’Australie, la frégate la Novara quitta le port de Sydney le 7 décembre 1858, et se dirigea vers la Nouvelle-Zélande. Le 20 du même mois, nous nous trouvions devant l’entrée du golfe Hauraki, dont une des baies, situées au sud-ouest, forme le port d’Auckland. Les îles de la grande et de la petite Barrière, qui dans la langue des indigènes se nomment Ota et Houturu, se dressaient devant nous avec leurs pics d’environ deux mille pieds. La journée était magnifique, et nous nous avançâmes lentement le long de la côte orientale de la grande île.

« Longue d’environ vingt-cinq milles anglais, cette île se compose d’une chaîne de montagnes qui forment des côtes escarpées, aux sommets tantôt arrondis, tantôt en pics aigus. Le point le plus élevé, qui se trouve dans le milieu de l’île, et qui, du premier gouverneur de la Nouvelle-Zélande, a été appelé Mont-Hobson, a, d’après les indications des cartes, une élévation de deux mille trois cent trente pieds anglais au-dessus du niveau de la mer. Des roches dentelées d’une hauteur remarquable, appelées les Aiguilles, forment l’extrémité septentrionale de la chaîne qui se termine au sud par le rocher arrondi du cap Barrière. Si la côte occidentale de l’île possède de nombreuses baies, profondément découpées, pourvues d’excellents ancrages, sur les rives desquels, indigènes et Européens se sont établis, la côte orientale n’offre que des rocs nus et inhabités, où l’on ne trouve qu’une seule grande baie protégée par l’île Aride, rocher d’apparence inaccessible, complétement digne de son nom qu’il porte depuis le temps du capitaine Cook. Sur la côte septentrionale de la Grande Barrière, il y a des mines de cuivre assez productives, et les forêts de l’île doivent renfermer beaucoup de bétail sauvage.

« En avançant nous nous trouvâmes au milieu d’un labyrinthe d’îles et de presqu’îles dont le sol, parsemé de collines, était bas et onduleux, sans forêts, avec des côtes escarpées qui présentaient des lits de marne et de granit régulièrement disposés, et avec de petites baies sablonneuses sur lesquelles s’élevaient çà et là quelques huttes de bois. Devant nous, à l’endroit où nous apercevions les groupes épars de maisons qui forment Auckland, on distinguait un grand nombre de petites montagnes à cônes tronqués, dont, au premier coup d’œil, la forme trahissait la nature volcanique. Parmi elles, dominant toutes les autres, pareil au conducteur d’un troupeau de monstres marins, se dresse fièrement au milieu des vagues le mont Rangitoto, dont la hauteur atteint neuf cents pieds, et qui est comme la sentinelle avancée d’Auckland.

« Avec ses noires coulées de laves, la forme singulière de son sommet, cette île volcanique m’offrait un spectacle assez intéressant ; mais, je l’avoue franchement, le premier aspect de la contrée d’Auckland ne répondit nullement à l’idée que je m’étais faite de la Nouvelle-Zélande.

« Est-ce là Auckland, me disais-je, la capitale tant vantée de la Grande-Bretagne de la mer du Sud ? Où est la Tamise néo-zélandaise ? Où sont les Geysers et les sources de vapeur brûlante ? Où sont les cônes volcaniques dont j’ai lu la description, le Tongariro toujours fumant, le Ruapahu couvert de glaces et de neiges éternelles, le Taranaki qui monte dans les nuages ; où sont enfin les Alpes de la Nouvelle-Zélande ? Le tableau créé par mon imagination était tout différent de celui que j’avais sous les yeux.

« Les puissantes montagnes coniques me paraissaient réellement réduites aux proportions de petits cônes sans importance de cinq ou six cents pieds. Je savais que ces volcans monstrueux et les montagnes de neige de l’île méridionale ne sont pas des fables, mais que leur distance de cette côte les place hors de la portée de tout œil humain, et cependant je les cherchais du regard, et n’en découvrant aucune trace, j’éprouvais une vive déception.

« Après avoir fait publiquement cet aveu, je puis donner à mes amis d’Auckland, l’assurance qu’actuellement la Nouvelle-Zélande reste gravée en traits brillants dans mon souvenir ; tout ce que j’avais attendu et imaginé d’abord a été dépassé de beaucoup, et s’il m’était donné une seconde fois dans ma vie de jouir de ce spectacle et de saluer encore une fois le Rangitoto, mon cœur tressaillirait d’une joie profonde.

« Le départ de la Novara pour Tahiti fut fixé au 8 janvier. Je me rendis de très-bonne heure à bord ; après beaucoup de jours orageux, c’était la première matinée paisible et sereine ; la frégate avait appareillé et n’attendait que la brise et le retour du jusant. Vers huit heures, l’ordre de lever l’ancre fut donné ; c’était pour moi l’heure de la séparation. Il m’était bien pénible d’abandonner un navire qui, depuis deux ans, était presque devenu ma patrie, et dont le sort avait été lié si étroitement au mien. La voix me manqua quand je voulus dire adieu au digne commodore et au brave commandant, quand je pressai la main de mes compagnons de voyage avec lesquels j’avais partagé la peine et la joie, et qui n’étaient pas moins émus que moi-même. Mais la musique se fit entendre, l’ancre remonta, les voiles se gonflèrent ; je regagnai mon canot, et me dirigeai vers la terre.

« Avant que j’eusse atteint le rivage, la Novara avait déployé toutes ses voiles et, poussée par une légère brise, glissait lentement sur le miroir paisible des eaux. Je la regardai encore longtemps, bien longtemps, et lui souhaitai un bon voyage et un heureux retour dans la patrie. Le corps du navire avait déjà disparu derrière la côte septentrionale, et je n’apercevais plus que les mâts qui le dominaient. Pendant un moment, il reparut tout entier au-dessus de la partie basse des terres. Du rivage, plus d’un souhait fut adressé aux voyageurs par les amis qu’ils ne pouvaient plus apercevoir ; mais le vent devint de plus en plus vif, et la Novara disparut à l’horizon. C’est alors que je sentis pleinement le changement qui s’était fait dans ma situation. La Novara était une parcelle de la patrie : dans les pays lointains et étrangers, elle remplaçait mon foyer. Jusqu’alors, ma vie de voyage s’était écoulée au milieu d’amis, de visages connus ; rien n’était changé dans nos habitudes, la langue que nous parlions était la langue maternelle ; la scène seule variait sans cesse autour de nous ; parmi des hommes d’une autre couleur, sur les côtes les plus lointaines, je ne me sentais pas éloigné de la patrie, tant que la Novara demeurait dans le port. Maintenant il me sembla que je commençais à voyager en pays étranger, parmi des hommes étrangers dans le véritable sens du mot. J’étais seul, ne pouvant plus compter que sur moi-même.

  1. Situé entre le trente-quatrième et le quarante huitième parallèle sud, entre le cent soixante-quatrième et le cent soixante seizième de longitude orientale, l’archipel de la Nouvelle-Zélande s’élève, dans l’océan Pacifique, aux antipodes mêmes d’un arc de cercle qui, surgissant du sein de l’Atlantique à une centaine de lieues droit à l’ouest de Brest, irait aboutir au Maroc dans les environs de Fez. Il consiste en deux îles principales, séparées par le détroit de Cook ; au nord Ika-Na-Mawi ou l’île du Poisson, et au sud Tawai-Ponamou ou la terre du Jade-Vert, noms indigènes consacrés par les traditions mythiques des peuples polynésiens. Au sud de la grande île méridionale, l’île Stewart, qui n’en est qu’une annexe, compte cependant encore près de cinq cents kilomètres carrés de superficie, et reçoit en plein sur ses âpres promontoire les vents et les flots du pôle antarctique. F. de L.
  2. Voyez, sur le voyage de la Novara autour du monde, le t. I du Tour du Monde, p. 34 et 66.