Michel Lévy (p. 111-125).

IX

UN THÉÂTRE À VÉNUSIA


Cette conversation nous conduisit jusqu’à l’entrée du théâtre, dont mille gerbes lumineuses éclairaient l’élégante façade, et dessinaient, en blanc sur le fond noir du ciel, les arabesques de la balustrade supérieure ainsi que les nombreuses statues qui la surmontaient.

Mélino m’apprit que c’étaient des statues d’auteurs et d’acteurs célèbres, et que chaque monument de Vénusia glorifiait ainsi ses héros : les Académies avaient leurs grands poëtes et leurs grands savants, les Musées leurs artistes illustres, les Hôpitaux leurs médecins les plus en renom ; radieuses pléïades, qui couronnaient d’une auréole de gloire les temples de l’intelligence humaine, et qui servaient, à la fois, d’encouragement et d’exemple à la postérité.

Ainsi que me l’avait fait espérer Mélino, nous n’eûmes à subir ni le fatigant préalable de la queue, ni l’encombrement désordonné du contrôle, autour duquel se pressent, dans nos théâtres, une foule de gens, assourdissant de leurs plaintes et de leurs réclamations les employés effarés. La certitude qu’a chaque spectateur de trouver la place qu’il a retenue suffit à prévenir cette affluence et cette confusion.

Arrivé à l’étage où se trouvaient les places que nous avions choisies, ce ne fut pas sans un vif plaisir que je me vis à l’abri des obséquiosités félines de l’ouvreuse de loge, et de l’importunité quémandeuse de ses offres de service. À Vénusia, les ouvreuses se contentent d’ouvrir les loges, tandis que les nôtres ne songent qu’à faire ouvrir les bourses.

Le public remplissait déjà la salle, mais nous n’eûmes aucune peine à nous rendre à nos places. Dans les théâtres de Vénusia, les banquettes sont coupées de sentiers perpendiculaires, et convenablement espacées entr’elles, de sorte qu’on n’a point à frôler une herse de genoux anguleux, et à subir la mauvaise humeur de leurs propriétaires. J’ajouterai qu’une fois arrivé et assis, on n’est jamais serré, bonheur bien rare dans nos salles de spectacle, où, pour forcer la recette, les directeurs abusent par trop de l’extrême élasticité de la charpente humaine.

La salle était magnifiquement éclairée. Toutefois, un énorme lustre ne descendait pas jusqu’aux deux tiers de sa hauteur, répandant une lumière aveuglante pour les galeries supérieures et une chaleur incommode pour toute la salle. Il n’était pas non plus remplacé par une coupole nue, tamisant une lumière blafarde, mais bien par une certaine quantité de petits lustres placés très-haut, et constellant le plafond de leurs couronnes de feu ; d’autres lustres, de dimensions également modestes, pendaient en grappes lumineuses, au dessus de chaque loge des premières ; les courbes séparatives des autres étages étaient dessinées par un double rang de globes opalins, éclairés à l’intérieur, et simulant de gigantesques colliers de perles.

Mais l’ornement le plus beau de la salle était, sans contredit, la guirlande de frais et gracieux visages qui fleurissaient dans les loges des galeries. Je remarquai avec plaisir que les beautés de Vénusia n’abusaient pas du décolleté, et que toutes les épaules, qui avaient acquis des droits à la retraite, s’abritaient prudemment sous les plis de la gaze ou du satin, au lieu d’affliger les regards de leurs aspérités ravinées par le temps.

De leur côté, les spectateurs ne transformaient point l’orchestre et le parterre en une sorte d’observatoire, et ne braquaient pas, sur certaines femmes, souvent avec une obstination impertinente, les deux branches de leurs jumelles indiscrètes.

Bientôt, à la place des trois grands coups de gaule qu’on frappe chez nous en signe d’avertissement, un timbre placé dans la salle fit résonner sa note claire et métallique. Il se fit un grand silence, et la représentation commença.

On exécuta d’abord une magnifique ouverture, dans laquelle les instruments de cuivre paraissaient vivre en très-bon accord avec les autres, et ne pas chercher à les écraser de leurs éclats retentissants. Puis, la toile se leva, et un silence attentif régna jusqu’à la fin de l’acte. C’est dire que nous n’eûmes point à subir l’agaçant voisinage de ces insupportables bavards, qui ne se gênent en aucune façon pour causer à haute voix, et semblent même fort aises de faire admirer à tous ceux qui les entourent la finesse et le piquant de leurs observations critiques.

La pièce représentée n’appartenait à aucune de ces catégories dans lesquelles nous avons cru devoir parquer les œuvres théâtrales, car tous les genres s’y trouvaient mêlés.

Le jeu des acteurs me frappa surtout par son naturel exquis ; aucune charge dans les scènes de comédie, mais une saisissante image du ridicule, et des effets toujours puisés dans la source du comique la plus abondante et la plus pure — la naïveté ; pas d’emphase non plus dans les situations pathétiques, pas d’assourdissantes explosions de douleur ou de colère, pas de contorsions spasmodiques, mais un jeu sobre, une émotion contenue, ou plutôt voilée, et dont un geste, un frémissement, une intonation, un regard, suffisaient à trahir la violence, comme ces éclairs, qui soudainement illuminent les profondeurs d’une sombre nuée, et les sinistres grondements qui s’y font entendre signalent la tempête qu’elle recèle dans son sein.

Je ne fus pas moins ravi des artistes qui chantèrent. Leur voix rendait avec une émotion sympathique tous les sentiments de leur rôle, sans jamais cesser d’être suave et mélodieuse. Elle était accompagnée, et, pour ainsi dire, caressée, par un excellent orchestre qui en doublait le charme, comme le vague murmure d’une forêt fait ressortir le chant perlé du rossignol. Quelle différence avec nos établissements lyriques, où l’orchestre rageur, loin de soutenir l’acteur, paraît vouloir engager avec lui un duel de sonorité ! Combien de voix charmantes, ce minotaure des chanteurs et des chanteuses n’a-t-il pas dévorées ? Et pourtant, oublieuses des cruelles leçons du passé, les victimes du monstre aux cent bouches hurlantes, semblent prendre plaisir à cette lutte inégale, et c’est à qui abordera d’assaut les notes les plus inaccessibles. Elles y sont malheureusement encouragées par ces prétendus dillettanti qui, dans nos théâtres lyriques, étalent leur prétentieuse nullité, et se répandent en bravos frénétiques chaque fois qu’éclate une de ces notes transcendantes qui ne sont que des cris aigus, chaque fois encore que l’artiste, se livrant à des exercices de pyrotechnie lyrique, fait jaillir de son larynx ces fusées d’arpèges et de trilles, qui n’ont d’autre charme que celui d’un pénible tour de force plus ou moins heureusement accompli.

Dans l’art chorégraphique, j’admirai combien danseuses et danseurs vénusiens montraient de grâce décente et d’expression passionnée dans les sentiments qu’ils avaient à rendre. C’était suave et éthéré comme une vision séraphique. Ainsi, le spiritualisme le plus pur avait transformé là haut cet art de la danse, si sensuel et si matérialiste dans nos théâtres, où, hélas ! le tour de force l’a envahi comme il a envahi le chant. Les jetés-battus luttent de vertigineuse agilité avec les vocalises, et le bond qui enlève jusqu’aux frises l’élastique ballerine est pour elle ce que l’ut dièze est pour le chanteur : le nec plus ultrà du talent, le comble de l’art et du succès. Je ne parle pas de nos danseurs. La race s’en perd tous les jours, et ce qu’il en reste danse très-peu et très-mal. On n’en exhibe encore que pour faire ressortir, par contraste, la beauté plastique de tout ce que montrent les danseuses, et c’est beaucoup dire. On les emploie aussi à leur servir de support dans leurs attitudes penchées, et de levier pour les lancer en l’air. Ce sont des pièces de gymnase que notre façon de comprendre la danse rend indispensables.

Telle était, au contraire, la perfection des artistes vénusiens, que j’avais peine à comprendre qu’une seule troupe comptât des interprètes aussi distingués dans les genres les plus différents.

À la fin de l’acte, je fis part de mon impression à Mélino, qui me donna la clef de l’énigme,

— Dans notre ville, me dit-il, chaque théâtre n’a pas une troupe spéciale. Si, chez vous, on fait les pièces en vue du personnel restreint d’un théâtre, et le plus souvent pour un seul artiste, de manière à sacrifier les autres rôles au despotisme de sa vanité et à réduire ses camarades aux modestes attributions de comparses donnant la réplique, nous croyons, au contraire, que rien ne restreint l’art à des proportions plus mesquines et plus éphémères que cette préoccupation d’écrire un rôle, non pour développer un caractère observé sur la scène du monde, mais pour faire valoir les qualités particulières d’un acteur, et parfois ses défauts physiques. Nos théâtres sont distribués en groupes à chacun desquels est affectée une grande troupe. Les artistes qui la composent jouent dans tel ou tel théâtre, suivant que leur talent convient plus ou moins aux rôles tracés dans les pièces qu’on y donne, et l’auteur a ainsi un vaste champ pour choisir ses interprètes.

De vifs applaudissements éclatèrent souvent pendant la représentation de la pièce vénusienne, mais je ne vis pas que l’enthousiasme eut, comme chez nous, son foyer spécial dans une partie de la salle.

— Vous n’avez donc pas de claque ? demandai-je à Mélino.

— Qu’est-ce que la claque ?

— Vous êtes bien heureux de l’ignorer ! c’est un groupe de gens, qui ne paient pas leurs places, mais qui sont payés pour applaudir à certains endroits de la pièce convenus d’avance, quand par exemple l’acteur crie un peu plus fort que de coutume ou lorsqu’il rentre dans la coulisse. À ces moments, vous voyez s’élever, du milieu du parterre, une vingtaine de paires de mains, grosses comme des gants d’escrime et rouges comme de la lie de vin : ces mains claquent bruyamment et retombent ensuite avec un ensemble tel qu’on les croirait mues par un ressort. Une machine pourrait, du reste, les remplacer avec avantage : elle serait tout aussi intelligente et tiendrait moins de place.

— Alors, me dit en riant Mélino, vos artistes entendent avec satisfaction et orgueil les applaudissements qu’ils ont soldés d’avance ! Ils me paraissent, en cela, ressembler à certain jeune homme qu’un amour dédaigné avait exalté jusqu’au délire, et qui, pour tromper sa passion, s’était avisé de s’écrire et de s’envoyer les lettres les plus tendres, en les signant du nom de celle qu’il aimait.

— Je ne pense pas que nos artistes aient voulu se repaître d’une pareille illusion ; je crois plutôt qu’ils espèrent que les bravos des claqueurs entraîneront ceux du public. Et pourtant, le contraire arrive plus souvent, car bien des spectateurs, disposés à manifester leur satisfaction, éprouvent une certaine répugnance à faire chorus avec ces gagistes de l’enthousiasme.

« Si encore les malheureux se bornaient à applaudir ! mais ils s’égosillent en vociférations, et prodiguent les rappels, — quand on y met le prix. Rien, au reste, n’est plus nuisible à l’illusion théâtrale que ces tapageuses ovations à la fin de chaque scène à effet, ces brusques interruptions du spectacle causées par l’apparition d’une actrice qu’on a vue, à l’instant, ruisselante de larmes ou crispée de fureur, et qui vient, calme et souriante, se rendre au rappel qu’elle s’est fait adresser et remercier, d’un salut gracieux, la cohorte romaine pour des applaudissements dont elle connaît le tarif. Quelquefois, afin de compléter son triomphe, et lorsqu’elle est assez riche pour payer tant de gloire, elle se fait lancer des galeries supérieures une pluie de gros bouquets.

Mélino rit beaucoup de ces usages que nos mœurs ont si bien acceptés.

J’observai que, dans la loge qui avoisinait nos places, on discutait sur le mérite de la pièce nouvelle et sur le jeu de ses interprètes. J’en fus assez surpris, quand je vis surtout la part que prenaient les dames à ces appréciations.

Mélino me fit remarquer que rien n’était plus naturel que de causer de la pièce commencée.

— C’est vrai, lui répondis-je, mais aussi rien de plus rare chez nous : les messieurs, causent Bourse ou politique, au fond de la loge ; et, devant eux, les dames, tout en prenant mille attitudes gracieuses à l’intention du public, tiennent à peu près ce langage :

« — Madame Z… est très-bien dans le rôle de la comtesse, sa toilette est très-élégante ; seulement je n’aime pas beaucoup cette écharpe rose avec cette robe fond bleu.

« — Ni moi : je la préférais dans la pièce qu’on a représentée le mois dernier, et dans laquelle elle portait une robe grenat avec des volants noirs et des manches pagodes. On m’a dit qu’à l’acte qu’on va jouer, elle aura une robe de satin cerise avec un corsage noir garni de guipures et trois mètres de queue.

« — Par exemple, elle est admirablement coiffée, observe une dame qui a de fort beaux cheveux, rangés à peu près comme ceux de l’actrice.

« — Peut-être sa mise n’est-elle pas assez riche pour représenter une comtesse, ajoute une quatrième, dont les oreilles scintillent de rubis et dont le cou est baigné d’une rivière de diamants.

« — Qui donc est dans cette loge, poursuit-on, n’est-ce pas la petite baronne de B… ?

« — Précisément ; avec son mari. Doit-elle s’ennuyer !

« — Je le crois ; d’autant plus que son cousin, le jeune marquis de R… est en face, dans la loge de madame de M…

« — La robe de la baronne n’est pas mal.

« — Elle l’avait déjà la semaine dernière.

« — Vous croyez ?

« — J’en suis sûre ! je l’ai lorgnée pendant tout un acte.

Etc. etc.

De la pièce pas un mot.


À l’entr’acte suivant, nous nous rendîmes au foyer, qui, bien que très-spacieux, était rempli de monde : la facilité qu’on a de quitter et de regagner sa place, fait que beaucoup de gens ne manquent jamais de se donner le salutaire intermède d’une courte promenade.

Mélino me demanda si nos foyers ressemblaient à celui qu’il me montrait.

Je lui répondis qu’ils étaient beaucoup plus petits, et paraissaient, pour la plupart, n’avoir été pratiqués dans l’édifice qu’après coup, en profitant de quelque couloir hors d’usage.

« Mais, ajoutai-je, si le public des loges ne s’occupe guère de la pièce qu’on joue, en revanche, on en parle beaucoup au foyer — rarement il est vrai, pour en dire du bien. — Il y a d’abord les hauts barons du commerce, de l’industrie et de la Bourse, nos grands seigneurs d’aujourd’hui, qui, jaloux démontrer une sagacité littéraire qu’on ne leur eût jamais soupçonnée, critiquent à tort et à travers. On y voit encore les auteurs dramatiques, l’œil morne et la tête baissée si la pièce a du succès, joyeux et sémillants si le contraire arrive ; car ces chers confrères n’affectionnent et ne vantent jamais que les écrivains qui ne les éclipsent pas. Il en est de même, à l’égard des artistes jouant dans la pièce, de leurs bons camarades qui les critiquent à cœur joie ; les actrices se montrent surtout impitoyables pour celles qui ont l’affreux, l’impardonnable tort d’être plus jeunes et plus jolies qu’elles. Puis, viennent d’autres frondeurs non moins acerbes, les parias de l’art dramatique, les écrivains qui n’ont jamais pu se faire jouer nulle part et qui se disent, avec amertume, que leurs pièces, si piteusement rentrées dans leurs cartons après avoir tenté le siége de tous les théâtres, valent bien mieux que l’ouvrage représenté. Enfin, je ne dois pas oublier les critiques les plus vifs, les plus malicieux, les plus dangereux : — les amis de l’auteur. Sans doute, en causant entre eux, ils font montre d’une grande admiration pour l’œuvre de l’ami commun, mais cette admiration est acidulée de tant de restrictions confidentielles, de tant de blâmes intimes, qu’elle tourne souvent à l’aigre, et devient une belle et bonne satire.

Mélino me dit qu’à Vénusia le public des premières représentations était plus bienveillant, et les lambeaux de conversation que mon oreille put recueillir me firent juger qu’il disait vrai.

Plusieurs d’entre eux me regardaient avec curiosité, et notamment deux savants, amis de Mélino.


La pièce se continua dans un plein succès et sans les lenteurs des interminables entr’actes qui signalent les premières représentations dans nos théâtres, et que le public s’évertue à abréger, en trépignant du pied pour activer le lever du rideau ; fâcheux expédient qui n’a d’autre résultat que de soulever dans la salle une nuée de poussière et d’ajouter un désagrément de plus à celui de l’attente.

Le spectacle se termina donc à une heure raisonnable. Grâce à de spacieux couloirs, la sortie se fit sans encombre et sans embarras.

Nous prîmes le dernier train d’un chemin de fer souterrain qui nous transporta à peu de distance de notre domicile.