Voyage à l’île de Cuba
VOYAGE À L’ÎLE DE CUBA,
Le samedi, 12 février 1859, je quitte New-York sur le paquebot-poste américain Cahawba ; nous passons devant les hauteurs de Neversink. La nuit descend sur la mer, triste, froide et neigeuse ; nos signaux, l’un rouge, l’autre blanc, le troisième vert, brillent dans les brouillards ; la chaudière jette sa rouge lueur, gaie ou terrible, suivant l’humeur du spectateur ; les longues lames lèvent ou abaissent la poupe et la proue et balancent le navire à droite et à gauche ; les cloches commencent à sonner sur leur ton étrange les demi-heures ; l’humidité et la nuit chassent tout le monde sous le pont : notre première nuit de mer a commencé.
Le lendemain, nous ne faisons aucune rencontre, nous voyons seulement le steamer Columbia, en route pour Charleston, qui disparaît bientôt derrière l’horizon. Nous passons le cap Hatteras ; il fait nuit et le phare de Hatteras lance sa brillante aigrette de lumière jusqu’à trente milles de distance sur cette mer, où tant de marins ont trouvé leur tombeau. Nous approchons bientôt du Gulf-Stream. On jette un seau à la mer pour en tirer de l’eau, elle marque 112° Fahrenheit ; quinze minutes après on le jette de nouveau, et elle marque déjà 72°. Nous sommes dans le Gulf-Stream[2]. Dès le lendemain, nous l’avions déjà franchi : deux fois encore nous le traversons pour arriver en face du cap de la Floride.
Rien ne peut peindre la beauté des nuits en mer dans ces latitudes méridionales, ces clairs de lune, la mer sereine, ces brillantes étoiles, les légers nuages emportés par les vents alizés, la douceur de l’air et ces sensations qui s’emparent sous les tropiques de celui qui vient de quitter la neige et les glaces de la Nouvelle-Angleterre. Il y a dans la clarté du ciel bleu et chaud des tropiques, quelque chose qui enlève l’étranger au sentiment de la réalité. D’où viennent ces navires, qui sortent de la mer à l’horizon ? où vont-ils quand ils s’y enfoncent de nouveau, à l’autre bout du ciel ? Ces taches bleues qu’on aperçoit, sont-ce bien des îles à l’ancre au fond des mers, avec des hommes, des enfants, des chevaux, des machines, des écoles, des journaux, ou flottent-elles et sont-elles seulement visitées par les habitants de l’air ?
Le 17 février, nous apercevons pour la première fois les hauteurs de Cuba : la première qui se montre, est le Pain de Matanzas ; nous voici à soixante milles de la Havane. Nous ne pouvons y arriver avant la nuit, et aucun navire ne peut passer devant le Morro après le coucher du soleil. Nous apercevons la côte septentrionale de Cuba, ce ne sont pas des bancs de sables, des plaines unies comme le long de nos États du sud ; le pays ondulé descend vers la mer et s’étage dans le lointain en lignes de plus en plus élevées. « Voilà le Morro ! »
Voilà bien, en effet, le Morro, un majestueux rocher qui s’élève perpendiculairement de la mer, avec ses murs, ses parapets et ses tours sur le sommet, ses bannières et ses signaux flottants et le phare élevé qui le domine. La colline n’est pas très-haute, mais domine entièrement la mer. Tout près est la cité, étendue le long de la côte, avec ses maisons qui descendent jusqu’aux récifs de l’Océan. Où est le port ? où sont les quais ? les voilà. Nous arrivons devant l’entrée, profonde et étroite, qui sépare le Morro de la Punta ; et par l’entrée nous voyons le port étendu devant nous avec ses innombrables mâts. Mais la nuit descend, le canon qui donne le signal du coucher du soleil s’est fait entendre, nous entendons mourir les dernières fanfares des trompettes dans les fortifications, et le phare commence à jeter sa lueur sur la mer silencieuse, des lumières étincellent dans la cité ; il est trop tard pour pénétrer dans le port. Lentement et comme à regret, le vaisseau tourne sa proue vers la mer, la machine souffle lourdement, nous sommes balancés sur la mer. La Croix du Sud est au-dessus de l’horizon ; et toute la nuit deux flots de lumière découpent leurs lignes sur la mer, l’une d’or, venant du phare ; l’autre d’argent, de la lune. Quel enchantement ! qui peut regretter le délai qui nous retient où nous sommes, et le voisinage d’un quai vulgaire de débarquement ?
Au lever du soleil, nous faisons notre entrée ; de tous côtés on entend les trompettes et tambours, du Morro, de la Punta, de la longue Cabaña, de la Casa Blanca. Quel monde de vaisseaux ! les mâts sont serrés en véritable forêt, le long de la ville, la proue tournée vers les maisons, comme des chevaux à la mangeoire ; pendant que d’autres vaisseaux à l’ancre remplissent presque entièrement tous les passages vers les baies qui s’étendent plus loin. Voilà le pavillon à raies rouges et jaunes de l’Espagne : le pavillon tricolore de la grande nation ; les croix de Saint-Georges de la Grande-Bretagne ; les étoiles et les raies de la grande république, quelques pavillons de la Hollande, du Portugal, des États du nord de l’Italie, du Brésil et des républiques de l’Amérique centrale. Nous avançons prudemment à l’ancre, et venons prendre place dans la baie de Régla ; l’officier de santé inspecte le navire, on examine les passeports ; et peu de temps après, me voilà installé dans une volante, conduit par un postillon nègre, dans les rues étroites de cette surprenante cité.
Les rues sont si serrées et les maisons bâties si près les unes des autres, qu’on croit être plutôt entre deux murs que dans une rue. Il semble impossible que deux voitures puissent passer de front : elles le font pourtant, mais il y a constamment des embarras de voitures. Dans certains endroits, des voiles sont tendues sur la rue entière, de maison en maison, et l’on passe sous une longue tente. Quel étrange véhicule que la volante ! une paire de longs et minces timons ; à un bout, une paire d’immenses roues, à l’autre, un cheval avec sa queue tressée, relevée et attachée à la selle ; une chaise ouverte appuyée sur les timons, à un tiers de la distance des roues au cheval ; sur le cheval, un nègre avec de grandes bottes de postillon, de longs éperons et une brillante jaquette : voilà la volante. C’est un véhicule commode pour celui qui s’y trouve, mais il doit être sensiblement pénible pour le cheval. Nous rencontrons en passant des volantes de maître, distinguées par de riches ornements d’argent et la livrée des postillons ; quelques-unes ont deux chevaux : l’argent, la livrée, et les longs timons, qui se balancent, une étrangeté générale, leur donnent quelque chose de plaisant. Dans la plupart, on voit un monsieur à demi couché, le cigare à la bouche ; dans d’autres, un flot gonflé de mousseline bleue ou rose, étendu des deux côtés jusqu’aux timons, et derrière, quelque indice d’une tête vivante.
Voici la place d’Armes avec son jardin plein de riches fleurs devant le palais du gouverneur. À un des coins est la chapelle élevée sur l’endroit où, sous les auspices de Christophe Colomb, la messe fut pour la première fois célébrée dans l’île. Nous arrivons au Paseo de Isabel Segunda, grande avenue qui s’étend de la ville à la baie, avec deux promenades parallèles pour les voitures et deux autres pour les piétons, toutes bordées d’arbres en pleine floraison. Nous voici arrivés au théâtre de Tacon, et la volante s’arrête devant une ligne de grandes maisons dont la hauteur contraste avec les autres maisons de la ville, qui sont uniformément à un étage. Nous sommes à l’hôtel Le Grand.
Le Grand est un Français ; son hôtel est un restaurant avec des chambres pour les voyageurs. Le restaurant est excellent, les chambres sont médiocres. Les lits n’ont point de matelas : on dort sur une toile tendue, sous un filet à mosquites. Il faut fermer les fenêtres la nuit, parce que le changement de température qui précède l’aube pourrait être dangereux. On vous prévient aussi qu’il ne faut pas marcher pieds nus sur le parquet, à cause d’un petit insecte nommé nigua qui pénètre dans la chair, y fait ses œufs, et occasionne des tourments souvent insupportables.
Après dîner, je me promène le long du Paseo de Isabel Segunda, pour voir la promenade qui commence à cinq heures environ et finit à la nuit tombante. La voiture la plus ordinaire est la volante, mais il y a des équipages dans le style anglais, avec des domestiques en livrée. J’ai un faible pour la volante à deux chevaux. Le postillon, les longs timons qui oscillent, l’argent prodigué dans les harnachements, donnent à l’ensemble un style qui éclipse le respectable équipage anglais. Les dames se promènent en grande toilette, décolletées, sans chapeau. Les domestiques, sur les voitures, sont tous nègres. On se promène le long du Paseo de Isabel, à travers le champ de Mars, et puis sur le Paseo de Tacon, qui mène jusqu’à la campagne, en ligne droite.
À huit heures je m’arrête sur la place d’Armes, un grand carré qui s’étend devant la maison du gouverneur, pour entendre la musique militaire de la retraite. La lune est claire et s’avance au milieu du champ étoilé et étincelant du ciel ; l’air est pur et embaumé ; la musique lance ses accords sous les palmiers et les mangos ; les promenades sont encombrées de monde, et l’on se presse autour des voitures pour saluer les dames. Peu de dames se promènent à pied sur la place : ce sont sans doute des étrangères. L’étiquette ne permet pas aux dames de marcher en public à la Havane.
Je rentre lentement, pour voir la ville de nuit. Le soir est l’heure brillante des boutiques. On fait ses achats quand le gaz est allumé. Les volantes et les voitures vont en tous sens, s’arrêtent à la porte des magasins. Les gardiens se tiennent au coin des rues, chacun tenant une longue pique et une lanterne. Les cafés sont ouverts. C’est aussi l’heure des visites.
Une étrange habitude est observée dans toutes les maisons. Dans la chambre principale sont placées deux rangées de chaises, face à face, trois ou quatre de chaque côté, et toujours à angle droit avec le mur qui fait face sur la rue. En passant, on aperçoit ces rangées de chaises. La famille et les visiteurs y prennent place méthodiquement. Comme les fenêtres sont ouvertes, profondes et très-larges, sans glaces, avec des barreaux très-espacés, on peut inspecter tout cet arrangement intérieur dans tous les salons havanais, étudier la toilette des dames, et savoir qui elles reçoivent.
On se lève de bonne heure pour jouir des meilleures heures de la journée. On m’avait appris qu’il y a des bains creusés dans le roc, près de la Punta. Je pars pour m’y rendre à six heures, et me promène sous les arbres vers le Presidio : Quel est ce son retentissant ? Est-ce la cavalerie qui marcherait à pied, les sabres traînants ? Non ; c’est une foule de malheureux qui se forment en ligne devant le Presidio. Ce sont des forçats ! chacun a une bande de fer rivée autour de la cheville, une autre autour de la ceinture, et une chaîne s’attache par les deux bouts à ces deux bandes. Ils ont ainsi le libre usage de leurs bras et même de tout le corps, la chaîne est seulement un poids et une marque dont ils ne peuvent se débarrasser. On la garde nuit et jour, en travaillant, en mangeant, en dormant. Dans certains cas, deux condamnés sont enchaînés ensemble.
J’arrive aux Baños de Mar. Ce sont des compartiments dont chacun a environ douze pieds carrés et six ou huit pieds de profondeur, et coupés dans la falaise avec des escaliers de pierre ; chaque compartiment a deux ouvertures par où les flots entrent et sortent librement. Cet arrangement est nécessaire, parce que les requins sont si abondants, que le bain en pleine mer est fort périlleux. La beauté du rocher, le va-et-vient de l’eau donnent beaucoup d’agrément à ces bains, et l’eau, qui est celle du Gulf-Stream, a une température de 72° Fahrenheit. Les bains sont voûtés au sommet et fermés en partie du côté de la terre, mais ouverts du côte de la mer, pour laisser la vue libre : et pendant qu’on se baigne, on voit les lourds navires flotter sur le Gulf-Stream, ce grand chemin de la mer Équinoxiale. L’eau dans les bains se tient à une profondeur de trois à cinq pieds, et ils sont assez grands pour qu’on puisse un peu y nager. Le fond est en sable et en coquilles. Ces bains ont été construits aux frais de l’État et sont libres. Quelques-uns sont réservés aux femmes, et d’autres per la gente de color.
Je ne fus pas longtemps à la Havane sans remarquer dans les rues et les maisons des hommes de complexion indienne, avec de grossiers cheveux noirs. Je demandai si c’étaient des natifs indiens ou des hommes de sang mêlé. Non ; ce sont des coolies. Leurs cheveux portés longs et leur costume ne m’avaient point révélé les Chinois ; pourtant leurs formes et l’expression de leurs yeux auraient dû me l’indiquer. Ce sont les victimes de ce nouveau commerce dont nous entendons tant parler. On m’informe qu’il y en a deux cent mille à Cuba, et qu’ils y ont été importés dans l’espace de sept ans. J’ai rencontré les nouveaux et derniers venus en costume chinois, la tête rasée ; mais la plupart portent ensuite des pantalons, des jaquettes et des chapeaux de paille, et laissent pousser leurs cheveux.
Je me rendis, peu de jours après mon arrivée, au Jesus del Monte, pour présenter une lettre d’introduction à l’évêque. Le chemin, en passant par la Calzada de Jesus del Monte, traverse une partie misérable, je dirais volontiers la plus misérable de la Havane, par des lignes sans fin de bouges à un étage en bois et en pisé, à peine habitables pour des nègres, et entremêlés d’une quantité de cabarets. Chevaux, mulets, ânes, poules, enfants, grandes personnes, tout le monde entre par la même porte ; et par derrière on découvre d’horribles amas d’ordures. L’aspect des hommes, les chevaux attachés aux portes, les mules avec leurs paniers de fruits et de feuilles qui descendent jusqu’à terre, tout me parle de Gil Blas et de ce que j’ai lu sur la vie en Espagne. Les petits négrillons s’en vont tout nus, aussi peu soucieux de vêtements que des petits chiens. Mais c’est ce qu’on voit dans la ville entière. Ce matin, dans la grande salle de l’hôtel Le Grand, je voyais une dame, tout habillée de blanc et en grande toilette, tenir par la main un petit négrillon nu de deux à trois ans, blotti dans les plis de sa robe.
Nous commençons à nous élever sur les hauteurs de Jesus del Monte. Les maisons ont meilleure apparence : elles ont toujours un seul étage, mais sont hautes et en pierre, avec des pavés de marbre et des toits en tuiles, des cours pleines de gazon et d’arbres ; et par les grilles des grandes fenêtres, hautes et larges, on voit un mobilier élégant, une double rangée de fauteuils, et des dames bien mises faisant jouer l’éventail.
Arrivé au sommet, on jouit d’une vue admirable. Voilà la Havane, ville et faubourg ; le Morro, avec ses batteries et son phare ; la ligne de fortifications qu’on nomme la Cabaña et Casa Blanca ; le château d’Ataves, tout auprès, un parfait cône tronqué, fortifié au sommet ; le château del Principe, plus lointain et plus élevé, et autour de tout cela « le désert gris et mélancolique du vieil Océan. » Non, non ! il est toujours jeune ! l’Océan bleu, brillant ; il donne la joie au cœur, il inspire ! Ai-je jamais contemplé une vue aussi grandiose ? La vue de Quebec, du pied des cataractes de Montmorency, peut rivaliser avec celle-ci, mais ne la dépasse pas. Pour moi, je préfère la Havane, car rien, pas même le Saint-Laurent, si large qu’il soit, ne peut remplacer cette mer, l’horizon sans bornes, la vue des voiles qui brillent dans la distance, les larges contours du port, et ces longs bras qui l’embrassent.
Je reviens par le Paseo de Tacon, que je parcours dans toute sa longueur : cette promenade, bien plantée, n’a pas moins de trois milles d’étendue ; elle s’étend depuis le champ de Mars, qui est hors des murs, à un grand jardin où il y a une fontaine et une statue, et qui est tout rempli des arbres et des fleurs les plus admirables. Aucune ville en Amérique ne possède une aussi belle avenue. Comme beaucoup d’autres choses à la Havane, elle porte le nom du général Tacon, dont l’énergie a tant fait pour la belle colonie espagnole.
Les Cubains ont un goût prononcé pour les noms bien ronflants. Chaque boutique, jusqu’à la plus humble, a son nom particulier. On leur donne les noms du soleil, de la lune, des dieux, des déesses, des demi-dieux et des héros ; des fruits, des fleurs, des pierres précieuses ; des noms favoris de femmes, avec des additions pleines de fantaisie ; et enfin les noms de toutes les perfections possibles, de tous les plaisirs des sens et de l’esprit. Les prisons et les hôpitaux ont tous leurs noms plus ou moins patriotiques : les douze canons du Morro ont ceux des apôtres. Chaque ville a le nom d’un apôtre ou d’un saint, ou de quelque objet sacré. Le nom complet de la Havane, en l’honneur de Christophe Colomb, est San Cristobal de la Habana ; celui de Matanzas est San Carlos Alcazar de Matanzas. Il est singulier que l’île elle-même ait défié toutes les tentatives faites pour en changer le nom. Elle avait été solennellement baptisée de celui de Juana, d’après la fille de Ferdinand et d’Isabelle ; puis de Ferdinand, d’après ce monarque lui-même ; puis de Santiago d’Ave Maria, mais on est toujours revenu au nom indien de Cuba. Pour satisfaire les goûts hyperboliques de la race qui l’a conquise, on se contente de dire, dans les cérémonies et les grandes occasions, la siempre fidelisima isla de Cuba.
Comme il n’y a pas de plantations à voir à la Havane, je pris le parti d’aller à Matanzas ; tout autour de cette ville, les travaux sont en pleine activité dans cette saison. Un bateau à vapeur quitte la Havane tous les soirs à dix heures, et arrive à Matanzas avant le jour : la distance par mer est de cinquante à soixante milles.
Le steamer part ponctuellement à dix heures et sort du port. Les eaux noires sont illuminées par la lumière phosphorescente. Le câble qui retient les vaisseaux à l’ancre se dessine comme un filet d’argent. Chaque bateau, qui glisse silencieusement de vaisseau à vaisseau, de rivage à rivage, laisse un sillon d’argent derrière son gouvernail, et soulève à l’avant un flot argenté, pendant que les rames soulèvent de l’argent liquide qui s’écoule et retombe dans la profondeur opaque de l’eau. Une fois sorti du port, je m’endors et ne me réveille qu’à trois heures du matin dans la baie de Matanzas.
Nous mettons à l’ancre à un mille environ de la jetée : de petits bateaux viennent nous chercher et nous conduisent à la ville. Matanzas diffère de la Havane par le genre de constructions, les voitures, les coutumes, la largeur des rues, et a moins l’air d’une ville des tropiques. Elle a environ vingt-cinq mille habitants, et est située au point ou deux petites rivières, le Yumuri et le San Juan, qu’on traverse par de beaux ponts de pierre, se jettent dans la mer. La ville se trouve ainsi divisée en trois parties. Les vaisseaux restent à l’ancre à deux ou trois milles de la cité ; celle-ci est sur un terrain uni et brûlant, mais les collines environnantes sont pittoresques et fertiles. À l’ouest de la ville s’élève une chaîne qui borde la mer, et qu’on nomme le Cumbre ; on va y admirer de très-beaux points de vue.
Dans ma première promenade, je rencontrai une troupe de coolies portant, sous un soleil ardent, des pierres pour bâtir une maison, sous les yeux d’un surveillant assis à l’ombre. Ils sont nus jusqu’à la ceinture, avec des pantalons de coton courts qui s’arrêtent au genou. Quelques uns de ces hommes sont fortement, un ou deux même puissamment constitués, mais beaucoup paraissent très-frêles. On m’informe, ce que j’avais déjà entendu dire à la Havane, que l’importateur de coolies reçoit deux mille francs par tête de l’acheteur, et que celui-ci doit donner aux coolies vingt francs de gages par mois, qu’ils peuvent réclamer tous les mois, si cela leur convient ; ils sont tenus au service pour huit ans, et, pendant cette période, assujettis aux travaux ordinaires qu’on demande aux esclaves. Ils sont, dit-on, plus intelligents et peuvent faire un travail plus varié que les noirs. Il ne serait pas bon de fouetter un coolie. Ils ont, sur la dignité de leur personne, des opinions qui ne leur permettent pas de se soumettre à la dégradation d’un châtiment corporel. Si un coolie est fouetté, il faut que quelqu’un meure, ou le coolie lui-même, car ils sont terriblement enclins au suicide, ou celui qui a ordonné la punition, ou quelque autre personne, ce qui revient à peu près au même dans leurs étranges principes de châtiment indirect. Néanmoins, la valeur de la main-d’œuvre à Cuba est telle, qu’un habitant est prêt à donner deux mille francs en argent comptant, pour la chance de pouvoir imposer huit ans de travail à vingt francs par mois à un homme qui parle une langue étrangère, qui adore d’autres dieux, qui considère le suicide comme une vertu, et qui est gouverné par des lois morales tout autres que celles de son maître, sans compter que sa valeur est encore diminuée par les chances de mort naturelle, de maladie, d’accidents, de fuite, de punition imposée par les lois du pays, qu’il peut d’autant plus facilement violer qu’il ne les connaît ni ne les comprend.
La Plaza est, dans le style ordinaire, un jardin clos avec des murailles ; devant s’élève le palais du gouvernement. C’est ici, dans ce lieu si beau et en plein soleil de midi, que tomba, il y a quatorze ans, sous le feu des soldats espagnols, le patriote et poëte, l’un des rares poëtes populaires de Cuba, Gabriel de la Conception Valdez. Accusé d’être à la tête d’un mouvement organisé pour délivrer les esclaves, qui jeta la terreur à Cuba en 1844, il fut condamné à mort et fusillé. Son nom et son histoire sont populaires à Cuba. Il était surtout connu sous le nom de Placido, sous lequel il écrivait. C’était un homme de talent et un brave, mais c’était un mulâtre !
Je pars en chemin de fer pour Limossar ; en quittant Matanzas, nous nous élevons sur un plan incliné ; la baie et la cité s’étendent au-dessous de nous. La baie est profonde sur le bord occidental, sous les hauteurs du Cumbre, et c’est là que les vaisseaux se tiennent à l’ancre ; ailleurs, elle est peu profonde, et l’eau y est d’un vert clair. Des bateaux à rames et à voile font le trajet entre les navires et les quais.
Je vais maintenant voir pour la première fois l’intérieur de Cuba. On ne saurait avoir un jour plus favorable. L’air est transparent et n’est pas excessivement chaud. Des nuages doux flottent à demi-hauteur dans un ciel serein ; le soleil est brillant, et la luxuriante flore d’un été perpétuel couvre tout le pays. Partout s’élèvent ces étranges palmiers ! je ne puis m’y habituer. Beaucoup d’autres arbres ressemblent aux nôtres, et l’on croirait qu’ils peuvent venir dans notre pays. Mais le palmier royal a l’air tropical par excellence : il ne peut croître hors d’une étroite ceinture qui court autour du globe. Son tronc, long, mince, si droit et si uni, emmailloté depuis le pied dans le bandage serré d’une toile grise, montre un cou d’un vert foncé, et au-dessus une crête et un plumage de feuilles de la même couleur. Il ne donne pas d’ombre, et ne porte pas de fruits estimés de l’homme. Il n’a aucune beauté particulière pour faire pardonner son inutilité. Pourtant il a quelque chose de plus que la beauté, il exerce sur le regard une fascination étrange, et on sent, quand on l’a vu, qu’on ne peut plus l’oublier.
Quels sont ces bouquets qui semblent du maïs tendant à prendre les proportions d’un arbuste ? La tige paraît devenue tronc, la délicate pellicule externe une écorce, et les grains de maïs se transforment en melons ? Ce sont les bananiers et les plantains, comme le montrent, quand on approche, leurs grappes de fruits verts et jaunes. Et là-bas, cet arbre penché, avec ses longues feuilles qui tombent à terre, et des fruits verts comme des melons ? J’interromps mon voisin qui fume son dixième cigarrito, pour lui en demander le nom. C’est le cocoa ! Ce melon vert deviendra la dure noix que nous cassons avec un marteau.
Nous arrivons bientôt à des champs de canne à sucre, qui de loin ressemblent à des champs de blé gigantesque. Ils s’élèvent à huit ou dix pieds de hauteur et sont très-fourrés. Une armée pourrait s’y cacher. Le sol porte toutes les traces d’une intense fertilité.
Là-bas, au bout d’une avenue de palmiers, dans un nid d’arbres ombreux, est un groupe de bâtiments blancs entourés d’une mer de champs de cannes à sucre, avec une haute cheminée qui vomit des filets de fumée noire. C’est une plantation de sucre, le premier ingenio que j’aperçoive. Des chars traînés par des bœufs, chargés de cannes, traversent lentement les champs ; et autour des maisons, dans les champs, dans toutes les attitudes du travail, on voit les nègres, hommes, femmes, enfants, les uns coupant les cannes, les autres chargeant les chars ; c’est une scène d’activité industrielle sous le soleil d’un jour accablant et plein de langueur.
Les groupes de maisons blanches à un étage deviennent plus fréquents, quelquefois ils sont très-rapprochés les uns des autres ; tous ont le même caractère, ils ne diffèrent que par la végétation qui les entoure. Les uns ont de larges avenues de palmiers, de mangos, ou d’orangers, et sont entourés de jardins, abrités sous des bouquets d’arbres ; d’autres brillent sous le soleil ardent, sur une plaine unie de cannes ; à peine une petite oasis de verdure s’élève aux alentours.
Je commence à sentir que je suis bien dans Cuba ; dans la riche, tropicale Cuba, qui fait du sucre et est cultivée par des esclaves : la vie cubaine doit être étudiée dans les plantations. J’arrive à la station, où je dois m’arrêter pour aller à la plantation de Señor C… On me montre à une petite distance, sous de grands arbres, une maison où l’on arrive entre des orangers. Tout autour de moi, je ne vois qu’une riche verdure, sur un sol doucement ondulé ; çà et là, une haute colline à l’horizon, et d’un côté une chaîne lointaine de basses montagnes. On n’entend d’autre son que le chant des oiseaux ; des fleurs sauvages, de toute forme et de toute odeur, couvrent le sol et les buissons. Voici la fameuse terre rouge si renommée pour sa fertilité. Il semblerait que l’avenue a été couverte de briques pulvérisées, et la poussière elle-même a une couleur rouge. Voici la haute maison à un seul étage, avec ses longues, hautes piazzas. Ici la haute muraille, peinte de blanc, qui enceint un grand carré, ne s’ouvre que par une porte, et donne à l’habitation l’air d’un fort ; là-bas sont les cases des noirs ; plus loin la fabrique de sucre, la cheminée qui fume, et les chars avec leurs bœufs. Par la porte, je puis apercevoir deux messieurs à table, et deux négresses, dont l’une sert, et l’autre est occupée à chasser les mouches. Le nègre qui m’accompagne et porte mon bagage, met la main à son chapeau, et attend qu’on lui donne la permission d’entrer sur la piazza : car dans les plantations les nègres ne peuvent approcher la porte de la maison sans en avoir reçu la permission. Ma lettre d’introduction lue, on me reçoit avec la plus cordiale hospitalité.
La plantation où je suis se nommait le Labyrinthe « El Labarinto » : pendant trente ans elle a été un cafetal (plantation à café) très-prospère. Les causes qui ont amené la chute des cafetals à Cuba ont agi ici comme ailleurs : et on a créé maintenant une plantation de cannes à sucre à la place, sous le nom nouveau de la Ariadne.
La conversion des plantations à café en plantations à sucre, du cafetal en ingenio, a très-sérieusement affecté les conditions sociales et économiques de l’île de Cuba. Le café doit venir à l’ombre ; en conséquence, un cafetal était une plantation d’arbres ; l’économie et le goût à la fois avaient amené les planteurs, qui presque tous étaient des réfugiés de Saint-Domingue, à choisir des arbres fruitiers, avec des arbres dont le bois était recherché, aussi bien que ceux qui étaient remarquables par leur beauté. Sous ce manteau d’arbres croissait le caféier, plante toujours verte, et presque toujours en fleurs, avec des baies de teintes changeantes, qui deux fois l’année, donnent les grains de café. Pour exploiter la plantation, il fallait y percer, à des intervalles assez nombreux, des avenues assez larges pour les voitures. La plantation était par conséquent découpée comme un jardin, avec des avenues, des sentiers, sous l’ombre des arbres les plus admirables ; l’espace qui séparait les avenues était un immense verger, à l’ombre duquel s’élevait, jusqu’à cinq ou six pieds de hauteur, la plante à café. Le travail consistait à soigner la plante, à recueillir le café, et les fruits ; on cultivait en outre des légumes, on élevait des moutons, des chevaux et des bœufs. C’était de l’horticulture, sur la plus vaste échelle possible. Il fallait beaucoup de temps pour créer le jardin, les Cubains disent volontiers « le paradis d’un cafetal » : une fois achevé, c’était un séjour délicieux et aimé. On n’avait besoin d’aucune aide mécanique, on se passait de la vapeur, de la science ; il suffisait de connaître les sols, la culture de quelques plantes et de quelques arbres.
Il a fallu vingt ans et plus pour démontrer aux Cubains, que le Brésil, les Antilles, qui sont à une latitude plus méridionale que Cuba, et les États de l’Amérique centrale, peuvent produire le café avec plus d’avantage. Les ouragans successifs et terribles de 1843 et 1845, qui détruisirent et ravagèrent tant de cafetals, joints au système colonial de la métropole, qui n’accordait aucune protection efficace à Cuba, ont mis fin à l’ère des plantations à café. Ces motifs n’ont sans doute fait que hâter une résolution nécessaire. Les mêmes causes qui produisaient l’infériorité de Cuba, au point de vue de la production du café, lui ont assuré une supériorité marquée pour la production du sucre. Les plantations détruites ont été consacrées à la culture de la canne ; et graduellement, d’abord dans les parties occidentales et septentrionales, puis chaque jour plus avant du côté de l’est et du sud sur l’île entière, les ravissants cafetals ont été abattus, les arbres coupés, la charrue a passé sur les avenues et les sentiers, et le pays dénudé n’est plus qu’une mer de cannes.
La canne à sucre ne s’accommode point de l’ombre. Pour en rendre la culture profitable, il faut la cultiver aussi en grand que possible. Avoir des arbres fruitiers, serait une mauvaise économie pour le planteur. La plupart des fruits, surtout l’orange, qui s’exporte le plus, arrivent à maturité au milieu de la saison sucrière, et tous les bras sont alors requis. La canne ne mûrit qu’une fois l’année. Tout le travail doit être accompli pendant la période où elle commence à être assez mûre pour être portée au moulin et le moment où la chaleur et les pluies commencent à la gâter. Dans la Louisiane cette période ne dépasse pas huit semaines. À Cuba, elle est de quatre mois pleins. Cette différence donne à Cuba un grand avantage. Pourtant ces quatre mois sont encore trop courts ; et pendant ce temps la cheminée fume et les fourneaux sont allumés jour et nuit.
Une plantation de sucre n’est ni un jardin, ni un verger. Ce n’est plus le séjour aimé dont s’enorgueillissait la famille du planteur. Aussi les plantations souffrent elles des maux de l’absentéisme, et les propriétaires habitent aujourd’hui les environs de la Havane, de Matanzas, ou même New-York. L’esclavage a perdu par là ce qu’il avait encore de patriarcal. Le maître n’est plus le chef de la famille à la fois juge, médecin, prêtre, père, comme nous le représentent quelquefois les avocats de l’esclavage. Des surveillants, des administrateurs sont aujourd’hui placés entre lui et les esclaves. Les sentiments que fait naître une existence commune, les souvenirs de l’enfance, de longues et intimes relations, un amour partagé pour la maison, la terre, les animaux domestiques, les oiseaux ; — les sympathies qui s’éveillent par les naissances, les maladies, par la mort même, les devoirs religieux accomplis en commun ; — tout ce qui pouvait améliorer les rapports sociaux, tout cela disparaît de plus en plus.
Je découvre que l’ingénieur qui a le soin de la machine à vapeur de la sucrerie est un Américain : il appartient à une classe de machinistes que la culture du sucre amène tous les ans à Cuba. Ils quittent les États-Unis en automne, s’engagent pour la saison, mettent les appareils en bon état, restent quatre ou cinq mois occupés, puis s’en reviennent au printemps dans leurs pays. Ce sont des gens fort habiles, et capables de faire toutes les réparations nécessaires : ils sont très-bien payés, mais sont constamment occupés pendant quatre mois, sans aucune distraction ni récréation. Celui avec qui je fais connaissance connaît très-bien Cuba, où il est déjà venu plusieurs fois : il m’apprend que dans toutes les plantations, pendant la saison sucrière, les noirs n’ont que quatre heures de sommeil sur les vingt-quatre heures, une heure pour dîner, une demi-heure pour déjeuner. La nuit est divisée en trois périodes de trois heures, les noirs ont, par tiers, leur tour de sommeil.
Les employés les plus importants dans une plantation sont le mayoral ou mayordomo. Le premier a la surveillance générale des noirs et doit établir parmi eux une stricte discipline. Le majordome est l’homme d’affaires de la plantation. Sous les ordres du mayoral sont un certain nombre de contra-mayorales, qui correspondent à ce qu’on nomme les drivers dans les plantations des États-Unis. L’un d’eux accompagne toujours un groupe de nègres à l’ouvrage, dans les champs ou ailleurs, les surveille, les dirige, et les fait travailler. Ils portent constamment sous le bras un fouet court, le signe de leur office. Ce sont presque toujours des nègres, et généralement les noirs ne montrent pas plus d’humanité dans ces fonctions que les blancs de bas étage.
Chaque soir, le majordome distribue des provisions aux noirs, sous la surveillance de l’administrateur. Les feux s’allument ensuite dans les cases, et on y prépare le repas du soir. J’allai les visiter avant que le quartier nègre ne fût fermé. Une haute muraille entoure une cour carrée où sont les cases. Il n’y a qu’une porte d’entrée, qui se ferme à la nuit ; quitter le quartier après la fermeture serait un délit très-grave. Les huttes sont simples, mais assez bien disposées. Dans quelques-unes est allumé un feu autour duquel, même dans cette saison chaude, les nègres aiment à se grouper. Cette visite laissa une étrange impression dans mon esprit. Rentré dans ma chambre à coucher, dans le silence de la nuit, je m’endormis en songeant que j’étais, à Cuba, l’hôte d’un planteur, au milieu de tous les effets de cet étrange système où un homme s’arroge tous les droits sur d’autres, amenés à travers l’Océan. J’entendais encore le chant des nègres chargeant les chars dans les champs de cannes et leurs modulations barbares : Na-nu, A-ya — Na-ne, A-ya.
Une fois je me réveillai au milieu de la nuit, et de loin j’entendis le bruit des travailleurs occupés dans les champs, sous la clarté des étoiles.
Revenu à Matanzas, je vais visiter la montagne du Cumbre. Je pars à cheval avec un noir pour guide ; nous nous élevons peu à peu au-dessus de la ville. La baie, les maisons, le port, sont à nos pieds ; le Pan s’élève, dans la distance, à la hauteur de mille mètres. L’Océan est devant nous, et derrière la paisible vallée de l’Yumuri ; je reviens par cette pittoresque vallée, sans avoir le temps de visiter aucune des cavernes à stalactites qui y sont très-nombreuses et très-profondes.
Pour retourner à la Havane, je ne pris pas la route de mer, mais le chemin de fer qui unit ces deux villes. Bien que la distance à vol d’oiseau soit seulement de soixante milles, la ligne a environ cent milles à cause des nombreux détours qu’elle fait pour atteindre les plus importantes plantations. Le voyage est plus long, mais il gagne aussi en intérêt. Je ne puis me lasser de cette scène étrange, et je contemple avec un intérêt qui ne se refroidit pas, les stations avec leurs groupes de noirs, de marchands de fruits, les amas de sucre et de mélasse qui y sont accumulés ; les ingenios brillant sous les rayons du soleil, avec leurs cheminées élevées ; les champs interminables de cannes ; les bœufs lents qui traînent les chars ; les intervalles de sol non défriché ; les jungles ornées de fleurs sauvages ; les bouquets de cocos aux branches pendantes et pleureuses ; les palmiers ; les orangers roides, avec leurs pommes d’or, çà et là les restes d’un cafetal, avec des cafiers sauvages et non coupés, sous des bosquets luxuriants de bananiers. L’œil peut-il jamais se fatiguer de ce spectacle ?
Un peu plus tard, dans l’après-midi, le caractère de la vue commence à changer. Les ingenios et les champs de cannes deviennent moins fréquents, puis disparaissent entièrement, et les maisons ont plutôt l’air de villas que de fabriques. Sur les routes on voit des files de mulets et de chevaux chargés de paniers de fruits, ou balayant le sol avec le fourrage vert dont ils sont chargés ; tout cela se dirige vers la Havane. Bientôt on voit le château d’Atavar et le Principe, puis le port et la mer, la forêt de mâts, la longue ligne des fortifications, les maisons bleues, blanches et jaunes ; il me semble que je suis revenu chez moi après une très-longue absence ; je n’ai pourtant été que pendant quelques jours sur les plantations, mais les impressions que j’y ai reçues ont été si nouvelles et si étranges !
Il faut présenter maintenant les résultats les plus importants de mes observations sur l’état actuel de l’île de Cuba. Les renseignements que j’ai reçus ont été quelquefois contradictoires, mais par cela même il est plus aisé de les contrôler les uns par les autres.
Il y a trois classes de personnes à Cuba, sans compter les esclaves : ce sont les Cubains, les Espagnols et les étrangers des autres nations. Par Cubains, j’entends les créoles ou les personnes nées à Cuba. Par Espagnols, les Péninsulaires ou natifs de la vieille Espagne. La troisième classe comprend les Américains, les Anglais, les Français, les Allemands. Cette dernière classe est nombreuse, possède beaucoup de richesses, et se compose de marchands, de banquiers et de commerçants. Les Espagnols composent l’armée et la marine, remplissent toutes les fonctions publiques : la justice, l’administration, l’éducation, le fisc, les postes, la police, le haut clergé leur appartiennent, et on y compte en outre une nombreuse et riche classe de marchands, de banquiers, de boutiquiers et d’ouvriers.
Le nombre des esclaves n’est pas connu avec exactitude. Le recensement de 1857 le fixe à trois cent soixante quinze mille ; mais on ne peut se fier à ce chiffre. Comme les esclaves sont taxés pour l’impôt, le gouvernement a beaucoup de peine à obtenir une statistique exacte. Presque tout le monde, à Cuba, s’accorde à dire qu’il y a au moins cinq cent mille esclaves ; quelques-uns élèvent le chiffre jusqu’à sept cent mille. Je suis moi-même disposé à croire que celui de six cent mille se rapproche le plus de la vérité.
Les noirs libres, d’après le recensement de 1857, sont au nombre de cent vingt-cinq mille ; mais ce chiffre est trop faible. La population blanche comprend sept cent mille âmes. Il y a à peu près un noir libre pour trois esclaves ; et leur nombre total est un peu supérieur à celui des blancs.
Le fait qu’il y a un noir libre sur quatre indique suffisamment que les lois qui sont faites en Espagne favorisent l’émancipation. Elles favorisent aussi le noir émancipé. L’étranger qui visite la Havane verra un régiment de mille volontaires noirs, paradant avec les troupes de ligne et les volontaires blancs ; quand on songe que le port des armes est considéré comme un honneur et un privilége, et n’est pas permis aux blancs créoles, excepté à un très-petit nombre qui sont en faveur, la signification d’un tel fait ne peut échapper à personne.
Tout esclave a le droit de se présenter devant un magistrat, de se faire estimer, et, en payant la somme fixée, de recevoir des papiers qui établissent sa liberté. L’évaluation est faite par trois assesseurs ; le maître de l’esclave en nomme un, le magistrat les deux autres. L’esclave n’est pas obligé de payer toute la somme à la fois, mais il peut payer par petites sommes qui ne doivent pas être au-dessous de vingt-cinq francs. Il y a une autre prescription qui, au premier abord, ne paraît pas très-importante, mais qui est, je suis incliné à le croire, la protection pratiquement la plus efficace et la meilleure garantie donnée aux noirs contre leurs possesseurs : c’est le droit de vente forcée. Un esclave peut, après s’être fait estimer, forcer son maître à le transférer à quiconque voudra payer la somme déterminée. Pour exercer ce droit, il n’a pas besoin de rendre compte de ses griefs ; il suffit qu’il exprime le désir du transfert et que quelqu’un soit disposé à l’acheter. Cette loi de transfert est appliquée très-fréquemment et est un frein perpétuel imposé aux maîtres d’esclaves.
D’après une autre loi, les noirs sont baptisés et enterrés suivant les rites chrétiens. Mais on n’applique pas les articles qui commandent de leur donner une instruction religieuse, et de les conduire aux offices. Dans la plupart des districts ruraux, les nègres ne voient jamais un prêtre ni une église.
L’Église célèbre rarement les mariages des noirs ; comme dans le dogme catholique le mariage est un sacrement qui noue un lien indissoluble, le maître l’évite pour ne pas être gêné dans les ventes et les hypothèques ; en conséquence, les mariages sont ordinairement faits par le maître lui-même, et naturellement ils n’ont aucune valeur légale ; aussi ce lien n’est-il que bien peu respecté.
Il est, au reste, très-difficile pour un étranger de se rendre un compte exact de la situation relative des noirs et des blancs. Si quelqu’un, venu du Nord, s’attend à trouver ici des chaînes, à voir le sang couler ; si, muni de lettres pour les planteurs les plus riches, il se mêle à leur existence, écoute leurs anecdotes à table en déjeunant et en dînant avec des dames, il n’entendra parler d’aucune cruauté, d’aucune violence ; il sera peut-être assez naïf pour croire qu’il a vu ce qui s’appelle l’esclavage. Il ne sait pas que cette large plantation, avec ses cheminées qui fument, et que son hôte ne visite pas, a passé aux créanciers du dernier propriétaire, qui a fait faillite, et qu’elle est aujourd’hui sous la charge d’un homme d’affaires qui doit en tirer le plus qu’il pourra dans le moindre temps possible, et vendre les esclaves comme il pourra. Il ne sait pas que cette autre plantation, qui appartient à un jeune débauché qui passe la moitié de son temps à la Havane, est un séjour de licence et de cruauté. Il ignore peut-être que ces grands chiens enchaînés à la maison qu’il visite, sont des bouledogues cubains, dressés à la chasse aux nègres. Il ne sait pas que les aboiements qu’il a entendus une nuit étaient le signal d’une poursuite où tous les blancs du voisinage ont pris part, et que la semaine dernière, tous les propriétaires du canton ont été obligés de s’ériger en comité de surveillance et de police. Il ne sait pas que cet homme de mauvaise mine qui est venu hier, et que les dames ont reçu froidement, avec une aversion mal déguisée, était un chasseur de nègres de profession. Il n’a jamais vu la Sierra del Cristal, la chaîne qui s’étend dans la partie orientale de Cuba, habitée par des fugitifs, et où les blancs osent à peine s’aventurer. Dans les villes, il ne va pas visiter hors des murs les endroits où les blancs de bas étage fouettent pour quelques réaux les domestiques noirs, hommes ou femmes, qui ont encouru une punition.
Disons quelque chose des ressources matérielles de la belle colonie espagnole. Cuba contient certainement plus de bons ports que toute la côte américaine aux latitudes supérieures à celles de Norfolk. Le sol y est très-riche, et il n’y a point de grandes plaines de sable, ni le long de la mer, ni dans l’intérieur. Les rochers de coraux forment le rivage, et l’herbe et les arbres descendent jusqu’au bord même des falaises. La surface du pays est diversifiée par des montagnes et des collines, et est très-bien boisée et suffisamment irriguée. L’île a des mines de cuivre et de fer ; elle produit aussi du charbon bitumineux qu’on peut employer dans les manufactures, du marbre, des bois durs en abondance, tels que l’acajou, le cèdre, l’ébène, le lignum vitæ, le bois de fer. Les Cubains se vantent de n’avoir dans leur île ni bêtes féroces ni reptiles venimeux. En fait d’animaux dangereux ils n’ont que le scorpion, la tarentule et le nigua : mais la morsure du scorpion et de la tarentule, bien que très-douloureuse, ne cause pas la mort. Le nigua est très-désagréable ; si on le laisse longtemps sous la peau, il ne peut plus être extirpé et rend une opération nécessaire.
Quant au climat, je n’ai aucun doute que dans l’intérieur, surtout sur les terres rouges, il ne soit agréable et sain, été comme hiver ; mais sur le bord des rivières, dans le pays bas en terres noires, dans les savanes, la fièvre intermittente règne ainsi que la fièvre aiguë. Les cités sont désolées par la fièvre jaune, et dans les dernières années le choléra les a aussi visitées. Dans les villes, l’année, au point de vue de la salubrité, peut être divisée en trois parties : pendant les quatre mois d’hiver, les villes sont saines ; pendant les quatre mois d’été, elles sont malsaines ; les quatre autres mois d’automne et de printemps ont un caractère intermédiaire. Il y a toujours quelques cas de fièvre jaune pendant l’hiver, mais on y fait peu d’attention et ils ne résultent que d’une imprudence excessive. On estime que vingt-cinq soldats sur cent meurent de cette maladie pendant les premières années de leur acclimatation ; pendant l’année du choléra, il en est mort soixante sur cent. La température moyenne de l’île est de 70° Fahrenheit l’hiver, et 83° l’été. L’île est visitée quelquefois par de violentes tempêtes, mais elles n’y sont pas aussi fréquentes que dans les Antilles. Il y a de forts orages l’été, et de grandes sécheresses l’hiver, bien qu’ordinairement la rosée suffise à entretenir l’humidité nécessaire à la végétation dans l’intervalle des saisons de pluie.
Le steamer qui doit n’emmener, le Cahawba, vient d’arriver. Quand une fois le départ est décidé, on trouve un caractère plus étrange et plus pittoresque à la ville que l’on va quitter ; je regardais pour la dernière fois les enseignes familières, les noms des rues, l’obria pia, Lamparilla, Mercaderes, San Ignacio, Obispo, et les jolis et fantastiques noms des boutiques. Il me semblait que les rues étroites avaient bien leur avantage, puisqu’on s’y trouve mieux à l’ombre, et qu’on peut les tendre avec des draperies d’un côté à l’autre, bien qu’on y rende ainsi l’air étouffant. Aucune ville n’a de plus belles avenues que celles de l’Isabel et de Tacon ; et je ne reverrai plus les palmiers dans les pays du Nord. Voici la Dominica : quel charmant endroit le soir, après la retreta, pour prendre le café ou le thé près de la fontaine, dans la grande cour ; c’est le seul lieu public, avec les théâtres, où l’on voie les dames hors de leurs volantes. Il faut quitter tout cela.
Tout le long du quai, où sont rangés les navires et où se fait tout le travail des chargements et des déchargements, est une longue et haute galerie, où l’on est abrité contre les rayons du soleil. Avant qu’elle fût construite, on dit que l’on a vu des ouvriers tomber morts, sur le quai, sous les coups du soleil.
Je trouve à bord du Cahawba ma cargaison d’oranges d’Iglesia, mes confitures de la Dominica et mes cigares de Cabaña ; tous les passagers sont réunis ; le pont est couvert de montagnes d’oranges ; l’ancre est levée, le steamer sort du port avec le pavillon étoilé flottant. Le ciel est rougi à l’occident par le soleil couchant ; les tambours et les trompettes résonnent dans les fortifications, pendant que nous passons devant la Casa Blanca, la Cabaña, la Punta et le Morro. Le ciel s’assombrit, le vaisseau monte et descend sur la vague, la lanterne du Morro jette son rayon sur les eaux, et les rives de Cuba s’évanouissent dans la profondeur de l’horizon.
Après le thé, tout le monde est sur le pont. La nuit est claire, mais je n’ai jamais vu autre chose que des jours et des nuits claires sur mer et sur terre, depuis que j’ai passé le Gulf-Stream, en allant à Cuba. La Croix du Sud est visible a l’horizon, et l’étoile du Nord se montre au-dessus de l’horizon, du côté du septentrion. L’air de Cuba, sur la montagne ou la plaine, l’air d’aucun pays ne peut être comparé à celui de l’Océan, à cet air vigoureux et salin ! Comme on le boit avec avidité ! Que j’aime aussi ce puissant mouvement qui me berce et ferme peu à peu mes yeux ! La nécessité seule du sommeil peut cependant me déterminer à goûter quelque repos dans la splendeur de ces nuits équinoxiales.
Nous arrivons le troisième jour, par un temps frais, devant la côte de la Caroline du Nord ; mais, comme nous restons dans le Gulf-Stream, nous ne voyons pas la terre. Nous voilà sur la grande route du commerce de toute la partie centrale de l’Amérique, et cependant combien peu nous voyons de navires : pas un seul pendant trois jours. Le lendemain, nous sortons du Gulf-Stream ; le temps est plus froid ; un jour après, nous voyons la lumière de Barnegat, à quatre heures du matin, puis les hauteurs de Neversink ; la longue côte de New-Jersey est étendue devant nous ; le port de New-York n’est plus qu’à quatre ou cinq heures. Sur la plage sableuse de Long-Island sont les débris du Black-Warrior, récemment naufragé, l’ancien second de notre Cahawba. Bien loin à l’horizon, du côté de l’orient, et à peine discernable, est l’Europa, en route pour Liverpool. Bien loin de la côte, jusqu’à vingt ou trente milles du port, la mer est tachée de petits bateaux qui font leur pêche pour le marché de New-York ; et des bateaux remorqueurs guettent, en lançant un peu de vapeur, bien loin dans la pleine mer, les vaisseaux qui arrivent. Un pilote vient nous chercher et nous amène dans le port.
Aucun port n’a une aussi belle entrée que celui de New-York : on a devant soi l’ile de Staten, les hauteurs de Brooklyn, la vue lointaine des îles de la rivière Hudson, les faubourgs populeux qui s’étendent dans toutes les directions, la large baie, les clochers élevés et les hautes maisons de la ville, et la forêt entrelacée des mâts des navires.
Il n’y a pas encore de neige sur la campagne et sur le sommet des maisons, mais les arbres dépouillés de feuilles, le gazon desséché, les lourds paletots et les fourrures forment un contraste saisissant avec les chapeaux de paille, les habits de toile blanche, les persiennes abaissées et les moissons jaunies par le soleil que je voyais il y a cinq jours seulement.
Nous entrons dans notre dock avec le calme et la précision qui marquent tous les mouvements du Cahawba. Une troupe de cochers de New-York est réunie sur le quai ; ils ont l’air de gens qui ont volé leurs voitures et leurs chevaux, et qui voudraient voler notre bagage. Pas d’agents de la police en vue. Tout le monde prédit une bataille. Pendant quelques minutes il n’y a d’autre inconvénient que celui de cris violents qui réclament des voyageurs et du bagage ; mais bientôt les cochers se pressent sur le pont, on leur donne l’ordre de reculer ; l’équipage tâche de les repousser, puis on échange des injures et bientôt des coups. L’un des assiégeants, renversé par un coup violent, tombe évanoui et est porté à terre par ses camarades, sur le quai, puis ils reviennent et continuent leurs menaces contre l’équipage. Les officiers du navire sont accoutumés à tout cela, et sont déterminés à se protéger eux et leur équipage, à leurs risques et périls.
Pendant la traversée, nous avions vanté patriotiquement notre pays à plusieurs passagers cubains ; et toutes les comparaisons, jusqu’à présent, avaient été favorables à notre patrie ; mais ici nous n’avions décidément pas l’avantage. Les étrangers s’inquiétaient beaucoup plus que nous. Nous savions qu’il ne s’agissait que d’une rixe pour obtenir une charge, et que tout cela finirait par quelques coups, peut-être par une malle ou deux perdues. Les étrangers voyaient là une insurrection des basses classes. Une vieille dame surtout, qui avait une immense quantité de bagages, était dans un état de trépidation extraordinaire, et n’osait confier ni elle-même ni ses malles aux chances d’un conflit.
Mais c’est l’esprit de notre peuple de se jeter dans des difficultés pour se donner le plaisir d’en sortir. L’affaire est bientôt calmée ; la foule s’éclaircit à mesure que les passagers choisissent leur voiture et quittent le bateau ; une heure ou deux après avoir touché le quai, le pont est silencieux, la machine vomit ses dernières bouffées de fumée ; le capitaine et le lieutenant ont reçu les poignées de main et les adieux de tout le monde ; et la société réunie pendant cinq jours pour ne plus jamais se revoir sur mer ou sur terre, se disperse dans les rues de la grande cité, les uns pour aller vers les collines neigeuses de la Nouvelle-Angleterre, les autres pour se répandre dans le vaste monde du fart west.
- ↑ To Cuba and back. — By Richard Henry Dana. Londres, 1859. — M. Richard Dana est un auteur américain qui a conquis aux États-Unis une immense popularité par un petit livre intitulé : Deux ans devant le mât, où se trouve dépeinte l’existence d’un simple matelot. M. Dana avait voulu mener lui-même cette vie d’aventure, et ce sont ses propres souvenirs qu’il consigne dans ce curieux volume que tout le monde a lu en Amérique et en Angleterre. Son livre actuel sur Cuba est le deuxième ouvrage sorti de sa plume : nous en présentons une sorte de résumé, où de longs extraits littéraux sont reliés par quelques parties abrégées.
- ↑ « Les eaux de l’Océan se réchauffent naturellement dans le golfe du Mexique et la mer des Antilles ; elles donnent ainsi naissance à un torrent d’eau chaude qui, sous le nom de Gulf-Stream, va se précipiter sur les récifs de l’archipel de Bahama, coule le long de la côte de Floride, et conserve une direction parallèle à la côte d’Amérique, en ne s’éloignant que fort peu, jusqu’à la hauteur du cap Hatteras. Là, rencontrant le courant d’eau froide venu du nord et le grand banc de Terre-Neuve, il s’élargit, gagne en surface, s’élève vers le nord, puis sa bande ainsi plus étendue va rejoindre les Açores, d’où elle se courbe vers le sud, revenant à la côte d’Afrique et recommençant le même circuit. » (Alfred Maury, la Terre et l’Homme. Hachette. 1857.)