Voyage à l’île de la Réunion (île Bourbon)/06


SAINT-LOUIS ; SAINT-LEU. DÉPART DE LA RÉUNION.

VI

La vendange des tropiques. — Fabrication du sucre. — L’usine de M. Deshayes. — Les travailleurs indiens, nègres, arabes et chhinois. — Population de la colonie. — Le château du Gol. — De Saint-Louis à Saint-Leu et Saint-Paul.

Dire que la descente de Cilaos à Saint-Louis fut moins pénible que la montée, et que je la fis en beaucoup moins de temps, c’est avancer une vérité digne de M. de la Palisse. Je demande néanmoins qu’un me passe cet axiome : il servira d’entrée en matière à ce sixième et dernier chapitre de mon voyage.

Homme et femme malgaches. — Dessin de Mettais d’après une photographie.

Je reçus à Saint-Louis une hospitalité toute créole dans la maison de M. Denis Payet, conducteur des ponts et chaussées et ingénieur communal. Saint-Louis, situé au milieu des arbres, est traversé par la grande route de Saint-Pierre à Saint-Denis. Un ruisseau d’eau courante passe devant chaque maison, et rafraîchit l’air déjà parfumé de l’odeur des fleurs. La porte de ma chambre ouvrait sur un vaste jardin, où les manguiers, les bananiers et les tamarins répandaient une ombre bienfaisante. Assis le soir hors de la maison, nous buvions le faham odorant, ce thé de l’île Bourbon, digne rival de celui de Chine, et nous nous laissions aller à d’interminables causeries. Mon hôte me racontait les émouvantes aventures du temps de l’esclavage, à l’époque où les grands marrons infestaient l’île, et avaient choisi comme asile les inaccessibles cavernes sur les flancs du Piton des Neiges. On se rappelle encore à Bourbon et la féroce hardiesse de ces noirs et l’indomptable courage des chefs de détachement, qui allaient les traquer jusque dans leurs impénétrables demeures.

« Jette ta sagaye et rends-toi, » dit un jour Mussard, le plus vaillant de ces chasseurs de noirs, à l’un de ces chefs de bandes sur lequel il était tombé à l’improviste. — « Jette ton fusil, » repartit le Cafre.

Je profitai de mon séjour à Saint-Louis pour étudier plus en détail que je ne l’avais fait jusque-là la culture de la canne et le travail des sucreries. Le mois de juin était venu, et avec lui le précieux roseau arrivait à maturité. Certaines variétés commençaient même à se couronner d’une aigrette violette, qui indique au planteur que le moment de la coupe est proche. Alors les sucreries, jusque-là inactives, entrent en mouvement ; on visite, on répare toutes les machines, et bientôt la coupe commence. La canne est taillée à son pied, débarrassée de ses feuilles et jetée sur des charrettes traînées par des mules ou des bœufs. Elles prennent le chemin de l’usine, où bientôt une nouvelle charrette arrive remplaçant celle qui s’en va. Il n’y a dans le travail ni trêve ni repos, hormis aux heures de repas. La coupe est la vendange des tropiques, et du temps des noirs c’était l’époque des fêtes champêtres et des danses échevelés.

Jeune fille malabare. — Dessin de Mettais d’après une photographie de M. Bévan.

Aujourd’hui, les émigrants de l’Inde ont presque partout remplacé le noir, les cris et les jeux ont disparu, car l’Indou, sombre et mélancolique, est loin d’être aussi expansif que le joyeux enfant de l’Afrique.

À mesure que la coupe se poursuit dans les plantations, la roulaison commence dans les sucreries. Le roseau jeté entre des cylindres de fonte (le moulin) donne un jus aqueux et sucré qu’on nomme vesou. La partie ligneuse de la canne, appelée bagasse, est mise à part et desséchée ; elle forme le combustible qui sert à chauffer les chaudières.

Le vesou tombe dans de vastes bassines en cuivre, ou défécateurs. On le purifie au moyen de la chaux qui précipite les sels terreux renfermés dans la liqueur sucrée, et coagule l’albumine. Le liquide, écumé et décanté, prend alors le nom de sirop, et descend dans des chaudières étagées, en tôle de fer, que l’on appelle les batteries. Elles sont chauffées par le feu ou par la vapeur. Le sirop s’y concentre au degré voulu, et passe enfin dans d’énormes chaudières en cuivre rouge et de forme sphérique, où l’on produit le vide. C’est là qu’ont lieu la cuite et la cristallisation. Une dernière opération, celle du turbinage, consiste à décolorer et dessécher les cristaux par le moyen de toupies métalliques, mues par la vapeur, et faisant plusieurs milliers de tours par minute.

Le système de fabrication du sucre, tel que je viens de le décrire, est le plus perfectionné. Il n’est pas encore en usage dans toutes les sucreries, mais peu à peu les établissements qui sont restés fidèles aux anciennes méthodes, reconnaissent l’utilité du nouveau système et l’adoptent résolument. Les sucriers de Bourbon sont avant tout gens de progrès, et il est peu de colonies qui soient aussi avancées dans la fabrication du sucre.

Le travail d’une sucrerie est l’un des plus curieux que l’on puisse voir. Les chauffeurs à moitié nus, dégouttant de sueur, sont devant leurs chaudières qu’ils nourrissent avec usure et qui dévorent la bagasse avec une insatiable ardeur. Ceux-ci écument les sirops, ceux-là les décantent. Les uns veillent aux turbines, les autres au moulin et à la machine à vapeur. Le bruit métallique des cylindres, la ronde étourdissante des toupies se mêlent aux cris et aux chants des ouvriers. Au dehors, les cheminées de l’usine vomissent une fumée noire et épaisse, et devant l’établissement les mules du Poitou, attelées à leur charrette qu’on décharge, ouvrent bruyamment leurs naseaux pour respirer à pleins poumons l’odeur agréable qui se dégage de la sucrerie.

La roulaison était sur le point de commencer quand j’arrivai à Saint-Louis. Une vaste usine, qui travaille presque toute l’année, celle de M. Deshayes, était déjà en mouvement, et je m’empressai de la visiter. Tout est là disposé dans une symétrie et un ordre qu’on ne peut s’empêcher d’admirer. Tous les appareils reluisent comme s’ils étaient neufs ; le partout lui-même, en dépit de la mélasse, est d’une irréprochable propreté.

Indiens et nègres de la Réunion. — Dessin de Mettais d’après une photographie de M. Bévan.

Le directeur de ce bel établissement n’est pas seulement un habile sucrier, c’est aussi un intelligent planteur. Une partie du sol qu’il a défriché, aujourd’hui couverte de cannes et naguère encore de blocs basaltiques au lieu de terreau, a reçu de lui le nom de Pierrefonds, qui consacre un succès de plus. Le travail du planteur, comme le comprend M. Deshayes et comme le pratiquent presque tous les colons bourbonnais, demande d’ailleurs une grande expérience. Il faut connaître les différentes variétés de cannes, les terrains qui conviennent à chacune d’elles, la quantité de guano ou d’autres engrais qu’on doit verser à leur pied. Ici l’on cultivera la canne rouge de Taïti ou la canne jaune ; là la canne de Batavia ou bien celle de Chine ; ailleurs il faut combattre le borer, ce ver rongeur qui, s’introduisant dans le roseau, se loge dans le tissu cellulaire, mange le sucre et fait dépérir la tige. Sur un autre point, c’est un champ à défricher et à fumer pour le préparer à recevoir la canne. Enfin, il faut tenir tout son monde de travailleurs occupé et content, et arriver au moment de la coupe et de la roulaison, avec une bande d’engagés disciplinée et assez nombreuse pour que toutes les opérations marchent dans un ensemble parfait.

Les ouvriers que l’on emploie à tous ces travaux divers depuis l’abolition de l’esclavage, sont surtout des immigrants indiens. L’affranchissement des esclaves a eu lieu en 1848, et les noirs ont presque tous refusé de travailler pour leurs anciens maîtres. Émancipés, ils se sont déclarés citoyens, et à ce titre ont généralement refusé de prêter leurs bras à autrui. On s’est alors adressé à l’Inde ; mais comme le noir est plus robuste que l’Indien, on a aussi engagé des travailleurs sur la côte d’Afrique. Quelques faits déplorables auxquels ce mode de recrutement a donné lieu ont fait défendre par le gouvernement français l’immigration africaine, de telle sorte que ce sont aujourd’hui les Indiens seuls qui font presque tout le travail des plantations et des sucreries. On les engage à leur arrivée dans la colonie, et la répartition en est faite par les soins de l’administration. Les contrats d’engagement sont limités à cinq ans. L’Indien est pour l’ordinaire soumis, sobre, intelligent et n’est inférieur au noir que sous le rapport de la force physique.

Le nombre des immigrants de l’Inde aujourd’hui employés à la Réunion, soit dans les divers établissements et habitations, soit dans le service domestique, est d’environ quarante mille ; dans ce nombre les femmes n’entrent guère que pour un dixième. Les Africains, y compris les Malgaches, et quelques centaines d’Arabes des Comores ou de la mer Rouge, sont au nombre de vingt-cinq mille, dont cinq mille femmes. On a voulu essayer aussi d’introduire des Chinois. Il en est venu un certain nombre dont on a été très-peu satisfait ; et il en reste environ quatre cents qui ont déserté les plantations et s’occupent du commerce de détail. Le fils du Céleste-Empire est né marchand, et beaucoup de boutiques d’épiciers, à la Réunion, sont tenues par ces Asiatiques qui y font d’excellentes affaires. À Saint-Denis on envoie sa bonne chez le Chinois comme à Paris chez l’épicier du coin.

En réunissant le nombre des travailleurs indiens et africains engagés depuis l’émancipation, on arrive à un total de soixante-cinq mille. D’autre part, l’ancienne population esclave, libérée le 20 décembre 1848, est évaluée aujourd’hui à cinquante-deux mille noirs : c’est donc en tout cent dix-sept mille habitants de couleur que renferme la Réunion. Le nombre des maîtres, ou si l’on veut la population libre avant l’émancipation générale, plus tous les Européens arrivés dans la colonie depuis 1848, est environ de quatre-vingt mille âmes, ou les deux tiers du nombre de la population ouvrière. Au total l’île Bourbon renferme au jourd’hui près de deux cent mille habitants, et arrivera certainement sous peu, avec la liberté d’émigration que les Anglais viennent de permettre dans l’Inde, à deux cent cinquante mille âmes au moins. L’île Maurice dépasse à cette heure le chiffre de trois cent vingt mille.

Embouchure de la rivière de Saint-Leu. — Dessin de E. de Bérard d’après une photographie de M. Bévan.

Les travailleurs indiens sont disséminés le jour dans les champs de cannes, et rentrent le soir à l’établissement autour duquel on les loge dans des cahutes ou paillottes, faites de chaume et de bambous. Près de Saint-Louis, quelques-unes de ces vastes plantations occupent plus de quatre à cinq cents travailleurs. Les plus belles, qui me rappelèrent les magnifiques campagnes de Saint-Benoît, dépendent du château du Gol. Je visitai cette antique demeure ; c’est là que le poëte Bertin a passé une partie de son enfance, c’est là sans doute qu’il est né, et il a chanté ce séjour dans une gracieuse épître à M. Desforges-Boucher, ancien gouverneur général des îles de France et de Bourbon. Les somptueux appartements qu’il s’est plu à décrire et les jardins fleuris qu’il a célébrés n’existent plus. Le château tombe presque en ruines, ou du moins m’a semblé fort mal entretenu. Quelques maigres plates-bandes étaent une mince couche de terreau veuve de fleurs et d’arbustes, et la canne, cette plante que personne ne néglige, s’étend jusqu’au pied du manoir. Derrière est l’étang du Gol, où quelques bœufs madécasses, entrant dans la vase jusqu’à mi-jambe, s’arrêtent pour étancher leur soif ; puis vient la mer qui se prolonge au loin, jusqu’aux confins de l’horizon.

Cependant la fin de juin s’avançait, ramenant l’époque prochaine de mon départ pour l’Europe, et il me fallait songer à rentrer à Saint-Denis. Je pris un matin la diligence de Saint-Paul et traversai les sites que je n’avais point encore parcourus. Ce sont, au sortir de Saint-Louis, des sables mouvants dont les dunes s’avancent sans cesse dans l’intérieur des terres ; des volcans éteints, dont on aperçoit de la route les cratères encore rougis ; enfin l’étang Salé, où l’on prend les bains dans la belle saison, tout cela entre la route et la mer. À droite sont des champs de cannes qui s’étendent jusqu’aux flancs des montagnes, et sur la route les tamariniers et les bois noirs, au feuillage sombre, ou bien quelque cocotier élancé, le tronc nu, avec une couronne de fruits verts à la cime et un bouquet de palmes qu’agite et découpe la brise.

En entrant dans le quartier de Saint-Leu, le paysage change. Le sol devient montagneux et des landes stériles, des savanes non encore défrichées, succèdent peu à peu aux verdoyantes campagnes de Saint-Louis. Près du rivage on aperçoit les fours à chaux où l’on calcine les coraux de la côte. La fumée blanche et épaisse qui s’en dégage voile à demi les habitations.

À mesure que l’on entre dans la ville le paysage redevient riant ; mais Saint-Leu ne se présente plus au voyageur avec un air de fête comme autrefois. Bien des demeures jadis splendides sont aujourd’hui délabrées et vides d’habitants ; plus d’une varangue, autrefois animée de rires joyeux, pleure ses hôtes disparus et voit se déjeter ses colonnes. Avant la culture de la canne, Saint-Leu était le quartier le plus riche après Saint-Denis. On y cultivait le coton avec succès, et son café était le plus renommé de l’île. Il a gardé son antique réputation, et aujourd’hui encore chacun veut avoir du Saint-Leu. Nul ne veut entendre parler des cafés de Saint-Benoît, de Sainte-Suzanne ou de Saint-Pierre, qui cependant valent bien le premier. En France, c’est à peu près la même histoire. Le Martinique et le Bourbon, devenus très-rares tous les deux, sont seuls admis sur nos tables, au moins de nom, et ni le Java, ni le Rio et tant d’autres, qui inondent tous les marchés, ne sont avoués chez l’épicier. Il le faut bien, l’acheteur demande avant tout l’étiquette, et à toute force veut être trompé.

De Saint-Leu à Saint-Paul, la route traverse une série de ravines aux anfractuosités pittoresques semées de bouquets de bambous. Elle s’élève sur une forte rampe, attachée au flanc des coteaux qui bordent cette partie du rivage. La plupart des savanes se prolongent jusqu’à la mer et ne sont pas encore défrichées. Le petit village de Saint-Gilles caché sur le rivage, et l’entrée d’une gorge profonde, ne vit presque que de la pêche. En été on y prend des bains de mer sans crainte des requins. La campagne aux environs rappelle les landes de la Gascogne ou les coteaux dénudes du Morvan. Parfois apparaît un Malgache gardeur de bœufs. Ces animaux étiques, encore fatigués de leur traversée, sont nonchalamment étendus au soleil, ou broutent dans les champs en friche une herbe rabougrie et desséchée ; cependant le pâtre indolent fredonne un air natal,

Et songe à sa grande île en regardant la mer.

Saint-Gilles. — Dessin de E. de Bérard d’après une lithographie de M. Roussin.

D’autres fois, à l’entrée d’un champ de cannes, se montre un gardien, Cafre ou Mozambique, un haillon serré autour des reins et la lance au poing. Tel est l’aspect et telles sont les armes du garde champêtre colonial. Sur la route, quelques noirs, marchant pieds nus, se rendent à Saint-Leu ou Saint-Gilles, et vont nonchalamment, suivis de leur femme, qui trouve encore moyen de rester en arrière. Par moment passe le riche équipage d’un planteur, ou bien c’est un habitant à cheval galopant le long du chemin, et suivi de son domestique malabar, qui s’essouffle à courir à pied tenant l’animal par la queue.

À la descente de cette route si animée ne tarde pas à apparaître Saint-Paul, dont les maisons restent en partie cachées au milieu de leurs épais ombrages. Sur la mer s’avance un magnifique pont-débarcadère, qu’envie Saint-Denis, et au bord du rivage est le mât de signaux. La belle promenade de la chaussée, l’étang aux eaux tranquilles, de vastes champs de cannes, des jardins plantés de verts légumes, de longues allées de filaos, varient, comme à plaisir, ce paysage enchanteur. Sur la baie, toujours calme et unie, sont quelques navires, et la pointe des Galets au nord, le cap la Houssaye au sud, ne semblent s’avancer sur l’eau que pour mieux protéger cette rade chérie du marin. Dans la plaine et sur les hauteurs sont quelques sucreries, et plus loin le Brûlé de Saint-Paul, plateau aride, labouré jadis par des feux volcaniques.

Je visitai à Saint-Paul quelques bons amis, et je ne tardai pas à reprendre le chemin de la Possession. Le fidèle Désiré m’attendait au rivage avec ses bateliers aux bras de fer, et par une belle nuit je m’étendis sur un des bancs de sa chaloupe, me laissant bercer par la lame. Quelques heures après je débarquais à Saint-Denis.

Les gardes-champêtres de Bourbon. — Dessin de Janet Lange d’après l’album de M. de Trévise.

Au milieu de toutes ces excursions, la fin de juin était venue. Je voulais aller voir Maurice avant de retourner en Europe par le packet de juillet. Je quittai donc, bien à regret, la capitale de Bourbon et m’embarquai sur le vapeur à destination de Port-Louis. Longtemps nous côtoyâmes les bords riants de l’île française, longtemps Saint-Denis et ses blanches maisons, ses riches campagnes et ses profondes ravines restèrent en vue. Puis apparurent successivement les verdoyants jardins de Sainte-Marie, les bois de filaos de Sainte-Suzanne, et son phare blanchi levant la tête au milieu des arbres et baignant ses pieds dans la mer. Au loin, par une échappée, se montraient les gorges sombres des Salazes et du Piton des Neiges. Enfin nous saluâmes les fertiles plaines du champ Borne : c’est le dernier adieu que l’île Bourbon envoie à ceux qui la quittent, comme c’est la douce bienvenue qu’elle donne à ceux qui viennent la visiter.

L. Simonin.