Monnoyer (p. 337-365).

UNE JOURNÉE DE MA VIE

À LA GUADELOUPE.



Contre l’ordinaire, mon sommeil avait été singulièrement troublé ; plusieurs fois je m’étais senti piqué. Je voulus savoir la cause de cette tracasserie ; je me levai donc pour inspecter mon lit. J’agitai doucement un flacon dans lequel je conservais quelques mouches phosphoriques (mouches à feu), et à la vive lumière qu’elles répandirent soudain, j’aperçus, à la fois, un assez bon nombre de punaises, deux ravets, un scorpion et une bête à mille pattes. Pour éviter de nouvelles attaques de ces importuns insectes, je pris le parti de ne me point recoucher.

J’ouvris mes jalousies pour respirer l’air frais et pur du matin. Le ciel était sans nuages, les hautes montagnes se dessinaient au loin sur son sombre azur, les étoiles qui peuplent son immensité brillaient encore du plus vif éclat, et l’atmosphère n’était agitée que par les ailes légères du zéphir. Je me prosternai devant cette voûte superbe qui révèle si hautement la puissance de l’Éternel, et mon cœur s’éleva avec mes pensées jusqu’au pied de son trône.

En attendant le lever du jour, j’interrogeai ma mémoire sur la vaste étendue de la création. Je voyais ces soleils se multiplier à l’infini dans le champ du télescope. Mon imagination errait délicieusement sur ces terres soumises à leur empire et que leur éloignement incommensurable dérobe à nos yeux. Si ces terres n’existaient point ou si elles n’étaient point habitées par des êtres sensibles, si la vie ne se manifestait à leur surface sous des modes quelconques, pourquoi, me demandais-je, ces innombrables foyers de lumière et probablement de chaleur ? Tous ces feux n’auraient-ils donc été allumés dans les immenses solitudes de l’espace, que pour éclairer notre repos ? La main toute-puissante du Créateur n’aurait-elle étalé un si pompeux spectacle qu’en faveur des mortels auxquels, momentanément, le sommeil refuserait ses douceurs ; ou pour consoler de la longue absence du soleil les malheureux habitants des régions polaires ? Non, me disais-je. Dieu, qui est si profond dans ses conceptions, doit être plus grand dans la fin de ses œuvres ! Chacun de ces astres est le centre d’un système comme le nôtre. Des planètes, comme celle qui nous soutient, gravitent vers ce centre et sont régies par les mêmes lois, ou par des lois analogue.

Mais ces planètes ont-elles subi des révolutions comme la nôtre ? Des feux intérieurs y ont-ils aussi produit des bouleversements ? Des ruines, ou des débris de vieux mondes s’y font-ils remarquer comme sur notre sphéroïde ? Les intelligences qui les habitent, sont-elles, comme nous, servies par des organes ; sont-elles aussi emprisonnées dans un appareil matériel ? Ont-elles été fidèles aux lois de leur être ? Leurs destinées sont-elles aussi sublimes que les nôtres ? Par un criminel abus du plus beau privilège, sont-elles dégénérées et ont-elles eu besoin d’un Sauveur ?

Quelles doivent être la masse et la force centrale de ces soleils, dont nos instruments les plus parfaits ne sauraient faire varier le volume apparent ? Quel doit être ou l’éloignement ou la vitesse tangentielle des globes planétaires soumis à leur action ? Telles étaient les pensées qui occupaient mon esprit, quand l’aube vint me tirer d’une si douce rêverie.

Cependant, tout annonçait un beau jour ; je formai soudain le projet de le consacrer tout entier à l’une de ces excursions où, seul avec la nature, je goûtais ordinairement des plaisirs si délicieux. Le volcan que les habitants appellent Soufrière, me sembla mériter la préférence, et, pour cette fois, je crus pouvoir me passer de guide dans des lieux si souvent parcourus.

Je partis donc de la Basse-Terre avec quelques légères provisions, et suivi de mon fidèle Médor, qui ne manqua jamais à m’accompagner dans mes courses. Déjà j’avais franchi deux milles environ, quand, de ses rayons naissants, le soleil vint dorer la cime des montagnes. Je m’assis un moment au pied d’un acajou-pomme, moins pour me reposer que pour contempler la scène magnifique qui s’offrait à mes regards.

Non loin de moi, dans un lit tortueux, profond et déclive, se précipitait, à grand bruit, un torrent qu’on appelle rivière aux Herbes. Ses eaux, en se brisant contre d’énormes roches de lave antique, s’élevaient en blanchissante écume, puis, se réunissant, tombaient en cascade, ou s’étendaient en nappe.

De tous côtés, à diverses distances et sur des terrains plus ou moins élevés, se présentaient, sous des formes agréablement pittoresques, mille habitations qui semblaient être autant de hameaux. Les maisons de maître n’ont rien de comparable aux châteaux des anciens seigneurs de nos villages européens. La violence et la fréquence des tremblements de terre, la force redoutable des ouragans terribles qui ne ravagent que trop souvent ces belles et riches contrées, ne permettent pas à l’architecture de déployer ses magnificences sous le ciel brûlant des Antilles. Elles n’ont toutes que le rez-de-chaussée ; et la simplicité en plairait aux yeux, si l’on ne se rappelait que chacune d’elles est le séjour d’un tyran.

Tout près de ces demeures de l’oisiveté, de la mollesse et de la barbarie, sont plantés des cocotiers et d’autres palmiers dont les hautes tiges, droites, lisses et absolument nues, se terminent par de très-longues feuilles composées qui, retombant en panaches, forment de vastes et superbes parasols de verdure. Au-dessous de ces géants du règne végétal, se voient des massifs d’autres arbres fruitiers, tels que le manguier, le sapotiller, l’oranger, le bananier, le corossolier, l’avocatier, et c’était au milieu de ces élégants massifs que se laissaient apercevoir ces petits temples des divinités tropicales.

À quelque distance de la maison principale, on remarquait, d’un côté, les bâtiments servant d’usine ; de l’autre, un groupe de cabanes servant d’asile, durant quelques heures de la nuit, à ces êtres malheureux qu’un abominable commerce arracha à leur patrie, à leurs femmes, à leurs enfants, à leurs maris, à leurs pères, à leurs mères, pour en faire, sous le nom d’esclaves, les tristes victimes de quelques blancs tourmentés par l’amour désordonné des richesses et du luxe.

Les vallons, les collines, les plateaux, tous les lieux quasi romantiques qui séparent ces riantes habitations, étaient couverts de cotonniers, de cannes à sucre, de manioc, de cafiers ; et ces diverses productions, de nuances différentes, étaient agréablement coupées par des savanes plus ou moine étendues et toujours inclinées.

À ma gauche, mes regards plongeaient sur la ville que je venais de quitter, et sur la rade, dans laquelle s’efforçaient d’entrer plusieurs petits navires qui louvoyaient lentement, faute de vent, tandis qu’à quelques milles au large, un beau trois-mâts, sous ses basses voiles seulement y semblait faire bonne route. À ma droite, se développait la chaîne majestueuse des montagnes qui occupent l’intérieur de l’île, et que domine la Soufrière. Si ce n’était point la partie du tableau la plus animée, du moins c’était, pour le moment, la plus brillante. Les premiers feux du jour, allumés sur les sommets inégaux de cette chaîne, semblaient former un large feston d’or au-dessus des sombres bois qui revêtent le flanc des montagnes, et la fumée qui s’élevait du sein du volcan ressemblait à la flamme d’un énorme flambeau.

En faisant un demi-tour sur moi-même, mes regards se promenaient et sur le Matouba, quartier situé sur les hauteurs voisines des grands bois, et sur le vaste plateau du Palmiste, et sur la profonde vallée du Dos-d’Âne, et enfin sur le majestueux Wellmont. Le Matouba offre de riches habitations cafières ; au milieu d’elles se faisait remarquer un petit palais appelé Gouvernement, où les gouverneurs vont ordinairement passer la terrible saison de l’hivernage, parce que la température y étant beaucoup plus basse qu’à la ville, ils y sont moins exposés au redoutable fléau de la fièvre jaune ; du point où j’étais, ce quartier, bien planté et comme adossé à la chaîne des hautes montagnes, ne produisait pas un effet bien pittoresque ; toutes ses parties semblaient ne faire qu’un tout. Mais le Wellmont se présentait sous un aspect bien différent. C’est un groupe de montagnes isolé, baigné d’un côté par la mer, dominant et la fertile vallée du Dos-d’Âne, et le fort Saint-Charles qui défend la ville. Toutes ses pentes, diversement plantées, et ses habitations, bien séparées, offraient une riante et belle image.

Cependant, je me remis en route. J’avais encore seize milles environ à parcourir avant d’arriver au sommet du volcan, et sur un terrain rapide et très-inégal. Comme je ne voulais m’arrêter qu’en revenant et pour coucher seulement, je fus obligé de tourner plusieurs habitations appartenant à des personnes de ma connaissance, afin de n’être point aperçu, et après avoir traversé péniblement des propriétés abandonnées et des lieux assez sauvages, j’arrivai tout en sueur à la limite des grands bois.

Jusqu’ici, je n’avais foulé qu’un sol possédé par quelques blancs et que pourraient, à juste titre, revendiquer ces êtres si méprisés et si intéressants tout à la fois, qui, en le cultivant, l’arrosent de leur sueur et de leur sang ; je n’avais respiré qu’un air infecté, si j’ose ainsi dire, par le despotisme et l’esclavage : j’allais entrer dans le domaine silencieux de la nature ; j’allais librement fouler une terre qui n’appartient à personne, ou plutôt à laquelle tous les hommes ont des droits égaux.

Déjà mes poumons se dilataient pour recevoir cet air salutaire qu’on ne respire que dans les retraites écartées du séjour des hommes, cet air qui, pur de toute émanation délétère, ne porte dans le torrent de la circulation que des éléments de vie ; déjà je goûtais le bonheur que procure la douce liberté. Cependant, avant de me plonger dans la fraîcheur des bois, je suspendis ma marche quelques instants ; une triste expérience m’avait appris les ravages que peut produire, dans la machine humaine, la suppression subite de la sueur ou même de la transpiration. Je restai rêveur et ne songeai plus qu’aux nouvelles délices dont j’allais jouir.

Mon bon Médor était auprès de moi et semblait contrarié de ce repos nécessaire ; le mouvement était pour lui la moitié de la vie.

Oh ! que de fois je formai le projet de m’établir dans ces belles solitudes, d’y défricher quelques arpents, d’y construire une chaumière, d’y cultiver des racines et d’y vivre, en sage, au sein de ma petite famille, loin du commerce des autres hommes et à l’abri des séductions d’un siècle moins brillant encore qu’immoral et corrompu !… Mais, délicieuse Normandie ! ma chère patrie ! le souvenir de tes charmes venait remplir mon âme et faisait soudain battre mon cœur ! mon projet alors s’évanouissait comme une vapeur légère aux rayons d’un soleil brûlant ! mes pensées, mes désirs s’élançaient vers toi. Je voulais revoir ce vieux toit paternel qui retentit de mes premières pleurs ; ces lieux qui furent témoins de mes premiers plaisirs comme de mes premières peines ; ces amis de mon enfance avec qui j’appris, sous les mêmes maîtres, et des mots et des choses. Je voulais aller creuser ma tombe auprès de mon berceau !

Je me sentais moins échauffé ; je repris ma route au travers de ces forêts antiques, aussi vieilles que le sol qui les porte. Là tout est simple et pourtant majestueux ; l’empreinte de l’art ne se fait remarquer nulle part. C’est le temple de la nature. Là on ne trouve ni chemins ni sentiers. On ne voit que quelques traces légères qu’y laissent les chasseurs et qui ne sont marquées que par la mutilation des arbrisseaux épineux qui, presque partout, remplissent l’intervalle que laissent entre eux les grands végétaux. On n’y marche que sur des racines croisées dans tous les sens, et ces racines sont mises à nu par les pluies diluviales qui signalent la présence de l’hivernage. De distance en distance, on y voit des arbres énormes dépouillés de leurs branches, ou rompus ou déracinés, qui attestent le passage de ces ouragans terribles qui, presque tous les ans, viennent détruire les récoltes et ruiner les habitants. On trouve dans ces bois des eaux sulfureuses à divers degrés de température. Les sources d’eau froide et potable y sont plus rares. Cependant, le voyageur altéré y trouve facilement le moyen d’étancher sa soif. Parmi les diverses espèces de lianes que l’on rencontre fréquemment dans ces bois, il en est une appelée liane rouge, qui contient en abondance une eau fraîche et délicieuse. On la coupe ; on se met dans la bouche l’extrémité du bout supérieur, en même temps qu’on la coupe encore plus haut, et l’on sent couler un véritable nectar. Le ramier, la perdrix à croissant, l’agouti, et le diablotin, espèce de pétrel, sont à peu près les seuls animaux qui attirent les chasseurs dans ces hautes régions.

Après avoir franchi péniblement la pente des montagnes et vaincu les difficultés, sans cesse renaissantes, des bois qui les revêtent, je me trouvai, non sans quelques égratignures, sur un plateau entièrement découvert, où ne croissent que des mousses et des fougères. Ce plateau est situé au pied de la Soufrière. Un ruisseau, où l’eau ne coule que dans les jours pluvieux et que l’on appelle ravine à déjeuner, borne ce plateau du côté des bois. C’est là que les voyageurs ont coutume de s’arrêter et de se restaurer l’estomac avant de gravir le flanc escarpé du volcan. Il était une heure après midi, et je n’avais encore mangé, depuis mon départ de la Basse-Terre, que deux figues bananes et un morceau de cassave ; j’éprouvais donc une faim assez vive ; mais, avant de la satisfaire, je voulais jouir un instant du grand et sublime tableau qu’offre, aux regards étonnés, la vaste partie de l’île que l’on peut apercevoir de ce lieu élevé d’environ quatorze cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Je m’avançai donc vers l’autre extrémité du plateau, et laissai librement errer ma vue sur tous les objets qui se trouvaient si loin au-dessous de moi. Dans cette nouvelle situation, les impressions que j’en recevais n’étaient plus les mêmes, et l’habitant de la plaine, accoutumé à voir sur un plan horizontal tout ce qui l’environne, ne saurait se faire une idée de cette différence. Tous les groupes se dessinaient plus nettement, les hauteurs, les vallons laissaient mieux apercevoir leurs contours et leurs sinuosités. La ville, qui se développe sur une longue courbe, semblait n’offrir que de petites cabanes ; les navires qui étaient dans la rade semblaient n’être que des barques légères. Au loin, on voyait les Saintes (îles) qui s’élevaient à peine au-dessus de l’Océan. De légers nuages blancs flottant lentement dans une atmosphère tranquille, me dérobaient, tour à tour, les divers objets de mon admiration, puis venaient bondir contre les montagnes que je dominais, ou allaient se fondre, pour ainsi dire, dans les forêts. Pour la centième fois, peut-être, je me reprochai de n’avoir pas cultivé cet art presque magique, qui avait charmé quelques-uns des loisirs de ma jeunesse, le dessin, qui m’eût procuré tant de jouissances dans mes voyages, et qui eût, en quelque sorte, éternisé mes souvenirs.

Je me retirai tout mécontent de moi-même et allai m’asseoir sur le bord de la ravine, pour prendre enfin mon modeste repas. Un petit pain, un morceau de bœuf salé, quelques bananes ; de bonne eau dont j’avais rempli un coco, en traversant les bois, un flacon de bon rhum, voilà sur quoi j’avais à m’exercer. Je dressai le tout sur le beau tapis de mousse dont la main de la nature a revêtu ce lieu. Mon compagnon, que l’appareil du dîner avait mis en bonne humeur, ne se fit pas prier pour accepter sa part ; il est vrai qu’il l’avait achetée par ses courses et par ses gentillesses.

Je n’avais guère moins besoin de repos que d’aliments ; cependant, je sentais que je n’avais pas de temps à perdre. Je ramassai les débris de mon dîner, qui n’étaient pas fort pesants, et je pris mon essor vers le sommet du volcan.

Je touchais presque au but, mais la distance qui me restait encore à franchir était certainement, pour moi, ce que le voyage offre de plus pénible. La pente est si rapide qu’on n saurait, sans danger, la gravir en ligne droite. Je montai donc en formant des zigzags. Je ne trouvai plus que des mousses de moins en moins longues, à mesure que je m’élevais davantage, et j’arrivai, tout hors d’haleine, au pied du grand piton ; il était trois heures. Ce grand piton est une énorme pyramide de lave compacte, au sommet de laquelle je n’osai jamais monter. C’est le point le plus élevé des montagnes, et on l’aperçoit de presque tous les endroits de l’île. Je fis volte-face. Dieu, quel spectacle ! on se figure aisément que la scène s’était agrandie à raison de la plus grande élévation. Je n’essaierai point d’en peindre la magnificence ; je me borne à dire que je restai immobile d’admiration, et que je me trouvai aussi profondément impressionné que je le fus quand, pour la première fois, mes yeux la contemplèrent.

Je traversai un espace tout rempli de fragments plus ou moins gros de cette lave antique et grisâtre, qui semble former le corps de l’île, et j’arrivai sur un plateau qui, comme tout porte à le croire, fut le premier cratère du volcan. Le soleil inclinait trop vers l’autre hémisphère pour que je pusse parcourir tout le sommet ; je restai sur ce plateau, j’y cherchai de nouveaux échantillons de lave, puis j’allai me reposer quelques instants auprès d’une fumerole située sur le bord de la grande fente. À quatre heures, je me remis en route et revins sur mes pas, jusqu’à la ravine à déjeuner.

J’avais suspendu à une branche le petit sac qui contenait le reste de mes provisions, je le repris et m’enfonçai dans les bois. La marche me fatiguait moins parce que je descendais ; mais j’avais toujours à lutter contre les buissons épineux. Je pris une direction qui, à ce qu’il me semblait, devait me conduire tout droit à l’habitation de M. O…, chez lequel j’avais dessein d’aller coucher, et, sous un rapport, j’eus lieu de m’en repentir, comme on va le voir tout à l’heure. Les hauts sommets des arbres sont si serrés et leur feuillage si épais, qu’avant même que le soleil fût couché, la nuit régnait déjà dans ces muettes retraites. Cent détours que je fus obligé de faire pour sortir des fourrés où je me trouvais engagé, m’écartèrent de ma direction première et, sans m’en douter, je me trouvai égaré. On conçoit quel fut mon embarras quand je m’en aperçus. Ce n’était pas que j’eusse peur ; je n’avais rien à redouter dans un pays où il n’y avait ni serpents ni autres animaux malfaisants. Mais je me voyais dans la nécessité de passer la nuit à la belle étoile et dans des lieux ordinairement frais et humides. Je ne voyais qu’un moyen d’éviter les inconvénients qui pouvaient en résulter pour ma santé, celui de m’agiter et de marcher continuellement, mais je ne voyais pas comment je pourrais le mettre à exécution au milieu des épines. J’avoue que je regrettais un peu mon lit de la Basse-Terre, quoiqu’il ne se composât que d’un matelas et de deux draps. Cependant mon courage ne m’abandonna pas, et je pris un parti. Je cheminai toujours comme je pus ; je n’avais à craindre, dans cette partie, aucun précipice ; à l’aide de ma canne, j’assurais mes pas et m’ouvrais un passage. Après avoir voyagé ainsi, durant près d’une heure, j’aperçus une lumière à une distance qui ne me parut pas fort éloignée. Je jugeai que j’étais à la limite des bois. L’espérance, soudain, rentra dans mon âme. Je tâchai de me diriger vers cette lumière. Vingt fois je la perdis de vue, et vingt fois elle reparut à mes yeux. Cependant, je précipitais ma marche autant que je le pouvais. Enfin, je me trouvai hors des bois ; je commençais à respirer. La nuit n’était point obscure et du moins j’y voyais assez pour me conduire. J’étais dans une espèce de ravin ; je gravis la hauteur opposée et, en revoyant la lumière chérie qui guidait mes pas, je m’aperçus que j’avais encore une certaine distance à franchir pour l’atteindre ; je craignais que les habitants ne se couchassent et qu’ainsi je ne la perdisse pour toujours, ce qui m’aurait fort contrarié. Cette pensée occupait mon esprit quand, d’une espèce de hallier que j’avais à ma droite, une grosse voix me salua par ces mots : « Bonjou, mouché ; » mon premier mouvement fut celui de la peur ou plutôt de la surprise. Comme je me doutais que ce ne pouvait être qu’un nègre marron, je répondis à son bonjour ; je lui dis que j’étais égaré, je l’invitai à s’approcher et le priai de me mettre en bon chemin pour pouvoir arriver à l’habitation que je voyais. Il connaissait parfaitement les lieux ; il me dit que j’étais bien éloigné de l’habitation de M. O…, mais que la demeure que nous avions sous les yeux était celle d’un homme de couleur qui ne manquerait pas de me bien recevoir. Ce bon noir m’offrit de m’accompagner jusqu’auprès de la maison, et l’on se doute bien que je ne refusai pas ce bon office. Au bout d’une demi-heure, à peu près, il me mit sur un sentier qui y conduisait tout droit. Je lui donnai une gourde en le remerciant, puis il disparut. J’arrivai enfin à la porte de l’habitation, épuisé de fatigue. J’écoutai : quelques voix murmuraient confusément une prière. J’attendis, et, dès que le dernier amen fut prononcé, je frappai. « Qui est là ? — Un pèlerin qui, au nom du Dieu que vous venez d’invoquer, vous demande l’hospitalité. »

La porte s’ouvre, j’entre, je m’aperçois que ma présence cause à cette famille charitable une émotion singulière. « Ne craignez rien, m’écrié-je aussitôt, je suis un Européen égaré dans ses lieux, je n’ai et ne puis avoir aucun dessein hostile. J’implore votre bonté et vous prie de me prêter un abri jusqu’à la prochaine aurore. — Mais, Monsieur, c’est l’état où nous vous voyons !… vous êtes couvert de sang ! » En effet, les épines de la forêt m’avaient déchiré tout le corps, et mes vêtements étaient ensanglantés ; mais ces blessures n’étaient heureusement pas profondes. Je leur raconte mon aventure, leur étonnement cesse. Je me nomme : ils avaient entendu parler de moi. Je ne puis, sans être attendri, me rappeler l’empressement qu’ils mirent tous à m’être utile. D’abord on m’introduit dans un appartement très-propre et assez bien décoré ; là, on m’apporte de l’eau tiède et de l’eau de Cologne pour me laver, du linge pour changer et une vaste robe de chambre pour m’envelopper. Je revins dans la première pièce où m’attendaient mes hôtes et où déjà on avait improvisé un excellent souper.

Mais si je fus bien accueilli, mon pauvre Médor n’eut pas, à beaucoup près, le même avantage. À notre arrivée, le chien de la maison, qui n’avait certainement rien de la politesse et de la bonté de ses maîtres, s’était lancé sur lui avec une incroyable fureur, et l’aurait infailliblement étranglé, si l’on ne se fût hâté de le lui arracher d’entre les pattes.

Le bain que j’avais pris m’avait enlevé la moitié de mes fatigues. Je n’éprouvais plus guère que la cuisson que me causaient les mille piqûres que j’avais endurées. Je me sentais quelques dispositions à faire honneur au souper qui m’était si gracieusement offert. Nous nous mîmes à table. Mes hôtes, qui avaient soupé et qui étaient près de se coucher lorsque j’arrivai, n’y purent jouer un rôle aussi actif que le mien ; cependant, avant de terminer ce repas qui fut fort joyeux, il fallut boire du Madère à la santé de l’étranger qu’un heureux hasard avait amené sous ce toit protecteur.

Cette famille intéressante était composée du père, de la mère, de trois enfants : deux jeunes garçons et une petite fille. La plus grande propreté régnait dans la maison, et tout y annonçait une certaine aisance.

J’avais trouvé dans cette famille beaucoup plus de savoir-vivre qu’on n’en rencontre ordinairement chez les gens de cette classe, et j’avais remarqué dans le père une netteté d’idées et une justesse de raisonnement qui annonçaient quelque culture. Je fus curieux de m’entretenir un peu longuement avec lui et d’amener la conversation sur des sujets un peu plus sérieux que ceux qui nous avaient occupés jusque-là.

Comme les enfants luttaient depuis quelques moments contre le sommeil, on les engagea à s’aller coucher. Ils trouvèrent sans doute qu’on leur donnait un sage conseil, ils me saluèrent avec une civilité peu ordinaire à leur âge, embrassèrent tendrement leur papa et leur maman, et se retirèrent précédés d’une domestique.

Nous nous trouvâmes donc seuls, le père, la mère et moi, tout étonnés d’une rencontre si imprévue. Je crus, parce qu’ils me le disaient, que ma présence leur était agréable ; et, en effet, leurs bons procédés ne pouvaient me laisser de doute à cet égard. Quant à moi, je le dis bien franchement, l’intérêt que je porte en général à cette classe malheureuse, qu’un sot orgueil met au-dessous des blancs, augmentait singulièrement le plaisir que j’éprouvais de me trouver avec eux.

D’abord, pour leur donner occasion de me faire leur biographie, je leur fis la mienne ; et, pour leur inspirer plus de confiance, j’appuyai plus particulièrement sur les malheurs qui ont traversé ma vie.

J’appris donc que le mari était fils unique d’un blanc et d’une mulâtresse qu’il avait choisie parmi ses esclaves pour en faire sa femme. Ce blanc, au moins, avait de la constance et de la retenue. Ordinairement, les créoles ne sont pas si délicats ; ce sont des papillons qui ne s’arrêtent pas longtemps sur les mêmes, objets : voltiger sans cesse, c’est pour eux un besoin. J’en ai même connu plus d’un, j’en rougis encore de pudeur, assez dégradé pour entretenir un commerce brutal, non-seulement avec toutes leurs esclaves indifféremment, mais même avec les filles nées de ces infâmes amours. De telles horreurs ne soulèvent-elles pas l’indignation, dans les âmes même les moins vertueuses ?

Bien différent de la foule des autres, ce créole blanc avait tiré son fils de la condition d’esclave ; il l’avait élevé avec toute la tendresse d’un bon père ; l’avait envoyé passer quelques années dans un collège aux États-Unis, où il avait appris le français et l’anglais ; enfin, il l’avait déclaré en mourant son héritier.

La jeune femme était fille d’un mulâtre libre, mais sans fortune, et d’une quarteronne esclave. Elle n’avait reçu de ses parents aucune éducation ; mais elle était d’un naturel si heureux, qu’en peu de temps son mari en avait fait une personne aimable.

Une circonstance singulière qu’on pourrait regarder comme l’œuvre de la providence, détermina leur union. Le mari, qui alors était garçon, voyageait pour ses affaires dans une colonie voisine ; c’était pendant l’hivernage : un jour, en montant à l’habitation d’un de ses amis, il fut surpris par un de ces orages soudains qui semblent lancer contre la terre tous les feux et tous les torrents du ciel. Courir pour chercher un abri est son premier soin. Il aperçoit une chaumière en ruine, il y précipite ses pas, et, comme il est prêt d’y arriver, il tombe. Un cri perçant se fait entendre de cette chaumière ; c’est celui d’une jeune fille qui, le croyant frappé de la foudre, accourt éperdue pour lui prêter secours, s’il en est temps encore. Une pierre, que son pied avait heurtée, avait seule causé sa chute. La sensibilité que cette jeune fille avait manifestée à son égard, et son air modeste et timide lui donnent une bonne opinion des qualités de son cœur. Ils furent muets tant que dura l’orage. À peine le beau temps fut-il de retour qu’ils échangèrent quelques compliments, et le voyageur de demander à la jeune fille qui elle est, où elle demeure et de continuer sa route. Cependant l’image de cette jeune personne ne sort plus de son imagination ; un charme puissant l’y retient sans cesse. Il tombe malgré lui dans une rêverie douce et mélancolique ; il se persuade qu’elle peut faire son bonheur. Plein de cette pensée, il va, quelques jours après, trouver son maître, l’achète, la conduit à l’église où un prêtre les unit ; et c’était devant ce couple heureux que je me trouvais.

Il y a là du romantique, il faut l’avouer, et cette circonstance, susceptible d’ornements, serait certes d’un grand effet dans l’histoire de leur vie.

Ils étaient propriétaires, ils avaient conséquemment des esclaves ; j’étais curieux de savoir comment ils les traitaient et ce qu’ils pensaient de l’esclavage. Je demandai donc au mari comment il avait pu s’accoutumer à la vie de collège, après avoir passé sa première enfance dans une molle oisiveté et dans l’exercice d’un despotisme impérieux.

« Vous vous tromperiez fort, Monsieur, me répondit-il avec une sorte de vivacité qui me fit plaisir, si vous pensiez que j’ai été élevé comme le sont ordinairement les créoles. Mon père était Européen ; il n’avait point oublié les principes dont on avait nourri sa jeunesse. Il connaissait le prix de l’éducation, et, tant qu’il vécut, il s’occupa de la mienne avec une persévérance que je n’oublierai jamais. Je balbutiais à peine quand il m’apprit à prier l’auteur de toutes choses. Je n’avais pas encore huit ans que déjà je savais lire et écrire et qu’une partie de mon catéchisme s’était logée dans ma mémoire. Il réglait mon travail et mes plaisirs, et m’accoutumait peu à peu au frein salutaire de la raison. Quant aux esclaves, il m’avait appris qu’ils étaient comme moi descendus d’Adam, et que, comme moi aussi, ils étaient couverts du sang de Jésus-Christ. Il m’attendrissait sur leur sort et n’aurait certes pas permis que je prisse à leur égard des airs de mépris, bien moins encore que je les tyrannisasse comme font ordinairement les enfants des libres. La vie de collège ne m’a donc pas semblé étrange, et, Dieu merci, les généreux sentiments que m’avait inspirés mon père n’ont fait que s’y fortifier.

— Avec de si nobles sentiments, vous devez, lui dis-je, vous trouver malheureux d’habiter un pays où règnent des préjugés contraires. Vous ne sauriez tirer parti de votre propriété sans le secours d’un certain nombre d’esclaves ; et comment les maintenir dans leurs devoirs sans user de moyens violents qui doivent répugner à des cœurs comme les vôtres : l’esclavage abrutit les âmes ; tout ce qu’elles ont de généreux et de délicat semble mourir sous le poids des chaînes, et ce n’est plus en quelque sorte que comme des bêtes de somme qu’il faut faire marcher les êtres qu’elles ont dégradés. J’ai vu des maîtres, j’en frémis encore, traiter leurs esclaves comme j’aurais eu honte de traiter de mauvais mulets. J’ai des domestiques que je renvoie pour en prendre d’autres, quand ils négligent leurs devoirs ; mais je ne veux point avoir des esclaves contre lesquels je serais obligé de sévir.

— Il est vrai, me répondit-il, qu’on ne peut cultiver ces pays sans esclaves ; mais il est vrai aussi que l’esclavage est une bien triste chose. Être obligé de vivre sous l’empire d’une volonté étrangère, quand on se sent libre par sa nature, il n’est rien à mon sens de plus affreux ! Et comment faire cesser un état de choses si affligeant ? Oh ! que vous êtes heureux en Europe ! Que ne puis-je y transporter ma propriété !

Cependant, nous n’avons point à endurer tous les désagréments qui naissent de l’esclavage. Nous prenons les moyens qui sont en notre pouvoir pour le rendre supportable à nos gens, et si tous les maîtres voulaient être justes à l’égard des esclaves, ces malheureux n’auraient pas tant à gémir sur leur condition, ils se soumettraient plus volontiers à ce qu’on exige d’eux : mais leur imposer, comme ils font tous, un dur et pénible travail et ne les nourrir qu’au quart, les martyriser pour des riens, les mettre au-dessous des plus vils animaux, c’est les pousser au désespoir, c’est entretenir dans leurs cœurs des sentiments de vengeance qui, tôt ou tard, je le crains bien, se produiront au dehors par d’horribles catastrophes.

Pour nous, qui ne pensons pas tout à fait comme les autres propriétaires et qui voyons dans nos esclaves des individus de notre espèce, nous tenons moins à quelque chose de plus dans le produit de notre habitation qu’à remplir un devoir qui nous semble imposé par la religion et la conscience ; nous n’exigeons d’eux qu’un travail modéré ; nous les nourrissons selon leur appétit ; nous savons leur pardonner de légères fautes qui ne sont que les conséquences de l’imperfection de la nature humaine. Quand ils s’écartent trop de leurs devoirs, ce qui ne leur arrive pas souvent, nous les reprenons avec douceur, nous leur faisons sentir tout leur tort ; au moindre signe d’un vrai repentir, nous diminuons la peine ; quand ils sont malades, nous les soignons comme nos enfants. Ils ont dans l’année quelques jours de fêtes et de plaisirs, nous y contribuons par un extraordinaire dans la quantité et la qualité des rations, aussi bien que par quelques bouteilles de rhum ; de temps à autre, nous leur faisons une distribution de cigares ou autres menues choses auxquelles ils attachent du prix. Nous prenons grand soin de leur apprendre les principes de la morale ; nous veillons à ce qu’ils fassent, soir et matin, la prière en commun. Nous combattons leur libertinage de toutes nos forces ; mais les meilleures raisons échouent contre ce terrible écueil. Le mariage seul pourrait le faire cesser, et vous savez, Monsieur, quels obstacles le régime actuel oppose à c frein nécessaire. »

Nous parlâmes ensuite des différents modes de culture adoptés dans la colonie ; du commerce, de ses chances d’accroissement ; des qualités du sol ; des influences du climat et d’autres objets. Ce bon colon raisonnait sur tout avec une justesse admirable. Cependant, la nuit avait atteint la moitié de sa course ; mes hôtes devaient reprendre avec le jour leurs occupations accoutumées, et moi continuer ma route, il ne nous restait donc plus que quelques heures, nous les consacrâmes au repos. Je dormis jusqu’au lever du soleil ; en me réveillant, je trouvai, près de moi, mes vêtements propres et bien repassés ; une domestique les avait blanchis et préparés pendant la nuit. La petite famille était rassemblée, quand je sortis de mon appartement. Nous déjeunâmes, nous nous embrassâmes en nous faisant de mutuelles invitations. En sortant, je trouvai le moyen de glisser deux gourdes dans la main de la domestique, et je repris, avec mon fidèle Médor, le chemin de la ville, où j’arrivai à midi et demi, après une marche un peu précipitée.



FIN.