Michel Lévy (p. 231-238).

XVIII

PRÈS DU PIANO.


— Je reviens donc à la fille de Mélino, dit Volfrang, et d’autant plus volontiers, mon brave Léo, que si tu peux avoir quelque plaisir à m’entendre parler d’elle, j’en éprouve bien davantage à en parler moi-même, C’était d’ailleurs vers elle que ma pensée se reportait sans cesse, et son souvenir avait souvent envahi mon esprit pendant que Podélos me donnait sur divers points de la science vénusienne ces explications que j’ai dû vous rapporter bien imparfaitement. Merveilleuse et douce tyrannie de l’amour, qui ainsi évoque obstinément dans nos entretiens, nos lectures, nos travaux les plus divers, l’image charmante de la femme aimée !

Pour mon compte, je laissais avec délices couler mes pensées sur cette douce pente qui les ramenait sans cesse à ma chère Célia ; et, peu de jours après ma visite au collége, comme je l’entendis chanter dans le salon, en accompagnant sa voix délicieuse d’un son velouté de piano, je ne pus résister au désir d’aller l’entendre.

Le salon, mollement éclairé par la rare clarté qui filtrait des stores roses soigneusement tirés, respirait je ne sais quelle langueur voluptueuse, et Célia ne m’avait jamais paru si belle que dans le doux mystère et les tendres reflets de ce demi-jour.

— Veuillez me pardonner, lui dis-je, si je viens ainsi troubler votre solitude, mais les charmes de votre chant m’ont invinciblement entraîné…

— Je n’ai rien à vous pardonner, fit-elle avec une grâce extrême, et l’hôte de mon père ne peut encourir ici aucun reproche d’indiscrétion. Merci, au contraire, de votre visite ; et puisque vous preniez plaisir à l’air que je chantais, je vais le recommencer.

Elle redit sa romance, tandis que suspendu à ses lèvres, j’admirais de toute mon âme la suave limpidité de sa voix et surtout l’émotion sympathique de son chant.

— C’est ravissant ! m’écriai-je ; je n’ai jamais entendu chanter ainsi !

— Prenez garde ! me répondit-elle en souriant. Selon toute probabilité, vous calomniez les habitantes de la Terre, et ce n’est pas généreux, car il me serait difficile de vérifier vos comparaisons.

— Vous pouvez les croire sincères. Assurément, les belles indigènes du globe sublunaire que j’ai quitté ont parfois des voix magnifiques, mais c’est surtout leur façon de chanter qui me déplaît. Un de nos poëtes a dit :

 
L’esprit qu’on veut avoir gâte celui qu’on a.
 

Il en est de même de la beauté, de la grâce et de la voix. Chez nous, la prétention gâte toute chose, et malheureusement elle semble croître en raison de l’éducation qu’on a reçue et de la position sociale qu’on occupe. Une femme du monde ne voudrait pas chanter comme une pauvre ouvrière, pas plus qu’elle ne voudrait porter sa toilette simple et bienséante ; mais comme, en définitive, la fortune ne fait pas l’ampleur de la voix, la grande dame est obligée pour se distinguer des filles du peuple de chanter avec la voix qu’elle veut avoir et qu’hélas ! elle n’a pas. Elle dirait avec beaucoup d’agrément de simples mélodies, mais elle les dédaigne, cherche les difficultés, les grands airs d’opéra, les vocalises tourmentées, les notes élevées, bref, au lieu de chanter juste dans les limites de ses moyens, elle s’évertue à crier faux, à se déchirer le gosier et à déchirer les oreilles. Toutefois, pour être juste, j’ajouterai que c’est un peu la faute de nos compositeurs, car eux aussi délaissent la mélodie simple et claire pour rechercher avant tout la musique à grand effet, la musique savante…

— Qu’est-ce donc, bon Dieu, que cette musique savante ?

— C’est celle qui substitue à la mélodie les combinaisons harmoniques, les canons, les sujets, contresujets, fugues, tritons, contrepoints

— Voilà bien des noms barbares ! interrompit Célia en riant. Mais à quoi bon toute cette scolastique ? je croyais que dans un morceau musical, l’inspiration était tout, et que la mélodie était à l’harmonie ce que la pensée est au langage ou l’idée poétique à la rime et à la césure. Votre musique sans mélodie me fait absolument l’effet d’une poésie à rimes riches et à idées pauvres — comme on en fait du reste beaucoup aujourd’hui, — ou d’un tableau chargé de couleurs éclatantes, habilement contrastées, mais sans contours et sans dessin. Loin de s’attacher à ces subtilités de détail et de traduire le livret vers par vers, la musique doit s’animer de ce souffle mélodique qui constitue son essence même, et ne s’inspirer que du sens le plus général des paroles.

— Quant aux paroles, lui dis-je, l’orchestration de nos compositeurs les noie dans ses flots tumultueux. De temps à autre, dans les opéras français qui se jouent sur toute notre planète, on entend rimer manoir et noir, ombre et sombre, si l’on chante une ballade ; — yeux et feux, âme et flamme, dans un chant d’amour ; — vin et jus divin, bouteille et vermeille, dans les chœurs à boire ; — et c’est tout.

— C’est bien assez à mon sens ; non que je veuille sacrifier les vers aux fantaisies et aux violences de l’orchestration, mais parce que leur rôle doit être ici tout à fait secondaire. La Musique et la Poésie sont femmes, et deux femmes ne s’entendent jamais bien quand elles sont également jolies. Il faut, pour qu’elles s’accordent parfaitement, que l’une s’efface devant l’autre et ne lui dispute aucun hommage. Ainsi pour la vraie poésie : il suffit d’un léger accompagnement qui en marque le rhythme.

— Les anciens peuples de la Terre ne manquaient jamais de l’employer dans la déclamation de leurs poëmes et de leurs tragédies, et il reste encore des traces de ce système dans nos chants d’église qui seraient fort beaux s’ils étaient plus intelligibles et chantés moins machinalement.

— Dans une œuvre lyrique au contraire, reprit Célia, la poésie n’est qu’un prétexte à mélodies ; c’est le rameau d’où le génie musical doit prendre son essor : luxuriante et touffue, elle embarrasserait son vol et froisserait ses ailes.

— Vous pourriez ajouter, lui dis-je, qu’en dehors même des compositions lyriques, le poëte ne saurait être trop sobre dans l’expression des sentiments qu’il prête à ses personnages.

— Assurément.

— Aussi, n’avez-vous nullement à regretter de ne point connaître nos drames et la plupart de nos tragédies, car les passions et surtout l’amour y sont d’une intarissable loquacité, dont l’acteur aggrave encore l’effet énervant par l’emphase de son débit et l’intempérance de ses gestes.

— C’est vraiment chose fâcheuse, car rien ne me paraît moins sympathique et moins sincère que ce bavardage du cœur. L’amour véritable a sa pudeur qui voile ses plus vifs transports, et en glace l’expression sur les lèvres.

— Contrainte charmante qui ne donne que plus de force à la passion. Les parfums d’une essence subtile s’évaporent quand le flacon reste ouvert, et, dans le cas contraire, ils s’accumulent et se condensent pour devenir plus pénétrants si parfois ils s’échappent par quelque fissure. Ainsi de l’amour : il perd à s’étaler verbeusement son prestige et son mystère.


Vous vous étonnez peut-être, mes bons amis, de l’allure un peu facile de cette causerie dans laquelle nous apportions une liberté toute masculine. Je sais qu’elle choque nos mœurs ; mais, je vous l’ai dit, les jeunes filles de Vénusia ne sont pas élevées dans cette contrainte hypocrite qui, dans nos petites villes, leur fait affecter l’inepte ignorance d’Agnès ou l’irritable pruderie d’Arsinoé. Elles n’ont pas non plus cette glaciale indifférence des choses de cœur qu’on rencontre si souvent chez nos demoiselles des grandes cités, pour lesquelles l’idéal du mariage n’est pas le bonheur d’un amour partagé, mais un riche salon où l’on trône en souveraine, des toilettes splendides, des bijoux éclatants, un bel équipage, et un mari, quel qu’il soit, pour payer tout cela.

L’éducation de Célia ne présentait aucun des inconvénients de ces deux civilisations, l’une un peu arriérée, l’autre beaucoup trop avancée. Elle avait un cœur tendre sans ostentation sentimentale, et chaste sans fausse pruderie.

Je ne saurais vous dire combien de temps se prolongea notre entretien. Mon amour m’en fit trouver naturellement les détails délicieux et les instants trop rapides. Mais, comme vous n’avez pas les mêmes raisons d’en juger ainsi, je crois devoir m’abstenir de vous en retracer la suite.