Voyage à l’Albert N’yanza ou lac Albert (le Louta-N’zigé du capitaine Speke)/03


Le lac Albert pendant un ouragan.


VOYAGE À L’ALBERT N’YANZA OU LAC ALBERT
(LE LOUTA-N’ZIGÉ DU CAPITAINE SPEKE),


PAR SIR SAMUEL WHITE BAKER[1].


1861-1864. — TRADUCTION INÉDITE. — DESSINS INÉDITS.


V


Le faux et le vrai Kamrasi. — Arrivée à Shoua.

Peu après les événements précédents, nous prenions quelque repos dans une misérable hutte, quand l’on m’annonça la visite de Kamrasi, et presque immédiatement je vis paraître le personnage que jusqu’alors j’avais regardé comme le roi de l’Ounyoro. Mais, bien différent dans ses manières de sa dignité affectée d’autrefois, il m’aborda en riant aux éclats, comme si notre chétive apparence l’eût grandement réjoui : « Eh bien ! s’écria-t-il, vous avez donc vu le M’woutan-n’zigé ? Mais vous ne vous en portez pas mieux ! C’est à peine si je puis vous reconnaître ! ha, ha, ha !… » Je n’étais pas d’humeur à subir ses facétieuses railleries, et je me hâtai de lui déclarer que sa conduite discourtoise était digne de mépris, et que j’allais la publier parmi les tribus environnantes, afin qu’il descendît dans l’estime de toutes au-dessous de toute comparaison. « Oubliez, oubliez tout cela, s’écria-t-il ; vous êtes bien maigres tous les deux, c’est vrai, mais aussi c’est votre faute. Pourquoi avez-vous refusé de combattre Fowouka ? Vous auriez été comblés de bétail gras, de lait et de beurre, et vous vous porteriez bien. Mes gens sont prêts à attaquer Fowouka demain matin ; les Turcs sont au nombre de dix hommes ; vous en avez treize ; treize et dix font vingt-trois ; on vous portera si vous ne pouvez marcher et Fowouka ne pourra nous échapper. Lui mort, mon frère vous donnera la moitié de son royaume. Vous aurez des provisions ce matin. Je vais trouver mon frère, le grand M’kamma Kamrasi, et il vous enverra tout ce que vous pouvez désirer. Je ne suis qu’une chétive créature, moi, mais lui, est un grand homme ! Je n’ai rien, mais il possède tout et il désire vous voir. Vous pouvez aller le trouver facilement. Il demeure tout près d’ici. »

J’écoutais mon interlocuteur avec stupéfaction ; était-il ivre ou de sang-froid ? — « Que me contez-vous, m’écriai-je, avec votre frère, le grand M’kamma Kamrasi ? Si vous n’êtes pas Kamrasi lui-même, qui êtes-vous donc ? — Qui je suis ? répliqua-t-il, ha, ha, ha ! excellente plaisanterie ! qui je suis ? Eh quoi ! je suis M’gambi, le frère de Kamrasi ; — le frère cadet, — mais lui, il est le roi ! »

Ainsi, depuis plus de trois mois, j’étais le jouet de ces diplomates sauvages ! Je n’avais jamais vu le véritable roi, que sa couardise avait tenu caché à mes regards, et le complice de cette ignoble comédie m’avouait le tout sans vergogne et avec le plus impudent sang-froid !

Je traitai M’gambi comme il le méritait, c’est-à-dire avec un souverain mépris. Je refusai complétement d’abord de faire un pas pour voir Kamrasi. Je ne voulais pas m’exposer à être dupe encore une fois. Enfin, après trois jours de négociations, appuyées de la part de Son Altesse M’gambi, par des envois réitérés de fruits, de céréales, de bière du pays, de volailles, et surtout de veaux gras, je me laissai transporter près du roi. Revêtu d’un costume de montagnard écossais d’Athol, qui excita l’admiration de la foule, je m’assis comme le monarque sur un tabouret que j’avais fait apporter, tandis que M’gambi prenait place à terre et que les courtisans n’approchaient de leur souverain, sorte de statue de bronze au regard sinistre, qu’en rampant et touchant la terre de leur front. Il me fatigua de ses demandes et je finis par lui dire qu’il se conduisait non pas on roi mais en mendiant ; ce qui termina notre entrevue.

À Kisouna, je me construisis une cabane confortable, avec une rabouka ou hangar pour m’abriter durant la chaleur du jour ; je l’entourai d’une cour bien palissadée. Peu à peu, j’y repris des forces.

Le bananier suffit à la plupart des besoins des habitants de l’Ounyoro. Préparées de diverses manières, les bananes servent de boisson et d’aliment, car elles donnent une excellente farine. La fibre du bananier tressée devient du fil et de la corde, dont on se sert pour coudre les vêtements préparés avec l’écorce du figuier, et pour faire, outre des lignes à pêcher, des sacs et des nattes. Le lait caillé, battu en crème, puis salé, forme une substance fort nourrissante. Les marchands vendent aussi du beurre, du café, du sel, du tabac et des fers de lance, qu’on leur paye avec des verroteries, dont les plus estimées sont l’opale et la porcelaine rouge. Ils prisent ces grains de porcelaine presque autant que nous les pierres précieuses.

Kamrasi se décida enfin à me rendre ma visite ; il m’apprit, dans cette occasion, que ses ancêtres avaient régné sur le Kitouara tout entier, c’est-à-dire sur la région que bornent à l’est le lac Victoria, à l’ouest le lac Albert, au nord le cours du Nil entre les deux lacs. Là se trouvent, du côté du Victoria, l’Ouganda et, du côté de l’Albert, en allant du nord au sud, le Chopi, l’Ounyoro et l’Outumbi. C’est du vivant de Cherrybambi, grand-père de Kamrasi, que l’Outumbi, après s’être rendu indépendant, a conquis l’Ouganda où règne aujourd’hui M’tésa. Quant au Chopi, c’est la région baignée par le Somerset et dont Rionga et Fowouka cherchent maintenant à s’emparer.

J’eus encore à refuser à Kamrasi la plupart de ses importunes demandes et notamment de l’aider à combattre ses ennemis qu’il voulait tous exterminer, jusqu’au dernier. Il s’en alla fort irrité et, depuis lors, cessa de m’envoyer des provisions.

Mais un soir, après une journée employée à mettre mon journal et mes cartes au courant et à écrire à mes amis d’Angleterre, comme si j’avais eu dans le voisinage un bureau de poste à ma disposition, je fus tout à coup tiré de mon premier sommeil par un épouvantable vacarme : des centaines de nogaras (tambours indigènes) battaient ; autant de cornets à bouquin mugissaient aigrement, et des naturels hurlaient dans toutes les directions. Sautant en toute hâte hors de mon lit, je pris ma carabine et courus dans le village que je trouvai plein de gens armés en guerre, le menton garni de queues de bœufs, dansant et s’agitant, s’abritant de leurs boucliers et menaçant de leurs zagaies un ennemi imaginaire. Bachîta m’apprit que la bande de Fowouka, grossie de cent cinquante hommes appartenant au trafiquant Debono, venait de traverser le Nil, à trois petites heures de marche de Kisouna, avec l’intention formelle d’attaquer et de tuer Kamrasi. Le héros M’gambi, dont la hutte était toute voisine de la mienne, vint immédiatement me confirmer ces nouvelles. Il était fort alarmé et voulait se rendre au plus vite près du roi, son frère, pour lui recommander une fuite immédiate.

Je parvins, non sans peine, à le convaincre de l’inutilité de cette mesure et des services réels que, dans cette circonstance, je pouvais rendre à Kamrasi, si celui-ci voulait venir me trouver dès le matin suivant.

Le soleil était à peine levé, que le roi, sans le moindre cérémonial, se précipita dans ma hutte. Ce n’était plus le roi de théâtre que j’avais vu trôner dans les plis d’un magnifique manteau de pelleteries fines ; il ne portait, autour des reins, qu’un court jupon de laine bleue, don du capitaine Speke, et une petite écharpe sur ses épaules. Fort diverti du tremblement qui l’agitait et du changement curieux de son costume, je le complimentai de la coupe pratique de ses vêtements, bien mieux adaptés au combat que le long et gênant manteau royal. « Le combat ! s’écria-t-il avec une horreur profonde, je ne vais pas combattre ! je me suis vêtu légèrement pour mieux courir. Je ne pense qu’à fuir ! qui peut songer à combattre contre des fusils ? l’ennemi en a cent cinquante ! Fuyez avec moi ; nous ne pouvons rien contre eux. Vous n’avez que treize hommes avec vous ; Eddriz n’en a que dix ; que peuvent vingt-trois contre cent cinquante ? Faites vos paquets et fuyez ; nous trouverons un asile dans les hautes herbes des marécages ; l’ennemi peut paraître à chaque instant. »

Je n’avais jamais vu un homme tombé aussi bas dans l’abjection de la peur. Je ne pus m’empêcher de rire au nez de ce misérable lâche, représentant d’un royaume et chef d’une nombreuse population. Cependant je fis hisser le pavillon anglais au sommet d’un mât dressé dans l’enceinte de mon campement ; et, après l’avoir contemplé, non sans émotion, car il y a quelque chose qui réchauffe le cœur dans la vue de l’emblème de la patrie, même lorsqu’il flotte à des milliers de lieues de la terre natale, je me tournai vers Kamrasi, et lui expliquai que désormais sa personne et ses États étaient sous la protection de ce drapeau, qui représentait l’Angleterre. J’ajoutai qu’aussi longtemps qu’il se fierait à ma parole, bien que j’eusse refusé de me joindre à lui pour attaquer Fowouka, il trouverait en moi un fidèle allié, prêt à le défendre contre toute attaque. Je terminai en lui demandant des provisions pour mon compte, et des guides sûrs pour accompagner un message que j’allais faire porter au vakit ou lieutenant de Debono.

Dans l’après-midi du jour suivant, je vis arriver mes messagers m’amenant une dizaine d’hommes de Debono, sous les ordres d’un choush ou sergent. Ceux-ci venaient s’assurer que j’étais bien réellement dans le pays, contrairement aux bruits qui avaient couru, depuis plusieurs mois parmi eux, que ma femme et moi nous avions péri sur les bords du grand lac. Cette idée allait si bien à leurs intérêts, qu’ils avaient pris d’abord mes envoyés pour des émissaires de la bande rivale dirigée par Ibrahim, lequel abusait de mon nom pour exploiter seul les États de Kamrasi. Ils ne changèrent de conviction qu’à la vue du drapeau anglais, et de mon humble individu assis à l’ombre de ses plis.

Introduits dans l’enceinte de mon petit camp, ils s’assirent en demi-cercle autour de moi. Je leur demandai d’un ton d’autorité, comment ils avaient eu l’audace d’attaquer une contrée placée sous la protection de l’étendard britannique ? Je leur déclarai que l’Ounyoro m’appartenant par droit de découverte, j’avais donné à Ibrahim le privilége exclusif d’y trafiquer, à la condition de n’y rien faire de contraire à la volonté de Kamrasi, le roi régnant, dont j’étais actuellement l’hôte, et que je ne pouvais voir, dans la brusque invasion de la contrée par des sujets turcs devenus les alliés d’une tribu hostile, qu’une insulte au pavillon anglais. J’ajoutai que non-seulement je repousserais par la force toute attaque dirigée contre Kamrasi, mais qu’à mon retour à Khartoum, j’adresserais un rapport de l’affaire aux autorités turques, et que si un seul natif de l’Ounyoro avait été tué, blessé, ou emmené en esclavage, Mohammed-Ouat-el-Mek, leur chef, serait pendu sans rémission.

Ils alléguèrent pour excuses de leur conduite l’ignorance où ils étaient restés de ma présence dans la contrée, ainsi que les us et coutumes du commerce du Nil Blanc, qui autorisent les trafiquants à intervenir dans les querelles intestines des populations de cette malheureuse région, pour les piller et les réduire en esclavage les unes après les autres. Débités en termes aussi obséquieux pour moi que brutalement insolents pour le héros M’gambi, qui, d’abord présent à l’entrevue, finit par s’éclipser prudemment, ces prétextes ne pouvaient me toucher. Je remis à l’orateur de la bande une lettre pour son chef Mohammed, dans laquelle je signifiais à ce dernier, qu’à partir de la réception de ma missive, je lui accordais douze heures pour évacuer le sol de l’Ounyoro avec tous ses gens et tous ses alliés.

Ce point réglé, je fis tuer un mouton pour le souper des ambassadeurs.

Ces gens conduisaient avec eux deux ânes ; le lendemain matin, au moment de leur départ, une foule de natifs envahit l’endroit où ces animaux avaient passé la nuit pour y recueillir soigneusement les vestiges flagrants de leur séjour. La possession de ces précieuses reliques amena un conflit entre les nombreux prétendants : une véritable lutte, accompagnée de vociférations et de clameurs. À ce concert, les ânes qui déjà s’éloignaient, crurent devoir prendre part et lancèrent dans les airs des notes si puissantes, et si opportunes, que la multitude, alarmée par la tonalité sauvage de ces voix inconnues, se dispersa plus rapidement qu’elle n’était venue. J’appris alors que le crottin de l’âne, appliqué sur la peau humaine, est regardé dans tout l’Ounyoro comme un remède infaillible contre les douleurs rhumatismales, et que ce rare spécifique y forme un objet d’importation très-recherché. On le tire d’une lointaine contrée de l’Est, où la race asine vit et prospère.

Le roi, saisi d’un respect superstitieux pour le pavillon anglais, voulut me l’acheter ; je m’y refusai en lui disant que le drapeau n’avait de valeur que pour ceux qui savaient le défendre. Alors il m’envoya vingt dents d’éléphants, que je fis immédiatement remettre aux gens d’Ibrahim, et le lendemain ils en reçurent une quantité considérable que leur apporta l’armée de Kamrasi.

Bientôt Eddriz et ses dix Arabes contribuèrent efficacement à une expédition où Kamrasi ruina la puissance de Fowouka, et enleva les filles de Rionga avec un millier d’autres esclaves.

Et cependant ce roi était un misérable, aussi lâche que cruel.

En effet, quelques jours plus tard, j’apprenais, par M’gambi, que M’tésa, roi de l’Ouganda, à la tête de ses M’ouas, venait de passer le Kafour, de détruire M’rouli, et marchait sur Kisouna. Suivant Bachita la cause de cette incursion était que M’tésa, persuadé que Kamrasi nous retenait de force pour nous empêcher de lui porter nos cadeaux, voulait nous délivrer et nous amener à sa résidence. Il me fut impossible de persuader à Kamrasi de se défendre. Le poltron mit le feu à son camp et s’enfuit sans daigner me regarder, prétendant que je restasse à l’arrière-garde pour protéger sa retraite. Il me laissait même sans portefaix. Je déclarai donc à M’gambi que, s’il ne m’en fournissait pas, loin de tirer sur les M’ouas, je m’allierais avec eux, et M’gambi, plein d’effroi, m’en procura le soir même.

Le lendemain, je quittais mon camp de Kisouna et, après une pénible journée de marche, sur un sol privé d’eau potable, je bivaquais à Déang, ou tous mes porteurs me délaissèrent, à peu près sans munitions. Au bout de deux jours, l’approche des M’ouas nous forçait d’abandonner nos bagages, et de nous mettre en marche, durant la nuit, ma femme et moi, malgré notre épuisement. Nous atteignîmes Fowéra au moment où Mme Baker s’évanouissait, malade de fatigue. Les Arabes d’Eddriz s’y trouvaient, et nous pûmes enfin quitter nos vêtements trempés par la pluie. J’organisai une place forte, tandis que les M’ouas pillaient à leur aise le pays et réduisaient en esclavage les habitants qu’ils pouvaient découvrir. Ils ne se retirèrent qu’en apprenant qu’Ibrahim était arrivé à Karouma, ayant sous ses ordres des forces redoutables.

En effet, le 20 septembre, Ibrahim entrait à Fowéra. Il m’apportait du miel, du riz, du café, le courrier d’Angleterre, des pièces de calicot peint pour ma femme et de drap pour moi. Émerveillé du succès de notre voyage, il n’en était que plus choqué de la misère où il nous trouvait. Lorsqu’il eut reçu la nouvelle provision d’ivoire que Kamrasi lui fit remettre et qu’il l’eut jointe à celle qu’Eddriz avait enterrée lors de l’incursion des M’ouas, il n’en pouvait croire ses yeux. C’était une fortune que je lui avais procurée, et mes engagements à son égard étaient remplis et au delà. Deux expéditions qu’il fit ensuite, comme auxiliaire de Kamrasi, contre le Longgo, accrurent encore ses richesses, en lui valant un grand nombre de prisonniers et une soixantaine de dents immenses d’éléphants.

Cet abominable Kamrasi profita de la force que lui donnait la présence des Turcs, devenus, à cause de sa richesse en ivoire, ses auxiliaires aussi dévoués que peu scrupuleux, pour faire exécuter ses vengeances. Il se considérait comme le seul propriétaire libre du pays. Biens mobiliers et immobiliers, bêtes et gens, tout y était à lui. Sa libéralité consistait à prendre aux uns pour enrichir les autres. Ceux qui se plaignaient étaient suppliciés. Un vaste système d’espionnage, répandu partout et contre tous, et appuyé par un corps de cinq cents hommes, auxquels tout était permis sans aucune restriction pourvu qu’ils exécutassent ses ordres quels qu’ils fussent, telles étaient la science pratique et la base du gouvernement de ce despote africain. Sa tyrannie était, du reste, favorisée par la timidité de la population, qu’ont dégradée des siècles d’oppression et par la division de l’Ounyoro en tout petits districts, dont chacun est gouverné par un chef responsable des actes commis sous sa juridiction.


Coiffures des Obbos. — Dessin de A. de Neuville.

Sans sa lâcheté, ce despote africain aurait pu aisément, appuyé par Ibrahim, restaurer l’antique grandeur du royaume de Kitouéra ; mais jamais Kamrasi le féroce ne sera Kamrasi le conquérant.

Enfin le moment venu de quitter ce royaume barbare était arrivé. Nos préparatifs se trouvaient terminés. Kamrasi avait fourni à Ibrahim sept cents porteurs, tant était grande la quantité d’ivoire que le lieutenant de Courchid avait amassée. La veille de notre départ, Kamrasi, auquel Ibrahim laissait une trentaine de ses hommes pour le protéger, vint nous faire ses adieux. Il n’eut pas honte de me demander encore ma petite carabine, ma boussole et ma montre « que je lui avais promises, » disait-il. Je n’avais jamais cessé de les lui refuser, et certes le moment n’était pas venu de céder à des importunités dont j’allais être enfin délivré, et qui sont la ruine des voyageurs en Afrique.


VI


Voyage de retour.

Le 16 novembre 1864, toute la journée fut employée à faire passer, au-dessus des chutes de Karouma, le Somerset aux huit cents hommes dont se composait notre caravane. Nous commencions décidément notre retour vers l’Angleterre.

Au point du jour du 17 novembre, nous nous mettions en marche. Le lendemain, nous sortions de la forêt baignée par le Somerset et nous entrions dans les vastes prairies, qui se desséchaient peu à peu à mesure que nous avancions vers le nord, car les pluies, presque quotidiennes dans l’Ounyoro, devenaient de plus en plus rares en approchant du Madi. Monté sur le sommet de quelques hauteurs ou même de fourmilières, je


La bienvenue à notre retour. — Dessin de A. de Neuville.

pouvais distinguer à l’horizon le profil des montagnes qui,

à partir du lac Albert, accompagnent la rive gauche de la vallée du Nil. Peut-être, si je n’en avais pas su l’existence, ne les aurais-je pas remarquées ; car elles étaient à une soixantaine de milles, et les hautes herbes me les cachaient ordinairement ; mais ceux qui m’avaient suivi les connaissaient aussi bien que moi et les montraient du doigt à leur compagnons.

Nous étions arrivés à Shoua au bout de cinq jours. Le pays y était sec, l’herbe courte et de bonne qualité. Nous y prîmes possession du campement qu’on nous avait préparé. Ce soir-là, les négresses vinrent en foule féliciter ma femme sur son retour et danser pour célébrer cet heureux événement. Afin de rendre la fête plus complète, nous abattîmes une vache et la leur donnâmes à manger.

Notre résidence consistait en une cour fort spacieuse, dont le sol bien battu était enduit d’un crépi d’argile et de bouse de vache ; tout à l’entour s’étendait une palissade renforcée par des euphorbes ; au centre, un grand arbre s’élevait, précieux par l’ombre qu’il répandait autour de lui. D’un côté étaient plusieurs huttes construites pour les besoins de notre service, pour nos interprètes et nos gens ; de l’autre, une cabane de même forme, mais un peu plus grande et assez commode, nous servait d’habitation. Sa toiture en chaume s’était pittoresquement doublée des tiges et des rameaux grimpants d’une cucurbitacée, dont les potirons étaient de couleur rose.

Souvent, dans notre cour, nous vîmes, aux indigènes du Madi où est situé Shoua, se mêler ceux du Lira, district abondant en ivoire et que la bande d’Ibrahim avait découvert à une trentaine de milles de distance. Les premiers se faisaient distinguer par le tube fiché dans leur lèvre inférieure et par leur coiffure en forme de calotte, d’où s’échappait une queue à peu près tressée à la mode que suivait, dans l’Obbo, le fils aîné de Kattchiba (voy. p. 36). Les seconds portaient leurs cheveux de façon à en former un feutre épais qui leur tombait sur les omoplates. Chaque fois qu’un homme du Lira vient à mourir, sa chevelure, coupée et partagée entre ses amis, va grossir celle des survivants. Dans les cérémonies, cette perruque est ornée de dessins réguliers, ou toute poudrée d’argile blanchâtre. En cet état, un indigène du Lira donne assez l’idée de ce que serait un avocat anglais s’il lui prenait fantaisie, après n’avoir conservé de ses vêtements que sa perruque officielle, de se faire noircir et cirer le corps de la tête aux pieds.

Le pays primitivement très-fertile avait été ruiné par les guerres que Mohammed-Ouat-el-Mek, lieutenant de Debono, et Ibrahim, lieutenant de Courchid, ne cessaient d’y allumer et d’y alimenter. Leurs intrigues avaient été déjouées par des coutumes fort contraires à celles de l’Ounyoro ; car ici, outre que les chefs ont fort peu de pouvoir sur leurs tribus, celles-ci se subdivisent entre tous les fils d’un chef qui vient à mourir. Cet éparpillement du pouvoir et de la population est la cause irrémédiable de leur dissension et de leur faiblesse ; aussi Ibrahim n’hésita-t-il pas à essayer de se procurer par la violence les vaches dont il avait besoin pour solder les services de mille porteurs qui lui étaient nécessaires pour faire parvenir sa riche cargaison à Gondokoro. Or, il ne fallait pas moins de quatre vaches par homme pour ce trajet. Ces razzias poussèrent à bout un brave chef du Faloro, Oueurdella, qui, après avoir fait retirer ses bestiaux dans les montagnes, ne craignit pas de déclarer la guerre à Ibrahim : l’exemple était trop mauvais pour que Mohammed ne sentît pas, tout autant qu’Ibrahim, la nécessité de châtier celui qui l’avait donné. Les deux chefs de brigands oublièrent donc leurs torts réciproques et leurs bandes réunies marchèrent d’un commun accord contre Oueurdella. Mais celui-ci, jadis, avait reçu en cadeau deux carabines et deux paires de pistolets ; récemment, il avait eu soin de faire enlever aux Arabes des cartouches et des capsules, et il fit un si terrible usage de ses armes que, seul, embusqué derrière des rochers, il mit en fuite ces trois cents bandits, en leur tuant cinq hommes. Cinq balles bien employées par un chef nègre : quel symptôme !

Quant à moi, je tournais à profit mes loisirs forcés de Shoua : je refaisais et corrigeais mes cartes, je parcourais et étudiais le pays, j’empêchais les violences autant que je le pouvais, et, pour me distraire, j’aidais ma femme à élever de pauvres négrillons privés de leurs parents. Parfois je chassais ; mais, dans ce district, les girafes sont rares et il n’y a pas d’autres antilopes que les waterbucks et les hartebeestes. Les indigènes du Lira m’apportèrent une corne superbe provenant d’un rhinocéros unicorne ; cependant dans les parties de l’Afrique que j’ai visitées, je n’ai jamais rencontré que le rhinocéros noir à deux cornes. J’ai fait, de la tête d’un de ces animaux, tué dans une de mes chasses, un croquis fort exact. Les individus de cette variété sont extrêmement dangereux. J’ai remarqué qu’ils chargent invariablement tout ennemi dont ils viennent à sentir les émanations avant de l’avoir aperçu.

Dans mes courses, à la poursuite du gibier, j’ai découvert deux variétés de coton, indigènes de cette contrée, l’une, à fleur jaune, a une soie trop courte pour être utilisée avec profit ; l’autre, au contraire, à fleurs rouges, est d’une qualité superbe, et se détache de sa capsule avec une grande facilité. J’ai apporté en Angleterre un échantillon de cette espèce ; il est déposé à la direction du jardin botanique de Kew.

Un autre jour, j’ai dessiné en buste le portrait du vieux chef du Lira, en grand costume. Il portait alors, sur sa perruque de feutre, un ornement singulier fait de cauris, qui lui donnait le plus comiquement possible un faux air de juge anglais.

Cependant, peu à peu, Ibrahim rassemblait le millier d’hommes dont il avait besoin afin de pouvoir transporter ses trente-deux mille livres d’ivoire, qui constituaient pour Courchid-Aga la valeur de deux cent quarante et un mille francs. Déjà beaucoup de ces portefaix avaient d’avance reçu leur payement de quatre vaches. Malheureusement ils portaient pour la plupart des cordes autour du cou et des reins, c’est-à-dire qu’ils avaient pris le deuil de leurs bestiaux enlevés ou de leurs parents tués durant la razzia des négociants. Aussi, la veille même du départ, trouvèrent-ils un moyen aisé de se venger en se sauvant tous ensemble et laissant Ibrahim dans l’embarras : Le lieutenant de Courchid résolut donc de charger le gros de sa troupe de garder son trésor, tandis qu’il conduirait à Gondokoro un assez fort détachement pour y prendre des munitions et des provisions. Moi, je n’avais plus rien à faire à Shoua ; j’étais, par le fait même de la fortune qu’il avait amassée, dégagé de toute promesse envers Ibrahim, et je me décidai à partir avec lui pour Gondokoro.

Ma femme et moi nous nous mîmes donc en route non sans regretter bien sincèrement la bande des pauvres petits esclaves que nous avions soignés et qui pleuraient amèrement en se séparant de nous.

Nous avions complétement tourné le dos au sud : pendant plusieurs jours nous voyageâmes à travers de belles contrées semblables à des parcs, traversant deux fois l’Oun-y-Amé, qui coule entre le Shoua et l’Ounyoro ; enfin nous arrivâmes au point où cet affluent se perd dans le grand Nil, par 3° 32’ de latitude nord. Sur sa rive septentrionale à trois milles environ du confluent, je vis le tamarin qui fut le terme du voyage du signor Miani, et la limite non encore dépassée avant moi par les voyageurs venant du nord au sud. Cet arbre porte le nom de « Shedder-el-Sowâr » (l’arbre du voyageur). C’est sous ce nom qu’il est connu des caravanes des marchands.

Plusieurs des hommes appartenant à Ibrahim, ainsi qu’à Mahommed-Ouat-el-Mek, le vakil de Debono, avaient accompagné Miani jusque-là. Loggo, l’interprète bari, qui me suivait fidèlement depuis deux ans, avait aussi été l’interprète de Miani ; il m’avoua que, forcé par les menaces de l’escorte de son maître à le tromper, il lui avait fait craindre une attaque concertée par les indigènes. Les hommes de Miani, se servant de ce prétexte, avaient refusé de le suivre plus loin et l’avaient mis dans la nécessité de retourner à Gondokoro ; ce qui avait mis fin à l’expédition. Je contemplai d’un œil sympathique l’arbre qui avait été, pour ainsi dire, la borne infranchissable de son voyage. Me rappelant toutes les difficultés de ce genre que j’avais eu à supporter, songeant au crève-cœur que j’aurais eu si, trompé par les intrigues de mes propres gens, j’avais été obligé de revenir sur mes pas, tandis que mon devoir me poussait vers le sud, j’appréciai le désappointement que ce hardi voyageur avait dû éprouver en gravant amèrement son nom sur l’écorce de cet arbre, comme pour laisser un souvenir de sa déception. Après avoir payé un juste tribut à la persévérance qui l’avait fait pénétrer plus avant qu’aucun autre Européen avant lui, nous continuâmes notre route au milieu de véritables parcs naturels, de verdoyantes prairies avec lesquelles tranchaient les tamariniers dont le feuillage abrite de nombreux pigeons à la gorge d’un jaune éclatant. Nous gravîmes rapidement une montagne escarpée, par des sentiers ardus et pierreux. Arrivés au sommet, à huit cents pieds au-dessus du Nil qui coulait devant nous à une distance de deux milles environ, nous nous arrêtâmes pour jouir de ce splendide panorama « Hourrah pour le vieux Nil ! » m’écriai-je en jouissant de la scène qu’offrait à ma vue ce fleuve sortant à peine de chez son père nourricier, le lac Albert, dans toute la grandeur du plus majestueux cours d’eau de l’Afrique.

De notre hauteur nous apercevions une grande nappe d’eau que rien n’entravait dans sa course ; elle venait de l’O. S. O. et coulait sur un sol marécageux. Sa largeur, indépendamment des marais et des joncs, n’avait guère moins de quatre cents mètres ; mais, comme toujours, une estimation positive de cette largeur était rendue extrêmement vague par la forêt de joncs qui s’avancent fort avant dans les parties profondes et unies du Nil Blanc. Nous pouvions distinguer son cours jusqu’à une vingtaine de milles et tracer exactement la ligne des montagnes situées sur la rive occidentale, et que nous avions vues à soixante milles de distance lorsque nous étions sur la route de Karouma à Shoua ; déjà nous avions découvert de Mégundo même le commencement de cette chaîne frontière du Koshi. Le pays opposé au point où nous étions maintenant arrêtés, était justement le Koshi qui, bordant la rive occidentale du Nil, s’étend jusqu’au lac Albert. Le district que nous occupions actuellement, était le Madi qui s’étend le long de la rive orientale du Nil Victoria (ou Somerset) depuis l’angle formé par le Nil et le lac Albert. Ces deux pays, nous les avions déjà vus à Magungo, lorsque nous avions découvert le point précis où le Nil s’échappe du lac comme une simple modification de sa vaste nappe, jusqu’à ce qu’il se perde dans une interminable vallée de joncs gigantesques.

De Magungo, situé par 2° 16’ de latitude, ma vue s’était étendue au loin vers le nord, en descendant le cours du fleuve. Aujourd’hui, me trouvant à 3° 34’ de latitude, je remonte du regard dans la direction du sud, de manière à rejoindre presque la ligne atteinte par mon rayon visuel du haut de mon premier observatoire. Sur les cent quarante kilomètres qui m’en séparent, deux ou trois à peine restent inexplorés. Juste en face du sommet d’où nous examinons la contrée, la montagne escarpée, connue sous le nom de Gebel Koukou, s’élève à sept cent cinquante mètres au-dessus du niveau du Nil. C’est le point culminant d’une chaîne qui avec quelques interruptions au nord, longe la rive occidentale du fleuve jusqu’à trente milles de Gondokoro. Notre point d’observation forme l’extrémité septentrionale d’une chaîne parallèle encaissant le Nil à l’orient. Ainsi ce large et noble fleuve sorti du lac Albert comme une nappe d’onde pure, s’engouffre dès qu’il a reçu l’Oun-y-Amé, dans une passe resserrée entre deux montagnes : à l’ouest le Gebel Koukou et à l’est celle que nous foulons aux pieds. L’embouchure de l’Oun-y-Amé est la limite de la navigation pour qui viendrait du lac Albert. Si loin que la vue peut atteindre au sud-ouest, la con¢rée est déserte, plate et marécageuse, tout le long du cours de ce fleuve ; cette apparence me prouve l’exactitude des renseignements que j’ai reçus des indigènes de l’Ounyoro, et de la bouche même de Kamrasi, à savoir que le Nil est navigable pendant plusieurs journées de navigation, à sa sortie du lac Albert. Les mêmes renseignements avaient précisément été donnés à Speke, auquel une observation barométrique révéla pour le niveau du Nil en cet endroit, une si grande différence avec celui que le fleuve avait à Karouma que le capitaine en conclut l’existence d’une dépression de mille pieds entre la base des rochers de Karouma et le lac Albert. Ainsi que je l’ai déjà démontré, cette dépression du sol doit être de mille deux cent soixante-quinze pieds.

Il m’est impossible de dépeindre la grandeur calme du paysage qui se déroule autour de la hauteur d’où nous avons pu confirmer les résultats de nos propres travaux et les suppositions bien fondées de Speke. Nous étions maintenant sur la route de retour suivie par lui-même et par Grant ; mais je crois qu’ils ont dû tourner la base de la montagne dont nous avons fait l’ascension ; les deux routes aboutissent au même endroit ; celle que nous prîmes nous conduisit à angle droit vers le Nil qui coulait au-dessous de nous.


Indigènes de Madi et du Lira.

En descendant à travers des jungles enchevêtrées d’épines, nous arrivâmes au fleuve et, tournant subitement vers le nord, nous suivîmes son cours pendant un mille environ et nous campâmes pour la nuit sur ses bords. Après avoir traversé la vallée située entre le Gebel Koukou et la chaîne occidentale, le Nil n’était plus le fleuve calme que nous avions vu au sud : de nombreuses îles rocheuses embarrassaient son cours, et des bancs de vase couverts de hauts papyrus obstruaient tellement le courant, que le fleuve n’avait plus qu’un mille de large, en y comprenant un labyrinthe d’îles, de rochers et les canaux intermédiaires. Sur une de ces îles couvertes de joncs, nous découvrîmes un troupeau d’éléphants, presque entièrement cachés par la hauteur des plantes. Comme ils s’approchaient du bord de l’eau, je déchargeai sur eux une vingtaine de fois ma carabine Fletcher, dont la portée est de six cents mètres, mais je ne pus ni les atteindre, ni même les effrayer ; ce fait peut donner une idée de la largeur du fleuve, car l’île paraissait en occuper le milieu.

Un peu plus bas, le Nil se resserre rapidement et devient enfin un torrent impétueux qui se précipite à travers une gorge étroite, entre deux falaises à pic, avec une force terrible. Dans certains endroits, ce grand fleuve est réduit, par sa prison de rochers, à une largeur de cent vingt mètres au plus. À travers ces écluses naturelles, la chute des eaux a quelque chose d’effrayant, mais on conçoit que pour un observateur vulgaire, venant du Nord, comme la plupart des voyageurs l’ont fait avant Speke, le Nil dans cette partie de son cours ne soit apparu que comme un torrent des montagnes ; d’autant mieux que je ne sache pas que personne ait tenu compte de l’impétuosité de son courant.

Après avoir traversé l’Asoua, environ à un quart de mille de son confluent, nous nous retrouvâmes sur le territoire des Baris.

Ces tribus voulurent nous arrêter dans un défilé ; mais elles tiraient si mal leurs flèches empoisonnées qu’elles


Danse de guerre des Obbos. — Dessin de A. de Neuville.

nous firent plus de peur que de mal. Nous passâmes sans

accident. La nuit suivante, elles bloquèrent notre camp, et un de leurs archers fut tué par une de nos sentinelles. Cet événement mit fin à leurs volontés agressives et nous arrivâmes sans autre incident à Gondokoro.

Partis sous les auspices les plus contraires, nous y revenions, malgré notre petit nombre, en vainqueurs, portant devant nous le drapeau de l’Angleterre. « Hourrah pour la vieille Angleterre ! » Nous entrons en poussant des cris de joie ; nous entrons en faisant parler la poudre ! Les Turcs nous répondent ; mais nous ne trouvons à Gondokoro ni lettres d’Angleterre, ni navire pour nous transporter à Khartoum. On nous croyait morts ou du moins partis pour Zanzibar. Nous étions à Gondokoro, mais sans ressources !


Le baggera, poisson du lac Albert.

Cette station était pleine des caravanes des négociants qui y avaient amené plusieurs milliers d’esclaves ; ces messieurs étaient plongés dans la consternation. De tous les navires qu’on attendait trois seulement, appartenant à Courchid-Aga, y étaient arrivés ; mais ils avaient donné d’effrayantes nouvelles. L’Égypte s’était résolument mise à supprimer la traite des nègres et avait envoyé à Khartoum quatre bateaux à vapeur. Deux d’entre eux avaient établi une croisière sur le Nil Blanc, où déjà ils avaient saisi plusieurs négriers, dont les équipages avaient reçu la bastonnade et dont les cargaisons avaient été confisquées. Le Chillouk avait été occupé par un régiment égyptien et les négociants étaient réduits à l’impossibilité de transporter leurs esclaves dans le Soudan égyptien, pour les y vendre. Enfin la peste, après avoir tué à Khartoum quinze mille personnes, s’était répandue jusqu’à Gondokoro.


Lepidosiren annecteus, poisson du lac Albert.

Profitant de l’effroi répandu par le bruit qu’un bateau à vapeur remontait jusqu’à cette place, je louai un des navires qui appartenaient à Courchid et qui allait redescendre à vide. Je le fis nettoyer à fond, parce que plusieurs des hommes de son équipage y étaient morts de la peste, et je m’y embarquai avec joie pour échapper à l’horrible puanteur qui remplissait la station et le fleuve où l’on jetait tous les malheureux atteints de l’épidémie. Au moment du départ, je reçus les adieux d’Ibrahim, qui, je dois le reconnaître hautement, s’était, depuis notre convention dans le défilé d’Ellyria, montré religieusement fidèle à sa parole. Je l’en récompensai.

Les sentiments de cette population barbare de Gondokoro à mon égard étaient bien différents de ceux qu’elle m’avait témoignés à mon départ. J’avais réussi dans mon entreprise. Toutes mes prédictions, même celle de la suppression de la traite des nègres, s’étaient accomplies. Ceux qui m’avaient été hostiles, le malheur les avait frappés. Ceux qui m’avaient été bienveillants et favorables la fortune les avait récompensés. La volonté de Dieu s’était manifestée, disait-on ; et l’on courbait la tête.

Pendant que nous descendions rapidement le Nil, je m’occupai à résumer les connaissances que j’avais acquises sur le bassin de ce fleuve.

Il est compris entre le 20e et le 37e degré de longitude à l’est de Paris ; le 3e de latitude méridionale et le 31e de latitude septentrionale. Le lac Victoria verse dans le lac Albert les eaux de tous les affluents qu’il a reçus ; le second est donc le réservoir général des eaux du centre de l’Afrique équatoriale.

Quand Ptolémée a annoncé que le Nil sortait de deux lacs où venaient se concentrer les eaux des montagnes neigeuses de l’Éthiopie, il a dit la vérité, et il ne s’est trompé que sur les détails.

Speke et Grant ont trouvé le premier de ces lacs ; ils ont entendu parler du second. Mon exploration, guidée par les renseignements qu’ils m’ont communiqués, n’a eu d’autre objet que de confirmer leurs découvertes d’une façon incontestable, et d’unir la voix d’un témoin au concert des louanges qu’ils ont méritées.

On sait que Speke a donné à la rivière qui sort du lac Victoria, le nom de Somerset. Cette rivière tombe dans le lac Albert qui devient ainsi le grand réservoir du Nil Blanc.

Dans la région de ces lacs, la saison des pluies dure depuis le commencement de février jusqu’à la fin de novembre ; pendant les deux autres mois, le temps est incertain et il tombe de nombreuses averses avec toute la violence propre aux régions tropicales. Il en résulte que le Nil trouve dans le lac Albert, qui conserve toujours un niveau élevé, l’alimentation incessante qu’exige son cours de plus de mille lieues.

Il a pour affluents : l’Yé et le Bahr-el-Gazal, à gauche ; à droite, l’Asoua, le Sobat, puis le Nil Bleu ou Bahr-el-Azek et l’Atbara, rivières abyssiniennes, dont la crue détermine le débordement du Nil en Nubie et en Égypte. Des autres affluents, c’est le Sobat qui est le plus considérable.

Maintenant, quel parti peut-on tirer des découvertes récentes ? Sans doute, l’Afrique centrale est naturellement une admirable contrée. Elle produit d’elle-même le coton, le café, la canne à sucre et le bananier ; mais elle ne connaît que deux articles d’exportation : l’esclave et ivoire. Malheureusement, les barbares qui l’occupent, ne sont stimulés par presque aucune nécessité de travailler pour vivre, et ils ne semblent aimer que la paresse et la guerre. Il est difficile d’y pénétrer par les côtes maritimes, et le climat y est contraire aux Européens. La colonisation n’y est donc guère possible. Les missionnaires qui ont voulu, par le nord, y faire pénétrer la civilisation chrétienne, ont reconnu l’inutilité de leurs efforts. Aussi longtemps que la traite des nègres donnera un développement fructueux à cet abominable esclavage, qui existe probablement depuis l’origine même des populations en Afrique, il n’y aura rien à espérer pour cette région si belle où homme seul fait son propre malheur. L’esclavage dessèche tous les germes de la civilisation : la pitié, l’amour, l’esprit de famille, l’esprit d’enrichissement par le travail et par le légitime commerce. Il faut le supprimer, en engageant l’Égypte à persévérer dans les mesures qu’elle vient de prendre. Qu’on intercepte le commerce actuel du Nil Blanc, en en faisant, par transition, un monopole confié, sous de certaines conditions, à une compagnie surveillée, le commerce légitime aura bientôt pénétré jusqu’aux lacs, et l’on ouvrira ainsi la route au christianisme et à la civilisation de l’Europe.


Tête d’oie à huppe rouge du haut Nil.

Quant à l’ethnologie de ces pays, elle m’échappe. J’y trouve au moins cinq langues différentes, qu’on parle dans le Dinka, dans le Bari, dans le Latouka, dans le Madi et dans l’Ounyoro ou Kitouara ; sans compter celles du Makkarika et du Mallegga qu’on dit ne pas se ressembler. D’autre part, en considérant que ces peuples nègres ne paraissent avoir aucune idée de la vie future ni de l’existence de Dieu, et en remarquant que, depuis la création d’Adam, ces idées se sont toujours conservées chez les races blanches ou jaunes, je suis tenté de croire que la race noire est préadamite. Les races qui sont dénuées de l’instinct de religion ne me semblent pouvoir être comparées qu’à ces ossements fossiles qui nous prouvent l’existence des animaux antédiluviens[2].


Tête d’oie à bec caronculé du haut Nil.

La géologie de l’Afrique centrale me paraît même venir à l’appui de cette hypothèse. La région où le Nil prend sa source, est un plateau élevé de quatre mille pieds au-dessus du niveau de la mer. C’est de là que descendraient, vers le sud, les eaux se rendant au lac Tanganyika et à un autre lac où le Congo prendrait sa source ; vers le nord, il enverrait des eaux au Niger et au lac Tchad, comme aux lacs Albert et Victoria. Or, ce plateau est composé de roches granitiques. La formation géologique de cette partie du monde est toute primitive et la surface n’en paraît avoir été altérée ni par l’action des volcans, ni par celle de mers qui y auraient longtemps séjourné. Il s’ensuivrait que les races d’hommes devraient y être au moins aussi anciennes qu’aucune de celles qui peuplent le reste de notre globe. Et peut-être y ont-elles précédé la création d’Adam, puisque, au contraire de l’homme historique, elles manquent complétement de traditions et de souvenirs du passé, et ne croient pas en Dieu.

D’ailleurs, c’est à peu près ce que pense sur ces matières notre célèbre sir R. Impey Murchison. Déjà, en 1852, il avait, a priori, établi que le centre de l’Afrique n’a pas pu géologiquement se modifier durant une suite de siècles si longue qu’il peut bien remonter à des temps fort antérieurs à l’homme. Douze années plus tard, en 1864, le 23 mai, au moment où je revenais de visiter le lac Albert, notre illustre savant prononçait, à la séance solennelle de la Société royale de géographie d’Angleterre, un discours que j’ai lu avec le plus vif intérêt depuis mon retour, et dont voici l’analyse :


Baker chassant la giraffe.

« J’ai dit, en 1852, que le centre de l’Afrique forme un grand plateau occupé par des lacs et des marais d’où les eaux s’écoulent à travers des fissures ou des dépressions pratiquées dans les roches plus anciennes qui se trouvent au-dessous, et que ce plateau est resté dans les conditions où il est aujourd’hui, depuis un temps que je croyais fort considérable. Depuis cette époque, tous les voyages faits en Afrique m’ont confirmé dans la pensée que cette partie du monde n’a jamais été submergée comme l’ont été l’Asie, l’Amérique et l’Europe. Voici quelques-uns des faits sur lesquels je fonde mon hypothèse. Le docteur Kirk, sur les bords d’un affluent du Zambèze, a trouvé des débris d’animaux ayant tous les caractères de fossilisation qui les rendraient antérieurs à la période tertiaire, et pourtant ces fossiles étaient exactement semblables aux ossements des buffles, des crocodiles et des tortues qui existent aujourd’hui. Ils étaient accompagnés aussi de débris fossiles d’antilopes et d’autres animaux que nous retrouvons en Afrique sans aucune modification sensible. On n’a découvert encore aucun calcaire contenant des restes d’animaux marins, dont la présence prouvrait que cette partie du monde a, comme les autres, été déprimée sous l’Océan, puis relevée au-dessus du niveau des eaux. Ainsi depuis l’époque de la formation des roches secondaires le centre de l’Afrique semble être demeuré dans les conditions terrestres et lacustres où il se présente à nous. On n’y voit même aucune trace de ces dépôts grossiers et superficiels qu’ont produits l’action et la fonte des glaciers, ou les ravages des formidables torrents qui, ailleurs, sont descendus jadis des montagnes élevées. Quant aux volcans, hormis le Kilimandjaro, éteint aujourd’hui, on n’y a encore constaté, au sud de l’équateur, ni cratère ni matière éruptive[3]. Cette conservation de l’antique état de l’Afrique centrale, est, il est vrai, un fait unique en géologie, et cependant il est impossible aujourd’hui de ne point convenir que, depuis la formation, le sud de l’Afrique n’a éprouvé aucun autre changement que ceux qui sont les conséquences des influences atmosphériques et géologiques. Si nous admettons que les plantes de ce vaste pays et les animaux des espèces inférieures qui l’habitent, sont toujours restés les mêmes, comme la terre qui les nourrit, en devrons-nous conclure que


Escarmouche entre Turcs et indigènes du haut Nil. — Dessin de A. de Neuville.

les races d’hommes que nous y connaissons remontent

à une égale antiquité ? Le fait est, qu’aux fossiles rapportés par MM. Kirk et Livingstone, se sont trouvés mêlés des fragments de poterie ; mais on n’a pas prouvé encore que les uns et les autres soient de la même époque. Nous manquons donc, pour l’Afrique, de ces anneaux qui rattachent en Europe l’archéologie à la géologie. Enfin, si l’on parvient jamais à établir une aussi haute antiquité pour le nègre, il faudra bien admettre, en même temps, qu’il est demeuré inférieur aux autres races humaines, car il a fait en civilisation moins de progrès, même que les Polynésiens. C’est ainsi qu’il n’a jamais su que tuer et dévorer l’éléphant tandis que, depuis un temps immémorial, l’Asiatique a su s’en servir utilement. »


Tête d’antilope méhédéheh.

C’était à la fin de mars, c’est-à-dire, à la fin de la saison sèche, dans cette latitude, que nous descendions le Nil, lorsque nous aperçûmes, dans un espace découvert, parce que les roseaux y avaient été brûlés, un troupeau de plusieurs milliers d’antilopes, auxquelles des nègres en grand nombre coupaient la retraite. Les femelles étaient d’un brun rouge, sans cornes, et les mâles portaient, de belles cornes et avaient le pelage noir. Comme je n’avais jamais tué d’antilopes pareilles, je me fis mettre à terre avec Richarn et Saat, et j’entrai en chasse. J’abattis d’abord deux mâles, puis, me portant derrière une fourmilière de dix pieds de haut, devant laquelle le troupeau défilait au galop, je tuai encore deux mâles et une femelle. J’abandonnai quatre de ces belles pièces de gibier aux indigènes, me réservant seulement les têtes, que j’emportai avec la cinquième à mon bord. L’animal était de couleur noire, un peu plus grand qu’un âne ; il avait une tache blanche

au garrot, une couronne blanche au sommet de la tête, un cercle blanc autour des yeux, et le ventre blanc ; ses cornes, gracieusement recourbées en arrière, mesuraient deux pieds quatre pouces anglais.

Quelques jours après, nous arrivions au confluent du Bahr-el-Gazal, et nous rencontrions un barrage qui s’était formé à travers le Nil et où déjà plusieurs embarcations s’étaient perdues. Je fis jeter l’ancre à un demi-mille en avant et j’allai reconnaître l’obstacle. C’était une immense accumulation de roseaux et de végétations flottantes, dont le fond était déjà fort solide, et dont la surface, étendue sur trois quarts de mille en largeur, se couvrait de roseaux et d’herbes élevées. Il nous fallut une demi-journée pour dégager le chenal qu’avaient creusé les bateaux en remontant le fleuve, et deux journées entières pour franchir le barrage sans accident et au prix d’un travail opiniâtre.


Tête de rhinocéros noir à double corne.

À peine nous en trouvions-nous débarrassés, que la peste se déclara sur notre bateau, et que plusieurs de nos gens furent pris de ces saignements de nez qui annoncent une fin fatale, aussi prompte qu’inévitable. Saat, notre enfant d’adoption, ce jeune nègre qui faisait une exception si remarquable au caractère barbare de sa race, fut une des premières victimes de cette terrible maladie. Sa peau était devenue jaune, ses yeux s’injectaient de sang et, quand il n’était pas en proie au délire, épuisé, étendu sur sa natte, il poursuivait de ses affectueux regards Mme Baker, qui lui faisait boire de l’eau sucrée, seul remède qui, avec le calomel, fût à notre disposition. Rien ne pouvait plus soulager ses tortures. Richarn gagna toute mon amitié en le veillant paternellement. Le lendemain, Saat paraissait aller mieux ; je le fis laver et habiller avec soin. Ma femme lui donnait toutes les dix minutes une cuillerée à café d’arak sur un morceau de sucre. Il ne pouvait plus parler, mais il nous remerciait du regard. Il s’endormit. Karka, notre grosse négresse, s’assit près de lui et lui étendit les jambes et les bras. « Dort-il encore ? » lui demandâmes-nous. Les larmes coulaient sur les joues de la brave femme, et elle répondit : « Il est mort. » Nous fîmes arrêter le bateau et creusâmes une fosse sur une grève sablonneuse. Saat s’était montré si bon et si fidèle que, même ses compagnons au cœur endurci, avaient appris à le respecter, malgré son jeune âge, et à l’aimer. Nous le déposâmes au pied d’un bouquet d’arbres. Il quittait cette terre d’iniquité dans toute la pureté d’un enfant. Il avait vécu et il était mort en bon chrétien. La tombe de Johann Schmidt avait marqué le commencement de notre voyage, ; celle de Saat en signalait la fin. Notre exploration avait pour point de départ et pour point d’arrivée, le tombeau de deux gens de bien, de deux amis.

Le 5 mai, nous entrions à Khartoum ; le 6, j’apprenais la nouvelle déplorable de la mort de Speke. C’était encore une douleur. J’éprouve le besoin de répéter ici que, bien que le Nil sorte, à proprement parler du lac Albert, il n’en est pas moins vrai que la rivière que Speke a nommée Somerset et qui sort du lac Victoria, est vraiment le commencement du Nil, le haut Nil, le Victoria, comme on voudra le désigner ; et que le lac Victoria est réellement la source la plus élevée de ce grand fleuve. Le lac Albert, quoiqu’il soit le réservoir général du cours du Nil, n’en est que la seconde. Malgré la théorie qui repousse les lacs en qualité de sources des fleuves, il sera très-probablement impossible parmi les nombreux courants qui s’y déversent, de trouver une autre origine au Nil que les deux lacs Albert et Victoria.

À notre arrivée, la situation de Khartoum était des plus misérables. La famine ravageait le Soudan. L’épizootie ne s’était pas bornée à enlever les bestiaux, elle avait aussi tué les chameaux et interrompu tout le transit. Le Nil Bleu était si bas, que la navigation était devenue impossible et qu’on ne recevait plus ni blé ni fourrage. Nous étions donc de nouveau emprisonnés, et cette fois sans provisions, dans une ville ravagée par le typhus.

Pendant ma résidence forcée à Khartoum, je fis arrêter Mohammed-Her, que j’accusais d’avoir poussé les gens de ma caravane à la révolte, tant à Gondokoro que dans le Latouka à Latorné. C’était un exemple qu’il fallait faire, un châtiment sur lequel comptaient les gens qui m’étaient restés fidèles. De nombreux témoins vinrent déposer contre le coupable. Osaman-Bey, alors gouverneur de Khartoum, le condamna à recevoir des coups de kourbaches (cravaches en cuir d’hippopotame) sur la plante des pieds, « pour avoir comploté de faire manquer l’expédition du voyageur anglais. » Par humanité, j’obtins que le supplice fût limité à cent cinquante coups.

Enfin, au bout de deux mois d’anxiété, le 1er juillet 1865, nous fûmes en mesure de quitter Khartoum, et, bien que nous eussions été sur le point de nous perdre dans une cataracte, à tout prendre, notre navigation fut heureuse jusqu’à Berber. Là nous reçûmes l’hospitalité la plus complète de M. et Mme Laffargue, Français établis depuis plusieurs années dans le Soudan. Cette occasion doit me servir à exprimer publiquement les sentiments de profonde reconnaissance que m’a laissés la parfaite courtoisie avec laquelle ceux des Français que j’ai rencontrés dans ces pays lointains, nous ont toujours reçus. Cette politesse avait le charme d’une de ces fleurs qu’on rencontre à l’improviste dans les sables du désert. Je fais des vœux pour que, par réciprocité, tout Français qui se trouvera éloigné de sa belle patrie, reçoive un traitement analogue de mes compatriotes.

À Berber, nous voulûmes éviter la traversée du désert de Korosko, pendant les chaleurs d’août, et nous prîmes le parti de nous diriger sur Souakim pour nous y embarquer. Le voyage se fit sans encombre, à l’exception d’une bataille, où nous restâmes vainqueurs, contre des Arabes qui prétendaient nous expulser de l’ombre d’un arbre, à laquelle tout voyageur a droit. Nous y admirâmes la valeur qu’y déploya la femme de Richarn ; car ce fidèle serviteur s’était récemment marié avec une négresse de la tribu guerrière des Dinkas. Elle se jeta au milieu de la mêlée et y combattit comme un héros.

Les montagnes de la chaîne arabique, le long de la mer Rouge, nous parurent fort belles, à cause de leurs grosses masses de granit rouge et gris, ou de porphyre rouge et vert, ainsi que de leurs coulées de basalte, si nombreuses et si noires que, durant une journée entière, nous pouvions croire que nous errions au milieu d’un désert couvert de charbon de terre en poussière, en blocs et en monticules.

Le vingt-quatrième jour depuis notre départ de Berber, et la sortie d’un défilé, qui nous avait menés par-dessus le faîte des montagnes, nous aperçûmes tout à coup la mer Rouge. Descendant le plus promptement possible, nous entrâmes le lendemain matin dans Souakim. La position de cette place est des plus avantageuses et, si elle communiquait directement avec Suez, elle prendrait rapidement une grande importance en devenant l’entrepôt de tout le commerce du Soudan avec l’Arabie. Malheureusement, il est loin d’en être ainsi, car nous demeurâmes quinze jours en attendant l’arrivée d’un bateau à vapeur. Enfin, on en signala un qui apportait des troupes égyptiennes, et qui, sa mission remplie, allait retourner immédiatement à Suez. Il nous reçut à bord, et, en cinq journées, nous débarqua dans cette ville, où nous retrouvâmes enfin dans un hôtel anglais, cette pale ale à la glace et ces biftecks qui avaient été si longtemps l’objet de nos désirs.

Quel paradis terrestre, qu’un hôtel européen ! Celui-ci était plein de voyageurs se rendant aux Indes, beaucoup d’Anglais, et des Anglaises charmantes. Je dois avouer pourtant que celles-ci nous surprirent par les masses de cheveux qu’elles portaient en gros chignons derrière la tête. Je n’avais jamais vu une telle exubérance du système chevelu chez mes compatriotes. Cette mode rappelait trop fidèlement la coiffure des nègres du Lira, et Bicharn en fut si naturellement frappé, que, se rappelant l’usage qu’a cette tribu d’augmenter l’épaisseur de ses cheveux avec ceux de leurs amis défunts, il me dit naïvement : « Les Anglaises sont bien belles ; elles ont de magnifiques chevelures et ne font pas comme ces sauvages de nègres qui se mettent sur la tête des cheveux qui ne sont pas à eux. Les leurs leur appartiennent bien, n’est-ce pas ? — Oui, Richarn, répliquai-je. Ces cheveux sont bien à elles. » Leur coiffeur, bien payé sans doute de ses fournitures, ne m’aurait pas démenti.


Le chef de la tribu des Lira. — Dessin de A. de Neuville.

J’établis Richarn et sa femme dans une place excellente que je leur procurai à l’hôtel Sheppard du Caire. En quittant ces bons serviteurs, les derniers de mes compagnons de route, j’éprouvai un vrai serrement de cœur. Puis quand je me retrouvai en tête-à-tête avec Mme Baker, dans un wagon de chemin de fer, sans que rien me rappelât la vie sauvage, le passé me parut un songe ; j’étais prêt à me demander si bien réellement javais vu le lac Albert et les sources du vieux Nil ; mais, devant moi, j’avais mon témoin, ma compagne dévouée, qui ne m’avait jamais quitté et dont le courage avait fait ma force, tellement qu’après Dieu c’était à elle surtout que je devais le succès de mon entreprise.

Traduit de l’ouvrage de sir Samuel Baker par
J. Belin de Launay.



  1. Suite et fin. — Voy. pages 1 et 17.
  2. Nous croyons devoir dégager entièrement notre responsabilité des opinions émises ici par le voyageur et des théories scientifiques sur lesquelles il cherche à les étayer. (Rédaction.)
  3. Nul, depuis Werner, n’a cherché à contester la vulcanisité du basalte. Cette roche est éminemment d’essence éruptive ; or sa présence est parfaitement constatée dans l’Afrique australe, où sur un point bien connu, le Mosi-a-tounya, elle barre d’un énorme filon le bassin du Zambèze (latitude sud 18°). (Rédaction.)