LA
NOUVELLE-GRENADE
PAYSAGES DE LA NATURE TROPICALE

IV.
LES ARUAQUES ET LA SIERRA-NEVADA.



I

Habitant la Nouvelle-Grenade depuis plus d’une année, je connaissais les mœurs des indigènes, les ressources agricoles du territoire ; j’avais formé de nombreuses et agréables relations, et je pouvais compter sur la sympathie de mes nouveaux concitoyens comme si j’eusse été moi-même un Riohachère[1]. Aussi le moment me sembla-t-il venu de réaliser mes plans dans quelque vallée de la Sierra-Nevada. Don Jaime Chastaing, cet ouvrier français — toujours, on s’en souvient peut-être, à la recherche d’un Eldorado, était de plus en plus mécontent de son sort ; il me pria de l’accepter pour associé, et j’eus la faiblesse de lui donner mon consentement. Je pensais naïvement qu’il avait enfin découvert sa vocation à l’âge avancé de soixante-dix ans, et que toute son activité dormante s’était sérieusement réveillée. Je n’oubliais pas non plus que j’allais vivre au milieu des Indiens aruaques, loin de toute société civilisée, et n’ayant d’autre compagnie que la nature, mes livres et mes projets. — Avec quelle douceur, pensais-je, ma langue maternelle, parlée par un compatriote au milieu de cette solitude, ne résonnerait-elle pas à mes oreilles !

Avant de transporter dans la Sierra-Nevada des instrumens d’agriculture, des outils, et tous les objets qui pouvaient nous être utiles pour une exploitation régulière, il importait d’abord de faire un voyage de reconnaissance ; mais avant le départ les difficultés commencèrent déjà. Comment ferais-je pour vivre dans la sierra, parmi ces Indiens qui ignorent la valeur de l’argent, et ne vendent des fruits ou des racines qu’en échange de marchandises ? Fallait-il me faire suivre d’une caravane d’ânes et de mulets portant des provisions pour un temps illimité, ou bien devais-je me résoudre à faire le commerce d’échange, comme tous les Espagnols qui visitent la sierra ? Ce moyen était le plus simple et le plus commode, car un seul animal devait me suffire pour transporter de montagne en montagne mon petit magasin ambulant, composé, comme celui de tous les autres traitans, de quelques livres de morue, d’aiguilles et de laines de diverses couleurs. D’ordinaire on vend aussi de l’eau-de-vie aux Aruaques, et c’est même la denrée qui trouve chez eux le plus d’acheteurs. Moi, qui prétendais au rôle de civilisateur, je me gardais bien de leur porter cette boisson funeste.

Vers le commencement du veranito[2], je partis un matin, de très bonne heure, avec Luisito, le fils de mon associé don Jaime. J’allais en tête, suivi du modeste baudet, chargé de ballots ; puis venait Luisito, qui, faisant son premier voyage, se croyait obligé de porter toute une panoplie : un fusil, deux ou trois machetes, des pistolets et des couteaux. Deux chiens gardaient les flancs de la caravane, ou nous précédaient en relevant leurs petites queues en trompette. Un traitant que nous avions vu la veille nous avait appris que la plage était dans la meilleure condition possible, et qu’il était facile de passer à gué toutes les rivières. Ainsi commençait, sous d’assez favorables auspices, un voyage que je crois devoir raconter avec quelque détail, parce que de longtemps encore les péripéties qui vinrent mettre notre patience à l’épreuve seront le partage des émigrans, des savans ou des touristes qui visiteront la Sierra-Nevada.

Excepté en deux ou trois passages difficiles, où il faut éviter des promontoires escarpés qui plongent abruptement dans les flots, on suit la plage entre la mer grondante et les falaises ou les chaînes de dunes. La forêt se montre à une petite distance de la mer. En général peu fournie, elle se compose de zones d’arbres épineux entourant des clairières où les termites bâtissent leurs obélisques et leurs pyramides aux mille corridors ; mais en quelques endroits les mimosas hérissés de piquans, les cactus tordus comme des serpens autour des troncs, ou tapis dans les lézardes du sol comme autant de scorpions venimeux, des orties gigantesques, et d’autres plantes dont chaque fibre est un dard, forment un obstacle bien plus infranchissable encore que la végétation exubérante des forêts vierges. Les seuls animaux qui vivent dans ces fourrés sont les serpens, les lézards et les oiseaux. Le soir, des perruches vertes et des periquitas s’abattent sur certains arbres en si grand nombre que les branches en plient, et jusqu’à la tombée de la nuit elles font un vacarme étourdissant, dont les conversations glapissantes de nos pies ne sauraient donner aucune idée.

Nous cheminions résolument sur la plage, faisant un écart vers la falaise à chaque bond de la vague, et redescendant sur le sable affermi du bord à chaque retrait des eaux. Après six heures de ce genre de gymnastique, la fatigue se fit sentir. Les rayons pesans du soleil, réverbérés par les sables blancs et les falaises, et réfléchis par la surface de la mer, nous enveloppaient d’une intolérable chaleur ; une soif ardente commençait à nous dévorer, et quand mon camarade eut épuisé notre petite provision d’eau, il se mit à gémir lamentablement. Tous les moyens usités en pareil cas furent inutiles : les fruits aigrelets des cactus que nous trouvions çà et là suspendus aux escarpemens de la falaise nous rafraîchissaient à peine un instant ; l’eau de mer, dont nous remplissions notre bouche, ne servait qu’à nous excorier le palais ; la soif allait toujours en augmentant. Enfin nous arrivons à l’anse de la Guasima, qui sert de port au grand village de Camarones, situé à l’intérieur des terres, et pendant que mon camarade s’étend exténué à l’ombre d’un vieux palmier, je vais à la recherche d’une fontaine que l’on m’avait dit sourdre à une petite distance de la Guasima. Elle était tarie de la veille peut-être, car le sol était encore humide : pas une seule goutte d’eau ne perlait dans le bassin. Je revenais pour annoncer la triste nouvelle à Luisito, lorsqu’en levant les yeux vers la cime du palmier, j’aperçus deux noix à demi cachées sous les branches flétries. Quelle merveilleuse aubaine ! Le pauvre arbre, le seul qu’il y eût sur la côte, de Rio-Hacha à dix lieues plus à l’ouest, était si malingre, il avait reçu des passans tant de coups de machete, que je n’avais pas même songé à y chercher des fruits. J’y grimpai non sans peine, et je cueillis les précieuses noix. Quand je repassai plus tard à la Guasima, ce cocotier semblait tout à fait mort : il est vrai qu’à côté de son tronc desséché on avait commencé à bâtir une espèce d’auberge. Les voyageurs n’ont plus à craindre de mourir de soif sur cette plage brûlante : c’est là un incontestable progrès de la civilisation grenadine.

Au-delà s’étend la vaste lagune de Camarones, qui communique avec la mer par le chenal de Navio-Quebrado (Navire-Brisé) ; quelquefois les sables obstruent complètement cette ouverture, et l’on peut y passer à pied sec, mais le plus souvent c’est un fleuve rapide coulant alternativement de la mer vers la lagune ou de la lagune vers la mer. Il en était ainsi lors de notre voyage. Franchir ce courant eût été impossible à cause de la force des vagues et du sable mobile de la barre, qui se creuse et s’affaisse sous les pas. Il nous fallut remonter au loin jusque dans l’intérieur de la lagune et passer à gué un banc de récifs jaunâtres que nous apercevions vaguement à travers l’eau. Notre passage fut un vrai désastre ; l’âne s’embourba, les ballots s’en allèrent flottant à la dérive, et nous fûmes obligés de nous jeter à l’eau pour les repêcher. Trempés, déchirés, les pieds tout meurtris par les arêtes aiguës des récifs, nous atteignîmes enfin l’autre rive avec notre malheureux baudet et nos deux caniches aussi humiliés que nous. Luisito avait perdu ses deux pistolets et moi une paire de chaussures : il me fallait continuer ma route en sandales. Nous espérions au moins passer agréablement la nuit et nous reposer de nos fatigues de la journée au rancho de Punta-Caricari, situé sur un promontoire à l’extrémité d’une vaste savane environnée de lagunes ; mais nous avions compté sans les moustiques et les pitos, gros scarabées qui se promènent sur les dormeurs et les mordent jusqu’au sang. La nuit tout entière s’écoula en tentatives de sommeil avortées et en promenades sur le bord de la mer, entreprises dans le vain espoir de trouver une petite crique non infestée de maringouins. En outre, l’odeur pestilentielle de quelques cadavres de bœufs, à demi dévorés par les aigles caricaris, nous poursuivait partout, et nous craignions que cette odeur n’attirât des pumas ou leones qui visitent assez fréquemment le rancho de Caricari.

Quelle joie quand la matinée s’annonça, fraîche et délicieuse comme elle l’est toujours dans les régions tropicales ! Les arbres, les dunes, les horizons se dégagèrent graduellement de la demi-obscurité qui les enveloppait ; le soleil, apparaissant au-dessus des forêts lointaines, sema tout à coup sur les flots des myriades d’étincelles et dora le pourtour de l’horizon. Nous doublions le promontoire de Punta-Tapias ; à chaque pas se dévoilait du côté de l’ouest un nouveau détail de l’admirable panorama des montagnes. La chaîne de la Sierra-Nevada, dont nous n’avions aperçu la veille que les pentes supérieures et les glaces, nous apparaissait dans son entier de l’orient à l’occident et du sommet jusqu’à la base, immense tableau encadré entre l’azur du ciel et celui des mers. À gauche, une vaste baie arrondie en demi-cercle prolongeait jusqu’à la base de la sierra sa longue courbe de sable blanc entre l’étendue bleue des eaux et la ceinture verdoyante des forêts. Au-delà s’élevaient les premières collines, semblables à des cônes de verdure, puis les montagnes s’étageaient diversement, les unes couvertes de bois, les autres de prairies, et les chaînons se dressaient au-dessus des chaînons avec leurs dégradations de lumière, d’ombre et de lointain. Au-dessus de cet entassement de montagnes se découpait sur le ciel la ligne hérissée des pics resplendissans de neige. Tout à fait à l’ouest, la chaîne projetait dans la mer le promontoire de Punta-Maroma, aigu comme un fer de lance, et se continuait au loin sur les flots par un épais brouillard, sans doute un de ces nuages dans lesquels tourbillonnent des milliards de papillons blancs. Sur la courbe de la baie, longue de quinze lieues, se montraient deux ou trois cabanes qu’on pouvait à peine distinguer des arbres qui les entouraient : c’était là tout ce qui rappelait l’homme dans cet immense espace. La vie animale elle-même n’avait pour représentans que des aigles tournoyant au-dessus de la mer. Une paix solennelle régnait sur la nature. Le seul contraste à cette tranquillité superbe de l’Océan et des montagnes était produit par quelques vagues écumeuses qui bondissaient autour d’un écueil à une petite distance au nord de Punta-Tapias. Certes ce beau spectacle compensait pour moi bien des fatigues, et si mon long voyage ne m’avait procuré aucune autre jouissance, je me croirais encore amplement dédommagé. Quand donc les touristes et les amans de la nature se feront-ils un devoir d’aller admirer ces régions de l’Amérique tropicale ? Nos peintres ont trouvé une riche mine à exploiter dans les déserts de la Palestine et de l’Égypte, et depuis longtemps ils en reproduisent avec bonheur les rochers brûlés et les rouges horizons. En Amérique, ils retrouveront la lumière de leur soleil d’Orient, et de plus, comme un résumé de la nature dans ces savanes à perte de vue, ces marécages sans fond qui disparaissent sous une couche de végétation flottante, ces montagnes neigeuses aux courbes à la fois si élégantes et si hardies, ces forêts luxuriantes composées d’arbres de toutes les zones et de tous les climats !

Avant d’atteindre le hameau de Manavita, il nous restait à franchir l’Enea, le fleuve le plus dangereux de toute la province à cause de la rapidité de son courant et surtout des animaux qui le peuplent, crocodiles, requins tintoreras et raies électriques. D’après l’opinion générale, qui sans aucun doute est fondée sur l’expérience des siècles, les crocodiles sont redoutables dans certaines rivières, tandis que dans beaucoup d’autres ils sont comparativement inoffensifs et ne s’attaquent jamais à l’homme ; bien des voyageurs qui traversent sans crainte le Perevere ou tel autre cours d’eau de la contrée n’osent jamais franchir l’Enea, dont les crocodiles sont accusés d’anthropophagie. D’où provient cette voracité particulière qui distingue les alligators de l’Enea ? Est-ce qu’ils se trouvent là dans un milieu plus favorable qu’ailleurs, et ces terribles mangeurs y atteignent-ils des dimensions plus formidables que dans les autres rivières ? ou bien les eaux et les rives sont-elles plus dépeuplées, de sorte que les crocodiles sont poussés par la faim à se jeter sur toute espèce de proie ? Les raies électriques qui fréquentent l’embouchure de l’Enea sont peut-être plus dangereuses encore, car leur premier attouchement suffit pour étourdir. Ces terribles animaux ont presque entièrement fait abandonner la pêche des perles dans la baie de Panama : en l’année 1854, dix-sept nègres pêcheurs de cette ville ont été tués dans l’eau par les décharges soudaines des raies électriques.

Nous avancions avec une certaine crainte : déjà, en suivant la levée de sable qui sépare de la mer la première des deux embouchures de l’Enea, nous avions remarqué de larges sillons creusés par le ventre d’un crocodile, et bien que ces animaux ne fréquentent d’ordinaire que les eaux saumâtres, nous en avions aperçu trois nageant dans la mer, semblables à des troncs d’arbres noueux. Cependant nous devions passer sur les barres des deux embouchures qui dessinaient à notre droite leur double ligne convexe de brisans. D’abord il fallut décharger le baudet, le pousser à travers l’eau et l’écume jusqu’à l’île de sable située au milieu du delta, puis revenir chacun deux fois pour nous charger des ballots et prendre les deux chiens, qu’épouvantait le tumulte des flots. Arrivés sains et saufs dans l’île avec animaux et marchandises, il nous restait à traverser le second et principal bras du fleuve. Il avait près de 200 mètres de large, mais nulle part l’eau ne dépassait nos aisselles, de sorte qu’il nous fut toujours facile de fendre l’eau avec nos machetes et d’effrayer ainsi les animaux qui s’approchaient de nous trop curieusement. Nous atteignîmes enfin l’autre rive sans encombre ; mais quelques minutés après, au passage d’un petit marigot où nous avions cru inutile de nous mettre sur la défensive, l’un de nos deux chiens fut tout à coup happé par un crocodile, poussa un faible cri, et disparut sous l’eau avec son ravisseur.

Au-delà de l’Enea, il fallut encore traverser plusieurs ruisseaux ou affluens temporaires de marécages n’offrant pour nous d’autre désagrément que celui de rouler une eau corrompue. Chose curieuse, et qui prouve combien tout dans la nature obéit à des lois immuables, tous ces cours d’eau ont, de même que l’Enea, leur bouche dirigée vers l’ouest, évidemment parce que les vents alizés et les courans portent toujours du nord-est au sud-ouest, et, par leur travail incessant, forment une longue levée de sable sur la rive orientale des diverses embouchures. Pendant la saison pluvieuse, les marécages situés entre les deux villages de Punta-del-Diablo et de Dibulla s’ouvrent vers la mer dix ou quinze affluens, qui tous, sans exception, coulent de l’est à l’ouest à travers les sables avant de se déverser dans l’Océan.

Je m’arrêtai à peine une heure à Dibulla, où je devais quelques mois plus tard passer des jours bien tristes, et j’arrivai avant la nuit dans la cabane du Pantano, qui s’élève sur la plage à l’endroit même où le sentier de la sierra quitte le bord de la mer pour pénétrer dans l’intérieur des terres. La cabane est ainsi nommée du marécage que je devais traverser le lendemain : inutile de dire que l’existence est un vrai martyre dans cette misérable hutte ; entre toutes celles du golfe, la crique voisine a mérité le nom de Rincon-Mosquito (Anse des Moustiques).

La Sierra-Nevada est défendue presque de tous les côtés par une zone de marécages que des entassemens de pierres et de débris, semblables à d’anciennes moraines, séparent des plaines environnantes. Ces amas de roches et de cailloux ont-ils été ainsi formés par des avalanches d’eau successives descendues comme un déluge des gorges de la montagne, en poussant devant elles une digue flottante de blocs arrachés aux flancs du roc vif ? ou bien sont-ils de véritables moraines et doivent-ils nous prouver que la zone tropicale, elle aussi, a eu sa période de glaces et de frimas ? C’est là une question que l’état actuel de la science et les rares explorations faites dans la Sierra-Nevada ne permettent guère de résoudre ; mais il est certain que ces monticules de débris sont bien en effet des terrains de rapport charriés à une époque où des agens géologiques, aujourd’hui très affaiblis, étaient encore à l’œuvre dans toute leur violence. Immédiatement au sortir de la cabane du Pantano, on gravit une de ces moraines où des arbres épineux croissent au milieu des pierres, puis on redescend dans une vaste savane où sont épars des bouquets de tulipiers (liriodendron), quelques palmiers-maurices et des touffes de joncs gigantesques : c’est là que commencent les marécages. Pendant les saisons pluvieuses, la grande abondance d’eau réunie dans ce bassin brise en certains endroits la chaîne de dunes qui le sépare de la mer : il est alors assez facile de le traverser parce que les eaux croupissantes sont remplacées par un ruisseau comparativement clair ; mais pendant les sécheresses les vagues mannes forment un nouveau cordon littoral à l’embouchure des marécages, les eaux descendues de la montagne s’accumulent dans ces réservoirs et les transforment en bourbiers infects, habitables seulement pour les crocodiles et d’autres reptiles hideux. C’était justement dans la saison des sécheresses que nous avions entrepris notre voyage. Le Pantano, tout fumant de miasmes, étendait au loin sa nappe d’eau limoneuse. Une ouverture ménagée entre les joncs nous indiquait l’endroit où passait le sentier, et malgré le dégoût que nous inspirait l’aspect de ce marais, il fallait bien essayer de traverser le liquide tiède et visqueux, dans lequel notre imagination se représentait d’innombrables reptiles. À mesure que nous avancions, le fond devenait plus vaseux, chacun de nos pas soulevait des bouffées d’odeurs pestilentielles qui nous saisissaient à la gorge, et bientôt nous nous trouvâmes plongés jusqu’aux épaules dans une espèce de lagune fétide, marchant dans une vase qui s’affaissait graduellement sous nos pieds et pouvant à peine soulever nos vêtemens au-dessus de la surface de l’eau. Devant nous, la lagune élargissait encore sa nappe dormante entre des massifs infranchissables de roseaux, sur lesquels de grands arbres sans feuilles projetaient de longues branches semblables à des bras de gibet ; tout signe indiquant l’existence d’un sentier avait disparu, et nous ne pouvions plus faire un pas qu’en nous confiant au hasard. Heureusement notre âne, resté derrière nous et flairant l’espace avec épouvante, refusait d’avancer ; il nous fallut donc rebrousser chemin et retourner jusqu’à la plage à travers le marécage. Le propriétaire de la cabane du Pantano, vieillard aveugle et lépreux, ne pouvait nous accompagner ; mais en échange de notre baudet il consentit à nous prêter un bœuf qui avait déjà fait plusieurs fois le voyage de la sierra, et qui pouvait être pour nous un excellent guide. En effet, arrivé au milieu du marécage, cet animal obliqua tout à coup à droite, passa entre deux haies de joncs où nous n’avions aperçu aucune issue et nous guida enfin sur une pointe de terre ferme bordée de chaque côté par une baie profonde.

On marche pendant une heure environ pour traverser la plaine marécageuse qui s’étend circulairement au pied de la sierra ; un air plus frais et moins humide, le murmure des eaux courantes, le chant des oiseaux, la beauté luxuriante de la végétation, annoncent tout à coup le changement de zone. Au-dessus de nos têtes s’entre-croisaient les cimes panachées des palmiers rattachés l’un à l’autre par un système inextricable de lianes ; des pandanus jaillissaient comme des fusées de verdure du fouillis des branches et des feuilles ; d’innombrables orchidées s’attachant aux rameaux par mille griffes épanouissaient autour de nous leurs fleurs étranges ; quelques arbres tombés de vieillesse disparaissaient sous un réseau de feuilles et de fleurs, et bien des troncs encore debout étaient eux-mêmes cachés sous les feuilles du matapalo et du copey[3] aux terribles étreintes. Çà et là, des nids de l’oiseau gonzalito, suspendus comme des fruits, se balançaient à l’extrémité de ces cordages de verdure ; sur le sol humide, d’interminables processions de fourmis, chacune portant son morceau de feuille verte, se rendaient à leurs cités souterraines. Un bruissement universel formé par le concert des cris, des chants, murmures ou souffles échappés aux myriades d’insectes et de larve qui vivent sous l’écorce, sur les feuilles, dans l’air et sous la pierre, remplissait l’espace. Certes, dans cette nature si libre et si pleine de vie, où le pas et la voix de l’homme semblent une profanation, il faut être bien orgueilleux pour oser se dire le roi des créatures.

Après avoir gravi les premières pentes, on arrive au rancho du Volador, ainsi nommé d’un arbre[4] qui étale ses vastes branches au-dessus du toit. Ce rancho a été bâti par les Indiens aruaques pour abriter les malheureux voyageurs que la fatigue, l’orage ou la crue des rivières empêche de continuer leur route ; malheureux, ai-je dit, car il est à peine possible d’exister au Volador, grâce aux innombrables insectes et autres animaux que les Néo-Grenadins désignent sous le nom général de fléau (plaga). D’abord ce sont les moustiques de toute espèce dont les tourbillons joyeux dansent incessamment sous l’ombrage ; ils s’abattent par centaines sur le corps, et, pour s’en débarrasser, il faut se livrer sans cesse à une gymnastique désespérée et courir çà et là comme un forcené. Vers le soir, quand ces milliers de mosquitos se sont repus de sang humain, leurs essaims disparaissent par degrés, mais ils sont bientôt remplacés par des nuages de sancudos, énormes maringouins au dard long de près d’un centimètre, qui viennent à leur tour prendre part à la curée. Comment leur échapper pendant la nuit ? Leur aiguillon atteint la chair à travers les vêtemens, et qu’on se démène en fureur ou qu’on essaie vainement de se reposer, on n’en est pas moins couvert de buveurs de sang toujours inassouvis. Le matin, les sancudos disparaissent à leur tour, mais une autre légion de moustiques est prête comme un relais pour leur succéder, et à peine a-t-on pu respirer un instant que l’on est enveloppé d’un nouveau tourbillon d’ennemis. Il est aussi des maringouins qui ne se reposent jamais, entre autres le jejen, insecte imperceptible qu’on sent à peine sous le doigt qui l’écrase, et une espèce de moustique dont le dard agit comme une ventouse et laisse une petite tache de sang coagulé qui ne s’exfolie qu’au bout de deux ou trois semaines. Si l’on reste longtemps exposé aux attaques de ces insectes, la figure, toute boursouflée de piqûres, prend bientôt un aspect hideux.

Ces terribles moustiques ne sont pas cependant le fléau le plus redoutable du Volador et des régions qui lui ressemblent. Les garrapatos y sont tellement nombreux qu’ils forment aux plantes comme une autre écorce, et si l’on tombe au milieu d’une de leurs tribus, on est immédiatement couvert de ces animalcules, qui se servent de leurs pattes aiguës comme de vrilles pour s’insinuer dans le corps : inutile de chercher à s’en débarrasser, ils se gorgent de sang avec lenteur, et ce n’est que deux ou trois jours après, quand ils se sont transformés en petites vésicules rouges, qu’ils se détachent d’eux-mêmes. Quant aux gros garrapatos nommés barberos (barbiers, chirurgiens) dans le langage énergique du pays, ils s’enfoncent jusque dans les chairs, et on ne peut les extirper qu’avec la pointe d’un canif. Pendant que le voyageur se débat en vain contre les moustiques et les garrapatos, un autre insecte s’introduit perfidement sous les ongles de ses pieds et s’y creuse une petite retraite : c’est la nigua[5]. Il est rare qu’on s’aperçoive d’abord de l’invasion de cet insecte, mais peu à peu on sent un petit chatouillement suivi bientôt d’une douleur cuisante. L’animal grossit rapidement dans l’intérieur du pied, et au bout de quelques jours il atteint la grosseur d’un pois. Impossible de l’extirper soi-même ; il faut s’adresser à un habitant de la sierra qui ait l’habitude de ce genre d’extraction : il introduit délicatement une aiguille dans le pied, élargit lentement la blessure, et, par de légères pressions, parvient à faire rouler la nigua hors du pied ; si par accident il perce la tendre pellicule de cet insecte, les œufs se répandent aussitôt dans le trou qu’il s’est creusé, et toute une famille de niguas se développe dans les chairs saignantes. Dans certaines parties du Brésil où cet insecte est aussi commun que dans la Sierra-Nevada, ceux qui donnent l’hospitalité aux voyageurs s’agenouillent chaque soir devant eux et examinent leurs pieds pour en extraire les niguas qui auraient pu s’y introduire. Les Aruaques marchent toujours pieds nus ; aussi plusieurs d’entre eux n’ont-ils plus ni ongles, ni doigts de pied : le tout a été dévoré par l’œstrus humanus.

Aux tortures causées par tous ces insectes qui se liguent contre les pauvres voyageurs réfugiés sous le rancho du Volador, il faut encore ajouter le danger d’être piqué ou mordu par des scorpions, des serpens, des araignées mygales, des scolopendres ou mille-pattes, animaux qui atteignent parfois jusqu’à un demi-pied de longueur. Les bêtes de somme sont plus spécialement harcelées par des vampires qui tournoient silencieusement au-dessus d’elles, s’abattent sur les plaies de leur dos et en sucent avidement le sang. Souvent une seule nuit passée au Volador suffit pour tuer un cheval ou un taureau.

Le ruisseau qui coule à côté de la cabane du Volador roule dans ses sables une grande quantité de paillettes d’or ; mais toutes les tentatives qu’on a faites pour les recueillir ont été vaines : il a fallu s’enfuir devant les moustiques. Le vice-consul français de Rio-Hacha, qui a obtenu la concession des placers du Volador, y avait fait transporter, deux années auparavant, une tente de gaze très ingénieusement disposée. Pendant deux jours, il essaya de vivre sous cet abri pour surveiller le travail de ses ouvriers : ceux-ci étaient gantés et avaient la figure voilée ; mais à la fin du deuxième jour, maître et ouvriers abandonnèrent d’un commun accord leur tâche, aussi fatigante que lucrative. Plus tard, un Italien avide, qui avait reçu du vice-consul la permission de laver les sables aurifères du Volador, ne put pas même travailler pendant deux jours entiers, et il quitta la besogne après avoir recueilli la valeur d’environ 10 piastres. Les seuls êtres humains qui pourraient impunément exploiter le ruisseau du Volador, parce qu’ils sont protégés par une carapace de lèpre, les habitans de Dibulla et des villages voisins, sont justement les seuls qui ne tiennent aucunement à l’accroissement de leurs richesses.

Nous n’avions par bonheur aucune raison de nous arrêter au rancho du Volador, et nous marchions d’autant plus rapidement que nous voulions atteindre le prochain campement avant l’orage qui éclate régulièrement tous les jours dans les vallées de la Sierra-Nevada entre deux heures et quatre heures de l’après-midi. Le sentier franchit d’abord la Cuchilla, arête granitique de 1,800 mètres de hauteur, puis traverse divers ruisseaux assez dangereux dans la saison pluvieuse, et contourne un bassin d’une fertilité exubérante où se trouvait, il y a trois siècles, le village indien de Bonga. Au-delà coule le torrent de Santa-Clara, le plus large de cette région des Montagnes-Neigeuses. Quand notre petite caravane arriva sur le bord de ce cours d’eau, l’orage déjà commençait à gronder, et les feuilles des arbres frémissaient sous le vent impétueux qui précède toujours la pluie. Notre bœuf entra philosophiquement dans l’eau et raidit ses fortes jambes contre la violence du courant. La bonne idée de sauter sur son dos et de nous faire porter jusqu’à l’autre rive nous vint trop tard, et nous le suivîmes pas à pas en essayant d’insérer nos pieds entre deux pierres et en opposant tout le poids de nos corps à la masse d’eau écumeuse. Plus d’une fois roulés à travers les rochers, nous nous accrochions aux blocs couverts d’écume, et enfin nous atteignîmes l’autre rive, presque épuisés, et non sans avoir perdu une partie de notre bagage. Pour ma part, j’avais vu disparaître mes sandales, et j’étais obligé de continuer ma route pieds nus ; mais cette perte me laissait indifférent, car j’avais réussi à sauver mon chien, qui avait failli être emporté par le courant. Quelques minutes après, nous arrivions à la cabane de Cuesta-Basilio. Mon camarade s’occupait de faire la cuisine, et je coupais les tiges de fougère qui devaient nous servir de couche, lorsqu’en me retournant je m’aperçus que mon chien n’était pas dans la cabane. Malgré l’orage qui venait d’éclater, je retournai sur mes pas, j’explorai en courant le sentier par lequel nous étions venus et que la pluie avait changé en ruisseau ; dans les intervalles de silence laissés par le tonnerre, j’appelai le chien, mais il ne me répondait pas, et je ne pus le découvrir sur le bord du torrent de Santa-Clara. Sans doute le pauvre animal, glacé de frayeur et de froid, n’avait pas eu la force de nous suivre. Quelques jours après, à mon retour de la Sierra-Nevada, j’aperçus sous un tas de feuilles ses ossemens blanchis. Le baudet que j’avais laissé chez l’aveugle du Pantano était également mort, tué par les araignées. Ainsi les trois animaux que nous avions emmenés de Rio-Hacha avaient misérablement succombé.

Il est inutile de décrire ici notre voyage du lendemain : ce furent des fatigues semblables à celles de la veille ; mais les paysages devenaient de plus en plus grandioses à mesure que nous avancions dans le cœur de la sierra, et la magnificence du spectacle me faisait oublier que je marchais pieds nus par des sentiers frayés dans le granit. C’étaient des massifs d’avocassiers dont les fruits, tombés par milliers sur le sol, formaient sous nos pas comme une boue odorante ; puis c’étaient des fourrés de palmiers ou de fougères arborescentes, des champs de bihaos ou de cannes sauvages, des prairies bariolées de fleurs et se redressant en molles pentes vers les montagnes. De ces vastes clairières, on peut contempler les forêts dans toute leur beauté : on les voit prendre leur origine dans les gorges étroites, descendre en serpentant au fond des vallons, s’unir dans la vallée principale comme les torrens qui les arrosent, puis, après avoir formé un fleuve de verdure de plus en plus large, se perdre dans l’immense plaine couverte d’une vapeur bleuâtre. Enfin nous atteignons le col de Caracasaca, nous suivons un ancien chemin pavé en dalles de granit, reste de la civilisation disparue des Taironas, nous traversons le torrent Chiruà sur un pont suspendu construit par les Aruaques, et nous arrivons à la terrasse pierreuse où s’élèvent les huttes du pueblo indien de San-Antonio et son église ruinée. Quelques minutes, après, nous étions dans la cabane de Pain-au-Lait (Pan-de-Leche), le célèbre cacique ou caporal des Aruaques.


II

Pain-au-Lait, que j’avais eu déjà l’honneur de voir plusieurs fois à Rio-Hacha, était un petit homme à la peau d’un rouge noirâtre et aux traits sillonnés d’innombrables rides. À sa démarche aisée, à son regard tranquille, on reconnaissait l’homme riche et noble, fier de descendre d’une longue série d’aïeux et satisfait du sort qui lui avait accordé les richesses de ce bas monde. Il possédait en effet une dizaine de bœufs, deux mulets, plusieurs plantations de cannes à sucre et d’arracachas, et, le premier de sa race, il s’était donné le luxe de manger de ces pains au lait auxquels il devait son nom burlesque. Seul parmi tous les Indiens, il pouvait se dispenser pour son commerce de l’intermédiaire des avides traitans espagnols, et lui-même, suivi de ses propres bœufs portant les produits de ses champs, allait échanger ses denrées à Dibulla, à Rio-Hacha ou dans les autres localités de la plaine. D’ordinaire il avait le même costume que ses compatriotes, le chapeau de paille et la tunique de coton bleu ; mais quand il descendait en pays espagnol, il tenait à honneur d’apparaître en culottes courtes et revêtu d’une petite jaquette de gros drap gris à boutons de cuivre ; on eût dit un paysan de notre belle France. Avec le produit de son trafic, il s’était fait bâtir dans le pueblo de San-Antonio, et au milieu de ses diverses plantations, de nombreuses maisons dans chacune desquelles il avait installé une de ses femmes ; lui-même habitait une cabane construite au centre du bourg et de beaucoup plus vaste, sinon plus comfortable, que celles de ses sujets. C’est là qu’il rendait la justice ; toute discussion, tout procès étaient tranchés par lui, et il était tout à fait sans exemple que des Aruaques mécontens de ses décisions en eussent appelé au tribunal de Rio-Hacha. D’ailleurs, pour mériter l’estime de ses subordonnés, jamais il ne lui était arrivé de s’enivrer en leur présence ; quand il vidait une bouteille de chicha, il fermait la porte de sa cabane, et personne alors n’eût osé troubler ses méditations profondes. Pain-au-Lait n’avait eu qu’un malheur dans sa vie, mais il avait su faire tourner ce malheur à sa plus grande gloire. Pendant qu’il se baignait dans la rivière de Rio-Hacha, un crocodile lui avait d’un coup de dent enlevé la main droite. Il s’était aussitôt fait fabriquer une main en fer-blanc, que par courtoisie on était convenu de prendre pour de l’argent, et depuis il n’était jamais sorti sans attacher à cette main brillante une canne à pomme d’or qui se balançait majestueusement à côté de lui. Cette canne, célèbre dans toute la province de Rio-Hacha, était une main de justice, un sceptre royal, une verge de magicien, et les Aruaques n’osaient la regarder qu’en tremblant. Avait-elle une âme ? était-elle un dieu ? Pain-au-Lait aurait seul pu les renseigner sur ce sujet ; mais il se gardait bien de parler de cette canne mystérieuse qui faisait de lui un prophète et un roi.

Lorsque nous nous présentâmes devant Pain-au-Lait, le cacique se balançait dans son hamac ; il se leva précipitamment, afin de prendre une position plus majestueuse, et, s’asseyant sur un large tronc de macana[6] placé au milieu de sa cabane, il nous indiqua du doigt d’autres sièges plus petits à côté de la porte. Selon l’usage antique de tous ceux qui pénètrent dans la sierra, traitans ou voyageurs, nous venions annoncer notre arrivée au chef, et le prier de nous accorder sa haute protection. En outre nous lui demandions de nous donner l’hospitalité dans l’une de ses cabanes. Pain-au-Lait nous écoutait en fermant les yeux, et de temps en temps il poussait un petit gémissement comme un dormeur obsédé par un cauchemar. Soudain il se leva sans avoir fait la moindre réponse, et, attachant la célèbre canne à sa main de fer-blanc, il sortit de la cabane et disparut. Nous nous interrogions du regard avec étonnement pour avoir l’explication de sa conduite, lorsqu’un Aruaque entra dans la hutte et nous annonça que désormais nous étions chez nous. Pain-au-Lait nous avait fait l’insigne honneur de nous céder sa propre cabane, et il était allé demeurer dans l’une de ses plantations. Immédiatement après son départ, un grand nombre d’Indiens, qui attendaient avec curiosité l’issue de notre entretien avec le cacique, se précipitèrent dans la hutte pour acheter nos marchandises. Bientôt des masses de bananes, d’avocats, de goyaves[7], de malangas[8], d’arracachas[9], s’amoncelaient en pyramides sur le sol ; mais la plupart des Indiens, tout en achetant de la morue, des aiguilles et de la laine, parurent scandalisés de ne pas voir de bouteilles d’eau-de-vie dans nos bagages. Ils n’avaient jamais eu affaire à des traitans de notre espèce.

La cabane dont nous étions devenus les habitans, et qui probablement sert encore de palais au cacique des Aruaques, est de forme ronde et peut mesurer environ 5 mètres de porte à porte. Elle est bâtie de troncs de macanas plantés circulairement dans le sol et entrelacés de divers branchages. Au-dessus s’élève un énorme toit conique en foin, soutenu à l’intérieur par un système de poutrelles très compliqué. Seule entre toutes les cabanes d’Indiens, celle-ci est munie de portes, mais on n’a point de verroux pour les assujettir, et quand le vent souffle, il les ouvre et les ferme tour à tour avec fracas. Une claie de cannes sauvages, couverte de foin, règne autour de la cabane à la hauteur d’un mètre environ : c’est la couche du cacique et de ses hôtes ; deux pierres noircies placées au milieu de la hutte, à côté du grand siège d’honneur de Pain-au-Lait, servent de foyer. Les demeures des autres Aruaques sont beaucoup plus modestes que celle de leur cacique. Construites au hasard sur la terrasse de San-Antonio, elles ont exactement la forme de grandes ruches d’abeilles ; les parois se composent en général de cannes sauvages entrelacées, et les toits de foin descendent si bas que pour pénétrer dans l’intérieur il faut presque ramper. Une seule cabane se distingue des autres par son style d’architecture, et de loin peut soutenir la comparaison avec les constructions de Rio-Hacha. Lors de mon passage, elle était habitée par deux dames espagnoles, la mère et la fille. Celle-ci, atteinte aux sources mêmes de la vie à la suite d’un chagrin d’amour et condamnée par les médecins, avait cherché un refuge parmi les Indiens, dans la salubre vallée de San-Antonio ; sa mère l’avait suivie pour la soigner et la disputer à la mort. Pendant cinq ans déjà, elle avait réussi à prolonger la vie de sa Conchita, jeune fille douce, gracieuse et fière, que les Aruaques vénéraient comme la déesse de leurs montagnes.

Le pueblo de San-Antonio est situé à 2,000 mètres environ au-dessus du niveau de la mer, au pied d’une montagne flanquée du sommet à la base de plateaux étages l’un au-dessus de l’autre, comme les marches d’une gigantesque pyramide, et offrant à cause de cette disposition un avantage inappréciable aux agriculteurs qui voudront s’y établir. Au-dessous du village coule le rapide torrent de San-Antonio ; la vallée, qui porte le même nom, se compose de bassins arrondis, séparés l’un de l’autre par d’étroits défilés : chacun de ces bassins, rempli d’une couche épaisse d’humus qu’y ont déposée les eaux du lac qui le remplissait autrefois, semble fait pour recevoir un village, et n’attend que la hache et la charrue pour être transformé en champs de la plus incomparable fécondité. De même le Rio-Chiruà, qui se déverse dans le San-Antonio à une petite distance en aval du pueblo, parcourt de vastes prairies naturelles où les arbres s’élèvent par groupes assez nombreux pour les besoins des futurs colons, mais assez clair-semés pour n’être pas un obstacle au défrichement. Partout les vallées et les montagnes offrent les terrains les plus favorables à la culture, excepté vers le nord, où le Cerro-Plateado (Mont-Argenté) dresse ses escarpemens abrupts de schistes toujours humides et luisans comme le métal. Pour nous fixer dans quelque vallon de cette heureuse contrée, il ne nous restait que l’embarras du choix.

Le surlendemain de mon arrivée à San-Antonio, je m’acheminais seul vers San-Miguel, autre pueblo d’Indiens situé à 2,600 mètres d’altitude environ, sur un plateau sans arbres et semé de débris. Moins riche et moins peuplé que San-Antonio, il a mieux conservé les traditions des anciens temps, et c’est dans le voisinage immédiat de San-Miguel, au milieu des blocs amoncelés de Cansamaria, qu’on célèbre encore les mystères sacrés. Au nord et au sud, deux ravines étroites et profondes, semblables aux fossés d’une citadelle, séparent le village des jardins et des pâturages du plateau ; des deux autres côtés, une haie vive de plantes épineuses empêche le passage des porcs, des chiens, des poules ou d’autres animaux domestiques : le pueblo est lui-même un temple, et l’homme seul a le droit de s’y introduire. Les rues pavées sont propres comme la cour dallée d’un palais, et des parterres de fleurs entourent les cabanes : à première vue, on s’aperçoit que les traitans espagnols ne pénètrent que rarement dans cette enceinte sacrée et n’ont pas encore eu le temps de la profaner, comme ils ont fait à San-Antonio. Au centre du village s’élève une église qu’on pourrait presque appeler monumentale en la comparant à toutes les autres constructions de San-Miguel : il est vrai qu’on n’y dit jamais la messe, et qu’elle n’a d’autre utilité que de recevoir le scrutin à l’époque des élections.

Lorsque j’entrai dans le pueblo, il me sembla d’abord complètement désert ; toutes les cabanes étaient vides ; un silence de mort régnait autour de moi. Les Indiens, hommes et femmes, étaient sans doute occupés à leurs plantations de bananiers et de cannes, ou bien, comme ils en ont l’habitude à certaines époques, ils s’étaient réunis dans quelque rancho de la montagne pour manger un bœuf. Fatigué comme je l’étais, je ne pouvais attendre le retour des Indiens pour réclamer l’hospitalité ; j’entrai dans un jardin dont j’espérai plus tard pouvoir dédommager le propriétaire, et je cueillis quelques bananes, puis j’allai m’installer comfortablement dans une cabane où flambait encore un reste de feu. Je sommeillais à demi depuis une ou deux heures, lorsque, peu d’instans avant le coucher du soleil, j’entendis tout à coup une voix retentir près d’une cabane voisine. Je me levai précipitamment pour me présenter aux nouveau-venus, mais je m’arrêtai en voyant que j’allais interrompre une cérémonie religieuse. Six Aruaques étaient accroupis sur le pavé de la rue et gardaient le plus profond silence. Devant eux, un vieillard à la tête échevelée, à l’œil égaré, tendait ses bras vers les glaciers qu’illuminaient les rayons mourans du soleil ; puis il se frappait la poitrine, passait la main sur son front, se livrait à des contorsions diverses, grimaçait horriblement et prononçait des mots qui me semblaient sans suite. À mesure que les ombres remontaient la pente du glacier, ses gesticulations devenaient plus violentes, sa parole sortait plus rauque et saccadée ; mais lorsque la dernière flamme, scintillant au sommet du pic neigeux, se fut envolée dans l’espace, le vieillard se tut soudain ; sa figure se détendit, ses traits redevinrent humains, et, sans me jeter un regard, il rentra dans la cabane. En même temps, les six Aruaques accroupis rompaient le silence auquel ils s’étaient astreints pendant la cérémonie, et commençaient à parler avec une volubilité sans égale. Plusieurs femmes, assises sur le sol à une distance respectueuse, semblaient n’avoir pris aucune part aux rites sacrés, sans doute parce que leurs nobles époux ne les en jugeaient pas dignes, et malgré les contorsions du mamma, elles avaient continué leurs travaux de ménage ou leurs soins de toilette. J’étais probablement le premier blanc qu’elles eussent jamais vu ; mais elles ne parurent pas un seul instant me remarquer, car, sous l’œil jaloux qui les surveille, elles n’ont pas le droit de manifester de curiosité, il faut qu’elles restent à l’état de machines. Méprisées en tout, elles n’ont pas même le privilège de demeurer sous le toit conjugal ; elles vivent et dorment dans la cuisine, hutte étroite et basse où elles peuvent à peine se tenir debout. Jamais la femme ne s’enhardit jusqu’à dépasser le seuil de la case maritale ; elle dépose à la porte la nourriture qu’elle vient de préparer et que le majestueux époux lui fait la grâce de vouloir bien accepter. La femme est l’esclave du mari, et toute jeune fille pauvre qui ne trouve pas de maître devient de droit la chose du riche le plus voisin. On voit que chez les Aruaques la question du paupérisme est résolue d’une manière sommaire, du moins en ce qui concerne la femme. Chez d’autres nations plus civilisées, la solution du terrible problème est à peu près la même, en dépit des complications et des subtilités de l’économie politique.

J’entrai dans la cabane en même temps que les Aruaques ; mais le mamma, me regardant toujours avec méfiance, ne daigna pas même me saluer : il m’en voulait sans doute de l’avoir surpris dans l’exercice de ses fonctions religieuses. Heureusement j’avais sur moi une lettre d’introduction écrite par un caballero de Rio-Hacha à son frère de lait, Pedro Barliza, le seul métis de San-Miguel. Je dépliai la lettre, et je lus moi-même les phrases louangeuses qui célébraient mes qualités et mes vertus. Pedro Barliza était l’un des Aruaques présens : il s’empressa de me souhaiter la bienvenue et de m’offrir un hamac auprès du feu. Il était le seul Indien de la société qui comprit l’espagnol ; mais ma lettre n’avait pas produit un moindre effet sur ses compagnons que sur lui : à leurs yeux, je possédais là un talisman souverain qui faisait de moi un être supérieur. Je m’emparai du hamac si gracieusement offert pendant que les Indiens s’asseyaient ou s’agenouillaient près du feu. La flamme, balancée par le vent, luttait avec l’obscurité, qui avait déjà envahi la cabane, et les visages rouges des Indiens, tantôt cachés dans l’ombre, tantôt éclairés par la réverbération du foyer, apparaissaient et disparaissaient comme des esprits évoqués et conjurés tour à tour. Ils ouvraient et fermaient la bouche par un mouvement rhythmique, et savouraient voluptueusement le hayo[10]. Pour cette besogne, de beaucoup la plus importante de leur vie, tous les Aruaques tiennent dans la main gauche une petite calebasse renfermant de la chaux en poudre. Ils prennent d’abord dans une espèce de blague, semblable à celles de nos fumeurs, des feuilles de hayo, puis ils les mâchent pour en extraire le suc qu’ils laissent tomber de leur bouche sur le bord de la calebasse ; ensuite ils saupoudrent ce suc de chaux au moyen d’une petite baguette qu’ils promènent sans cesse sur le mélange afin d’opérer une combinaison plus intime entre les deux substances. De temps en temps ils portent cette baguette à la bouche et aspirent avec volupté la mixture corrosive. Les Indiens et les nègres du Pérou font également un grand usage du hayo, et prétendent pouvoir jeûner pendant une semaine et davantage ; pourvu qu’on leur donne une provision suffisante de feuilles de cette plante. Le célèbre naturaliste Tschudi, dont le témoignage ne saurait être suspect, affirme avoir vu en mainte occasion des individus qui travaillaient pendant plusieurs jours consécutifs et se contentaient de mâcher du hayo pour réparer leurs forces. Les Aruaques ne connaissent pas cette propriété merveilleuse de leur plante favorite, et lorsque j’en parlai à Pedro Barliza, il éclata d’un rire très incrédule, partagé par tous ses compagnons.

La conversation, engagée d’abord au sujet du hayo, ne tomba pas de plusieurs heures, grâce à la curiosité de Barliza. Il m’accablait de questions faites en mauvais espagnol, et traduisait aussitôt mes réponses en langue aruaque ; chacune semblait provoquer le plus vif étonnement : c’étaient des exclamations sans fin, des éclats de rire ahuris. Dans leurs conversations les plus ordinaires, les Aruaques ne peuvent finir une phrase sans pousser un ah ! exprimant chez eux l’impuissance du langage et ce qu’on pourrait appeler l’emmaillottement de la pensée : on dirait que leur discours, aussi rapproché de la nature qu’il est possible, ne se compose que d’interjections. Après m’avoir écouté, ils semblaient émerveillés au-delà de toute expression et ne faisaient plus entendre que des voyelles admiratives chantées sur tous les tons de la gamine. La stupéfaction fut au comble lorsque je fis flamber une allumette chimique : malgré leur titre d’électeurs et d’éligibles, malgré les rapports trop fréquens qu’ils ont avec les trafiquans espagnols, ils n’avaient pas encore vu cette merveille de l’industrie moderne. Le grand-prêtre seul m’écoutait avec un intérêt mêlé d’une certaine répugnance : il voyait que j’étais un plus savant mamma que lui, et plissait sa lèvre supérieure avec une affectation de dédain. Je continuai sans avoir l’air de m’apercevoir de la sourde opposition du magicien, et je fis un cours en règle à mes nouveaux amis. Je leur parlai de l’Espagne, qui leur avait autrefois porté la guerre et le baptême, mais qui leur avait aussi donné la canne à sucre, le café et tous leurs animaux domestiques ; ensuite je leur parlai de l’Angleterre, dont ils voyaient quelquefois du haut de leurs montagnes les navires, semblables à de petits insectes patinant sur la surface des eaux ; je leur dis aussi quelques mots de ces terribles Yankees, qu’ils se représentaient comme d’effroyables démons n’ayant pas même une figure humaine. Pour leur faire comprendre mes explications, j’essayai de leur dessiner sur le sol une petite carte à la lueur d’une torche allumée au foyer ; ils se penchèrent l’un après l’autre sur ces lignes bizarres, qu’ils eurent l’air de comprendre. Pour agir sur l’intelligence de ces enfans encore incultes de la nature, il faut nécessairement se servir d’un interprète qui puisse traduire nos idées complexes en idées infiniment plus simples et plus rudimentaires. Par l’entremise de Barliza, métis appartenant à la fois aux deux races, mes paroles présentaient un sens aux Aruaques ; mais combien de fois plus tard ne tentai-je pas en vain de me faire comprendre par des Indiens de San-Antonio qui parlaient un peu l’espagnol ! J’éprouvais même une grande difficulté à leur faire nommer un objet que je mettais sous leurs yeux : ils me regardaient pendant longtemps, répétaient plusieurs fois ma question, marmottaient quelques paroles inintelligibles, puis, avec une explosion de rire, me répondaient qu’ils ne comprenaient pas.

On affirme généralement que, toute proportion gardée, les montagnards sont plus grands, plus forts, plus intrépides que les habitans des plaines. Il n’en est pas ainsi dans l’état du Magdalena, ni même, à ce qu’il paraît, dans la Nouvelle-Grenade tout entière. Les Aruaques, tribu des montagnes, sont plus petits, plus faibles, moins intelligens que les Goajires, tribu de la plaine ; ceux-ci sont resplendissans de beauté, ceux-là laids et souvent infirmes ; ils sont pusillanimes et tremblent sous le regard d’un Espagnol, tandis que les Goajires sont inaccessibles à toute crainte, et par trois siècles de lutte ont su maintenir leur précieuse liberté. Les deux tribus diffèrent aussi complètement par la couleur : les Goajires ont la peau d’un rouge éclatant comme la brique ; les Aruaques sont presque noirs. Leurs femmes, toujours sales et fétides, sont vêtues d’une espèce de sarrau de toile qui gêne tous leurs mouvemens et les force à marcher à petits pas ; elles portent leurs enfans sur les reins, dans un petit sac suspendu à leur front par une corde plate. Courbées péniblement afin d’équilibrer ce poids, avançant leurs mains pour tisser leurs muchillas, elles fournissent ainsi des courses de dix et quinze lieues par les sentiers raboteux de la montagne : on dirait de gigantesques sarigues portant leur progéniture sur leur dos. Quelle différence entre ces malheureuses femmes et les belles Goajires, à l’œil fier, au sein nu, superbement drapées dans leurs manteaux et posant leurs enfans à califourchon sur leurs hanches ! Aruaques et Goajires, que dans toute carte ethnologique on a classés jusqu’ici sous la même teinte, diffèrent autant les uns des autres que le Français diffère du Tatar. Du reste, ils s’abhorrent, et si les Aruaques descendent rarement dans la plaine, cela provient surtout de l’épouvante que leur inspirent les autres peaux-rouges.

De quelle région de la Côte-Ferme les Aruaques sont-ils originaires ? Quelques-uns prétendent qu’ils habitaient autrefois la plaine près des bords de l’Enea, et qu’ils s’enfuirent dans les montagnes à l’approche des Espagnols. L’historien Plaza, avec plus d’apparence de raison, les considère comme un reste de la puissante tribu des Taironas, qui occupaient toute la côte depuis le golfe d’Urabà jusqu’à l’embouchure du Rio-de-Hacha. Pocigüeira, leur place d’armes et leur principale forteresse, située non loin de l’endroit où s’élèvent aujourd’hui les huttes de San-Miguel, avait été bâtie pour la protection des mines d’or de Tairona, qui avaient donné leur nom à la tribu. Les Aruaques, aujourd’hui si pauvres, avaient à cette époque de l’or en abondance, et leurs vases les plus grossiers étaient formés de ce métal. La tradition ajoute qu’ils connaissaient l’art de ramollir tous les métaux au moyen d’une herbe magique et de les pétrir comme des potiers pétrissent l’argile ; bien des habitans de Rio-Hacha affirment avoir vu dans la sierra des ornemens d’or sur lesquels on reconnaît distinctement l’impression des doigts du fabricant. Vraies ou réelles, ces richesses des Aruaques exaltèrent l’avidité des Espagnols. En l’année 1527, le conquistador Palomino se noya dans la rivière qui porte son nom, en essayant de pénétrer dans la gorge de Pocigüeira. Trois ans plus tard, Lerma, le gouverneur de Sainte-Marthe, renouvela sans beaucoup de succès une tentative d’invasion. Enfin en 1552 Ursuà parvint à remonter les vallées de la sierra jusqu’aux villages indiens. La plupart des Aruaques s’enfuirent, et, traversant les Andes et les llanos, allèrent s’établir sur les bords de l’Orénoque, où leurs descendans se trouvent encore. Quelques-uns cependant se réfugièrent au pied des glaciers et réussirent à cacher leur retraite aux conquérans espagnols, qui cherchèrent vainement l’Eldorado de Tairona, et durent se retirer après avoir fait un butin insignifiant. De nos jours, le nombre des Aruaques ne dépasse probablement pas un millier. En 1856, ils étaient un peu moins de cinq cents dans les deux pueblos les plus considérables de la sierra, San-Antonio et San-Miguel. Tairona n’est plus aujourd’hui qu’une montagne sacrée, un Olympe où siègent de mystérieuses divinités. C’est là que se trouvent, à côté l’un de l’autre, le paradis et l’enfer ; c’est là que vont ressusciter tous ceux qui meurent, et celui qui serait assez téméraire pour approcher du redoutable mont périrait à l’instant même, afin de tenir compagnie à ceux dont il aurait profané la demeure. Souvent les morts de Tairona éprouvent le besoin de revoir un de leurs parens, de leurs amis, ou quelque animal chéri qu’ils ont laissé sur la terre. Aussitôt flétris par le souffle invisible de la mort, les êtres qu’ils ont visités ne tardent pas à tomber malades et à mourir : c’est là ce qui explique les fièvres aiguës et les morts soudaines. Parfois on entend la montagne mugir : « c’est la voix des trésors qui parle ! » disent les Aruaques. Comme une peinture qui reparaît sous un badigeon grossier, l’ancien paganisme persiste chez les Aruaques en dépit des formes catholiques qui leur ont été imposées par les Espagnols. Ils pratiquent les deux religions, mais leur cœur est à celle qu’ils tiennent de leurs pères et suivent en secret. Entre eux, aucun marché n’est valable, s’il n’a été ratifié par une incantation du mamma. Leurs noms chrétiens ne sont autre chose que des noms officiels, et quand ils ne craignent pas d’être entendus par un Espagnol, ils s’appellent par leurs noms mystiques.

Les Aruaques sont industrieux, et, malgré leur peu d’intelligence, ils savent une foule de choses que les Goajires, amoureux de leur liberté, ignorent complètement. Évidemment les éducateurs des Aruaques ont été le froid et la faim. Pour vivre dans ces hautes vallées de la sierra, il ne suffit pas aux Indiens de parcourir les forêts et de ramasser les fruits qui tombent : il faut aussi qu’ils plantent et qu’ils sèment, qu’ils bâtissent des demeures et qu’ils tissent des vêtemens. Ils vendent aux traitans des cordes et des sacs qu’ils tissent avec la fibre de l’agave américaine, et qu’ils savent teindre de diverses couleurs. Une écorce d’arbre appelée naula leur donne une inaltérable nuance lie de vin ; de même une graminée à fleura jaunes leur fournit une belle couleur dorée qu’ils appliquent sur les tissus au moyen d’un agent qu’il faut bien nommer, puisqu’il joue chez les Aruaques un rôle industriel important. Cet agent, c’est la salive, avec laquelle ils préparent aussi leur eau-de-vie et leur fromage en mâchant soit des cannes à sucre, soit du lait, et en crachant à la ronde dans une énorme calebasse. On dit que la chicha fabriquée par ce procédé plonge dans une ivresse beaucoup plus redoutable que l’eau-de-vie ordinaire. Heureusement les Aruaques ne savent pas encore extraire de l’agave cette liqueur que les Mexicains appellent pulque. C’est bien assez pour les corrompre et les tuer lentement de leur terrible chicha et du rhum frelaté des traitans, sans qu’on leur enseigne encore un nouveau moyen de se détruire !

Les traitans, blancs ou noirs, sont le fléau des Aruaques. Ils disent beaucoup de mal de ces pauvres Indiens, et cela par la simple raison que l’oppresseur calomnie toujours l’opprimé. Il est vrai, les Aruaques sont hypocrites comme tous les faibles ; mais cette hypocrisie n’est point perfide, c’est l’hypocrisie de la sarigue, qui fait la morte dès qu’on la touche, de peur d’être torturée et mangée. Comment s’étonner si les Aruaques, toujours trompés et pillés, deviennent soupçonneux et craintifs, et si les plus hardis d’entre eux cherchent à se venger ? Comment s’étonner encore si leur vengeance est celle de la ruse ? Dans une lutte ouverte, ils auraient le dessous, il leur faut se cacher pour faire du tort à leurs puissans ennemis ; néanmoins, quelle que soit leur haine, ils sont toujours esclaves de leurs dettes, et même, lorsque le traitant, qui leur a fait payer l’eau-de-vie huit ou dix fois sa valeur, vient à mourir, les Aruaques vont à la recherche des héritiers pour leur payer intégralement le sucre ou les cordes d’agave qu’ils se sont engagés à fournir. Les trafiquans le savent et avancent parfois aux Indiens jusqu’à 100 ou 200 piastres de leurs mauvaises marchandises. Jamais ceux-ci ne cessent d’être débiteurs, et le vice de l’ivrognerie, qu’on prend bien soin d’encourager chez eux, les empêche de sortir du gouffre. Autrefois, pour les faire payer plus vite, on les menaçait de vendre leurs huttes et leurs cannes ; mais, depuis 1848, la contrainte par corps et la saisie des immeubles pour non-paiement de dettes ont été abolies. Par reconnaissance, par la force des traditions et par cet antagonisme naturel des races qui jette tous les Indiens dans le parti libéral et la plupart des blancs dans le parti conservateur, les Aruaques se sont rangés comme un seul homme sous le drapeau du progrès. Lors des élections, toutes les voix sont acquises au candidat avancé, excepté la voix de Pain-au-Lait, qui se croit obligé par ses richesses et son titre de caporal de se proclamer conservateur ; mais son exemple n’entraîne personne, et l’on dit même qu’un jour de scrutin il fut chassé de l’église parce qu’il avait tenté de troubler le vote en brandissant sa canne à pomme d’or. C’est ainsi que les événemens de 1848 ont eu leur contre-coup jusque dans les montagnes de la Sierra-Nevada, et bien des Indiens qui ignoraient même le nom de la France se passionnaient jusqu’à la frénésie pour des questions qu’elle avait soulevées. Rien ne prouve mieux combien les peuples sont solidaires les uns des autres ; comme s’ils formaient une chaîne électrique, tous frémissent à la fois sous le même choc.


III

Après ma visite à San-Miguel, j’employai une dizaine de jours à parcourir les forêts et les prairies de la Sierra-Nevada. Chacune des vallées que je visitai renferme des terrasses et des bassins admirablement propices pour la culture, échelonnés de zone en zone dans un espace de quelques lieues et pouvant produire toute la série des plantes cultivées, depuis la vanille aromatique, toujours baignée par une atmosphère moite et brûlante, jusqu’au lichen d’Islande, qui germe péniblement sur la terre froide au pied des rochers neigeux. De toutes ces vallées, chaudes, tempérées ou froides, celle qui me satisfit le plus complètement fut la vallée de San-Antonio : nulle part le climat ne me sembla plus beau, la terre plus fertile ; les moustiques y sont rares, les gros barberos presque inconnus ; les serpens, assez communs, sont pour la plupart de petits boas inoffensifs : en outre, le village a l’immense avantage de communiquer avec la plaine par un sentier de mulets. Je me décidai pour une espèce de prairie d’une cinquantaine d’hectares, située à une demi-lieue de San-Antonio, sur le bord du torrent Chiruà et sur le revers de la montagne de Nanù. Dès que mon choix fut arrêté, je repartis avec Luisito pour faire à Rio-Hacha les modestes préparatifs de notre colonisation.

Notre voyage de retour fut semé de moins d’incidens que notre voyage d’exploration, mais il ne laissa pas d’être très pénible, surtout pour moi, qui avais usé dans les courses de montagnes plusieurs paires de sandales grossièrement faites en cordes d’agave, et qui avais les pieds déchirés et meurtris par les pierres. À la fin du second jour de marche, j’arrivai tout écloppé au village de Dibulla, et, me sentant incapable de continuer la route à pied, je louai un cayuco pour nous transporter à Rio-Hacha. Malheureusement, la mer étant très houleuse, il ne nous fut possible de partir qu’après deux jours d’attente que je passai étendu sur le sol dans la cabane du batelier, pauvre lépreux dont je n’osai pas refuser l’hospitalité trop empressée. Quand je fus enfin de retour à Rio-Hacha, il me fallut plus d’un mois pour me reposer complètement de mes fatigues.

Nos préparatifs d’émigration terminés, il fut décidé que je partirais le premier avec Luisito et les deux jeunes mulâtres Mejia et Bernier, qui voulaient devenir membres de notre colonie ; don Jaime Chastaing devait attendre encore quelques jours afin de surveiller l’embarquement des instrumens d’agriculture et des outils nécessaires pour la construction de nos cabanes. Rendu sage par l’expérience, je choisis la route de mer ; mais en dépit de mes précautions, ce second voyage devait être encore plus émaillé d’accidens et plus périlleux que le premier. Dès que nous eûmes dépassé Punta-Tapias, le vent, devenu plus fort, imprima une grande vélocité à notre barque informe, creusée dans le vaste tronc d’un fromager ; malgré les efforts des bateliers pour maintenir le bongo perpendiculaire à la lame, le malheureux esquif était ballotté à droite et à gauche, et chaque vague le remplissait d’écume. Bientôt il arriva en face de Dibulla, où nous devions débarquer. Tenir plus longtemps la mer dans une embarcation pareille était insensé, il fallait nous diriger résolument vers l’embouchure du Rio-Dibulla au risque de naufrager ; « mais que m’importe, disait le patron du bongo ; homme horrible dont le visage n’était qu’une grande boursouflure noire rayée de jaune, que m’importe, pourvu que je me sauve ? » Plus nous approchions du bord, plus la mer devenait furieuse ; chaque vague, chargée de sable, nous poursuivait en rugissant, s’écroulait comme un rocher au-dessus de nos têtes, remplissait à demi la barque d’eau salée, puis la laissait osciller comme étourdie sous le coup, jusqu’à ce qu’une nouvelle vague, plus haute encore, vînt nous pousser devant elle. Enfin un choc plus violent que les autres renversa le bongo, et sans trop savoir ce qui nous arrivait, nous fûmes tous, dans le désordre le plus pittoresque, portés d’un jet puissant au milieu des sables de l’embouchure. C’est ainsi que, une fois sur quatre, on débarque dans le port de Dibulla. La mer y est toujours plus grosse qu’à Rio-Hacha, parce que la côte s’y recourbe directement en travers de la marche des vents alizés et reçoit en plein le choc des vagues. Cependant les ouragans y sont aussi inconnus que dans les autres parages des mers grenadines.

Je devais engager les Aruaques qui pourraient se trouver à Dibulla à me louer leurs bœufs de transport ; ces animaux, nés et élevés dans la sierra, ont seuls le pied montagnard et peuvent seuls porter de lourds fardeaux à travers les torrens et les marais : des bêtes de somme habituées à ne suivre que les sentiers de la plaine résistent rarement à la fatigue de pareils voyages, et le plus souvent on est obligé de les laisser en route. Pas un Aruaque n’était à Dibulla : il fallait donc, bien malgré moi, m’arrêter dans cet affreux village, environné de marais et de caños à l’eau croupissante.

Vers le milieu du XVIe siècle, Dibulla, que les Espagnols appelaient alors San-Sebastian-de-la-Ramada, et qu’habitait une fraction de la tribu des Taironas, était une ville riche et puissante. Lerma, le gouverneur de Sainte-Marthe, y leva, dit la tradition, une contribution de guerre de 200,000 piastres ; aujourd’hui il ne reste rien à Dibulla qui rappelle les splendeurs et les richesses d’autrefois. Dans un espace assez étendu, circonscrit par le Rio-Dibulla, la mer, des marécages remplis de palétuviers et l’infranchissable massif de la forêt vierge, se trouvent plusieurs jardins, semblables à des amas de broussailles, et des cabanes éparses plus vastes et plus commodes, mais plus délabrées que les huttes des Aruaques. Plusieurs de ces maisons sont complètement disloquées. La première que je vis n’avait plus que deux parois déjetées sur lesquelles reposaient encore, en guise de toit, quelques feuilles de palmier tordues par le vent comme des restes de voiles sur un navire en détresse. La place des deux parois écroulées était marquée par des débris de plâtras qu’on ne s’était pas même donné la peine de déblayer. Toute une famille vivait dans cette ruine, qu’un coup de vent un peu plus violent que les autres aurait pu complètement jeter sur le sol ; la femme vaquait à ses occupations ordinaires, les enfans jouaient à cache-cache entre les meubles, et le père de famille, majestueusement installé dans un vaste fauteuil, contemplait tour à tour la nature et son pot-au-feu.

Dans les rues, ou plutôt les sentiers de Dibulla, grouillent des enfans des deux sexes, le plus souvent complètement nus et remarquables par leur énorme ventre et le prodigieux développement de leur nombril. Presque tous les habitans du village, hommes ou femmes, sont atteints d’éléphantiasis, de lèpre, ou de telle autre affreuse maladie de la peau. On ne peut se faire une idée de l’aspect hideux de ces figures et de ces corps tachetés comme des peaux de salamandres. À peine ose-t-on regarder tous ces êtres soi-disant humains, qui d’ailleurs sont très satisfaits de leur personne et se mirent avec complaisance dans des lambeaux de miroirs. Les horribles maladies dont ils sont atteints ont sans doute pour causes l’absorption des miasmes paludéens, les piqûres des insectes, la mauvaise alimentation, les habitudes immondes, et peut-être aussi la dégénérescence des races, mélangées au hasard dans une véritable promiscuité. Presque tous les habitans du village souffrent d’un gonflement de la rate et du foie. Nombre d’entre eux contractent en outre la jipatera ou géophagie, et mangent avidement de la terre, du bois, de la cire ; ils font surtout leurs délices de débris d’ardoise. Le voyageur grenadin Ancizar, qui a observé cette maladie en d’autres parties de la Nouvelle-Grenade, a souvent entendu des malheureux affirmer qu’en temps de pluie l’ardoise a le goût du pain.

Dès le troisième jour de résidence à Dibulla, j’étais saisi d’une terrible fièvre. Toutes les commères de l’endroit s’assemblèrent en grand conseil autour de la natte sur laquelle j’étais étendu, et chacune prononça son avis sur mes chances de vie et de mort : l’opinion générale fut qu’on me porterait dans quelques jours au cimetière. C’était chose grave en effet que de tomber malade dans un village où les seuls médecins sont des lépreux et des mangeurs de terre, où l’on ne peut trouver ni quinine, ni remèdes autres que des simples appliqués au hasard, où la vermine et les animaux nuisibles de toute sorte peuvent librement entrer. Plus d’une fois des lézards, pénétrant dans ma cabane par les fentes des parois, vinrent me rendre visite, et l’un d’eux, grand lobo de deux pieds de longueur, se nicha même sur ma poitrine pendant que je dormais d’un sommeil délirant. Une autre fois, un jaguar dévora un âne dans l’enclos mal fermé attenant à ma hutte. C’étaient là des incidens peu agréables en eux-mêmes, mais ils me faisaient peut-être du bien en me rappelant au sentiment des choses extérieures, et lorsque mon associé don Jaime arriva de Rio-Hacha muni des drogues les plus indispensables, le plus fort de la crise était passé.

Mon visiteur le plus assidu était le padre Quintero, curé de Dibulla. Il se disait blanc et peut-être l’était-il d’origine ; cependant il était aussi brun que les autres Dibulleros, et par le costume il ne se distinguait pas davantage de ses paroissiens. Il avait été jadis curé des pueblos de la Sierra-Nevada ; mais, dominé par la funeste passion de l’eau-de-vie, il avait si bien su se déconsidérer qu’un jour un timide Aruaque avait osé lever la main sur lui et le frapper. Puis sa maîtresse, désireuse de revoir ses amis de la plaine, s’était enfuie à Dibulla : aussitôt il avait quitté sa curé et sa plantation pour se mettre à la poursuite de la belle fugitive, et, s’installant à Dibulla, il avait imposé, bon gré, mal gré, sa direction spirituelle aux habitans du village. Il est bon d’ajouter que le padrese faisait généralement pardonner sa conduite et ses vices par sa franchise, sa jovialité, son désintéressement ; en outre il avait pour moi l’inappréciable avantage de connaître la Sierra-Nevada mieux que personne et d’en avoir exploré les principales vallées.

Une des faiblesses du padre Quintero était de se croire très savant, et rarement il ouvrait la bouche sans introduire dans sa conversation quelques mots d’un prétendu latin qui contribuait plus que toute autre chose à lui conserver un peu d’influence. Lorsqu’il m’aborda pour la première fois, il me salua du titre de dominus et me récita un passage de son bréviaire ; mais un sourire ironique lui donna sans doute à penser que je savais à quoi m’en tenir sur son talent de linguiste, car depuis il ne m’interpella plus en latin que dans ses momens d’oublié La compagnie et la conversation du curé de Dibulla me furent, je dois l’avouer, d’un précieux secours pendant mes longues matinées de souffrance ; mais l’après-midi, lorsqu’il avait déjà commencé ses libations, il devenait tout à fait insupportable : alors il tombait à mon cou, me faisait la confidence de ses chagrins domestiques, versait sur ma figure des larmes d’émotion, exigeait de moi la promesse solennelle de toujours haïr les barbares Espagnols et l’impitoyable général Morales, qui avait fait fusiller son père. La nuit venue, mon voisin le padre devenait plus fatigant encore : il réunissait des compagnons d’ivresse, et sous le prétexte de rendre les devoirs de la courtoisie castillane au caballero étranger, il organisait à ma porte un chœur plus bruyant que musical. De ces chansons diverses qui tant de fois interrompirent mon repos, il en est une dont les sons discordans retentissent encore à mon oreille. Comme la plupart des chansons populaires, elle se compose d’un thème d’amour ourdi avec un sujet tiré des occupations journalières. Tel en est à peu près le sens :


« Batelier, prends ton aviron ! — Batelier, embrasse ta chérie ! — Il faut partir ! Rame sur la mer profonde ! — Rame, rame loin de ta belle. — Quand les vagues bondiront autour de ta barque, — les amoureux danseront autour de ta maîtresse !

« Batelier, prends ton aviron ! — Batelier, embrasse ta chérie ! — Peut-être un rocher brisera ta barque. — Peut-être la perfide brisera ton cœur. — Ton espoir de richesses se perdra sous les flots, — tes illusions d’amour s’en iront en fumée.

« Batelier, prends ton aviron ! — Batelier, embrasse ta chérie ! — Peut-être aussi les vagues seront calmes ; — peut-être ce cœur de femme te sera-t-il fidèle. — Tu rapporteras de l’or dans ta barque, — tu rapporteras l’amour et des baisers ! »


La première période de ma convalescence dura deux longs mois, pendant lesquels don Jaime maudit bien des fois sa triste destinée et se plaignit d’être le plus malheureux des hommes. Le fait est que le sort ne lui était pas favorable. Les Aruaques, effrayés par les menaces des traitans, qui craignaient en nous des concurrens ou peut-être des juges de leurs exactions infâmes, refusaient de louer à aucun prix leurs bêtes de somme ; un seul se chargea d’emporter une caisse d’outils, mais en route il la força, enleva tout ce qui lui plut et laissa le reste sur le chemin. Il nous restait à tenter une dernière épreuve. J’expédiai Luisito vers Pain-au-Lait pour lui exposer notre triste situation, lui faire part de nos projets et le prier de nous louer ses bœufs et ses deux mulets. Quelques jours après, Pain-au-Lait arrivait lui-même avec sa caravane. Le départ fut aussitôt organisé. Il fut convenu que don Jaime et moi nous partirions immédiatement sur les deux mulets du cacique, et que Luisito et ses deux compagnons nous suivraient avec les bêtes de somme. Le premier jour de notre voyage, de Dibulla à Cuesta-Basilio, fut aussi heureux que possible ; mais par une de ces séries de contre-temps qui ont donné lieu à tant de proverbes dans toutes les langues, le lendemain ne devait pas s’écouler sans qu’il nous arrivât un grave accident. Le mulet que je montais se cabra dans un endroit périlleux du chemin et refusa d’avancer ; j’essayai vainement de l’exciter, il s’affaissa sur ses jambes de derrière, ses yeux s’égarèrent, il fut agité d’un tremblement nerveux : à n’en plus douter, il était atteint de la maladie le plus souvent mortelle appelée esrengadura. Il fallait donc continuer ma route à pied, car don Jaime avait les jambes toutes gonflées par suite des piqûres d’insectes et ne pouvait descendre de sa monture. Je présumai trop de mes forces et je marchai bravement pendant quelques heures ; mais, épuisé par ma longue maladie, je ne pus résister à la fatigue. Je sentis peu à peu la vie m’abandonner ; soudain tout devint noir autour de moi, et je tombai évanoui sur le sol.

Quand je me réveillai, un frisson continuel secouait mes membres. J’étais étendu au bord du sentier sur un lit de feuilles de fougère ; don Jaime construisait au-dessus de mon corps un petit ajoupa de branches et le recouvrait de feuilles de bihao. Il m’offrit de me céder sa monture, mais je refusai, car à son âge il eût été d’une extrême imprudence de rester sur le sol exposé à l’orage, et d’ailleurs, malade comme je l’étais, il m’eût été probablement impossible d’arriver seul à San-Antonio ; il valait beaucoup mieux, sous tous les rapports, qu’il partît lui-même aussi promptement que possible et me renvoyât son mulet ou telle autre monture par un guide aruaque. Il comprit, et bientôt après je le vis disparaître à un tournant du sentier. Ma position était critique ; déjà le vent, précurseur de l’orage, commençait à siffler ; il éclata et secoua mon ajoupa comme une branche, les feuilles de bihao qui me garantissaient se déplacèrent ; l’eau descendant du ciel en averse se fraya un passage à travers le toit rustique et m’inonda. Enfin la nuit vint, l’orage cessa, mais à l’orage avaient succédé les essaims de sancudos ; j’essayai vainement de trouver un instant de sommeil sur le sol humide, et la fièvre me tint constamment éveillé. Lorsque les premières lueurs du jour descendirent du sommet des montagnes, l’attente, ce sentiment d’ordinaire si pénible, obséda tout mon être. Chaque branche d’arbre grinçant sur une autre branche se changeait en cri d’appel ; les hurlemens des singes aluates étaient pour moi des voix d’amis venant me délivrer ; le murmure du torrent bondissant sur le rocher me semblait le galop d’un cheval. Tout à coup j’entendis des pas retentir sur le sentier pierreux et j’aperçus un Indien venant du côté de la plaine ; il parut très agréablement surpris de voir un blanc dans ce piteux état, et, s’installant sur un rocher en face de mon ajoupa, il me contempla longuement avec un sourire de satisfaction. N’étais-je pas à son avis un de ces hommes exécrables qui venaient l’exploiter, lui et ses frères, l’asservir de dettes, en faire l’esclave d’un travail continuel ? Ce n’était que justice si les génies de Tairona me punissaient par la maladie et la mort d’avoir aidé à la destruction de la pauvre tribu vaincue. Quand il eut suffisamment savouré sa vengeance, il s’éloigna en ricanant, et j’eus la lâcheté de le voir disparaître avec regret ; il animait un peu ma solitude et me rendait l’attente plus facile. Heureusement que bientôt après arrivèrent Luisito et les deux mulâtres suivis des bœufs qui portaient nos instrumens d’agriculture : c’étaient des amis, presque des sauveurs, que je saluais dans ces trois hommes qui venaient à mon aide, et celui qui resta près de moi pour me servir de garde-malade calma en grande partie ma fièvre par sa seule présence. L’orage de la journée avait déjà commencé depuis une heure, lorsque j’eus la joie d’entendre les cris d’un Aruaque descendant à dos de mulet du haut de la montagne. Dès qu’il fut arrivé, je me fis hisser en selle à sa place, et nous partîmes à travers la tempête pour San-Antonio, où cinq heures après je trouvai enfin une boisson fortifiante, une couche et un abri.

J’avais donc atteint, et non sans peine, le terme de mon voyage, et je pouvais croire que l’œuvre de la colonisation était sérieusement commencée. Mille vaines illusions, évoquées en partie par la fièvre, flottaient devant mon esprit : déjà je voyais les pentes des montagnes couvertes de champs de café et de bosquets d’orangers ; les Aruaques, heureux et libres, fondaient des communautés florissantes ; des écoles s’ouvraient pour les enfans des Indiens ; des colonies d’Européens défrichaient les forêts vierges ; des routes étaient frayées dans toutes les directions ; que sais-je ? un service régulier de paquebots desservait le port de Dibulla. Certainement toutes ces choses se réaliseront un jour ; mais je ne devais y être pour rien, et toutes mes espérances personnelles devaient misérablement s’évanouir. Peu de lignes suffiront pour raconter le dénoûment de mon entreprise.

Dans les premiers jours, tout alla pour le mieux. J’étais malade, il est vrai, et je ne pouvais que rarement faire un pas hors de ma cabane ; mais don Jaime avait commencé les travaux avec une furie plus que juvénile, et en deux endroits différens : à San-Antonio même, dans un jardin presque abandonné que nous avions acheté, puis à Chiruà, dans les terrains choisis lors de mon premier voyage. On défrichait, on plantait des bananiers, des cafiers, des cannes à sucre, des légumes de toute sorte ; on roulait des blocs de granit sur une petite terrasse où devait s’édifier notre maison de ville ; on abattait des macanas pour la maison de campagne ; on élevait en plusieurs endroits les barrières et les haies de cactus nécessaires pour empêcher l’irruption des animaux ; on mettait le feu aux herbes de la prairie : tout se faisait à la fois. J’étais vraiment effrayé d’une telle fougue ; mais j’étais trop heureux de cette activité inattendue pour oser reprocher à don Jaime toutes ces entreprises menées de front.

Un mois complet ne s’était pas écoulé que déjà le travail s’était singulièrement ralenti. Tout commençait à déplaire à don Jaime, la terre, l’air, les eaux, les Indiens, l’agriculture. Sous prétexte de chercher une plantation plus fertile et mieux arrosée, il interrompit le défrichement de la prairie du Chiruà, et alla faire choix d’autres terrains à une demi-lieue plus loin du village. Il ne tarda pas à se brouiller avec le jeune Mejia, notre meilleur ouvrier associé, et sans le renvoyer précisément, car c’était moi qui l’avais engagé à nous suivre, il réussit à le faire partir à force de vexations et de taquineries. Chose bien plus grave encore, il se rendit les Aruaques hostiles, ce qui nous exposait à mourir de faim, car, en attendant la fructification de nos bananiers et des autres plantes alimentaires, nous étions obligés d’acheter notre nourriture aux Indiens ; sans la protection de Pain-au-Lait, personne ne serait plus venu s’approvisionner de laines ou d’autres marchandises dans notre cabane, et la famine nous eût immédiatement forcés de redescendre à Dibulla. Le désespoir s’empara de don Jaime ; il déplorait son lamentable destin, il maudissait ses cheveux blancs, il regrettait les douces soirées de causerie passées à Rio-Hacha devant la porte de l’ingénieur Rameau ; enfin il m’annonça que l’association était rompue, et fit ses préparatifs de retour. Que pouvais-je faire moi-même dans ce désastre de mes projets de colonisation ? Si j’avais été bien portant, j’aurais pu continuer seul l’entreprise en modifiant mes plans, mais trois mois après mon arrivée dans la sierra j’étais encore aussi malade que le premier jour ; les pluies continuelles de la saison faisaient fermenter le toit de foin sous lequel je reposais et corrompaient l’atmosphère qui m’entourait ; je luttais contre la mort et sans la certitude de la vaincre ; seul, je devais nécessairement succomber. Il fallait partir. Avec une profonde tristesse, je quittai ces pauvres Indiens, encore aussi barbares que le jour où je les avais vus pour la première fois ; bientôt après, je perdis de vue ma cabane et son jardin, la vaste prairie de Chiruà ; puis je vis disparaître la vallée de San-Antonio derrière un contre-fort de la montagne, et, gravissant le sentier rocailleux de Caracasaca, je cessai d’entendre le torrent dont la voix avait si souvent répondu a mes rêves d’avenir. Quelques mois après, j’étais en Europe.

Il est impossible de le nier : les premiers Européens qui s’établiront dans la Sierra-Nevada auront bien des dangers à courir et bien des fatigues à vaincre avant de réussir définitivement. Ils auront à souffrir des fièvres paludéennes ; des chemins en mauvais état, des marécages impraticables empêcheront souvent le transport de leurs denrées ; l’inimitié des traitans avides leur suscitera dès l’abord de grandes difficultés ; ils seront pendant quelque temps sevrés de toute société autre que celle des Aruaques. Néanmoins ces obstacles, qui d’ailleurs diminueront sans cesse avec les progrès de la colonisation, seront en quelque sorte un avantage pour des hommes sans peur : ils les forceront à lutter avec plus d’énergie, et leur rendront la victoire d’autant plus chère. L’agriculteur s’attache moins à la nature et se l’approprie avec moins d’ardeur, lorsqu’elle se prête trop facilement à ses désirs ; de fortes et heureuses races ne se développent jamais que par la lutte. C’est là ce qu’exprime la fable antique du jardin des Hespérides, gardé par les dragons. Les sacrifices ne sont rien, l’important est de savoir si le but les exige. « C’est une gloire, disait l’agronome Sinclair, d’avoir fait croître deux brins d’herbe là où il n’en croissait qu’un seul. » Combien plus glorieux est-il de porter la culture là où elle n’existe pas encore, de retourner le premier sillon de campagnes qui nourriront un jour des habitans sans nombre ! Par son travail, on crée vraiment un peuple ; comme Deucalion, on change les pierres en hommes, et dans la terre qu’on remue on fait germer les générations futures. C’est là, ce me semble, une gloire qu’on peut bien acheter au prix de quelques souffrances et d’ennuis passagers.

Les plateaux et les régions montagneuses de la Nouvelle-Grenade possèdent par millions d’hectares des terrains favorables à la culture et faciles à coloniser ; mais en dépit de l’échec que j’ai subi moi-même, je crois que la Sierra-Nevada de Sainte-Marthe est un des pays de l’Amérique espagnole qui offre le plus d’avantages à une immigration latine entreprise sur une grande échelle. En effet, ce massif, complètement séparé des Andes et du reste de la Nouvelle-Grenade par des vallées profondes, par des lagunes et des marécages, semble fait pour contenir une population distincte, trouvant autour d’elle tous les élémens de la plus florissante prospérité : salubrité du climat, fertilité du sol, facilités du commerce. Grande comme le quart de la Suisse, la Sierra-Nevada pourrait facilement nourrir le même nombre d’habitans que cette république. Le prix des terres est nul sur les versans de la sierra tournés vers Rio-Hacha et la vallée du Rio-César. La valeur nominale de l’hectare de terrain vendu par le gouvernement est de 75 centimes ; mais tout chef de famille grenadin ou étranger n’a qu’à demander la concession de 40 hectares de terres en friche pour l’obtenir aussitôt, si toutefois il s’engage à y exécuter un travail quelconque dans l’espace de deux années. Le plus souvent les colons se dispensent même de cette formalité, et s’établissent où ils le désirent sans demander de concession et sans prendre d’engagemens ; ils deviennent propriétaires par le droit de premier occupant. Cette facilité d’obtenir sans travail de vastes concessions pourrait avoir de très funestes résultats, en immobilisant pour de longues années des terrains favorables à la culture ; mais dans la plupart des vallées de la Sierra-Nevada, ce danger est beaucoup moins à craindre que dans une plaine, parce que le sol cultivable se compose de bassins fermés, de petites terrasses, de plateaux limités, formant autant de domaines distincts dont chacun suffirait amplement à une famille.

La flore de la Sierra-Nevada est d’une extrême richesse, et peut-être ne trouverait-on dans le monde entier que certaines parties de l’Inde et du Brésil où les plantes offrent une aussi grande variété. Les végétaux utiles se comptent par centaines. On y trouve entre autres le myroxylon ou palmier à cire, le merveilleux arbre à lait, ou galactodendron, des multitudes de plantes tinctoriales, les herbes médicinales de l’ancien et du Nouveau-Monde, la camomille et la salsepareille, la bourrache et l’ipécacuanha, la chicorée et le baume de Tolù. On ne songe point à chercher ces plantes à vertus curatives dans la Sierra-Nevada, et l’on remonte le cours du fleuve des Amazones, on traverse les montagnes et les solitudes de la province de Matogrosso, pour aller recueillir la salsepareille et l’ipécacuanha ! Par suite de la difficulté des voyages, ces remèdes valent dans les pharmacies d’Europe de 2 à 4,000 pour 100 de plus qu’au lieu de production.

Si nous en croyons le témoignage du savant botaniste Mutis, la Sierra-Nevada possède trois espèces de cinchonias. La découverte de cet arbre précieux date de la fin du siècle dernier. Depuis cette époque, les troubles politiques ont laissé retomber dans l’oubli la connaissance de ce fait important. Peut-être les arbres sont-ils peu nombreux ; mais alors qu’on en fasse des plantations et surtout qu’on suive un autre système que celui des Péruviens, qui abattent l’arbre pour le dépouiller de son écorce. On peut commencer à décortiquer partiellement les cinchonias dès qu’ils ont atteint l’âge de cinq ans, et en ayant soin de ne les dépouiller jamais que d’un côté, on peut les conserver aussi longtemps en vie que les arbres intacts.

Les plantes cultivées par les Aruaques sont en bien petit nombre ; ce sont la canne à sucre, le bananier, le hayo, la turma ou pomme de terre, l’arracacha, la malanga, la patate, les ciboules, l’agave, l’oranger et le citronnier. Chaque Indien a une petite bananerie, le plus souvent cachée dans le creux d’une gorge ou sous un rocher, et là il sème ou plante tout ce que réclame l’entretien de sa famille pendant une année. Quand on voit les petites dimensions de ces jardins, on se demande avec stupéfaction comment le sol peut être assez fertile pour que plusieurs personnes puissent y trouver leur subsistance et acheter en outre de la chicha frelatée. Le café, dont la culture s’est généralisée si rapidement dans la Nouvelle-Grenade, est une plante encore presque étrangère à la partie orientale de la Sierra-Nevada. Lors de mon séjour dans la vallée de San-Antonio, il ne nous fut pas possible de recueillir plus de trois cents pieds de café pour notre plantation. Cependant, si les affirmations des habitans de la sierra méritent quelque créance, le rendement du café tiendrait presque du merveilleux. Souvent les arbustes donnent deux récoltes par an, et l’on prétend avoir récolté jusqu’à 12 kilogrammes de baies sur un seul pied. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas sur des faits exceptionnels qu’il faut régler ses calculs en pareille circonstance, car j’ai vu telle plantation des Andes où des cafiers isolés donnaient près de 5 kilogrammes de cerises, tandis que le rendement moyen de douze mille pieds était seulement d’un demi-kilogramme. En supposant que le produit des plantations de café dans la Sierra-Nevada fût à peu près le même, les bénéfices réalisés seraient encore très considérables, malgré la difficulté des transports. Les planteurs de cacaotiers, de vanille et d’autres plantes industrielles dont les produits exportés ont beaucoup de valeur et peu de poids peuvent également compter sur des résultats très favorables.

On est étonné, en parcourant les vallées de la sierra, de voir l’altitude considérable à laquelle on peut encore cultiver les plantes tropicales ; elles croissent parfaitement à des hauteurs qui correspondent aux climats de la France et de l’Angleterre : c’est ainsi qu’à Cocui, dans l’état de Santander, le bananier et la canne à sucre donnent d’excellens produits à 2,757 mètres de hauteur. Ce fait, qui n’a peut-être pas été mis suffisamment en lumière par Humboldt et par les autres géographes, prouve qu’il n’y a pas seulement superposition, mais aussi pénétration réciproque des climats étages sur les flancs des montagnes de la zone équatoriale. Un simple coup de vent suffit pour porter les ardeurs de l’été jusqu’au pied des neiges ou pour faire descendre le souffle des glaciers sur les vallées brûlantes étendues à la base des monts. De là, suivant les expositions et les abris, une grande diversité de climats partiels et une variété merveilleuse de plantes de toute espèce. Par sa position transversale à la direction des vents alizés, la Sierra-Nevada reçoit mieux que les autres chaînes l’haleine des chaleurs tropicales ; en outre, elle exprime sans relâche comme un gigantesque laboratoire l’humidité que lui apportent les vents, et ses vallées, à l’exception de celles du versant méridional, n’ont jamais à souffrir des sécheresses.

Rien ne manque donc à la Sierra-Névada, si ce n’est une grande population : Européens, Chinois ou créoles. Maintenant ces montagnes sont tristes malgré leur beauté. Quand un voyageur se trouve seul dans une vallée au milieu d’un vaste cirque de pâturages et de forêts, et qu’il ne voit dans l’immense espace qu’un vautour, solitaire comme lui, décrivant de grands cercles au-dessus de sa tête, il se sent le cœur serré d’une véritable angoisse. Certainement la nature vierge est belle, mais elle est d’une tristesse infinie : ce qu’il lui faut pour la rendre joyeuse, c’est la fécondité, c’est la parure de champs et de villages que lui donneront les travailleurs.

Et ce n’est point seulement la Sierra-Nevada qui demande des bras à l’Europe et au reste du monde ; toute la Nouvelle-Grenade réclame aussi des colons. Est-il donc nécessaire de plaider pour un pays si beau, si admirablement pourvu de toutes les richesses de la terre ? Jadis bien des milliers d’Espagnols ont bravé la mort pour aller conquérir ce monde, que Colomb leur avait fait surgir du sein des mers comme une autre planète accouplée à la nôtre ; maintenant on semble plus indifférent pour la Nouvelle-Grenade qu’on ne l’était il y a trois siècles. Et pourtant cet Eldorado n’est pas seulement le pays de l’or, c’est aussi le pays du bonheur pour ceux qui savent apprécier la liberté. Dans notre vieille Europe, les traditions vivaces des temps barbares et du moyen âge nous obsèdent encore ; la surabondance de population obstrue à tout nouvel arrivant les avenues du bien-être. Trop à l’étroit sur notre petit continent, nous ne pouvons faire un pas sans empiéter sur la propriété d’autrui, et, par la force même des choses, les heureux vivent aux dépens du prochain. Murailles, barrières, règlemens, enceintes, restrictions, tout nous enferme comme les replis du fleuve infernal ; même ceux qui se croient libres habitent une étroite prison dans laquelle ils peuvent à peine se mouvoir, où leur pensée s’étiole avant d’avoir fleuri. Là-bas, dans la jeune république américaine, il n’y a pas de convives malheureux au grand banquet ; la terre féconde nourrit généreusement tous ses enfans, l’air de la liberté emplit toutes les poitrines. Peut-être, au, milieu de cette jeune nature, les hommes rajeuniront-ils aussi ; peut-être les cycles de l’histoire ne suivront-ils pas toujours, comme des animaux à la chaîne, leur cercle accoutumé !


ELISEE RECLUS.

  1. Voyez sur Rio-Hacha et ses habitans la Revue du 15 mars ; voyez aussi les autres parties de cette série dans la Revue du 1er décembre 1859 et du 1er février 1860.
  2. Deuxième saison des sécheresses ; elle dure dans l’état du Magdalena environ deux mois, du commencement de novembre à la fin de décembre.
  3. Ficus dendrocida, clusia alba, parasites qui entourent les arbres comme une nouvelle écorce, vivent de leur sève et les étouffent.
  4. Gyrocarpus americanus.
  5. OEstrus humanus, pulex penetrans ou morsitans.
  6. Fougère arborescente de l’espèce alsophila.
  7. Psidium pomiferum.
  8. Maranta malanga.
  9. Conuim arracacha.
  10. Erythroxylon. C’est le coca des Péruviens, petit arbuste dont la fouille ressemble à celle de l’acacia ou de l’indigo.