Première livraison
Le Tour du mondeVolume 6 (p. 39-49).
Première livraison


VOYAGE À L’ÎLE DE RHODES,

TEXTE ET DESSINS INÉDITS PAR M. EUGÈNE FLANDIN.
1844


Origine de Rhodes. — Son rôle dans l’antiquité. — Sa réunion à l’empire d’Orient.

Dans les premiers jours de janvier 1844, je quittai Constantinople pour aller en Syrie, et de là me rendre en Mésopotamie. Je m’arrêtai à Rhodes[1]. Les nombreux souvenirs, les admirables monuments qui datent de l’époque des chevaliers de l’Hôpital excitent un intérêt trop vif pour que, surtout si l’on est Français, on ne désire point visiter cette terre toute française. Les édifices, les remparts, les citadelles ont conservé jusqu’à nos jours le sceau de leur origine. Tout y rappelle l’ancienne France de l’Orient, l’héroïque champion de la religion chrétienne et de la civilisation contre l’islamisme et la barbarie envahissante des Ottomans.

Dans l’antiquité, son premier nom, Ophusia, lui fut donné, croit-on, à cause de l’immense quantité de serpents qui s’y trouvaient. Elle ne mérite pas de nos jours ce surnom si peu attrayant, quoique ces reptiles n’y soient pas rares.

Il est plus agréable de se la représenter sous son nom actuel, Rhodes ou Rhodos, qui, en grec, signifie rose. Elle le dut à l’abondance de ses fleurs et à la spontanéité avec laquelle les rosiers croissaient partout où la terre était abandonnée à elle-même. Aujourd’hui encore elle en produit assez pour qu’il s’y fasse un grand commerce d’essences, de pâtes et de confitures de roses dont les Orientaux sont très-friands.

Les bois qui couvraient ses montagnes, ses charmantes vallées et leurs bosquets embaumés rivalisaient avec ceux de Paphos et d’Amathonte ; aussi les anciens, que toutes les voluptés charmaient, lui avaient-ils donné l’épithète de Telchinis ou l’enchanteresse.

L’antiquité était prodigue d’adjectifs ; elle aimait à en chercher d’appropriés aux caractères distinctifs des pays comme des individus. Non contente de ceux qui précèdent, elle avait trouvé, pour cette île, un quatrième nom, celui de Trinacria ou à trois pointes, comme pour la Sicile. En effet, sa forme triangulaire est dessinée par les trois caps saillants qui se nomment actuellement cap Saint-Étienne au nord, cap Saint-Jean à l’est, et cap Catavia au sud.

Les Phéniciens y fondèrent, à une époque très-reculée, les villes de Yelissos, Lindos et Kamiros. Plus tard des colonies grecques s’y établirent et y créèrent, au moyen de leur marine, un petit État qui se développa rapidement, grandissant dans ce vieux monde en force comme en renommée.

Des trois villes phéniciennes, Lindos est la seule qui existe encore. La ville de Rhodes, d’après Strabon, fut bâtie par l’architecte qui avait construit le Pirée, et elle remonterait ainsi à cinq cents ans avant Jésus-Christ.

Vue générale de la ville de Rhodes.

L’île, peuplée par des Phéniciens et des Grecs venus en grande partie de l’archipel, ne pouvait manquer à sa destinée, qui était la navigation. Aussi les Rhodiens excellèrent-ils dans l’art nautique, et leurs galères, ainsi que leurs rameurs, jouirent-ils dans l’antiquité d’une réputation méritée. La supériorité de ces insulaires dans la science navale leur valut l’honneur de voir leur alliance recherchée par différents peuples ou divers conquérants. Ils firent tour à tour cause commune avec leurs compatriotes contre les Perses, vendirent à Xerxès leurs bras habiles avec leurs fines galères, et plus tard suivirent successivement Scipion, Pompée ou Jules César.

La mer n’était pas le seul théâtre sur lequel les Rhodiens surpassaient leurs rivaux. Ils s’étaient fait remarquer encore dans la jurisprudence, les lettres et les arts. Leur code naval fut longtemps la règle de toutes les nations dans les conflits maritimes. Indépendamment de leurs écoles d’éloquence et de philosophie, qui ne le cédaient en rien à celle de la Grèce, et que Cicéron lui-même ne dédaigna pas de visiter, ils pouvaient à juste titre se glorifier de leurs travaux artistiques. La ville de Rhodes possédait un grand nombre de statues qui, malheureusement, ont disparu, soit dans les tremblements de terre qui ont ravagé l’île à différentes époques, soit en tombant aux mains des barbares qui les mutilèrent. Mais on peut se faire une idée du savoir auquel les sculpteurs de Rhodes étaient parvenus par la seule de leurs œuvres qui ait été conservée jusqu’à nous. Ce sont les quatre chevaux de bronze qui figurent aujourd’hui au-dessus de la grande porte de la basilique de Saint-Marc, à Venise. Ils sont attribués à Lysippe, qui, abandonnant son marteau de serrurier pour le ciseau de sculpteur, était venu se former à l’école de Rhodes. Il avait attelé ses coursiers au fameux quadrige monté par Apollon, et dont les Rhodiens avaient fait présent à Alexandre. Transportés à Corinthe, puis enlevés, par ordre du César de Constantinople, pour figurer dans cette ville parmi tous les chefs-d’œuvre qui devaient orner la Rome orientale, ils y furent pris, en 1204, par les Vénitiens qui en firent hommage à leur saint patron. Ce sont ces magnifiques chevaux attelés au char destiné au conquérant macédonien, qui vinrent, pendant quelques années, surmonter l’arc de triomphe placé devant le palais des Tuileries, pour rappeler les victoires de l’Alexandre français. Mais jouets du sort et des batailles, et devenus le prix du vainqueur, ils sont retournés à Venise.

Parmi les autres œuvres remarquables qui ont honoré cette petite république, on ne peut passer sous silence le célèbre colosse. Cet ouvrage gigantesque fut confié à un sculpteur du nom de Charis, natif de Lindos et élève de Lysippe. Le métal dont il fut fait était extrait d’une mine située dans la partie sud de l’île. Il en fallut neuf cent mille livres. Mais Charis travaillait depuis longtemps à sa statue, lorsqu’il mourut avant d’avoir pu la terminer. Continuée par un de ses disciples qui n’y employa pas moins de douze années, elle coûta trois cents talents, équivalant à un million et demi de francs. Selon Pline, sa hauteur était de soixante-dix coudées, ou trente mètres environ. Elle représentait Apollon, et d’après ce qui nous a été transmis sur cette merveille, les navires auraient passé entre ses jambes[2]. De plus, le dieu servait de phare et portait un fanal. Ce colosse n’avait encore qu’une vingtaine d’années d’existence, lorsqu’un tremblement de terre le renversa — trois cents ans avant Jésus-Christ. — Les débris de cette masse étaient considérables et d’une grosseur démesurée. On peut s’en faire une idée en songeant qu’un des doigts de la statue était plus grand et plus gros qu’un homme. Il y avait quelque chose comme mille ans que la superstition avait laissé à la place où ils avaient été précipités les membres épars de l’idole colossale. Ce n’était plus pour les générations qui s’étaient succédé que des masses informes de métal, et il n’est pas bien sûr que le souvenir de l’Apollon rhodien eût survécu, lorsque les Arabes, s’étant emparés de Rhodes, vendirent à des juifs le bronze qui en provenait, à la condition de retirer du fond de la mer tous les blocs qui obstruaient le port. On comprend quelles difficultés dut présenter cette opération, quand on sait qu’on ne repêcha pas dans l’eau moins de neuf cents charges de chameau.

Jusqu’à Vespasien l’île des Serpents ou des Roses avait conservé son indépendance. Ce fut cet empereur qui, dans les premières années de l’ère chrétienne, la lui enleva en la réunissant aux îles du voisinage pour en former une province maritime dont Rhodes devint le chef-lieu. À dater de cette époque, son autonomie cessa d’exister, et, partie intégrante d’un vaste empire, son rôle ne fut plus que fort secondaire, au milieu des révolutions qui l’ébranlèrent et des déchirements qui le mirent en pièces après les prédications sanglantes de Mahomet.

Rhodes, soumise aux empereurs d’Orient, se relâcha peu à peu, dans la suite, de son obéissance. Voisine de l’archipel, sur la route de Constantinople à Alexandrie ou à la côte de Syrie, Rhodes se présentait comme un point très-favorable aux entreprises des corsaires musulmans. La faiblesse des habitants et l’insouciance des souverains de Byzance les laissèrent s’y installer en maîtres, et les Rhodiens, pour s’être soustraits aux lois de la grande métropole orientale, tombèrent sous le joug des ennemis de leur race et de leur foi, et le subirent jusqu’au commencement du quatorzième siècle.


Gérard Tunc. — Origine de l’ordre. — Chevaliers de l’Hôpital.

Le 15 juillet 1099, après quarante jours de siége, les croisés avaient emporté Jérusalem d’assaut, au cri : Dieu le veut !

Au milieu des scènes de carnage qui ensanglantèrent le pavé des temples aussi bien que le sol des rues, on vit un homme, aidé de quelques pèlerins comme lui, chercher parmi les morts et ramasser dans le sang les chrétiens blessés, pour les transporter et les soigner dans un pieux asile où il s’était voué à cette tâche charitable. — Ce saint homme avait nom Gérard Tunc. — Né en Provence, il était venu à Jérusalem en pèlerinage. Là, sa charité lui avait inspiré l’idée de secourir les pèlerins pauvres ou malades qui affluaient autour du tombeau du Christ. Son exemple étant suivi par quelques-uns des témoins de ses bonnes œuvres, il parvint à former un groupe de personnes des deux sexes, qui se dévouèrent ensemble à la tâche pénible que la piété leur inspirait.

Un grand nombre de victimes des combats furieux qui avaient ouvert aux croisés les portes de Jérusalem avaient trouvé auprès de Gérard les soins que réclamaient leurs blessures. Beaucoup de chevaliers étaient parmi ceux dont les maux avaient été soulagés par la main de ce saint homme. Ils l’avaient vu donner son temps, consacrer ses veilles, épuiser ses forces à les guérir. Tant de bienfaisance et de piété ne pouvait manquer d’émouvoir des cœurs qui avaient tout sacrifié : patrie, famille, bonheur du foyer, pour venir délivrer le saint sépulcre. La foi qui les avait conduits à Jérusalem les disposait à entrer dans l’une des voies les plus saintes du Seigneur, et plusieurs d’entre ces fiers hommes de guerre, mettant sous les pieds leur orgueil et les préjugés de leur caste, voulurent imiter la vertu de Gérard, en se consacrant aussi au service des pauvres et des souffrants. Ils revêtirent avec enthousiasme une robe de bure noire, par laquelle ils remplacèrent leur brillant équipage, et, renonçant volontairement au monde comme à toute idée de retour dans leur pays, ils acceptèrent avec joie l’existence austère qui fit de Jérusalem leur nouvelle patrie, des pauvres leur unique famille. Peu à peu l’exemple, venu d’en haut, descendit dans tous les rangs de l’armée, et la sainte compagnie qui reconnaissait Gérard pour chef se vit, en peu de temps, grossie d’un grand nombre d’adeptes qui voulaient avoir leur part dans les mérites de cette pieuse confrérie. — Telle fut l’origine de l’ordre des chevaliers de l’Hôpital.

L’enthousiasme qu’avait excité en Europe la conquête de Godefroy de Bouillon et la connaissance des services que les Hospitaliers rendaient aux pèlerins, leur faisaient adresser de toutes parts des sommes énormes par tous ceux qui voulaient s’associer aux mérites de leur œuvre. Aussi les ressources dont disposait frère Gérard furent-elles bientôt au niveau de ses besoins, comme des secours que réclamaient de lui les nombreux pèlerins qui accouraient en Palestine. Il en profita pour élever, sous l’invocation de saint Jean-Baptiste, une église à laquelle il adjoignit de vastes bâtiments qui servaient, les uns de couvent aux Hospitaliers, les autres d’hôpital pour les malades ou d’auberge pour les étrangers ; — de là ce nom d’auberge qui a été consacré, et est demeuré affecté au lieu où les pèlerins étaient recueillis. Dès ce moment, à cause de leur église et du patron qu’ils s’étaient donné, les chevaliers de l’Hôpital furent indifféremment désignés par ce nom ou par celui de chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem.


Les chevaliers de l’Hôpital en Palestine, à Chypre et à Rhodes.

Les religieux de l’ordre de Saint-Jean s’étaient voués au service des pauvres : mais hommes de guerre avant d’être moines ou infirmiers, ce n’était point sans une préférence bien naturelle pour la cotte de mailles qu’ils la revêtaient sur leur froc, toutes les fois que l’occasion s’en présentait, ce qui arrivait souvent. Aussi cette vaillante cohorte prit-elle largement sa part de tous les combats qu’eurent à soutenir les croisés contre les infidèles qu’ils harcelaient sans cesse ; et, par son dévouement, comme par sa discipline à laquelle obéissait chacun de ses membres, elle était le plus solide rempart du saint sépulcre.

La renommée des Hospitaliers, de leurs exploits et des bienfaits que recevaient d’eux les pèlerins de tout pays, continuait à s’étendre dans tout l’Occident. Leurs vertus touchèrent tellement les souverains et les princes, que c’était à qui d’entre eux leur ferait des dons. Aussi n”y eut-il pas, en peu de temps, une contrée où l’Hôpital ne comptât des propriétés importantes. L’argent n’était pas le seul secours que les différents pays d’Europe envoyassent aux Hospitaliers : il accourait sous leur bannière une foule de jeunes gentilshommes. Le nombre considérable des auxiliaires que l’ordre recevait ainsi, et la diversité des langages qu’ils parlaient, obligèrent le chef ou grand maître de l’Hôpital à les diviser et à les grouper selon leur nationalité. — De là ce mot langue, par lequel on distinguait les diverses compagnies d’Hospitaliers. — Il y eut dans le principe sept langues : celles de Provence, d’Auvergne, de France proprement dite, d’Italie, d’Aragon, d’Allemagne et d’Angleterre. Cette division subsista jusqu’au dernier jour de l’existence de l’ordre, avec cette modification que, lorsque l’Angleterre se sépara de Rome et devint schismatique, la dernière langue fut supprimée, et que plus tard on ajouta celles de Castille et de Portugal.

Un chevalier de Rhodes.

En Palestine, cette milice chrétienne avait répandu son sang dans toutes les plaines depuis Damiette jusqu’à Antioche. Combattant toujours au premier rang, elle défendit longtemps, sous les murs de Jérusalem, la couronne de Godefroy et de Baudouin ; à Saint-Jean d’Acre, elle aida puissamment Philippe II de France et Richard d’Angleterre à s’emparer de la place ; à Mansourah, hachée, écrasée parle nombre, elle ne put sauver le téméraire comte d’Artois, ni arracher des mains des Sarrasins l’infortuné saint Louis dont elle paya la rançon. Souvent victorieuse, quelquefois taillée en pièces, toujours au plus fort de la mêlée, elle ne s’en retira jamais que couverte d’autant de gloire que de blessures.

Le sort des armes, le refroidissement de la foi en Europe, les dissensions entre les croisés avaient mis ceux-ci dans une situation désespérée. Peu à peu ils avaient été acculés à la mer, et des nuées de musulmans y précipitèrent tout ce qui échappa à la fureur du glaive. Le sac de Ptolémaïs fut le dernier acte de ce terrible drame qui se jouait depuis deux siècles sur la terre de Syrie. Dans l’horrible nuit de 1291, qu’éclaira de ses lueurs sinistres la torche des Sarrasins, presque tous les chrétiens furent exterminés dans Saint-Jean d’Acre. Quelques faibles débris seulement, dérobés à la rage des mahométans, purent, en se jetant dans des barques, échapper au carnage dont mille cris de douleur leur portaient sur les flots les échos affaiblis.

Les restes de la milice des Hospitaliers, rares survivants de cette sanglante catastrophe, avaient dû, couverts de sang, abandonner ce sol que leur valeur n’avait pu défendre. La Palestine était à jamais perdue. Ce théâtre de leurs exploits passés était désormais interdit aux chevaliers de Saint-Jean. Les chemins de Jérusalem leur étaient fermés, sans qu’ils renonçassent à mettre au service de la religion du Christ cette foi valeureuse, cet esprit chevaleresque qui conservait dans leur cœur toute leur ardeur première.

Mais où aller ? — Où dresser la bannière du saint patron ? — Vers quels rivages porter des armes qui firent tant de fois trembler les ennemis des chrétiens ? — Où élever les murs d’un nouvel hôpital, pour y continuer les traditions de charité que leur avaient transmises leurs pieux devanciers ? Réfugiés à Limisso, qu’Henri II de Lusignan leur avait assigné pour séjour, leurs pensées se partageaient entre ces inquiétudes pour leur avenir et la nécessité de combler les vides que la guerre avait faits dans leurs rangs. L’ordre décimé sec recruta dans ses maisons d’Occident, et les jeunes chevaliers qui accoururent à la voix de leur chef le remirent de nouveau sur un pied respectable. Les membres nouvellement réunis autour du grand maître brûlaient de gagner leurs éperons ; ceux qui avaient survécu au désastre de Ptolémaïs soupiraient après la vengeance ; tous ensemble demandaient à courir aux infidèles. — Mais comment ? — Descendre sur la plage syrienne et retourner vers les lieux saints était chose impossible. La terre et ses combats étaient désormais interdits aux chevaliers. La mer seule s’ouvrait devant eux, et sur ses vastes plaines ils pouvaient, en changeant leur manière de combattre, faire encore la guerre aux mahométans, et rajeunir les lauriers de leur étendard.

Rempart et porte de Saint-Pierre, à Rhodes.

De ce moment, de nouvelles destinées s’offrirent à l’ordre de Saint-Jean. La foi, le zèle religieux et l’ardeur de ses membres à poursuivre le but de son institution qui était, avant tout, la défense de la croix en Orient, les poussèrent à employer leurs ressources à la création d’une marine. En peu de temps elle devint formidable, et les Sarrasins apprirent bientôt tout ce qu’ils avaient à redouter de ces hommes de guerre qui les avaient, en tant de batailles, terrassés à cheval, et qui les attaquaient et leur livraient de terribles combats dans leurs galères.

Cependant le roi de Chypre rendait insupportable aux chevaliers le séjour de Limisso, dont le port ne leur offrait d’ailleurs, ni par son étendue, ni par sa sûreté, les ressources qu’exigeait la marine qu’ils y avaient fondée. D’un autre côté, le grand maître, personnifiant l’esprit de son ordre tout entier, ne pouvait voir plus longtemps son autorité soumise à celle de Lusignan, et il aspirait à recouvrer cette indépendance dont ses prédécesseurs n’avaient cessé de jouir avant d’aborder en Chypre. Pour atteindre ce but, il était indispensable que, fût-ce par les armes, fût-ce à prix d’argent, il parvînt à se rendre maître d’un point qui, en satisfaisant à ce besoin de liberté, n’éloignât pas l’ordre de la terre sainte à laquelle ses pensées comme ses devoirs restaient fidèles, et qui lui permît de tenir en respect les Turcs dont les progrès devenaient de plus en plus inquiétants.

Le chef de l’Hôpital songea à Rhodes dont il avait exploré les rivages dans le cours de ses excursions maritimes. La diplomatie pouvait, moyennant une grosse somme, lui assurer la possession de cette île qui était, comme nous l’avons vu, une dépendance purement nominale de la couronne de Byzance. Mais par orgueil, autant que par haine des religieux latins dont il redoutait le voisinage, l’empereur Paléologue Andronic II rejeta avec hauteur les offres du grand maître qui se crut, dès ce moment, dégagé de tout scrupule, et attaqua de suite Rhodes défendue à la fois par les Grecs et les Turcs ou Sarrasins. Le siége en fut assez long et exigea bien des assauts, mais la garnison devait succomber sous les coups de leurs redoutables assaillants. Les chevaliers de Saint-Jean s’emparèrent de Rhodes, le 15 août 1310, sous le commandement de leur grand maître Foulques de Villaret.

Depuis lors Rhodes devint le centre de l’ordre de l’Hôpital. Ce fut là que s’établit son principal couvent avec ses dépendances, et les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem prirent le nom de chevaliers de Rhodes. Ils demeurèrent, comme on le sait, les souverains de l’île jusqu’à l’année 1522, où le 22 décembre, après un siége de six mois, ils durent par capitulation céder Rhodes aux musulmans.

Pendant deux siècles l’influence de la civilisation chrétienne avait transformé l’île et surtout Rhodes. Des édifices s’étaient élevés dans son enceinte : notamment plusieurs sanctuaires sous les vocables de saint Jean, sainte Catherine, saint Marc, saint Étienne, Notre-Dame de la Victoire, et d’autres.

Le palais du grand maître, le couvent, l’hôpital, des forts, des tours, des demeures pour les commandeurs des différentes langues, donnaient à la ville de Rhodes cette physionomie religieuse, militaire et imposante qu’elle a conservée jusqu’à nos jours.


Rhodes. — Aspect de ses fortifications. — Intérieur de la ville. — Le palais des grands maîtres.

Aujourd’hui, quand on arrive à Rhodes, l’île se présente à peu près sous la forme d’un triangle qui aurait sa base à la mer, et dont le sommet serait au point culminant d’une éminence sur le versant de laquelle la ville descend jusqu’au port. À ce sommet, et à la place de l’ancienne flèche de Saint-Jean, se dresse un petit minaret blanc, posé sur une large base de pierre, carrée, colorée par le temps, comme sur un socle beaucoup trop disproportionné. C’est tout ce qui reste du clocher de la cathédrale, mutilé par les boulets de Soliman.

La base du triangle offre un aspect des plus imposants. Une ligne de murailles crénelées, percées d’embrasures et de meurtrières, s’étend de l’est à l’ouest, accidentées par des tours rondes ou carrées, massives ou élancées, montrant fièrement les baies noircies par lesquelles sortaient autrefois les boulets qui tenaient l’ennemi en respect loin du port. Aux deux extrémités de cette muraille viennent se rattacher celles de l’enceinte qui, en faisant le tour de la ville, monte au sommet de la colline par l’ouest, redescend par l’est, et lui fait de tous côtés une solide cuirasse dont le défaut ne put jamais être trouvé par les Turcs.

Tous ces murs crénelés, toutes ces tours, tous ces ouvrages de défense portent encore parfaitement conservées et reconnaissables des armoiries qui prouvent que leur construction est due aux divers chefs de l’Hôpital. Par le nombre des blasons ainsi sculptés et scellés sur les murs, on voit que chacun des grands maîtres de Rhodes a voulu contribuer à son embellissement ou à sa défense. Les hiéroglyphes de la noblesse française portent écrits les noms de Villeneuve, Béranger, Naillac, Lastic, des Ursins, d’Aubusson, d’Amboyse, l’Ile Adam, et d’autres non moins illustres.

Mais ce port est silencieux. Les murs écroulés qui l’entourent sont dégarnis de leurs arbalétriers. La ville entière semble sommeiller. Autour d’elle, la brise seule exhale son souffle et bruit à travers les fleurs de l’île enchanteresse en leur enlevant leurs parfums qu’elle répand dans l’air. Est-ce là cette cité qu’animait une marine si active au temps de Villeneuve ou de d’Aubusson ? Est-ce bien cette place de guerre qui résonnait des fanfares militaires, et qu’ébranlaient les milles bouches de ses valeureux canons ? — Plus rien qu’un morne silence dans Rhodes, autour d’elle une campagne solitaire.

Voici trois cent quarante ans que les Turcs sont les maîtres de Rhodes. L’herbe pousse au milieu des rues, et le pied du passant ne l’empêche pas de grandir ; le sentier dans la plaine se voit peu, le pas de la mule y reste longtemps imprimé entre les fleurs qu’il laisse épanouir. Mais cette mousse recouvre les grandes pierres des palais. Sous ce lierre sont cachées des armoiries illustres ; à travers cette embrasure, où ce long canon fleurdelisé semble attendre un ennemi qui ne viendra pas, on ne voit que des champs verdoyants et de grands tertres où éclôt à foison la tulipe sauvage, à côté des narcisses et des roses. Les cippes de marbre qui se dressent au milieu de ces fleurs, ce sont les tombes des guerriers de Soliman.

De bien loin on l’aperçoit, — car les Turcs ont pris soin de la blanchir, comme s’ils voulaient qu’on la vît mieux, — cette grande tour Saint-Michel, avec ses quatre tourelles. Le flot, que les courants de l’Archipel poussent jusque-là, vient se briser en écume blanche à son pied. Elle domine la mer de toute sa hauteur, et ses trois écussons montrent aux générations étonnées le nom de son fondateur, Philibert de Naillac.

Tour Saint-Michel, à Rhodes.
Porte du bazar, à Rhodes.

Le port est peu vaste ; mais n’était-il pas toujours assez grand pour les navires de l’ordre, auxquels les intérêts de la religion et de l’Europe chrétienne interdisaient le repos ?

De quelque côté que le regard se porte, ce ne sont que murailles à embrasures, créneaux et barbacanes. Personne n’y veille.

Par-dessus ces murailles, qu’ébranlèrent avec tant de peine les canons de Soliman, la ville se montre tout entière, dominée par Saint-Jean, l’ancienne cathédrale. La chaux répandue sur quelques maisons rappelle qu’elles sont habitées par des Turcs ou des Juifs ; mais leurs formes, leurs ogives à trèfles et les créneaux qui les surmontent portent encore le cachet de leurs premiers habitants.

C’est là cette école de la chevalerie où, pendant plus de deux cents ans, les successeurs de Raymond du Puy, de Guillaume de Châteauneuf, de Villaret, héritiers de leur gloire et de leurs vertus, formaient au noble métier des armes une jeunesse ardente qui brûlait de gagner ses éperons en combattant les Turcs et les Sarrasins. C’est ici qu’après les désastres de Palestine, Foulques de Villaret, conduisant les débris de son ordre échappés au fer des Sarrasins, vint planter l’étendard des Hospitaliers, béni à Jérusalem et arboré, deux siècles durant, sur les murs d’Ascalon, de Margat ou de Ptolémaïs. C’est là qu’un chevalier chrétien fit verser des larmes de compassion à un empereur turc qui plaignait ses malheurs, après avoir admiré sa bravoure ; et c’est au pied de cette tour, sur cette pierre dont l’anneau rouillé a retenu la barque sur laquelle Villiers de l’Ile-Adam monta en quittant Rhodes pour aller chercher d’autres infortunes, que le grand maître fit au sultan vainqueur, qui lui offrait de grands honneurs s’il voulait le servir et abjurer sa religion, cette réponse : « Un aussi grand prince dédaignerait les services d’un renégat. »

Chaque voûte, chaque coin semble apporter un écho de la langue austère de ces hommes dont l’amour de la gloire était la passion dominante, dont l’honneur et la foi chrétienne furent les sincères croyances, — noble héritage qu’ils tenaient de leurs devanciers et qu’ils avaient apporté de la terre sainte.

En faisant le tour de ces remparts formidables, on y retrouve les canons fondus aux armes de la religion : ils sont encore sur leurs affûts brisés ou vermoulus. Immobiles sur leurs plates-formes, leurs roues, soudées aux essieux, semblent avoir pris racine et poussent des herbes sauvages. La rouille qui les dévore ronge leurs lumières. Ces embrasures ne fument plus qu’aux jours du baïram, lors des salves qui annoncent aux musulmans que les réjouissances doivent succéder aux longs jeûnes du ramazan. Au fond de ces larges fossés taillés dans le roc, tant de fois arrosés de sang, l’herbe croît haute et abondante ; personne n’y descend, les reptiles seuls s’y glissent en paix.

Si l’on franchit ces murs encore teints du plus pur sang de la noblesse du seizième siècle, et que l’on pénètre dans cette ville remplie des souvenirs de ses glorieux fondateurs, on est frappé de son aspect martial qu’elle a conservé en dépit des kiosques et des minarets turcs qui ont en vain essayé de la défigurer. On se sent saisi d’un respect involontaire pour le palais des grands maîtres, pour les demeures des chevaliers dont les blasons surmontent encore les portes bardées de fer. Dans la rue qui monte du port vers Saint-Jean, entre de hautes murailles crénelées et couvertes d’écussons, on croit entendre un faible écho qui apporte le bruit des pas d’un chevalier dont la botte éperonnée résonne sur la dalle. On éprouve comme une hallucination qui fait entrevoir, dans un demi-jour, une croix blanche qui se plisse sur une cotte d’armes rouge, tant les souvenirs se pressent et prennent les allures de la réalité. — Glorieuse fiction qui fait revivre un autre âge ! Admirable prestige d’un temps héroïque qui pousse l’imagination vers les illusions, en faisant battre le cœur au milieu d’eux ! — Mais ces temps ne sont plus, et le rêve ne dure pas. Le chevalier ne frappe plus le pavé de sa lance. L’Ile-Adam a quitté Rhodes pour toujours. Il n’y a plus là que les murs élevés par les Hospitaliers, que le pavé qu’ils ont foulé et sur lequel glisse comme une ombre, dérobée sous son voile, la femme turque effrayée de se trouver seule au milieu de ces édifices et de toutes ces images des Francs.

Palais des grands maîtres, à Rhodes.

Un jour peut-être une autre bannière chrétienne flottera sur la tour Saint-Michel. Dieu peut permettre aux fils de reconquérir les remparts que défendirent leurs pères et de rentrer par une nouvelle brèche dans les palais qu’avaient bâtis leurs ancêtres. Les Turcs y pensent. Ils croient à cette restitution. Leurs docteurs l’ont annoncée : ce doit être un vendredi, à l’heure de la prière de midi. — Se souviennent-ils donc que Godefroy de Bouillon est entré dans Jérusalem un vendredi ? — Les Turcs ont peur ; et chaque semaine, ce jour-là, à midi, les portes de Rhodes sont fermées, les ponts-levis sont levés. Mais que pourraient les ponts-levis, les herses et ces faibles portes contre les arrêts du destin ? Que pourraient même ces vieux remparts, si redoutables quand veillait sur eux la milice de l’Hôpital ? Saladin n’est plus, et il s’en faut que nous soyons au temps de Soliman. On peut donc se laisser aller à l’espoir et dire, en foulant cette terre tout imprégnée de sang français : « Que Dieu le veuille ! » ainsi que, partant pour la croisade, nos pères disaient : Dieu le veut !

Parmi les édifices les plus considérables, on remarque, au sommet de la ville, les hautes murailles d’un palais. Sa grande porte, flanquée de deux tours, surmontée de deux clefs et d’armes de gueules, frettées de lances d’or, semées d’écussons de même, rappelle le grand maître Helion de Villeneuve, successeur de Foulques, à qui cette colonie de guerriers doit un grand nombre de travaux importants. Ce monument de la munificence de l’ancien grand prieur de Provence, devenu l’hospice des soldats turcs, prison d’État à l’occasion, et dont cette destination avilit l’intérieur, montre encore au-dessus du bastion d’Auvergne qui lui servait de défense, ses murs lézardés et ses créneaux décapités. Voisin de la cathédrale, il touchait autrefois à un édifice dont il ne reste plus que les fondations à fleur de terre : c’était la loge de saint Jean, la salle du conseil où s’assemblait le chapitre de l’ordre. Il y a quelques années seulement que la voûte s’est affaissée, et l’on n’en voit plus que la principale arcade en ogive, aux armes de Jean de Lastic, qui ouvre sur la rue à laquelle des traditions populaires ont conservé le nom de rue des Chevaliers.

Porte de l’ancienne salle du conseil, à Rhodes.

Au milieu de ces ruines, et menacé du même sort, on voit un petit palais dont les fenêtres sont encadrées de moulures dans lesquelles s’entortillent des feuilles d’acanthe d’un travail délicat et gracieux. On croit que c’est le presbytère ou l’habitation réservée au clergé de la cathédrale qui s’élève à côté. L’église Saint-Jean, convertie en mosquée, est entourée de masures ou de ruines derrière lesquelles elle semble cacher sa honte. — Destinée bizarre ! — son nom lui est resté, comme celui de Sainte-Sophie a été conservé à l’antique basilique de Byzance, et, à Rhodes comme à Constantinople, les musulmans font la prière dans un temple qui est demeuré sous le vocable d’un saint chrétien. Ici, ils se prosternent sur les dalles où s’agenouillaient les chrétiens, et sous lesquelles reposent leurs cendres. C’est en face du sanctuaire où, entre deux assauts, l’Ile-Adam. et avant lui d’Aubusson, venaient recevoir le pain de la communion, que les Turcs invoquent le Dieu de Mahomet. La noblesse du sang, le courage et l’héroïsme religieux qui inspiraient jadis tant de belles actions, imposent assez de respect aujourd’hui encore aux fils de ceux qui en ont été les victimes, pour qu’ils craignent de porter une main sacrilége sur les monuments et les noms de ceux qui les ont illustrés. Combien de fois cette pensée ne se présente-t-elle pas à l’esprit quand on parcourt cette ville de Turcs, où chaque rue, chaque maison, on peut dire chaque pierre porte encore le sceau de son origine chrétienne, l’empreinte de cette foi belliqueuse si souvent fatale à l’islamisme et secourable à l’Europe, et dont l’Europe ne se souvient plus que comme d’une vieille légende poétique.

Porte du palais des grands maîtres, à Rhodes.


Eugène Flandin.

(La fin à la prochaine Livraison.)



  1. L’auteur passait à Rhodes en se rendant à Mossoul pour y chercher et y étudier, par ordre du gouvernement français, les antiquités découvertes sur le sol de Ninive.
  2. Voyez une étude sur ce sujet par M. A. Chabouillet, conservateur du cabinet des médailles de la Bibliothèque impériale, dans le Magasin pittoresque, t. XXII, 1854, p. 335 et 392.