Caractère et mœurs des esclaves.

Pour bien connaître le caractère des noirs, il faudrait aller l’étudier chez eux. L’esclavage le dénature, le change entièrement ; on ne peut donc avoir, dans les colonies, que des idées très-fausses à cet égard. On juge du caractère de l’esclave et non de celui de l’homme noir.

Il n’est aucun habitant qui ne préfère un nègre arrivant d’Afrique à un nègre créole ; pourquoi ? parce que ce nègre nouveau est doux, soumis, complaisant, sans défaut marquant ; c’est donc dans la colonie même que le nègre contracte les vices qu’on lui connaît. De son naturel, il n’est donc point méchant, et s’il le devient chez vous, messieurs les colons, ce ne peut être que l’effet de la tyrannie sous laquelle vous le faites vivre. C’est donc le caractère de l’esclave qu’il faut peindre ici. Eh bien ! L’esclave est insouciant, dissimulé, voleur, voluptueux, vindicatif. Insouciant parce qu’il ne retire aucun fruit de ses peines et de ses fatigues ; dissimulé parce qu’il craint et hait ses oppresseurs ; voleur parce qu’il n’a point le nécessaire ; voluptueux parce qu’on lui impose la nécessité de l’être, en spéculant sur le fruit de son libertinage ; vindicatif parce que, injustement opprimé, il tend toujours à recouvrer ses droits.

On croirait peut-être que le créole cherche à adoucir le sort de ses esclaves, en leur donnant ou leur faisant donner quelque instruction religieuse ; on se tromperait. On les fait baptiser parce qu’il leur faut donner un nom ; on leur fait apprendre une courte prière qu’ils récitent ensemble, soir et matin, devant la porte de leurs maîtres, et voilà tout. On ne veut même pas qu’ils se marient. Le respectable père Benoist, curé du quartier des Trois-Rivières, par les exhortations paternelles qu’il faisait aux esclaves de sa paroisse, était parvenu à inspirer des sentiments de religion à un grand nombre d’entre eux. On les voyait quitter le libertinage, et s’approcher des sacrements. Les maîtres murmuraient contre le curé, apparemment parce que la population se ralentissait, en même temps que le libertinage diminuait. « Mes négresses ne me donnent plus de négrillons » me disait un jour un habitant de ce quartier. — Monsieur, c’est qu’elles mettent à profit les instructions du pasteur, c’est qu’elles deviennent sages. — Quelle sagesse, s’écria-t-il, qu’une sagesse qui tend à me ruiner ! » Si l’esclave est libertin, on peut donc assurer que ce n’est pas tout à fait sa faute.

L’ignorance profonde dans laquelle on les laisse vivre, l’exemple, très-souvent scandaleux, de leurs maîtres, qui n’ont guère plus de moralité qu’eux, les sottes erreurs dont on les berce, doivent, sans doute, faire excuser leurs défauts. On établit entre eux et les blancs une distance infinie ; le blanc, leur dit-on, a été créé pour jouir, et le nègre pour servir ; ou, en patois : Bon Dieu té créé blancs, diable-là té caca nègres.

On les assimile aux bêtes de charge, on les dégrade, on se garde bien de les faire instruire ; on craindrait qu’ils ne sentissent les absurdités qu’on veut leur faire passer pour des vérités ; précaution inutile, la nature leur répète sans cesse qu’ils furent pétris du même limon que les blancs, et qu’ils reçurênt des mains du Créateur les mêmes prérogatives. Mais comment ces innocentes victimes connaîtraient-elles leurs devoirs ? leur parle-t-on jamais de religion ? leur donne-t-on la moindre notion sur la sainte moralité de l’Évangile ? et quelle confiance pourraient leur inspirer ces docteurs, dont les premières leçons sont si évidemment contraires aux documents de la pure et simple nature ? On n’oppose aucun frein légitime à leurs désordres, et l’on s’étonne que ces gens s’égarent quelquefois ! S’ils croient en un Dieu créateur, c’est moins parce qu’ils en ont ouï parler à leurs maîtres, que parce qu’ils lisent son existence dans le grand livre de la nature. Où puiseraient-ils donc des maximes de moralité ? dans la conduite de leurs maîtres ? ah ! c’est précisément parce qu’ils les imitent qu’ils s’égarent.

Les esclaves sont superstitieux à l’extrême. L’existence des revenants, qu’ils appellent zombis, n’est rien moins que douteuse à leurs yeux. Ils s’imaginent que, le soir du jour de la Toussaint, les âmes des morts reviennent visiter les lieux qu’elles ont connus sur la terre ; ils croient aussi qu’il existe certains nègres sorciers qui ont la faculté de se dépouiller de leur peau, de paraître en fou, de voyager ainsi dans les airs ; ils les appellent soucougnans. Ils attachent de funestes idées à certains événements qui leur semblent extraordinaires, ou qu’ils jugent n’être pas dans l’ordre. Qu’une poule, par exemple, chante comme un coq, c’est, selon eux, un présage de malheur ; rêver à l’eau est un signe de mort, etc, etc ; beaucoup croient même qu’en mourant, ils retournent dans leur pays. On en voit qui se donnent la mort dans cette persuasion, M. Ricors avait un nègre de nation bouriquis, qui se pendit dans le dessein d’aller revoir sa famille ; il avait fait un paquet de ce qui lui appartenait et l’avait accroché près de lui au même arbre. Au reste, les trois quarts des blancs partagent la plupart des préjugés des esclaves.

J’avais remarqué que beaucoup de nègres avaient un fer à cheval à la porte de leur case, j’en demandai la raison à l’un d’eux. Après avoir affecté du mystère pendant quelques instants, il m’avoua confidentiellement que c’était pour écarter les sorciers et les empoisonneurs, et afin que le diable n’entrât point chez eux.

Renverser son coui, brûler de la paille de bananier ou des cosses de pois d’angole, rêver des œufs, des patates, des ignames, sont autant de fâcheux présages.

On voit quelquefois parmi les nègres nouveaux, mais très-rarement, des anthropophages ; M. Marie Michaux en a eu un qui a failli manger un de ses enfants. Il y a quelques années, il disparut, sur une habitation de la Grande-Terre, quelques négrillons : on supposa qu’ils avaient été mangés par un nègre qu’on soupçonnait d’être anthropophage. On ne cite que quelques exemples de cette nature, épars dans un vaste espace de temps. Au reste, les autres nègres les abhorrent, les craignent et les fuient.

Chaque année, le jour de la Toussaint, ils font à leurs parents et à leurs amis défunts des honneurs qui ont quelque chose de bien attendrissant. Ils élèvent, dans le cimetière, une chapelle de feuillage. Au milieu de cette chapelle est un catafalque entouré de cierges ; devant la porte est une croix ornée de petites bougies. Immédiatement après les vêpres, ils se dirigent en silence vers le séjour des morts. Chacun va former un berceau de verdure sur la tombe de celui qu’il aima ; il l’arrose de rhum, il y plante un cierge. Ensuite, tous se rassemblent à la chapelle, chantent des prières et des cantiques analogues à cette pieuse et triste cérémonie. Le soir arrive, on allume tous les flambeaux ; le chant redouble, l’air en retentit au loin. On les voit aller de la chapelle se prosterner sur la tombe, y prier, y verser des larmes, puis retourner mêler leurs voix au concert général. Vers neuf heures, les feux s’éteignent et chacun se retire tristement.

Quelque chose de plus que la curiosité m’attirait tous les ans à cette cérémonie. J’aimais à voir les nègres payer ces tributs d’hommages et de respect à la cendre des morts. Je me retirais dans un coin, d’où rien ne pouvait m’échapper, et je me laissais aller doucement aux méditations religieuses et mélancoliques que semblait commander cette scène lugubre.

Les nègres d’Afrique conservent dans les colonies une partie des usages de leur pays. J’ai vu le convoi d’un nègre ibos qui m’a semblé d’une bizarrerie bien étrange.

Ce nègre était cuisinier chez son maître. Tous ses compatriotes suivaient tristement le corps. L’un portait une marmite, l’autre un canari ; celui-ci tenait à la main un long couteau, celui-là avait devant lui un tablier tout plein de sang ; chacun portait enfin quelque ustensile de cuisine. Au milieu de la foule était un vieux nègre qui menait lentement un jeune cabri, et semblait commander à tous les autres ; c’était vraisemblablement le maître de cérémonies.

Le cortège arrive à la porte de l’église. Le curé, qui était là pour recevoir le corps (car il n’accompagne dans les rues que le corps des blancs), le curé, dis-je, interdit, bien entendu, l’entrée du temple à cette sorte de mascarade. Tous attendent que la cérémonie religieuse soit finie, puis se dirigent, dans le même ordre, vers le cimetière. Ils déposent le corps dans la tombe en récitant quelques prières, l’arrosent du sang du cabri qu’ils égorgent tout auprès, et dont ils mettent la tête sur le cercueil. Après avoir comblé la fosse, ils récitent encore des prières et se retirent en silence.

Leurs danses, appelées bamboula, sont des pantomimes très-expressives. Les nègres du Congo brillent principalement dans ce genre d’exercice. C’est presque toujours quelque intrigue amoureuse qu’elles semblent représenter, en sorte qu’elles ont je ne sais quoi de naturel qui ne déplaît pas.

Les mouvements sont plus étudiés chez le nègre créole, et ne peignent pas aussi bien le sentiment que chez les premiers. C’est au son de longs tambours que ces danses s’exécutent. Ces tambours se nomment bamboula, et il est à présumer que, originairement, ils étaient faits avec de gros bambous. Tandis que les uns dansent, les autres agitent, en cadence, de petites calebasses à moitié remplies de graines et ornées de rubans de diverses couleurs qu’ils appellent quaqua.

Ces danses ont lieu tous les dimanches au soir, dans la campagne, sur les habitations ; à la Basse-Terre, sur le champ de Mars ou champ d’Arbault. C’est un plaisir qu’ordinairement on ne leur interdit point.

J’ai dit que les esclaves sont vindicatifs ; il est bon de faire remarquer ici qu’ils ne le sont qu’à l’égard des blancs, funeste et terrible effet de l’esclavage. Leur arme ordinaire, c’est le poison. Il est assez rare qu’ils empoisonnent leurs maîtres ; mais c’est sur leurs enfants, sur leurs autres esclaves, sur les négrillons, sur les bestiaux qu’ils exercent cette arme redoutable. Voici comme ils raisonnent : Plongeons dans le deuil nos fiers tyrans ; ruinons-les, ou plutôt réduisons-les à n’avoir que le nécessaire ; leur intérêt, lié à notre conservation, les portera à prendre à notre égard des mesures plus douces et plus humaines ; ils perdront de leur férocité ; ils ne se feront plus un plaisir barbare ou de nous faire expirer sous leurs coups, ou de nous faire traîner, dans le fond de leurs noirs cachots, une vie mille fois plus affreuse que la mort.

Effectivement, c’est sur les grandes habitations, c’est chez les riches que le poison fait le plus de ravages, et ses effets décroissent avec leurs moyens.

Les empoisonneurs forment une société dont les membres sont répandus sur tous les points de la colonie et se correspondent. J’ai recueilli, à cet égard, des renseignements que je crois d’autant plus certains qu’ils m’ont été donnés par une personne digne de foi.

Ils sont liés par d’horribles serments ; ils ont un chef qui est l’âme de tous leurs complots, qui dirige leurs mouvements et qui seul peut recevoir de nouveaux frères.

Les cérémonies de la réception font horreur, elles ne se font que pendant la nuit. On introduit l’adepte dans une salle qui n’est éclairée que par la faible lueur d’une petite lampe ; on lui couvre la tête d’un voile noir, on le soumet à des épreuves épouvantables ; s’il est ferme, s’il ne donne aucun signe d’émotion ou de crainte, on le trouve bon, il est reçu frère. On lui fait boire alors du bouillon de petit-pied, bouillon qu’ils font avec de la chair, des os et le cœur des blancs qu’ils vont exhumer pendant la nuit ; ensuite, on lui donne une fiole de rhum préparé, avec l’ordre d’empoisonner tel ou tel nègre sous un temps déterminé. S’il exécute fidèlement cet ordre, on lui enseigne l’art perfide de mixtionner lui-même les poisons.

Ils empoisonnent ordinairement les hommes avec un mélange de vert-de-gris (oxyde de cuivre), ou de suc de mancenillier, ou de racines de pommes de rose, ou encore de racines de citronnier avec du rhum ; les bestiaux, avec des frégates réduites en poudre, qu’ils répandent dans les savanes ou mêlent avec les écumes du sucre qu’on leur donne à boire.

Voilà où l’esclavage conduit ces hommes, à croire que, pour se débarrasser d’un joug odieux et pénible, tout moyen est légitime.

Très-souvent les esclaves qui craignent quelque châtiment s’enfuient de la maison de leurs maîtres et se retirent dans les bois ; on les appelle alors marrons. Ces nègres fugitifs forment des camps, c’est-à-dire qu’ils s’établissent dans des lieux presque inaccessibles, sur le sommet d’un rocher escarpé, dans des cavernes dont l’entrée se trouve au milieu d’un escarpement, sur un plateau de difficile accès, ils vivent là des rapines qu’ils vont commettre pendant la nuit, ainsi que de la chasse et de la pêche qu’ils vont faire le jour dans les bois et dans les rivières.

Quand ils savent que leurs camps sont connus des blancs, ils vont se fixer ailleurs. Quoiqu’on ait soin de faire des patrouilles pour les arrêter, on ne peut parvenir à empêcher le marronage, parce qu’infiniment plus lestes que les blancs, ils savent leur donner le change et pénètrent facilement dans des endroits qu’un blanc ne peut voir sans frissonner ; franchir un torrent, courir sur les pointes des rochers, gravir des falaises, glisser dans des précipices, sauter d’un arbre à l’autre, ne sont que des jeux pour un nègre marron, et quel blanc pourrait le suivre ? On ne peut donc les prendre que par surprise, ou quand ils viennent voler, la nuit, sur les habitations ; encore est-il assez difficile de les saisir dans le dernier cas, parce qu’ordinairement ils sont nus et frottés d’huile. Au reste, ils fuient l’esclavage et ne font de mal à personne. Quand il m’est arrivé de voyager pendant la nuit, je craignais beaucoup moins la rencontre des nègres marrons que celle des soldats déserteurs.

Presque tous les nègres mangent leurs pous, et disent dans leur langage : puis pou ca modé moin, fo moin modé yo aussi.