LA
NOUVELLE-GRENADE
PAYSAGES DE LA NATURE TROPICALE.

II.
SAINTE-MARTHE ET LA HORQUETA.[1]



I.

Sainte-Marthe est située dans un paradis terrestre. Assise au bord d’une plage qui se déploie en forme de conque marine, elle groupe ses maisons blanches sous le feuillage des palmiers et rayonne au soleil comme un diamant enchâssé dans une émeraude. Autour de la ville, la plaine, s’arrondissant en un vaste cirque, se relève en molles ondulations vers la base des montagnes. Celles-ci étagent l’un au-dessus de l’autre leurs gigantesques gradins diversement nuancés par la végétation qui les recouvre et l’air transparent dont l’azur s’épaissit autour des hautes cimes; des nuées s’effrangent en longues traînées blanches dans les vallées supérieures, s’enroulent en écharpes sur les sommets, et de cet amoncellement de nuées, de pics, de montagnes de toute forme, jaillit la superbe Horqueta, dont le double cône, dressé au-dessus de l’horizon, semble régner sur l’espace immense. Les énormes contre-forts sur lesquels s’appuie le pic à deux têtes projettent à droite et à gauche deux chaînes de montagnes qui se recourbent autour de la plaine de Sainte-Marthe, abaissent par une succession de chutes gracieuses la longue arête de leurs cimes, et de chaque côté du port vont plonger dans la mer leurs hardis promontoires portant chacun une vieille forteresse ruinée. Ainsi la plaine semble soulevée entre les bras du géant Horqueta et doucement inclinée comme une corbeille de feuillage vers les flots éblouissans de lumière. Le promontoire du nord se continue par une chaîne sous-marine et se redresse au-dessus de l’eau pour former le Morillon et le Morro, îles rocheuses qui servent de brise-lames au port. L’ensemble du paysage enfermé dans cette enceinte est d’une harmonie indescriptible : tout est rhythmique dans ce monde à part, limité vers le continent, mais ouvert du côté de l’infini des eaux; tout semble avoir suivi la même loi d’ondulation depuis les hautes montagnes aux cimes arrondies jusqu’aux lignes d’écume, faiblement tracées sur le sable. Aussi qu’il est doux de contempler, cet admirable tableau! On regarde, on regarde sans cesse, et l’on ne sent point les heures s’envoler. Le soir surtout, quand le bord inférieur du soleil commence à plonger dans la mer et que l’eau tranquille vient soupirer au pied des falaises, la plaine verte, les vallées obscures de la sierra, les nuages roses et les sommets lointains, saupoudrés d’une poussière de feu, présentent un spectacle si beau qu’on cesse de vivre par la pensée et qu’on ne sent plus que la volupté de voir. Ceux qui ont eu le bonheur d’avoir sous les yeux ce paysage grandiose ne l’oublient jamais. Un de mes amis grenadins, auquel, avant d’aller à Sainte-Marthe, j’avais demandé quelques renseignemens, ne put me répondre que par un sourire de regret et par ce mot : hélas !

L’intérieur de la ville ne s’harmonise pas avec la magnificence de la nature qui l’environne. Sainte-Marthe est le premier établissement que les Espagnols aient fondé sur la côte-ferme grenadine, et, malgré l’ancienneté de cette origine, malgré son excellent port et son titre de capitale du Magdalena, malgré la splendeur que l’avenir lui réserve sans doute, elle compte au plus une population de quatre mille habitans. Les rues, larges et coupées à angles droits, comme celles de toutes les cités âgées de moins de quatre siècles, n’ont jamais été pavées; pendant les jours de forte brise, elles n’offrent à la vue qu’une perspective de tourbillons de sable où le passant n’ose pas s’aventurer. Les maisons sont en général basses et mal construites; dans les faubourgs, elles ne sont même que de simples cabanes en pieux et en terre ; les toits en feuilles de palmiers sont peuplés de scorpions, d’araignées innombrables. En 1825, trois siècles après la fondation de Sainte-Marthe, un tremblement de terre renversa plus de cent maisons, lézarda la cathédrale et les quatre églises. Depuis cette époque, les monceaux de briques rompues et de plâtras n’ont pas été déblayés, les ruines n’ont pas été consolidées, les lézardes bâillent de plus en plus ; seulement le temps a décoré d’arbustes les murailles penchantes, et sur la haute coupole de l’Iglesia-Mayor tressé une verte guirlande toute bariolée de fleurs jaunes et rouges. Dans cette ville, encore aussi délabrée que le lendemain du tremblement de terre, je ne vis qu’une maisonnette neuve et les fondemens d’un édifice inachevé qui devait servir à un grand collège provincial. La demeure du plus riche commerçant de la ville, jadis véritable palais, n’offre plus, du côté de la mer, qu’un ensemble de ruines ; des murs chancelans entourent le jardin rempli de débris amoncelés ; des fûts de colonnes, des chapiteaux jonchent le sol ; des arbres épineux croissent au milieu des pierres. Malgré ces traces du désastre de 1825, Sainte-Marthe est loin de produire sur l’esprit la même impression lugubre que Carthagène: les rues sont plus larges, les maisons que n’a pas renversées le tremblement de terre sont blanchies à la chaux ou peintes de couleurs gaies, et puis la nature est si belle qu’elle jette un reflet de sa beauté sur la ville tapie à ses pieds au milieu des arbres. Depuis le partage de la Nouvelle-Grenade en huit républiques fédératives. Sainte-Marthe a voté la construction d’un phare sur le Morro, établi plusieurs institutions d’utilité publique, fondé une école d’enseignement supérieur. Puisse-t-elle tenir à honneur de mériter son titre de capitale d’un état souverain !

Devant les maisons, au centre de la vaste courbe dessinée par la plage, s’élèvent les ruines d’un ancien fort dont les murailles à demi rongées s’émiettent pierre à pierre dans les flots envahissans. Les bongos de la Cienega, chargés de bananes, de poissons, de noix de coco, ancrent au pied de la forteresse, et c’est au milieu des blocs de pierre, sur le sommet des remparts, que les Indiens étalent leurs denrées. Les femmes de la ville, en général assez court vêtues, y viennent en foule chercher leurs provisions de la journée. Rien de pittoresque comme ce marché tenu en plein air, sur des murs qui surplombent la vague bleue.

Les grands navires d’Europe et des États-Unis mouillent à un kilomètre plus au nord, au fond même de l’anse et au pied du promontoire qui la protège contre les vents du nord et les vents, d’est. La plage qui s’étend entre le port et la ville est bordée d’un côté par la mer, de l’autre par des salines quelquefois inondées. Le soir, elle sert de promenade à toute la population, et les piétons, les cavaliers, les voitures la parcourent en tout sens. La douane, un entrepôt ruiné, une jetée, quelques tentes de feuillage dressées au-dessus des ballots de marchandises, sont les seules constructions élevées sur le port, qui, loin d’apparaître comme un centre d’activité, semble plutôt un lieu de plaisir. A tout instant du jour, des nageurs blancs et noirs plongent du haut de la jetée, s’ébattent comme des tritons autour des navires et changent l’eau bleue en une vaste étendue d’écume ; les sambos oisifs restés sur la rive et les matelots appuyés contre le bordage des navires jugent des exploits des nageurs, et par de longs applaudissemens rendent hommage au plus habile.

Aussitôt après les premières heures de la matinée, consacrées au marché, les places et les rues de Sainte-Marthe perdent la physionomie affairée que leur avait donnée le concours des Indiens, et le far niente y devient aussi général que sur le port : les quatre ou cinq cents boutiques ouvertes à tous les coins de rue et offrant aux acheteurs une petite provision de bananes, de cassave, d’allumettes chimiques et de chicha se désemplissent ; les habitans de Gaïra, de Mamatoco, de Masinga se retirent en caravane, poussant devant eux une longue procession d’ânes et de mulets. Alors les Samarios, restés en possession de la ville, commencent leur sieste, ou bien, s’asseyant au seuil des portes, conversent gaiement sur les incidens de la matinée, tandis que les señoritas, à l’extrémité des frais corridors, se bercent dans leurs hamacs suspendus aux colonnes des patios. A mesure que la chaleur augmente, les voix s’éteignent peu à peu, les insectes mêmes cessent de bourdonner : on dirait que la ville entière repose et s’alanguit sous une atmosphère de volupté. Le travail semble un effort inutile dans cet heureux climat, où la paix descend des montagnes vertes et du ciel azuré. Comment blâmer ces populations de s’abandonner à la joie physique de vivre lorsque tout les y invite? La faim et le froid ne les torturent jamais; la perspective de la misère ne se présente point devant leurs esprits; l’impitoyable industrie ne les pousse pas en avant de son aiguillon d’airain. Ceux dont tous les besoins sont immédiatement satisfaits par la bienveillante nature ne cherchent guère à réagir contre elle par le travail et jouissent paresseusement de ses bienfaits : ils sont encore les enfans de la terre, et leur vie s’écoule en paix comme celle des grands arbres et des fleurs. Souvent aussi la chaleur, sans être accablante à cause de la brise qui la tempère toujours, est tellement forte que toute activité devient fatigue, car Sainte-Marthe est située sous l’équateur météorologique du monde, et la température moyenne y est de 29 degrés centigrades. Quand les vallées et les plateaux de la Sierra-Nevada seront peuplés par des centaines de milliers d’agriculteurs, alors les Samarios, aujourd’hui si peu actifs, seront entraînés dans le grand tourbillon du travail, et le commerce aux bras immenses s’emparera de Sainte-Marthe comme il s’est emparé de tant d’autres villes tropicales qui s’endormaient aussi sous un ciel enchanteur. De nos jours, la capitale de l’état du Magdalena ne fait guère que le commerce de transit : elle reçoit de l’étranger des cargaisons d’étoffes, marchandises peu encombrantes qu’on peut facilement expédier vers les marchés de l’intérieur; en échange, elle envoie en Angleterre une grande partie de l’or obtenu par les mineurs de l’état d’Antioquia, et en Allemagne quelques chargemens de tabac. Le total des importations et des exportations s’élève à environ 15 millions de francs par an. Qu’il serait facile d’augmenter cette somme, comparativement insignifiante, si l’on voulait s’adonner sérieusement à la culture du sol!

Comme tous les habitans de Sainte-Marthe, je me sentis moi-même dès les premiers jours enivré de cet air voluptueux et chargé d’arômes qui s’élevait de la plaine. Cependant mes heures ne se perdirent pas entièrement : bien accueilli dans toutes les maisons où je me présentai, je me fis des amis qui s’empressèrent de répondre à mes diverses questions avec une obligeance toute castillane ; en me promenant sur la plage, je liai conversation aussi souvent que possible avec les pêcheurs indiens ou métis; de toutes les manières, je tâchai d’étudier sur le vif les mœurs, les croyances, les habitudes de la population. Pour connaître les principaux produits de la plaine, je n’eus qu’à errer le long des sentiers et à pénétrer dans les jardins, où l’on m’offrait des fruits de toute espèce à des prix d’une incroyable modicité. C’étaient des figues, des bananes de plusieurs variétés, puis des nisperos à la chair couleur de sang, des ananas, des papayes, des ciruelas ou prunes des tropiques, des aguacates (avocats), des mangos à l’odeur de térébenthine, des goyaves, le marañon ou pomme d’acajou, dont le parfum vaut à lui seul un festin, le guanabano, qui rappelle le goût des fraises dans le vin sucré, et tant d’autres productions exquises dont la nomenclature exigerait un dictionnaire en règle. Dans cette plaine fortunée et sur les pentes de ces montagnes où le soleil mûrit d’un même rayon les fruits les plus suaves de tous les climats, il ne serait pas difficile de redevenir frugivore comme nos premiers pères, et d’abandonner l’affreux régime de la chair et du sang pour celui des végétaux qui croissent spontanément du sein de la terre.

Sous nos tristes climats du nord, pendant la saison d’hiver, bien des actes de la vie causent une véritable souffrance. Le matin surtout, il faut presque de la force d’âme pour s’éveiller résolument, prendre plaisir au ruissellement de l’eau glacée sur le corps, aux caresses mordantes de l’air extérieur qui fait une irruption soudaine par la fenêtre entrouverte. Combien au contraire le réveil est suave et délicieux dans les doux pays du midi, dans une plaine comme celle de Sainte-Marthe! Les vagues parfums des corolles qui s’entrouvrent viennent flotter dans la chambre, les oiseaux battent de l’aile et gazouillent leurs mille chansons, l’ombre du feuillage se dessine sur la muraille blanche et joue avec les rayons naissans. On respire avec enivrement, on se sent renouvelé par cette atmosphère si douce, si fraîche, si vivifiante.

Dès le point du jour, les cavaliers et les piétons couvrent les chemins qui mènent au petit fleuve Manzanarès, ainsi nommé par les conquistadores en souvenir du ruisseau de Madrid, et chacun va choisir une anse ombragée pour y faire ses ablutions du matin. Le sentier que je prenais d’ordinaire passe à travers les jardins. Les hautes herbes en tapissent si bien les bords, les arbres pressés entrelacent si bien leurs branches en forme de voûte, qu’on pourrait se croire dans un immense berceau de verdure. Le soleil fait pénétrer çà et là une aiguille de lumière, et par de rares échappées apparaissent les feuilles en panache des cocotiers se balançant à dix mètres au-dessus des arbres du chemin. Les ciruclas jonchent le sol, les émanations des fleurs épanouies et des fruits mûrs se répandent dans l’air. Souvent on rencontre de jolies Indiennes passant au trot sur leurs ânes, et l’on échange le salut d’usage : « Ave Maria ! — Sin peccado concebida. » Arrivés au pont du Manzanarès, monument remarquable dans son genre, puisqu’il est le seul de la province, mais se composant simplement d’un tablier en bois assez mal posé sur des culées déjà lézardées et penchantes, les groupes se séparent, chaque baigneur descend la berge en s’aidant des branches des caracolis ou des mimosas, et va s’étendre sur le sable micacé de la rivière, semblable à une mosaïque d’or et d’argent. À cette heure matinale, tous les oiseaux chantent, les essaims de moustiques ne tourbillonnent pas encore dans l’air, la chaleur du soleil n’a pas traversé l’épais branchage des arbres, et l’eau, à peine descendue des montagnes, garde encore la fraîcheur du rocher. Après quelques minutes de ce bain délicieux, on remonte sur la rive, puis on se disperse dans les jardins avoisinans. Telles se passent les matinées à Sainte-Marthe.

Une grande partie de la journée est employée à faire la sieste, du moins par les hommes, car les femmes, actives dans tous les pays du monde, n’interrompent que rarement leurs travaux de ménage. Quand la chaleur était trop forte pour me permettre une excursion le long du fleuve ou de la plage, il ne me restait qu’à m’étendre dans mon hamac, un livre à la main. La maison que j’avais louée pour la modique somme de vingt francs par mois était vaste, bien ombragée, entourée d’un beau jardin. Quelques jeunes gens, avides d’apprendre comme le sont sans exception tous les Néo-Grenadins, venaient converser avec moi et m’interroger avec la charmante liberté du pays; étranger à peine débarqué, je trouvais déjà dans ma nouvelle patrie bien plus de sympathique affection qu’on n’en trouve d’ordinaire dans sa ville natale. Une chose qui me frappa d’abord, c’est la remarquable intelligence de tous les jeunes gens que je connus à Sainte-Marthe. Ils s’expriment avec une élégante facilité et s’élèvent naturellement à une éloquence quelquefois verbeuse, mais toujours entraînante. Outre l’espagnol, ils parlent en général une ou deux langues vivantes, le français, l’anglais, l’allemand ou le hollandais. Très curieux de tout ce qui vient de l’étranger, ils savent se procurer une certaine éducation superficielle qui leur permet de converser sur tous les sujets. Cette éducation, ils la doivent entièrement à eux-mêmes, car dans les écoles la discipline est complètement nulle, et pour agir sur les enfans il faut leur parler comme à des hommes libres. Les institutions républicaines ont donné dans tous les pays d’Amérique un tel ressort à la volonté que les enfans comme les hommes n’admettent plus l’obéissance. Pour se faire respecter, les professeurs doivent simplement prendre le titre d’ami, et, loin de faire usage de la moindre autorité, n’agir que par la douceur. En Louisiane, un directeur français ayant introduit dans son collège une discipline sévère, les jeunes gens se mutinèrent et brûlèrent l’établissement.

Chez ces enfans, si chatouilleux sur la question de leur dignité personnelle, le point d’honneur est heureusement très exalté et l’émulation peut leur faire opérer des prodiges. Il suffit de leur montrer de la confiance pour qu’ils cherchent aussitôt à la justifier par leur activité. En cela, les hommes de la Nouvelle-Grenade ne diffèrent nullement des enfans, et dès qu’ils sentiront leur honneur engagé à faire prospérer leur pays, à fonder des écoles, à ouvrir des routes, à cultiver leurs vastes territoires, il est certain qu’ils feront tout ce qu’il est possible d’attendre d’eux. Le point d’honneur est le principal levier avec lequel on pourra soulever ce peuple et le lancer dans la voie du progrès; c’est la grande vertu qui révélera toutes les autres. Ces vertus sont nombreuses : si l’on peut reprocher aux Colombiens une certaine paresse morale, on ne peut nier leur intelligence, leur bravoure, leur affabilité et surtout leur modestie. Avec quelle grâce touchante ne rejettent-ils pas leur propre patrie dans l’ombre lorsqu’ils parlent de la France, qui pour eux est le représentant le plus glorieux des races latines !

Le jeune homme le plus remarquable avec lequel je liai connaissance s’appelait Ramon Diaz. C’était un mulâtre âgé de dix-huit ans à peine; il avait eu le temps déjà d’acquérir une instruction solide. En compagnie d’un voyageur européen, il avait étudié l’ornithologie et la botanique dans la plaine qui entoure la ville; après le départ de l’explorateur étranger, il avait continué ses recherches tout seul. Aidé ensuite de quelques livres, il avait su rédiger pour son usage personnel des cours de philosophie, de littérature, de géométrie. Cependant la variété de ses connaissances ne lui avait pas inspiré la moindre ambition ; il restait sans fausse honte dans la tienda de sa mère, où il vendait peut-être une quinzaine de bananes par jour. S’il était sans ambition, il n’était point sans orgueil, et savait bien que ce n’est pas la position sociale, mais la dignité personnelle qui fait la valeur de l’homme.

Ramon Diaz et ses amis n’étaient pas seuls à égayer mes journées; j’avais aussi d’autres visiteurs : le singe attaché à une longue corde, qui, las de se balancer à une branche, venait de temps en temps me donner une accolade ; le perroquet, qui me récitait les noms de tous les enfants du quartier et s’interrompait souvent par le cri de burro ! burro ! (âne! âne!), appris sans doute des Indiens, qui encouragent ainsi leurs montures; la petite perruche verte, qui penchait la tête d’un air timide et câlin, comme pour demander un baiser, puis lustrait avec son bec ses ailes étendues, et gazouillait joyeusement quand je lui jetais les fruits rouges du cactus. Ainsi entouré d’amis, et d’ailleurs un peu affaibli par la chaleur, je ne pouvais consacrer toutes mes heures au travail. Cependant mes études, pour n’être pas austères, n’en étaient pas moins profitables. On peut apprendre aussi même en jouissant, et le balancement de mon hamac, les ombres des feuilles découpées sur le parquet à travers les colonnes de bois du fatio, la vue de la coupole lézardée de la cathédrale se dessinant en violet sur le fond bleu du ciel, toutes ces choses servaient à graver irrévocablement dans mon esprit chacune de mes réflexions. Dans le silence du cabinet, surtout pendant les nuits froides et lugubres de nos pays du nord, celui qui cherche la vérité la découvre nue dans toute sa majesté sereine, et peut la regarder face à face sans que rien vienne troubler sa contemplation. Cette conquête a quelque chose d’héroïque ; elle est certes la plus essentiellement humaine, mais elle est solitaire pour ainsi dire et n’emprunte sa poésie à rien de ce qui l’entoure. Au milieu de la nature tropicale, cette puissante magicienne qui embellit tous les objets, chaque pensée devient en même temps un tableau ; les froides abstractions du nord s’harmonisent avec le milieu qui les environne, et souvent une idée attend pour pénétrer dans l’esprit qu’un rayon de soleil se fasse jour à travers le feuillage. Les âmes vibrent à l’unisson de la grande âme de la terre.

Avec la soirée viennent les bals et les promenades. Les joueurs de tambourin et de castagnettes se réunissent au coin des rues et improvisent des concerts que des enfans imitent de loin à grand renfort de chaudrons et de crécelles. Les jeunes filles se rassemblent chez celle de leurs amies qui célèbre sa fête patronale, et dansent autour d’un reposoir décoré de fleurs et de guirlandes; à côté de l’image de la patronne sont suspendus tous les objets précieux qu’on a pu trouver dans la maison : des colliers, des bracelets, des éventails, des pièces d’étoffe, de vieilles estampes françaises représentant l’ensevelissement d’Atala ou la mort de Poniatowski. Les ménétriers, jouant avec une espèce de furie leurs aigres ritournelles, sont juchés sur des meubles recouverts de pièces de calicot, et ne se reposent que d’heure en heure pour absorber à la hâte un verre de chicha. Entre qui veut, soit pour danser, soit pour goûter aux rafraîchissemens qui circulent aux frais de l’hôte et de ses ninas. La maison devient propriété publique, et cela tous les soirs jusqu’à l’anniversaire de la fête d’une autre jeune fille.

Grâce à la beauté des nuits, les promeneurs sont encore plus nombreux sur la plage que les danseurs dans les salles de bal. Ceux qui n’ont pas vu la splendeur des nuits tropicales ne peuvent se figurer combien sont douces les heures passées sous la lumière voilée des nuits équatoriales; ils ne savent pas jusqu’où peut s’élever la jouissance exquise de l’être physique caressé par la limpide atmosphère qui le baigne : tous les sens sont flattés à la fois, et chaque mouvement est si doux à faire qu’on pourrait se croire dégagé des chaînes de la pesanteur. Le ciel, où les étoiles scintillent avec une clarté quatre fois plus grande que dans la zone tempérée[2], est presque toujours libre de nuages, et l’on y peut contempler tout entière l’arche flamboyante de la voie lactée. La lumière zodiacale, que la plupart des astronomes américains prétendent être un anneau semblable à celui de Saturne, arrondit son orbe immense à l’occident ; au sud, apparaissent comme des flocons de neige les nuages magellaniques, groupes de constellations aussi vastes que notre ciel et cependant perdus comme une vapeur dans l’infini de l’espace. A chaque instant, des étoiles filantes, beaucoup plus volumineuses en apparence que celles de nos climats et laissant toujours derrière elles de longues traînées de diverses couleurs, traversent le ciel dans tous les sens. Parfois on dirait les fusées d’un feu d’artifices; cependant je n’ai jamais entendu la moindre explosion. Cette circonstance, le nombre et le volume des étoiles filantes semblent donner un grand poids à l’opinion des savans qui ne voient dans la plupart de ces météores autre chose que la combustion spontanée des gaz échappés aux marécages. En effet, il ne fermente nulle part autant de matières putrescibles que dans les lagunes des forêts tropicales, et les gaz qui s’en élèvent constamment suffisent sans aucun doute à former de véritables nuages dans les régions supérieures de l’atmosphère.

Une chose contribue encore à augmenter l’influence presque enivrante des nuits tropicales sur l’organisme : les parfums des jardins et de la forêt. Les fleurs de chaque espèce s’ouvrent l’une après l’autre et versent dans l’air la senteur spéciale qui les distingue. Quelques-unes de ces odeurs, entre autres celle du palmier corna, font une irruption soudaine et envahissent brusquement l’atmosphère; d’autres, plus discrètes, s’insinuent avec lenteur et s’emparent graduellement des sens, mais toutes se succèdent dans un ordre régulier et produisent ainsi une vraie gamme de parfums. A l’imitation de Linné, qui proposait de construire une horloge de fleurs où les heures seraient marquées par l’épanouissement des corolles, MM. Spix et Martius, les célèbres explorateurs du Brésil, voulaient faire une horloge tropicale où chaque division du temps eût été indiquée par une odeur différente, s’échappant d’une fleur entr’ouverte comme la fumée s’échappe de l’encensoir.


II.

Après m’être installé à Sainte-Marthe, il me restait à faire quelques excursions à travers la plaine et dans les montagnes qui l’enferment de leur gigantesque amphithéâtre. Ma première course fut pour le promontoire qui borde du côté du nord les salines et le port de Sainte-Marthe, et dont les falaises abruptes commandent si fièrement les flots. Grâce à une ravine étroite ouverte par les eaux de pluie dans les rochers d’ardoise, je pus gravir, non sans peine, jusqu’à l’arête vive du promontoire, où m’attendait un spectacle magnifique. A mes pieds, du côté de l’est, se déployait le port de Taganga, plus ouvert, mais beaucoup plus vaste que celui de Sainte-Marthe, et cependant bien rarement visité, si ce n’est par une goélette de contrebandiers ou une barque d’Indiens. Malgré mon désir de contempler plus longtemps les deux golfes si gracieusement arrondis de chaque côté de la chaîne étroite, la violence du vent me força bientôt à descendre un grand escalier de roches et à me tapir sur le sable dans une grotte défendue des vagues par des récifs en désordre. Le vent alizé se fait toujours sentir avec une très grande force à une certaine hauteur au-dessus du niveau de la mer; à la surface même des vagues, il est retardé par la friction de l’eau sur laquelle il glisse, tandis que plus haut il n’éprouve aucune résistance et souffle avec toute son énergie : toujours les voiles supérieures des navires sont plus fortement gonflées que les basses voiles. Au moyen de petites hélices fixées sur les mâts, on pourrait mesurer l’intensité du vent à diverses hauteurs et refaire pour les courans atmosphériques les calculs que l’ingénieur de Prony a faits pour les fleuves : on apprendrait ainsi à quelle hauteur au-dessus du niveau de la mer se fait sentir le maximum de force du vent alizé dans chaque saison et dans chaque latitude. Ce travail, qui, pour être complet et concluant, demanderait du reste de très nombreuses expériences, serait rendu plus facile par la régularité avec laquelle ce vent de la zone tropicale souffle sur les eaux; loin de se propager, comme les vents de nos climats, par une succession de bouffées violentes que séparent des intervalles de repos, la brise alizée se meut à travers l’espace avec une impulsion toujours égale: c’est un courant dont la vitesse ne change pas.

Ma seconde excursion fut plus longue et moins facile que la première. Il s’agissait de traverser à son embouchure le fleuve Manzanarès, de longer la plage jusqu’aux ruines du fort de San-Carlos et de gravir la montagne qui le domine. Rien de plus aisé en apparence; mais je comptais sans une république de chiens sauvages, qui avaient établi leur campement sur la rive gauche du fleuve, et ne laissaient pas sans bataille envahir leur domaine. A peine avais-je traversé la barre, longue levée de sable alternativement baignée par les eaux douces du Manzanarès et les eaux salées de la mer, que je vis cinq mâtins vigoureux se lever d’un bond des hautes herbes où ils étaient couchés et s’élancer vers moi, l’œil ardent, le cou tendu. En un instant, j’étais environné, et les cinq gueules furieuses s’ouvraient pour me dévorer, lorsque, me saisissant d’un morceau de bois échoué sur le sable, je cassai la mâchoire à l’animal le plus acharné. Ce fut un coup de théâtre; les mâtins s’arrêtent, remuent la queue en signe d’affection, et se couchent à mes pieds. Plus que tous les autres, le chien à la mâchoire pendante et ensanglantée me regarde avec une servile tendresse. Ce revirement soudain valut pour moi, je l’avoue, la lecture d’un long article d’histoire ou de philosophie. Que d’hommes, que de peuples se sont ainsi courbés sous la main qui les frappait! Combien d’esclaves n’y a-t-il pas en Amérique qui ont gémi sous le fouet du commandeur, qui n’ont jamais pu goûter les plus simples joies de la famille, et qui cependant aiment lâchement leurs maîtres, et sacrifieraient même leur vie pour eux!

Une demi-heure après, j’arrivais au fort de San-Carlos, dont les bastions se dressent sur un rocher en travers de la plage. Les murailles sont démantelées, les canons, exposés depuis plus d’un siècle à l’âpre vent de la mer, tombent par écailles rouilleuses, l’Océan s’est creusé des grottes dans les casemates. Rien de plus paisible que tout cet appareil de guerre ébréché par le temps ; nulle part on ne peut mieux rêver qu’au pied de ces remparts qui depuis si longtemps ont cessé de menacer les navires. Malheureusement, du haut du fort, on jouit d’une vue assez bornée, si ce n’est du côté de la mer, qui se déploie à l’occident dans toute son immensité, et l’on ne voit du côté de la terre qu’un étroit horizon de rochers et de cactus. Pour contempler dans toute sa beauté le panorama de la plaine, il faut se risquer sur les pentes très escarpées de la montagne au pied de laquelle a été bâti le fort. Les difficultés de l’ascension commencent à la base même du mont. Les roches ardoisées dont il se compose sont formées d’une masse très friable qui se désagrège sous le pied et roule en débris le long des escarpemens. Les seules plantes qui croissent dans les anfractuosités appartiennent à la famille des cactus, et sont hérissées de formidables épines; le sol même est tout jonché de ces dards acérés. Pour gravir à travers ces pierres qui cèdent sous les pas, où l’on court risque à chaque instant de perdre l’équilibre, il faut poser son pied avec la plus grande prudence entre les épines et insinuer délicatement son corps sous les troncs et les rameaux entrelacés des cactus. Un seul faux pas causé par une pierre roulante, un seul geste maladroit, et l’on peut s’aveugler ou se blesser grièvement en s’enfonçant dans les chairs comme des paquets d’épingles. Jadis les Espagnols de la Colombie plantaient aux abords de leurs forteresses des rangées de cactus, et ces fortifications végétales étaient plus difficiles à franchir que des murailles et des fossés.

Afin de mieux connaître l’aspect général de ces montagnes où je désirais m’établir, et me familiariser en même temps avec les dangers qu’elfes offrent, je résolus de m’enfoncer dans la montaña[3] et de m’élever aussi haut que possible sur les flancs de la Horqueta. Quand je demandai quelques renseignemens sur cette montagne, on voulut me dissuader et m’effrayer par la description d’une foule de dangers imaginaires : on me parla de serpens et de tigres (jaguars); un Indien, fort en arithmétique, prétendit même qu’il y avait exactement une trentaine de ces animaux, quatorze mâles et seize femelles, rôdant sur les pentes de la Horqueta. Un autre m’affirma qu’il existait dans les vallées supérieures une tribu de sauvages qui avaient pour habitude d’assassiner les étrangers au moyen de flèches trempées dans le venin du curare. Un troisième soutint que les montagnes étaient enchantées, et que, parmi les naturels, d’habiles sorciers s’entendaient avec le diable pour garder l’entrée de leurs défilés. Celui qui franchit la première gorge, me disait-on, doit braver des torrens de pluie qui descendent du ciel en véritables cataractes. Si la force et le courage ne lui manquent pas, et qu’il atteigne le second défilé, il est assailli par un ouragan de neige; si, malgré la tempête, il continue à gravir le roc, alors le diable en personne vient à sa rencontre et montre ses cornes au voyageur obstiné. Cette fable s’appuie sur un fond de vérité et peut donner aux gens superstitieux une vague idée de la superposition des climats sur les flancs des hautes montagnes. En effet, la Sierra-Nevada, posée comme une barrière gigantesque en travers du chemin suivi par les vents alizés, reçoit dans ses vallées toutes les vapeurs qui s’élèvent de la mer; l’après-midi, vers deux heures ou trois heures au plus tard, même pendant les deux saisons des sécheresses annuelles, alors qu’un impitoyable azur s’étend sur la plaine, l’orage éclate dans la sierra, et les vapeurs se précipitent en torrens de pluie dans les vallées inférieures, en ouragans de neige sur les pentes élevées. Plus haut encore s’étendent les paramos, plateaux déserts où ceux qui ne sont pas habitués aux courses de montagnes sont souvent pris de vertige; ce vertige, à quoi l’attribuer, si ce n’est aux maléfices du démon? Je craignais peu les sortilèges; mais en l’absence de guides je ne pouvais guère me flatter de découvrir seul les défilés praticables et les sentiers frayés par les tapirs à travers les fourrés. A Sainte-Marthe, pas un seul homme, blanc, noir ou sambo, n’avait pénétré dans la sierra jusqu’à la base de la Horqueta. Quarante jours avant mon arrivée, une dizaine d’hommes, munis de provisions et d’armes, étaient partis pour la montagne dans l’espoir d’obtenir du gouvernement une concession de 16,000 hectares de terres excellentes, promise à celui ou à ceux qui découvriraient un col facile par lequel on pourrait tracer un sentier jusqu’à la ville de Valle-Dupar, située en droite ligne à vingt-cinq lieues au sud-est; mais l’expédition, loin de franchir la crête de la sierra, redescendit par une vallée latérale au village de la Fundacion, près de la Cienega. Il est certainement incontestable que ces montagnes sont d’un très difficile accès; cependant on ne peut trop s’étonner qu’un sommet haut de plus de 4,000 mètres et se dressant à moins de quatre lieues de distance de Sainte-Marthe soit resté complètement inexploré jusqu’à ce jour. Les pics les plus élevés n’ont pas même reçu de noms, et personne n’a jamais su me dire quel était le San-Lorenzo, souvent cité dans les ouvrages de Humboldt. Je présume que ce grand voyageur désignait ainsi la Horqueta.

Ne pouvant trouver aucun Espagnol qui voulut me servir de guide, je me rappelai la promesse que j’avais faite à mon ami Zamba Simonguama et je résolus d’aller le visiter dans son village de Bonda pour me faire accompagner par lui dans la montagne. Je demandai naïvement où était situé Bonda, mais on me regarda d’un air étonné. « No hay gente en la sierra (il n’y a personne dans la sierra). — Comment! les villages sont déserts? — No, pero no hay gente, le digo, no hay que Chinos (non, mais il n’y a personne, vous dis-je, il n’y a que des Chinois). » Doublement étonné par cette assertion contradictoire qui niait l’existence d’habitans dans les villages et affirmait en même temps que des Chinois s’y étaient établis, j’insistai pour avoir la clé de cette énigme, et j’appris que les habitans de la plaine, blancs et noirs, étaient seuls connus sous le nom de gente (gens); quant aux Indiens, ils n’avaient pas droit au titre d’hommes, ils n’étaient que des Chinois. Ce nom, de même que celui d’Indiens, évidemment imposé aux indigènes de l’Amérique par les premiers conquistadores, est une nouvelle preuve que les Espagnols étaient fermement persuadés d’avoir découvert les côtes orientales de l’Asie. Christophe Colomb croyait que les côtes de Veragua, près de Portobello, étaient à neuf journées de marche de l’embouchure du Gange. Pour lui, l’île de Cuba n’était autre que le Japon ou royaume de Cipango, la Côte-Ferme était une péninsule de la vaste et mystérieuse Terra Sinensis, et les Peaux-Rouges étaient des Chinois ou des Indiens. Dans l’embarras du choix, on leur donna les deux noms, dont l’un a été adopté en Europe, tandis que l’autre s’est perpétué dans le pays jusqu’à nos jours. Longtemps les fiers Castillans refusèrent le nom d’hommes aux indigènes et les traitèrent comme des bêtes brutes. Les nègres importés d’Afrique ne furent pas respectés davantage dans l’origine; mais, par suite des croisemens et de l’abolition de l’esclavage, le mélange entre blancs et noirs s’opéra graduellement, tandis que les Indiens restaient à l’écart dans leurs vallées montagneuses. Peu à peu les nègres et les mulâtres, avec leur outrecuidance naïve et la puissance d’assimilation qui les distingue, se sont rangés hardiment dans la gente, et laissent aux Indiens seuls la qualification dédaigneuse de ninguno (personne). Il va sans dire que nul ne fait cette distinction injurieuse dans les états plus civilisés de la Nouvelle-Grenade, sur les hauts plateaux où les Indiens forment la plus grande partie de la population et sont depuis longtemps nés à la vie politique. Les tribus indiennes qui ne sont point encore fusionnées dans la masse du peuple et vivent à part dans leurs villages ou leurs ranchos sont les seules que les habitans des villes se permettent de traiter ainsi; elles forment tout au plus la vingtième partie de la population néo-grenadine.

Le désir de voir ces Chinos ne pouvait qu’augmenter mon ardeur pour l’excursion de la Horqueta. Mon ami Ramon Diaz s’offrit à m’accompagner jusqu’à Mamatoco, village indien situé à une lieue de Sainte-Marthe, sur la rive gauche du Manzanarès. Le large sentier qui mène à ce village traverse les jardins, longe au nord de la plaine la base de la chaîne montagneuse, puis s’engage dans un défilé entre cette chaîne et quelques mamelons rocheux couverts de cactus. C’est par là que, pendant les fortes crues, le Manzanarès déverse ses eaux et menace la ville de Sainte-Marthe. Dans chacune de ses inondations, il apporte avec lui d’énormes quantités de sable qui recouvrent les chemins de leur masse mouvante et rendent la marche extrêmement pénible. Au-delà du fleuve, que l’on traverse à gué, la route devient excellente, et l’on atteint en quelques minutes le village de Mamatoco, longue rue bordée de cabanes et aboutissant à une petite place où s’élève une maison à fenêtres et à vérandah, appartenant au consul anglais.

Presque tous les Indiens, hommes, femmes et enfans, étaient occupés dans leurs jardins et dans leurs champs de cannes ; la rue était déserte, et les seuls habitans du village semblaient être les vautours gallinazos, perchés sur les toits de feuilles de palmier. Rien de spécial ne me retenant à Mamatoco, je pris congé de Ramon Diaz après avoir demandé les renseignemens nécessaires, et je m’empressai de gravir le sentier montueux qui mène à travers les forêts à la belle vallée de Bonda. Mon ancien compagnon de voyage, Simonguama, me reçut avec une explosion de joie et courut appeler tous ses amis pour fêter avec eux ma bienvenue par une bouteille de chicha ; ensuite il me servit un repas de fruits et de pichipichis[4], et me fit promettre de passer la nuit dans sa cabane. Pour m’en faire les honneurs, il me montra ses outils, ses instrumens et jusqu’à ses habits; mais il oublia de me présenter à sa femme, Indienne effarée, dont la chevelure en désordre flottait au vent comme une crinière de cheval. Jamais son mari ne lui adressait la parole; il se contentait de lui donner par signes des ordres qu’elle comprenait du reste admirablement, et s’empressait d’exécuter aussitôt. Devant les étrangers, la femme de l’Indien est toujours une esclave muette. D’où vient cet effacement absolu de l’épouse, lorsqu’elle voit pénétrer un tiers dans la cabane conjugale? Peut-être d’un raffinement de jalousie chez l’époux. Avec cette religion qu’il met en général dans tous ses actes, il considère sa femme plutôt comme une institution que comme une personne; elle est sa propriété par excellence, et pour mieux la sauvegarder, il ne veut pas même qu’elle soit admirée. Le musulman voile sa femme; plus jaloux encore, l’Indien l’abaisse systématiquement devant l’étranger : il en fait une esclave, lui défend la parole, presque le regard, lui ôte toute individualité et la supprime pour ainsi dire. Mon titre de Français me valut un accueil empressé de la part de tous les Indiens invités par Zamba. Les pirates français, qui jadis écumaient la mer des Antilles et qui ont laissé tant de sanglans souvenirs sur les côtes de la Colombie et de l’Amérique centrale, n’en voulaient qu’aux frégates, aux plantations, aux villes espagnoles, et dans leurs expéditions prenaient souvent les Indiens pour compagnons de meurtre et d’incendie. De là sans doute cette popularité qui s’attache au nom de Français. Malgré moi, je devenais solidaire des anciens pirates de l’île à la Tortue.

De même que les autres tribus de la Sierra-Nevada de Sainte-Marthe, toutes connues par les noms de leurs villages, Gaïra, Mamatoco, Masinga, Taganga, la tribu des Bondas descend de l’ancien peuple des Taironas, qui, lors de l’arrivée des Espagnols, cultivait les vallées et les pentes des montagnes jusqu’au pied même des glaces, et pouvait, dit-on, mettre plus de cinquante mille combattans sous les armes. Plus d’une fois il repoussa les Espagnols en bataille rangée, et la plage de Gaïra garde encore le souvenir d’une lutte terrible où toute une armée d’envahisseurs blancs fut exterminée jusqu’au dernier homme. Cependant les Indiens, attaqués de nouveau, durent à la fin céder devant la discipline et les armes à feu des Européens, et probablement ils ne doivent qu’aux retraites de leurs montagnes d’avoir en partie échappé au fer et à la flamme. Aujourd’hui les descendans des antiques Taironas sont dans un état de transition. Ils ne sont pas encore entrés dans le courant de la vie civilisée, comme leurs frères des états de Santander et de Boyacà, et cependant ils ne vivent plus dans la fière et sauvage liberté d’autrefois. Ils ne parlent même plus la langue de leurs pères, et depuis la guerre de l’indépendance, qui les a transformés en soldats et en citoyens, ils ont perdu le sentiment de la petite patrie locale pour se rattacher à la grande patrie grenadine. C’est dans ce nouveau patriotisme qu’est le germe de leur régénération future.

Les caciques des Indiens de la sierra n’ont jamais eu qu’une autorité librement consentie par tous les membres de la tribu; mais autrefois cette autorité décidait sur tous les procès, prononçait tous les jugemens d’une manière absolue et sans appel. Aujourd’hui les caciques ne sont en réalité que de simples juges de paix, et toutes les affaires importantes doivent être portées devant le tribunal de Sainte-Marthe. Simonguama l’avait appris à ses dépens. S’il eût été jugé dans sa tribu, il n’aurait certainement pas été condamné à la forte peine qu’il avait dû subir pour avoir pénétré de nuit dans la cabane d’un mulâtre de Mamatoco et l’avoir complètement pillée. Chaque peuple a sa morale : aux yeux des autres Bondas, Zamba n’avait commis qu’une peccadille, et quand il revint du presidio, il n’avait rien perdu de sa dignité personnelle.

Malgré les apparences, la religion des Indiens de la sierra diffère également de celle des Samarios. Il est vrai qu’ils n’adorent plus le soleil : en général, ils ont même dans leur cabane une petite image de la Vierge fixée à un pieu par une épingle ou par un clou; mais ils ne sont pas catholiques pour cela. La sainte Vierge leur semble une bonne petite déesse, suffisante tout au plus à la protection du foyer, mais complètement impuissante au dehors de la cabane. Qu’ils franchissent le seuil de leurs portes, aussitôt ils voient les deux grandes pointes bleues de la Horqueta se dresser au-dessus des forêts et des pics. Cette double cime, c’est la grande, la redoutable déesse de toutes les tribus qui vivent sous son ombre; c’est elle qui arrache des nuages au ciel pour les ceindre autour de son front, c’est elle qui épanche les torrens de ses gorges et de ses vallées, elle qui mugit par la voix des orages; la plaine qui s’étend à ses pieds est fertilisée par ses pluies et par ses ruisseaux. N’est-ce pas à elle qu’il faut reporter tout hommage pour la croissance des plantes et pour la nourriture journalière? N’est-ce pas devant elle qu’il faut trembler quand elle lance la tempête dans les vallées qui l’entourent?

Depuis son retour des galères, Zamba Simonguama avait eu déjà le temps de se faire industriel et de monter une petite sucrerie. Pendant les quelques instans de répit que me laissait son hospitalité, trop empressée peut-être, je tâchai d’examiner en détail tous ses appareils de fabrication. De même que ceux de toutes les modestes usines de la sierra, ils se réduisaient à bien peu de chose; mais ils ne m’en semblèrent pas moins respectables comme le type originel des machines compliquées et savantes que l’on voit aujourd’hui dans les usines importantes d’Europe et d’Amérique. Un âne attaché à un manège fait tourner l’un sur l’autre deux rouleaux à engrenages de bois; un enfant introduit le petit bout de la canne à sucre entre les deux rouleaux,-la canne est écrasée, et le vin de canne s’écoule par un tuyau de bambou dans une énorme calebasse où un second enfant, muni d’une calebasse plus petite, puise le jus pour le transvaser dans la marmite qui sert à la fois de grande, de flambeau, de sirop et de batterie[5]. Cette marmite, soutenue par quelques briques, repose sur un fourneau creusé dans le sol, de sorte que, pour activer le feu, le chauffeur est obligé de sauter dans un trou de plus d’un mètre de profondeur. Toutes les vingt-quatre heures, on verse le sirop de la marmite dans un baquet où il se fige lentement, puis on le découpe en panelas, petits pains rectangulaires qui forment avec les bananes la base de l’alimentation dans les provinces septentrionales de la Nouvelle-Grenade; il arrive souvent que des Indiens et des nègres se contentent de sucre à leurs repas. J’ai calculé que sur les côtes atlantiques de la Colombie chaque personne mange plus de cent cinquante kilogrammes de sucre par an. Dans aucun pays du monde, pas même dans les Antilles, la consommation de cette denrée n’est aussi considérable; nulle part aussi la canne n’est plus riche en sucre, et bien que les moyens d’extraction soient tout à fait primitifs, cependant le rendement du vin de canne en sucre cristallisé est d’environ seize pour cent.

La nuit venue, Simonguama, voulant me donner l’hospitalité en véritable caballero, fit déployer par sa femme une grande toile neuve tissée avec les feuilles fibreuses de l’agave; puis, montant sur un tronc de gayac qui servait alternativement de chaise et de table, parvint à hisser cette toile sur mon lit, espèce de claie fixée au-dessous du toit. Jamais peut-être un Indien n’avait montré pareil luxe, et je manifestais ma reconnaissance à Zamba lorsque tout à coup un scorpion long de près d’un demi-pied tomba d’un pli de la toile. Mes remerciemens expirèrent sur mes lèvres, et ce fut avec une véritable frayeur que je grimpai sur ma couche. Ma nuit fut assez peu comfortable, je l’avoue; il me semblait à chaque instant qu’un autre scorpion allait me plonger son dard dans les chairs. Le lendemain, en descendant du perchoir de cannes sauvages sur lequel j’avais si désagréablement passé la nuit à dix pieds au-dessus du sol, j’engageai Simonguama à m’accompagner à la Horqueta; mais il m’avoua ne pas connaître cette région des montagnes et n’avoir parcouru que les sierritas du voisinage. Il s’offrit en même temps à me conduire jusqu’à Masinga, village situé au sommet d’une terrasse très élevée d’où l’on jouit d’une vue admirable sur la mer et sur la plaine de Sainte-Marthe. Il m’affirmait que là je trouverais facilement un guide. En effet, à peine eus-je adressé ma demande au caporal ou cacique des Indiens de Masinga, que celui-ci me présenta un jeune homme qui, disait-il, pourrait me mener « en toda parte del mondo » (dans toutes les parties du monde). Je me hâtai de conclure le marché avec ce guide incomparable, et nous partîmes aussitôt.

Pendant plusieurs heures consécutives, nous marchâmes à travers la forêt, sur le versant d’une vallée où nous entendions rouler un torrent, puis nous suivîmes un chemin frayé par les chèvres au milieu de pâturages, et vers deux heures de l’après-midi nous arrivâmes sur un plateau aride où se perdait toute trace de sentier. En face, bien au-dessus de nos têtes, apparaissait, bleue et sereine, la double tête de la Horqueta, séparée de nous par un profond abîme; en nous retournant, nous pouvions encore apercevoir la plaine étalant sa ceinture verte autour du bassin tranquille du port. Le guide, qui jusque-là avait marché d’un pas ferme, donnait des signes d’inquiétude; il était évidemment arrivé au bout de ce monde qu’il connaissait si bien, et ce fut à mon tour de le conduire. Je montai d’abord sur un grand peladero[6], espérant pouvoir contourner du côté du sud la grande vallée qui s’étend au pied de la Horqueta; mais je vis qu’il fallait nécessairement franchir ce gouffre, et, choisissant pour descendre une gorge dont les pentes étaient couvertes d’un fourré de cannes épineuses, je descendis de mon mieux dans le lit du torrent. Les bords en étaient ombragés par une végétation tellement enchevêtrée que pour avancer il nous était souvent plus facile de nous glisser de branche en branche comme des singes que de ramper sur le sol. Après nous être déchiré les vêtemens, les mains et le visage, nous parvînmes à atteindre le plateau qui domine l’autre rive; mais, arrivés à la lisière de la forêt qui s’étend sur les pentes mêmes de la montagne, il nous fut impossible de franchir la barrière des troncs, des lianes, des parasites entrelacés. En même temps un orage menaçant se formait sur nos têtes. Il fallut bien céder aux plaintes de mon guide et me décider à faire ignominieusement volte-face. Ainsi qu’on me l’avait prédit à Sainte-Marthe, les sortilèges du diable l’avaient emporté.

Pour redescendre à Masinga, le chemin le plus commode me sembla le lit du torrent dont nous avions longé la vallée. Ce fut une descente pénible : pendant plus de deux heures, sous une pluie battante, il nous fallut bondir de degré en degré sur un immense escalier dont les marches sont des rochers et des troncs d’arbre jetés au hasard. Tous ceux qui sont habitués aux courses de montagnes savent que, pour descendre ainsi, il faut s’en remettre entièrement à son instinct et laisser se réfugier dans les membres l’intelligence qu’on a ordinairement dans la tête; réfléchir, alors qu’un pied s’arrête sur la pointe d’un roc et que l’autre se balance dans l’espace, c’est tomber, et tomber, c’est se fendre le crâne. Tantôt il faut sauter pardessus une branche d’arbre, tantôt ramper au-dessous, puis s’élancer sur un rocher au milieu de l’eau blanche d’écume, se tenir en équilibre sur le bord d’un précipice, appuyer son pied sur l’anfractuosité d’une paroi verticale et savoir se retenir à une branche de bois mort sans la briser, à une touffe d’herbe sans l’arracher.

Nous descendions ainsi, lorsque tout à coup je ressentis à l’œil une vive douleur; une guêpe du pays, la conchahona, dont j’avais par mégarde frappé le nid suspendu à une branche d’arbre, venait de me percer la paupière. En quelques secondes, l’œil piqué était entièrement fermé, et l’autre ne laissait passer la lumière qu’à travers une fente étroite. Je n’y voyais plus qu’à peine, et je me laissais péniblement glisser de bloc en bloc, quand soudain je me trouvai dans l’eau jusqu’à mi-corps. Heureusement que les premières maisons de Masinga n’étaient pas éloignées; je m’y traînai péniblement à l’aide de mon guide, et j’allai chez le caporal réclamer l’hospitalité à laquelle ma qualité d’étranger me donnait droit. Mon hôte mit aussitôt une compresse sur mes yeux, me hissa sur la claie de cannes sauvages attachée aux poutres du toit; puis il s’empressa d’aller chercher le médecin-sorcier du village. Celui-ci, jeune encore et de plus haute taille que ne le sont en général les hommes de sa tribu, était d’une beauté rare; mais il laissait presque toujours errer son regard comme s’il rêvait : on comprenait à son air étrange, à sa démarche hésitante, qu’il vivait dans la solitude en communion avec la nature. Il me caressa longuement la figure comme les Indiens ont l’habitude de le faire à leurs malades, puis m’appliqua sur la paupière une feuille de naranjito[7]. En peu de minutes, je me sentis complètement guéri.


III.

Pendant mon séjour de quelques semaines à Sainte-Marthe, avais déjà pu m’apercevoir qu’il me serait assez difficile de fonder une exploitation agricole telle que je l’entendais. Presque toute la plaine est divisée en parcelles d’assez médiocre étendue, appartenant à des métis et à des noirs qui cultivent eux-mêmes les arbres fruitiers et viennent tous les matins porter à la ville le produit de leur cueillette. Je ne pouvais guère penser à entrer en association avec l’un de ces agriculteurs, braves gens vivant sans aucune préoccupation de l’avenir, et passant leur vie, assez paresseuse d’ailleurs, en disputes au sujet des conduits d’irrigation, souvent accaparés au profit d’un seul. Quant aux vallées et aux pentes de la sierra, dont les terrains, d’une exubérante fertilité, suffiraient pour nourrir amplement un demi-million d’hommes, ils ont été concédés depuis longtemps à quelques grands capitalistes qui ne veulent ni vendre ni cultiver, et, dans le vague espoir d’une future colonisation entreprise sur une échelle gigantesque, refusent d’aliéner la moindre partie de leur immense territoire. Ils ne l’ont jamais visité, jamais ils n’ont essayé d’en parcourir les solitudes, ils en ignorent même la véritable étendue; mais du moins peuvent-ils chaque soir, en se promenant le long de la plage, contempler les montagnes bleues, les vallées pleines d’ombre qui leur appartiennent, et se dire avec satisfaction : Tout cet horizon est à moi!

Les pentes de la Sierra-Nevada faisant face à Sainte-Marthe sont les seules qui aient été monopolisées en prévision des immigrations futures ; les autres versans et la plus grande partie de la chaîne centrale n’ont encore été concédés à personne par le gouvernement de la république, et tout colon sérieux peut s’y établir sans passer sous les fourches caudines d’un premier cessionnaire. Malheureusement ces régions sont tout à fait inaccessibles aux voyageurs partis de Sainte-Marthe, et, pour pénétrer dans l’intérieur même du massif de la sierra, il faut nécessairement choisir comme point de départ la ville de Rio-Hacha, ou les villages situés au midi dans la grande vallée du Rio-César. Je devais donc me résoudre à quitter cet Eldorado de la plaine du Manzanarès; mais afin d’en jouir aussi longtemps que possible, je résolus de compléter dans les environs de Sainte-Marthe mes études préliminaires sur l’agriculture des plantes tropicales.

À cette époque, les seules exploitations importantes du district étaient celles de San-Pedro et de Minca, appartenant toutes les deux au même propriétaire, señor Joachim Mier, le plus riche commerçant de la ville. San-Pedro est situé non loin de Mamatoco, entre le Manzanarès et son principal affluent, descendu des gorges de la Horqueta. L’eau, cet élément nécessaire des plantes, coule en murmurant dans les petits aqueducs ménagés le long des canaux de service; des arbres gigantesques croissant au bord du fleuve balancent leur feuillage d’un vert sombre au-dessus des vastes champs de cannes; dans le jardin, d’où s’échappent des parfums irritans, se montrent d’innombrables arbustes couverts de fleurs qui s’étalent en nappes ou ruissellent en cascades sur les branches inclinées; partout la nature fait son œuvre en mère généreuse et donne des produits magnifiques presque sans l’intervention du travail de l’homme. La ferme contraste assez péniblement avec la végétation exubérante qui l’environne. Les bâtimens d’exploitation sont en mauvais état; les cours sont dépavées; la machine à vapeur, toute détraquée, fonctionne rarement, et la plus grande partie du vin de canne est distillée et transformée en chicha. C’est à San-Pedro, dans une modeste chambre de la maison d’habitation, que mourut en 1830 le général Bolivar, accusé par ses concitoyens d’avoir attenté aux libertés de sa patrie et d’avoir gouverné en empereur la république dont on l’avait élu président.

Minca, ainsi nommée d’une tribu d’Indiens qui jadis habitait cette partie de la sierra, est l’une des plus anciennes plantations de café du Nouveau-Monde, et les produits en sont célèbres par toutes les côtes de la mer des Caraïbes. Aussi les cafés de Gucutà, de la Sierra-Negra et d’autres provenances en usurpent-ils souvent le nom. Les étrangers qui font un séjour de quelques semaines à Sainte-Marthe ne manquent pas d’aller visiter Minca, et, malgré la fatigue d’une marche de cinq heures par des chemins raboteux, ne regrettent jamais cette excursion, la seule qu’on puisse faire sans danger dans la sierra proprement dite. Après avoir contourné l’usine de Sari-Pedro, on gravit successivement les pentes arides de plusieurs peladeros, puis on suit le bord d’une gorge profonde que l’on devine plutôt qu’on ne la voit, tant les arbres y sont pressés l’un contre l’autre. Quand, de l’étroit sentier où l’on est comme suspendu, on se penche pour regarder au fond de la vallée, on n’a sous les yeux qu’un abîme de feuillage, un mélange inextricable de troncs, de lianes et de feuilles. A peine voit-on briller un point blanc, un flocon d’écume qui indique le passage du torrent dont les cascades mugissent pourtant comme un orage. Bien au-dessus du sentier, les mêmes arbres dont on n’a pu distinguer au fond du gouffre les troncs cachés par un amas de feuilles entrelacent leurs cimes, et ne laissent passer à travers leurs branches qu’une vague et mystérieuse lumière. Le sol lui-même sur lequel on marche disparaît sous les plantes de toute espèce : on pourrait se croire perdu dans un océan de verdure. Il m’arriva même une fois de ne pouvoir aucunement me rendre compte du paysage environnant, il me sembla que je passais sur un pont de verdure jeté au-dessus d’un torrent dont j’entendais l’eau mugir à une grande profondeur; mais les arbres qui se dressaient à droite et à gauche étaient si bien enguirlandés de parasites en fleurs, les abords du pont étaient tellement embarrassés de hauts arbustes entremêlés, que je n’ai pu voir s’il était dû au travail de l’homme, ou s’il n’était autre chose qu’une arche de rocher percée par le torrent. On comprend que, dans une nature aussi fougueuse, le sentier soit très souvent oblitéré par la végétation, obstrué par des arbres abattus, raviné par des inondations soudaines ; cependant à côté de ce chemin, dont les courbes et les zigzags changent tous les ans sous les pas des animaux et des piétons, on voit encore l’ancien chemin des Indiens Mincas, pavé de dalles de granit quelquefois longues de plus d’un mètre. Quand la pente de la montagne est très rapide, ces dalles sont disposées en marches d’escalier; le plus souvent elles sont posées à plat sur le sol incliné, et forment un pavé glissant sur lequel les montures n’osent s’aventurer, surtout en temps de pluie. D’ailleurs ce chemin ne tourne aucun obstacle, et gravit les collines escarpées, descend à pic dans les vallées, sans dévier de la ligne droite; on voit qu’il a été construit par une race de montagnards auxquels la fatigue était inconnue. Aujourd’hui il ne reste plus de ces Indiens que le nom et cette route monumentale, à côté de laquelle les Espagnols n’ont su tracer qu’un sentier coupé de fondrières.

Du sommet d’un rocher escarpé que traverse le chemin, on découvre tout à coup la plantation de Minca, vaste clairière que la forêt environne de toutes parts de ses flots de verdure. Un pont jeté sur le torrent de Gaïra, puis une avenue d’orangers, conduisent à l’habitation principale, située à 600 mètres de hauteur, à mi-pente d’un contre-fort de la Horqueta, et dominant une gorge sauvage qui s’arrondit en demi-cercle au pied de la montagne. Malheureusement-cette caféterie n’était pas mieux tenue que la sucrerie de San-Pedro. Les caféiers, plantés en quinconces, de trois en trois mètres, étaient couverts de mousse; de rares cerises mêlaient leur rouge éclatant au vert du feuillage ; des herbes perçaient à travers le sol battu de faire où l’on étale les baies pour en faire sécher l’enveloppe. Les ouvriers semblaient beaucoup plus soucieux de faire la sieste que de sarcler les champs. Chose étonnante ! dans cette plantation si fertile, où l’on n’a qu’à semer au hasard pour que la terre produise au centuple, où l’on pourrait faire croître dans le même verger tous les arbres fruitiers du globe, on n’a pas songé à défricher une partie de la forêt pour y établir une bananerie ou un jardin potager, et tous les matins il faut qu’une caravane de peones[8], d’ânes et de mulets aille chercher à Sainte-Marthe, à cinq lieues de distance, les provisions de chaque jour. Quand je me fus présenté moi-même au capataz Fortunato, le brave homme fut vraiment effrayé de mon arrivée inattendue, et put à grand’peine découvrir dans la plantation quatre bananes et une panela pour remplir envers moi les premiers devoirs de l’hospitalité. D’ordinaire les visiteurs apportent des vivres avec eux, afin de n’être pas réduits pour tout repas à quelques tasses de café.

La décadence de Minca date de l’abolition de l’esclavage. Avant cette époque, un grand nombre de nègres travaillaient, non point sous le fouet, car il était bien rare en Colombie que les esclaves fussent maltraités par leurs maîtres, mais sous une surveillance constante, une contrainte morale à laquelle il leur était presque impossible d’échapper. Ils donnaient tous les jours un travail presque gratuit, et que le maître fut présent ou éloigné, l’ouvrage ne s’en faisait pas moins dans la saison favorable, les produits se recueillaient au temps voulu, et l’argent payé pour les récoltes affluait régulièrement dans la caisse. Lorsque la liberté fut rendue aux esclaves, les maîtres se gardèrent bien de rien changer à leur système d’agriculture, et suivirent avec scrupule leurs anciens erremens : au lieu de se transporter dans leurs propriétés, d’y surveiller eux-mêmes le travail, ils se déchargèrent sur un capataz du soin de chercher des ouvriers, de régler les prix, et ils virent leurs rentes diminuer peu à peu. Dans un pays comme la Nouvelle-Grenade, où chaque homme libre peut avoir un domaine, où les exigences de la vie matérielle, réduites au minimum, ne demandent qu’un travail insignifiant, tout propriétaire doit, afin de prospérer lui-même, intéresser directement le travailleur à sa prospérité. Quelque temps après mon départ de Sainte-Marthe, M. Joachim Mier fit venir de Gênes une cinquantaine d’agriculteurs, avec lesquels il espérait refaire de Minca une propriété florissante. Ces Italiens passèrent dans le far niente le plus absolu les trois mois de leur engagement, puis aussitôt après se dispersèrent çà et là, travaillant, défrichant pour leur propre compte ; la plupart se sont réunis sur le bord de la Cienega de Sainte-Marthe, dans un village de formation récente, la Fundacion. Là, près de cent familles européennes s’adonnent à la culture du tabac et des arbres fruitiers; dans l’espace de quatre ou cinq ans, sous la seule impulsion du travail libre, ce point est devenu le centre agricole le plus important des côtes de la Nouvelle-Grenade.

A mon retour de Minca, j’eus l’occasion de voir une fois de plus combien il est facile de s’enrichir par le travail agricole dans les régions montagneuses de la Nouvelle-Grenade. Au fond d’un vallon, j’aperçus un sentier latéral serpentant entre les tiges pressées des bihaos[9]; je le suivis avec une certaine curiosité, et bientôt je me trouvai dans une clairière, devant un hangar réduit aux plus simples proportions, et consistant uniquement en un grand toit de feuilles de palmier reposant sur quatre pieux. Dans un hamac suspendu par de longues cordes aux poutrelles du toit se balançait un vieillard de fière mine, lisant paisiblement un journal. A côté de lui, deux peones dormaient sur des nattes ; un mulet, attaché à un pieu du hangar, mâchait languissamment des épis de maïs; çà et là étaient épars des machetes, des selles, des vêtemens, des marmites, des assiettes; dans un coin, entre deux pierres noircies par la fumée, quelques charbons achevaient de s’éteindre. Au bruit que je fis en frôlant les feuilles de bihao, le vieillard se retourna, et, tout joyeux de voir un caballero étranger, s’empressa de se lever à demi dans son hamac, et m’invita courtoisement à me reposer à l’ombre de son toit. Dès que j’eus accepté son offre, il réveilla un de ses peones, fit tendre un second hamac pour moi, puis ordonna de rallumer le feu et de me préparer une tasse d’aljenjibre[10]. Trop poli pour me questionner sur le but de ma promenade, il se hâta de prévenir mes explications en me racontant lui-même comment il en était venu à s’établir ainsi dans un rancho perdu au milieu des forêts. Devenu héritier, depuis quelques mois seulement, d’un territoire de plusieurs lieues carrées, señor Collantes, frappé d’une inspiration soudaine, avait pris la résolution, bien étrange aux yeux de ses amis, d’aller cultiver une partie de son vaste domaine. Choisissant, près du chemin de Minca, un vallon abondamment arrosé et dépourvu de grands arbres, il y fit mettre le feu sur plusieurs points à la fois, et l’incendie, se propageant avec rapidité à travers les hautes herbes, forma bientôt une vaste clairière où se dressaient encore çà et là quelques troncs noircis. Deux ou trois jours suffirent pour que le rancho fût élevé au milieu des cendres; le hamac y fut suspendu, et señor Collantes s’y installa comme sur un trône. Sans se déranger de sa position horizontale, il surveillait d’un coup d’œil tous les travaux agricoles et indiquait du geste dans quelle partie du vallon ou des collines environnantes il fallait semer le tabac, planter les bananiers ou les cannes à sucre. Il prenait ses repas avec les ouvriers, buvait avec eux l’aljenjibre ou le café, et ne manquait jamais, bien avant le fort de la chaleur, de les rappeler pour la grande sieste. Tous les trois ou quatre jours, un peon allait à la ville chercher les journaux, les lettres et les provisions ; une fois toutes les semaines, quelque ami ou bien un étranger allant à Minca venait rendre une visite au vieillard; celui-ci, vrai philosophe, n’en demandait pas davantage pour être heureux. Il était à l’abri de la pluie; son hamac et sa couverture lui tenaient lieu de tous les comforts que l’on croit nécessaires dans les villes; son journal lui apprenait ce qui se passait de par le monde ; il voyait ondoyer sous la brise ses bananiers et ses cannes : que pouvait-il désirer de plus? D’ailleurs son entreprise devait immanquablement réussir, car ses dépenses étaient presque nulles, ses récoltes étaient vendues d’avance à un prix élevé, et il avait eu soin de s’assurer en tout temps le travail des peones en faisant d’eux ses associés.

Pour étudier la pratique de l’agriculture tropicale, j’aurais peut-être bien fait de demander à señor Collantes l’hospitalité pendant deux ou trois semaines ; mais je préférai m’établir dans le voisinage de la ville, chez un jeune et intelligent Italien qui, depuis plus d’un an, possédait à une demi-lieue de Sainte-Marthe une rosa[11] où il cultivait les espèces d’arbres fruitiers les plus importantes et quelques plantes industrielles. Ce jeune homme, heureux de rencontrer un compatriote, car dans l’Amérique du Sud tous les Latins se disent frères, accueillit ma demande avec joie, et sous sa direction je me mis immédiatement à l’œuvre. Dans l’espace de quelques semaines, j’appris à reconnaître les diverses variétés de fruits et de semences; je plantai une rangée de bananiers, j’aidai à réparer une partie du canal d’irrigation, je m’essayai tant bien que mal à faire de la fécule de manioc, tout cela au grand ébahissement d’un sambo qui gagnait en maugréant ses quarante sous par jour, et ne pouvait comprendre qu’un homme dans son bon sens pût trouver quelque plaisir au travail. J’en prenais cependant beaucoup, et, pour faire encore mieux mon apprentissage, j’avais l’intention d’acheter un charmant jardin d’un hectare de superficie, situé sur le bord du Manzanarès et parfaitement arrosé. On me l’offrait avec sa maisonnette et tous ses arbres fruitiers pour la modique somme de 38 francs. J’étais sur le point de conclure le marché, lorsqu’en allant consulter mon Italien je le trouvai étendu sur son lit, le crâne fracassé ; dans une rixe survenue après boire, un compagnon de bouteille lui avait asséné un terrible coup de bâton. Cette aventure refroidit mon zèle, et ne trouvant personne qui put me servir de professeur à la place d’Andréa Giustoni, je résolus de ne plus différer mon départ pour la ville de Rio-Hacha.

Je pouvais choisir la voie de terre ou celle de mer : la première me semblait infiniment plus agréable ; mais nous étions au commencement de la saison pluvieuse, et sans m’entourer d’une foule de précautions que je n’étais pas en mesure de prendre alors, il m’eût été impossible de faire transporter mes effets le long de la plage. D’ailleurs la course eût été horriblement fatigante. Les courriers de la poste, les seuls auxquels j’aurais pu demander de me servir de guides, font en trois jours le trajet de 175 kilomètres entre Sainte-Marthe et Rio-Hacha; cependant il n’y a pas même de chemin frayé d’une ville à l’autre, et il faut nécessairement suivre le bord de la mer entre l’eau bondissante et les hautes falaises dont le flot vient ronger la base. Souvent on doit saisir le moment précis où la vague se retire et courir en s’élançant dans l’eau jusqu’à mi-corps pour tourner l’extrémité d’un promontoire. Si l’on hésite un seul instant, la vague revient tourbillonner au-dessus du voyageur et le roule à travers les pierres éparses ou le broie contre la falaise. Vingt fleuves débouchent dans la mer entre Sainte-Marthe et Rio-Hacha. Pendant la saison des sécheresses, la plupart déversent leurs eaux dans une lagune marécageuse séparée de la mer par un cordon littoral ; mais pendant la saison des pluies ils s’ouvrent à travers les sables de nombreuses embouchures toujours changeantes, et parfois les courriers, dans leur marche de trois jours, ont à traverser plus de cent bras d’eau courante. Lorsque ces fleuves ne sont pas très profonds, on peut suivre la barre marquée par la ligne blanche des brisans; mais, tout en marchant sur le sable qui cède sous les pas, il ne faut pas oublier de donner à droite et à gauche des coups de machete, afin d’effrayer les monstres, crocodiles ou requins, qui pourraient rôder dans le voisinage. Si l’eau est trop profonde ou le courant trop rapide pour qu’on puisse la passer à gué, on s’attache solidement sous les bras deux outres ou balsas, afin de garder la tête et la poitrine hors de l’eau, et, le sabre à la main, on traverse ainsi l’embouchure. Pendant les deux premiers tiers du chemin, on ne trouve qu’un seul rancho où l’on puisse obtenir quelque secours en cas d’accident. Aussi l’administration a-t-elle choisi pour courriers de jeunes Indiens, marcheurs que rien ne lasse, et qui pourraient au besoin fournir la course entière sans se reposer un instant; à leur arrivée, ils semblent encore aussi frais qu’au moment du départ. Ils sont toujours au nombre de trois, afin de pouvoir intimider les jaguars; l’un porte sur le dos la malle des dépêches, le second est chargé du sac des provisions, au troisième sont confiées les armes et les outres. Chaque course est payée environ 20 francs.

Certain d’arriver à demi mort si j’essayais de suivre ces terribles marcheurs, je pris le parti plus sage d’aller par mer, d’autant plus que pour pénétrer dans l’intérieur de la sierra, comme j’en avais l’intention, je devais suivre plus tard la partie la plus intéressante de ce chemin. J’allai choisir ma cabine dans la goélette Margarita, en partance pour Rio-Hacha, et je dis adieu à tous mes amis, puis à cette ville de Sainte-Marthe, si belle au milieu de ses jardins, à l’ombre de ses grandes montagnes. A peine avions-nous dépassé le Morro qu’elle disparut tout à coup comme un rêve, le plus beau que j’aie fait de ma vie, et la Sierra-Nevada, les promontoires et les îles furent cachés par des milliards de papillons blancs tourbillonnant autour de nous comme une immense trombe. Durant toute la traversée, ce nuage mouvant nous cacha le panorama de la chaîne, et pour abréger les heures, je fus forcé de recourir à ma petite bibliothèque. Quel ne fut pas mon étonnement en ouvrant mes livres, en apparence intacts, de les trouver presque entièrement évidés comme des boîtes dont on aurait enlevé le contenu! Pendant mon séjour à Sainte-Marthe, en l’espace de quelques semaines, les termites avaient tout dévoré, sauf les couvertures et les tranches, et de l’œuvre entière d’un philosophe célèbre il ne me restait plus que le titre imprimé en belles lettres majuscules.

Après une traversée de deux jours, nous arrivâmes dans l’après- midi en vue des escarpemens ou barrancos d’argile rouge qui prolongent à l’ouest la côte de Rio-Hacha, et le jour même je débarquai sur la longue jetée du port.


ELISEE RECLUS.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1859.
  2. D’après Alexandre de Humboldt.
  3. Forêt vierge.
  4. Petits coquillages bivalves offrant une certaine ressemblance avec le cardium esculentum.
  5. Noms des quatre chaudières dans lesquelles le vin de canne doit passer successivement avant d’être tiré.
  6. Monticule de roches dénudées par les agens atmosphériques.
  7. Arbuste dont la feuille ressemble à celle de l’oranger.
  8. Ouvriers, terrassiers, manœuvres.
  9. Heliconia bihai, bananier des singes. C’est une plante qu’au premier abord on ne peut s’empêcher de confondre avec le bananier.
  10. Boisson exquise et salutaire produite par l’infusion d’une racine de gingembre dans une eau fortement sucrée.
  11. Rose : dans la Nouvelle-Grenade, ou appelle ainsi les jardins et les vergers.