Des gens de couleur libres.

Sous le régime colonial, il est permis à un esclave de racheter sa liberté. Cette apparence de bonté et de justice n’est-elle pas une insulte cruelle à sa déplorable condition, puisqu’on lui refuse les moyens d’acquérir la somme nécessaire ? Comment un esclave pourrait-il nourrir l’espoir consolant de tirer de son petit jardin, outre ses nécessités journalières, le prix de sa liberté ? S’il arrive donc quelquefois qu’un nègre se rachète des mains de son maître, ce ne peut être qu’un esclave domestique, qui reçoit beaucoup de présents des étrangers qui viennent visiter son maître, pour récompense des petits services qu’il leur rend, ou qui trouve les moyens de faire quelques rapines, ou bien encore un nègre ouvrier qu’un maître laisse travailler pour son propre compte, moyennant qu’il en reçoit, chaque mois, huit ou dix gourdes. Ce nègre, en effet, s’il est économe, grand travailleur, et qu’il trouve toujours de l’ouvrage, peut parvenir à avoir une petite aisance. Mais combien en voit-on dans ce cas ? Rien de plus rare qu’un nègre puisse se racheter.

Les gens de couleur libres, ne le sont donc, dans l’origine, que par la générosité de certains maîtres qui, voulant récompenser en eux quelques services importants, ou poussés par un remords de conscience, leur ont rendu ce beau présent des cieux qu’ils leur avaient usurpé.

Une mère peut devenir l’esclave de son enfant, par donation du maître. L’esclavage peut-il être en opposition plus directe avec la nature ? C’est pourtant ce que l’on voit souvent.

Les affranchis exercent, pour vivre, une profession quelconque. Ils sont ou cordonniers, ou tailleurs, ou charpentiers, etc. ; il en est cependant qui sont propriétaires ; on en voit même de fort riches, car il arrive quelquefois, mais très-rarement, qu’un blanc qui n’a pas d’enfant de sa femme légitime, reconnaisse et adopte, pour héritier de ses biens, tel ou tel de ses bâtards, et alors cet homme, devenu libre, compte parmi ses esclaves sa mère, plus ou moins de frères et de sœurs, et souvent de ses propres enfants.

Il ne faut pas croire que ces affranchis jouissent pour cela des droits du citoyen ; ils en supportent les charges, il est vrai, mais ils n’en ont point les privilèges. Ils paient des impositions ; ils servent dans la milice, où ils font un corps séparé des blancs ; mais ils ne peuvent parvenir à aucun grade et ne peuvent occuper aucune place dans l’ordre civil ; on leur refuse même le titre de Monsieur ou de Madame. On les désigne simplement par leurs noms, quelle que soit d’ailleurs leur richesse ; ils ne peuvent s’absenter de la colonie, pour leurs affaires, sans donner caution pour leur personne. Leur liberté consiste enfin à ne plus être sous la tyrannie et à ne plus craindre les châtiments ; c’est toujours quelque chose !

D’après tous les faits que j’ai rapportés sur l’esclavage, peut-on s’étonner que les malheureux qui en sont les victimes, nourrissent toujours des projets de vengeance ? Ce qui m’étonne, moi, c’est qu’infiniment plus nombreux que les blancs, ils ne les aient pas déjà réalisés ; et j’avoue ingénument que la crainte d’en être témoin a souvent troublé mon sommeil pendant les six années que j’ai passées dans la colonie, et que pendant les trois mois d’hivernage surtout, où toute retraite est impossible, faute de bâtiments, j’étais dans des transes presque continuelles.

Quelques précautions qu’on prenne, nécessairement ils secoueront le joug tôt ou tard. L’esclavage est un désordre qui ne peut subsister encore bien longtemps. On ne prescrit point contre les droits de la nature. Déjà fermente le germe d’où doit sortir la liberté des noirs. Ne vous faites point illusion, trop fiers créoles, vos esclaves n’attendent qu’un moment favorable pour venger sur vous les horreurs de leur servitude ! Qu’il vous serait facile pourtant de les satisfaire et de dissiper l’orage qui plane sur vos têtes ! Que demandent-ils ? la liberté. Que vous en coûterait-il pour la leur rendre ? Il vous faudrait faire, sans doute, un sacrifice ; mais, dût-il vous en coûter la moitié de votre fortune, si le bonheur, devoir fait des heureux n’était rien pour vous, du moins, par ce moyen, mettriez-vous votre vie à l’abri de toute atteinte !