Première livraison
Le Tour du mondeVolume 11 (p. 1-16).
Première livraison


Café maure à Sidi-bou-Saïd, près Tunis. — Dessin de A. de Bar d’après une aquarelle de M. Amable Crapelet.


VOYAGE À TUNIS[1]


(AFRIQUE DU NORD),
PAR M. AMABLE CRAPELET.
1859. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.



De Marseille à Tunis.

Le 7 mai 1859, le pavillon des Messageries impériales était hissé au grand mât du Marabout, et nous partions pour Tunis.

Après une traversée de deux jours, le navire mouillait dans la rade de Stora, jolie ville construite depuis la conquête de l’Algérie au bas du cap de Fer. Stora est le port de Philippeville : il ne reçoit guère que de petits bâtiments ; la configuration du terrain n’a pas permis de lui donner plus d’importance ; les grands navires à vapeur restent en rade.

De Stora, on peut se rendre par terre à Philippeville ; la distance est de trois à quatre kilomètres que l’on franchit aisément à l’aide d’un petit service d’omnibus ; mais plus d’un voyageur préfère longer cette belle côte en canot.

Philippeville, toute nouvelle et déjà florissante, a été bâtie, sous le règne de Louis-Philippe, en 1838, sur les ruines de l’ancienne cité romaine Russicada, en vue d’établir une communication directe de Constantine avec la mer. Son aspect est très-pittoresque ; ses constructions sont élégantes, ses champs fertiles, ses montagnes couvertes de bois. Ses fortifications ne manquent pas d’un certain caractère. Elle est destinée à devenir le centre de transit et d’entrepôt de l’Algérie orientale avec l’Europe. Plus loin, à quelques kilomètres, les villages de Vallée et de Damrémont consacrent de grands souvenirs.

Le lendemain, Bone s’offrit à nos yeux, derrière une falaise, dans le fond ouest du golfe qui porte le même nom. Au nord de la ville, sa citadelle ou Kasba couronne une colline haute de cent cinq mètres. À six kilomètres s’élève majestueusement le mont Édough vers l’embouchure de la petite rivière Seybouse, dont les plaines s’étendent au sud. À quelques milles de la Seybouse, on rencontre la Bondjima.

Entre ces deux rivières, qui se joignent avant d’aller se perdre dans la mer, on aperçoit, sur un mamelon couvert d’orangers, de figuiers et d’oliviers, les restes d’Hippone. Cette ancienne ville, dont saint Augustin fut l’évêque, a éprouvé de nombreuses péripéties : résidence des rois numides, conquise par les Romains ; détruite par les Vandales ; rebâtie, dit-on, par Bélisaire ; reprise et détruite par les Arabes, ce n’est plus aujourd’hui qu’une ruine.

Sous les Turcs, Bone était d’un aspect misérable et triste ; elle est aujourd’hui agréable, on pourrait presque dire élégante et coquette ; elle semble vouloir reconquérir le surnom d’Aphrodisium qui sert à la désigner sur les anciens itinéraires (peut-être le plus beau de ses temples était-il dédié à Vénus).

Les Arabes l’appellent Beled-el-Haneb (ville des jujubiers). En effet, ces arbrisseaux abondent alentour ; on fait sécher leur fruit au soleil et on le conserve pour l’hiver. Mais ce ne sont là ni ses seuls produits ni même les plus considérables. « Les richesses de toute nature, dit M. Jules Duval[2], y sont réunies : terres d’une merveilleuse fécondité, eaux abondantes, bois magnifiques, minerais de fer. »

Quelques heures d’un sommeil paisible nous ont fait oublier les fatigues de la mer.

Nous sommes sortis de Bone à six heures du matin ; le soleil levant était splendide ; les montagnes nous paraissaient revêtues d’une teinte légère et d’une délicatesse infinie, quelque chose de doux et de vague entre le bleu et le rose.

Nous avons voulu visiter Hippone et ce que le temps a épargné de ses citernes, de ses hardis aqueducs et de ses larges quais. Nous avons parcouru les jardins de Saint-Augustin, situés à un mille ; leurs allées bien alignées sont bordées jujubiers, de mûriers, de figuiers, d’amandiers, de citronniers, d’orangers, dont les parfums nous enivraient. De temps en temps passait un Arabe à cheval ou un Bédouin en haillons. Ces apparitions, plus vivement encore que le spectacle de cette nature nouvelle, me rappelaient que je n’étais plus en Europe. Ils étaient en harmonie avec cette scène éblouissante ; ils en étaient les vrais personnages ; ils étaient chez eux ; moi, j’étais un étranger : mon costume me semblait faire tache.

Ce ne fut pas sans regret que je m’éloignai de ces paysages délicieux. « Je veux y revenir un jour, » me disais-je comme tous les voyageurs dans leur premier élan d’admiration. Mais il y a longtemps que les philosophes ont remarqué combien nos désirs sont loin d’être en rapport avec la brièveté de notre vie : pour les épuiser tous il faudrait, sur la terre même, une éternité.

Nous sommes sortis de la rade de Bone par un mistral à tout briser.

La Calle, limite de la régence de Tunis, est la première ville que l’on rencontre en venant de Bone : elle est construite sur un rocher et entourée de tous côtés par la mer, excepté au sud ; le rocher est blanc comme neige. Une compagnie d’infanterie en a la garde.

La Calle se relie à la terre ferme par une plage de sable. Dès que le mauvais temps arrive, elle se transforme en île. C’est le vent du nord-ouest qui la tourmente le plus.

Sa baie est, dit-on, peu sûre ; des bateaux de pêcheurs s’y abritent de leur mieux.

La chasse autour de la Calle est abondante ; on vend sur le marché de délicieuses bécasses, des perdrix grises, des lièvres, des sangliers petits, mais exquis.

En 1603, sous le règne de Henri le Grand, une compagnie de commerçants français avait obtenu du dey d’Alger l’autorisation de s’établir pour pêcher le corail dans une petite anse qui s’ouvre à peu près à quatre lieues de la Calle, du côté de l’ouest, à un endroit appelé le Bastion-de-France. En 1680, pendant la guerre avec l’Algérie, nos pêcheurs avaient abandonné ce poste isolé et étaient venus se fixer à la Calle. L’établissement fut incendié, en 1826 ou 1827, lors de la déclaration de guerre entre Alger et la France ; de loin on en peut voir encore les murailles et se rendre compte de sa position.

La pêche du corail est encore aujourd’hui l’industrie

principale des habitants ; mais ils ont une autre source de richesse assurée dans l’exploitation des forêts de liége qui couvrent au loin leur territoire ; cette exploitation est déjà florissante dans les forêts de l’Édough ; elle ne consiste pas à enlever simplement le produit naturel du chêne qui ne produit que le « liége mâle. » Quand on enlève ce liége, on a soin de laisser sur l’arbre la partie interne de l’écorce ; il se forme alors très-lentement, pendant l’espace de huit ou dix ans, un liége élastique qu’on aplatit et qu’on livre en larges plaques au commerce.

Nous n’avons pas fait un long séjour à la Calle. Dès le lendemain, après avoir passé en vue du cap Carthage où je n’aperçus que quelques monceaux de pierres jetés çà et là sur le bord de la mer et deux arcades rongées par le temps, nous entrions, à sept heures du matin, par un soleil radieux, dans le port de la Goulette.


La Goulette. — Le lac de Tunis. — Arrivée à Tunis.

Mon impatience d’entrer à Tunis était extrême : on m’y attendait ; de Marseille un excellent ami avait eu la bonté d’annoncer mon arrivée. À bord du Marabout le lieutenant du bord vient me dire qu’un monsieur me demandait. C’était un charmant jeune homme, à la figure ouverte, aux yeux pleins de dévouement, M. Vaugavert, l’un des fils de l’honorable négociant de Tunis.

Je serre la main de mon capitaine et le remercie de toute la bonne sollicitude dont il m’a comblé à son bord. Je lui laisse un dessin de son navire, et à son état-major quelques croquis que j’ai faits pendant la traversée.

La Goulette est le port de Tunis. Les Italiens l’appellent Goletta. Ce nom semble désigner à la fois le bourg que l’on a devant soi en entrant dans la rade et un petit canal qui met en communication la mer avec le lac, à l’extrémité duquel Tunis est située. Ce canal, trop étroit pour de grands navires, passe à travers le bourg. D’un côté sont les maisons, une forteresse et une batterie, l’hôtel du gouverneur de la place, la paroisse catholique, l’établissement des sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition ; de l’autre, à côté de l’Arsenal et du bagne, les deux palais et le sérail que le bey habite lorsqu’il vient prendre les bains de mer. On n’oublie pas de montrer aux étrangers qui visitent la forteresse des canons vénitiens.

Le lac où l’on entre au sortir de la Goulette a environ dix-huit kilomètres de circonférence. En arabe, on l’appelle « petite mer, » El-Bahyrah. C’est en effet un bassin d’eau de mer. Il est triste d’être obligé de dire que, depuis une longue suite de siècles, c’est le réservoir de toutes les immondices de Tunis, qui s’y sont insensiblement accumulées, à ce point qu’en beaucoup d’endroits le lac n’a plus même soixante-dix centimètres de profondeur ? Des ingénieurs français ont proposé aux beys, non pas de curer le lac, entreprise impossible, mais au moins de creuser et élargir au milieu le chenal que suivent assez péniblement les barques. Les beys, jusqu’ici, ont toujours refusé : les beys ne sont pas riches.

Sur le bord du lac de Tunis. — Dessin de A. de Bar d’après une aquarelle de M. Amable Crapelet.

J’aurais autant aimé ignorer ce détail peu poétique lorsqu’à l’extrémité du canal je vis se dérouler devant moi la vaste nappe des eaux scintillantes, et à son extrémité Tunis. Si le fond du lac est noir et immonde, sa surface réfléchit un ciel d’or et d’azur. Pourquoi le regard chercherait-il à pénétrer sous ce miroir splendide ? Pourquoi la rame irait-elle troubler la vase ? N’était-ce pas l’occasion de redire :

Glissez ! mortels ; n’appuyez pas.

J’étais saisi d’admiration : les murailles blanches de la ville, inondées de la lumière éclatante du soleil, se détachaient vigoureusement sur les beaux fonds de cobaldt des montagnes. Les teintes blanches des murailles avaient la douceur du satin ; çà et là les montagnes se coloriaient de rose et de bleu ; sur le lac nageaient ou volaient des bandes d’oiseaux charmants, des grèbes, des mouettes, des cormorans et des flamants roses.

Tous mes souvenirs se réveillèrent pêle-mêle. Là, me disais-je, on a vu jadis les flottes des Phéniciens et les escadres romaines ! Mes pensées me reportèrent au collége ; j’avais quinze ans. Des noms illustres longtemps oubliés résonnaient à mes oreilles. Régulus, Scipion, Hamilcar, Hamon, Jules-César, Caton, m’apparaissaient comme des ombres ; je les saluai ; elles poétisaient pour moi cette plage inconnue ; je ne crois pas qu’il y ait un cœur assez insensible pour n’être pas ému devant ces rives où tant de gloires se sont évanouies. Des épisodes plus modernes ne me touchaient pas moins : saint Louis est mort sur cette terre, et Vincent de Paul y a été esclave.

Après tout, sans ce prestige de l’histoire et les beautés de la nature, le trajet du lac par lui-même finirait par devenir peu agréable ; l’eau manque assez souvent, et vous courez le risque de tourner sur l’axe de votre barque pendant des heures entières. Les barques indigènes à voiles latines qu’on appelle sandales, sont nombreuses, surtout aux jours d’arrivée des paquebots et lorsque des navires marchands ont jeté l’ancre devant la Goulette ou au-dessous de l’ancien cap de Carthage, aujourd’hui le cap Sidi-bou-Saïb.

Abreuvoir au bord du lac de Tunis. — Dessin de A. de Bar d’après une aquarelle de M. Amable Crapelet.

On me fit remarquer, parmi plusieurs îlots, un petit fort abandonné qu’on nomme Chekli. Enfin nous arrivâmes sur le quai de la Marine et, par une avenue, à la porte de la mer (Bab-el-Bahar).

On me conduisit à l’hôtel de France à travers mille petites rues tortueuses qui, à première vue, ne me parurent pas avoir le moindre charme. Aussi fus-je agréablement surpris en entrant dans une très-jolie maison ou règne une parfaite propreté. Tout était brillant dans de gais salons bien abrités du soleil. Je pris possession d’une chambre longue de cinq mètres sur trois de large ; juste la place du lit, de la commode et d’une table. J’y passai une nuit délicieuse, surpris de n’avoir pas été réveillé par les moustiques ou les scorpions.


Le consulat. — Préparatifs de fête. — Une société française.

Le lendemain, mon premier soin fut d’aller au consulat de France. Je fus reçu gracieusement par le vice-consul, M. de Sainte-Foi. J’étais porteur de lettres de recommandation pour M. Léon Roches, consul général de France. M. Roches était absent ; tout le consulat était sens dessus dessous. La grande cour arabe, si pittoresque, était envahie par les tapissiers, les menuisiers ; on devait prochainement célébrer la victoire de Solferino. J’eus le plaisir de faire connaissance avec quelques membres de la colonie française.

De là j’allai présenter mes devoirs à la respectable famille Vaugavert et Gandolphe ; j’étais heureux, j’avais déjà trouvé deux sociétés aimables ; j’étais certain de ne pas être seul. J’aime beaucoup les voyages et je n’enthousiasme aisément dans les pays étrangers ; mais il m’est doux d’y sentir, ne fût-ce que par un point, la présence de la patrie vivante.

Le lendemain, après avoir parcouru différents quartiers de la ville, je retournai au consulat.

On n’avait plus que deux jours pour faire les préparatifs de la cérémonie ; j’offris mes services, et je composai un projet de décoration. J’ébauchai deux grands écussons aux armes de France, deux aux armes de Piémont, et une quantité de petits sur lesquels j’inscrivis le nom des victoires remportées avant la prise de Solferino. J’avais pour aide M. de S. F. ; ce travail fut exécuté en badinant. Le jour suivant, toutes les peintures furent terminées : on dressa l’autel à six heures du soir.

De retour à l’hôtel, je terminais mon dîner solitaire quand un employé vint m’apporter un pli ; c’était le consul qui, arrivé de sa maison de campagne de la Marsa, m’invitait. Quand j’entrai dans son salon, décoré avec goût, je me trouvai en présence de plus de quarante personnes : les unes faisaient de la musique, d’autres causaient, d’autres étaient groupées devant des œuvres de peintres distingués, entre autres les aquarelles de Cordouan qui ne pâlissaient pas à côté des portraits à l’huile de M. Monnier ; ses pastels se détachaient de même parfaitement au milieu des ravissantes toilettes orientales des belles invitées.

Personne n’ignore tous les services que M. Roches a rendus à la France. Lors de nos guerres dans les montagnes d’Algérie avec l’Émir, il était interprète du général Bugeaud. Sur la toile de la grande et mémorable bataille de la Smala, au musée de Versailles, il est facile à reconnaître ; Horace Vernet l’y a représenté descendant de cheval et apportant un ordre à son général[3].

Le lendemain à dix heures du matin, Français, Italiens, Algériens et protégés, étaient réunis pour assister à la cérémonie. C’était une bonne fortune pour moi. En quelle autre occasion aurais-je rencontré tant de cœurs sympathiques à la gloire et au souvenir de la patrie[4] ?…

Mais c’est assez parler de moi ; je dois autre chose aux lecteurs.


Histoire de Tunis.

Si un ami vous invite à visiter avec lui une personne qui vous est encore inconnue, vous lui demandez naturellement quelle est cette personne, et votre ami vous raconte, chemin faisant, son histoire. C’est aussi ce que les lecteurs ont sans doute à désirer du voyageur qui veut les faire entrer dans une ville étrangère. J’essayerai donc de résumer ici de mon mieux et le plus rapidement possible ce que j’avais appris de l’histoire de Tunis avant mon départ et pendant la traversée[5].

Les historiens croient que Tunis fut fondée à peu près au même temps que Carthage, c’est-à-dire vers l’année 900 avant l’ère chrétienne. Les écrivains anciens l’ont désignée sous les noms de Thunetum, Tuneta, Tunes et Tunisum ; les Arabes l’appellent Tounah, Tounet, Tounès, mot qui, en phénicien, paraît signifier « habitation. » Selon la fable, la belle Harmonie, abandonnée sur le rivage africain par Cadmus, son ravisseur, mourut de désespoir, et ce fut autour du tombeau élevé par ses enfants à sa mémoire, que se sont groupés les premiers habitants de Tounès. Cette aventure, qui ne le cède pas en poésie à celle de la reine de Carthage, se passait quelque temps avant le déluge de Deucalion.

L’histoire devient plus positive vers le commencement de la première guerre punique, deux siècles et demi avant notre ère : dès ce temps Tunis avait une flotte considérable, qui s’unissait souvent à celle de Carthage dans des expéditions contre les Phocéens. Prise par Régulus, après la victoire navale qu’il remporta sur Hamilcar et Hamon, elle resta le quartier général de l’armée romaine jusqu’au jour ou Régulus fut à son tour vaincu par le général lacédémonien Xantippe. Scipion la reprit ensuite, et depuis ce moment ses annales se confondent longtemps avec celles de Carthage, dont elle partage le sort. Elle fut, comme elle, détruite par le second Scipion, et, comme elle, se releva de ses ruines sous les empereurs.

Après le partage de l’empire romain entre les trois fils de Constantin, en 337, les vicissitudes de Carthage et de Tunis sont si diverses et si rapides, qu’on a peine à les suivre. Au cinquième siècle, Genseric, roi des Vandales, maître de ces deux villes, y créa une marine formidable, qui ravagea et pilla successivement l’Italie, la Grèce, l’Istrie et la Dalmatie. Au sixième siècle (en 535), Bélisaire les reprit avec les autres cités voisines, au nom de l’empire grec. Mais, en ces temps-là, aucune possession du territoire africain ne pouvait être de longue durée. Les Perses, sous Khosroès, vinrent dévaster Tunis et Carthage ; après eux, les musulmans entreprirent aussi la conquête de l’Afrique, et finirent par se fonder, sur les ruines de Cyrène, une capitale qu’ils nommèrent Quayrouan (Kairouan). Tunis, comme ses voisines, passa tour à tour sous l’autorité des kalifes orientaux, des kalifes occidentaux, des Aghlabites, familles de la Mauritanie, des Berbères, des Fatymites, des Zeyrites, des Almohades, et enfin des Beny-Hafs. Elle était gouvernée par un prince de cette dernière dynastie, Abou-Abd-Alhah-Mohamed (le célèbre Boabdil), lorsque le meilleur de nos rois, Louis IX, en 1270, vint l’assiéger. L’occupation de la place forte de Tunis eût été, dans ses desseins, un point de départ pour conquérir l’Égypte et la Syrie. On sait qu’il mourut de la peste, soit à Porto-Farina (Rhar-el-Melah), soit au milieu des ruines de Carthage, où la France a fait élever une chapelle qui lui est dédiée[6]. Bientôt après, une trêve fut conclue entre Tunis et les chrétiens, sous Philippe le Hardi.

Pendant le treizième siècle et jusqu’à la fin du quinzième, des émigrations des Maures d’Espagne élevèrent très-haut la prospérité de Tunis. Cette ville était devenue la capitale de tout un empire qui comprenait Bone, Bougie, Tripoli, la Calle, Cherchel, etc. Elle avait des traités de commerce avec les grandes républiques d’Italie, la Sicile, la Provence et l’Aragon.

Charles V envoya, en 1390, une flotte contre l’empire tunisien, mais sans succès.

La dynastie des Beny-Hafs régna jusqu’à l’an 1533, où l’un des pirates que nous nommons Barberousse, Khayr-ed-Din, alors souverain d’Alger, profita d une discorde de la famille royale tunisienne pour faire la conquête de Tunis au nom du sultan Soliman (Souley-man-Khan, fils de Selim Ier. Moulay-Hassan, le roi vaincu, appela à son aide Charles-Quint, qui, parti de Barcelone le 31 mai 1535, vint assiéger Tunis avec quatre cents navires à voiles espagnoles, portugaises, flamandes, génoises, sardes, italiennes et maltaises, montées par vingt-sept mille hommes. Barberousse, qui n’avait reçu aucun secours de Constantinople, se trouva impuissant contre cette armée. Vingt mille esclaves chrétiens qu’il avait employés à creuser le canal de la Goulette étaient enfermés dans la ville. Toutes les troupes maures commandées par Barberousse luttaient avec les Espagnols dans la campagne ; les esclaves se révoltèrent et ouvrirent les portes à Charles-Quint. L’empereur n’avait pas le dessein d’ajouter la Tunisie à ses immenses possessions ; il avait assez à faire en Europe. Il se contenta donc de dicter un traité à Moulay-Hassan, et de laisser à la Goulette dix galères et une garnison de mille hommes sous le commandement de Bernardin de Mendoza ; mais les Tunisiens n’eurent bientôt que du mépris pour leur roi, ne le considérant plus que comme le vassal du chrétien ; et le jour où, à la suite de divers incidents, Moulay-Hassan, chassé par eux, essaya de reprendre la ville avec le secours d’une troupe espagnole commandée par un gentilhomme napolitain nommé Lofredo, ils firent une résistance furieuse et taillèrent les Espagnols en pièces. Mulay-Hassan tomba entre leurs mains, et son fils, usurpateur de son trône, lui fit crever les yeux. Dix-huit ans après ce fils fut lui-même chassé de Tunis par les Algériens.

Mosquée dans le quartier juif. — Dessin de A. de Bar d’après M. Am. Crapelet.

En 1573, le fameux don Juan d Autriche prit possession de Tunis au nom de son frère Philippe II. Il avait ordre d’en raser les murailles ; il n’en fit rien et se retira en y laissant une garnison de quatre mille hommes.

La fin de cette même année vit s’éteindre la dynastie des Beny-Hafs. Le sultan envoya de Constantinople une flotte qui, appuyée par celle d’Alger, s’empara de Tunis après une lutte acharnée où périrent un très-grand nombre de chrétiens et de musulmans. Sinan-Pacha, dey d’Alger, devint dès lors le souverain de Tunis où un de ses lieutenants gouverna sous son nom avec le titre de bey.

En 1594, les milices tunisiennes chassèrent le gouverneur ottoman et établirent à sa place une sorte de république sous l’autorité d’un divan composé de chefs militaires. Ce divan conserva, pour la forme, un bey ou un dey dont le pouvoir n’était que nominal.

En 1650, une nouvelle révolution renversa le gouvernement militaire, et, à travers des péripéties sanglantes, Tunis arriva insensiblement à se rendre indépendante à la fois du sultan de Constantinople et du dey algérien. Deux frères, Mahmoud ou Mohammed et Aly expulsèrent, en 1684, à la fois la garnison turque et le dey. Mahmoud se proclama premier sultan de Tunis. Son successeur, Ramaddân-Bey, fut tué par son neveu, Mourad-Bey, qui fut tué par Ibrahim-es-Chéruf, qui fut décapité par Hassan-Ben-Ali, renégat d’origine grecque, lequel fut expulsé par son neveu, Hassan-Ben-Ali, qui fut étranglé à son tour. On voit que ces beys se comportaient tout à fait, les uns à l’égard des autres, comme des rois d’Angleterre ou des czars. L’un des plus illustres fut Hammoudah-Pacha, fils d’Aly-Bey, qui avait eu le privilége de régner vingt-trois ans. Arrivé au trône le 26 mai 1782, Hammoudah-Pacha gouverna les Tunisiens avec prudence et justice, jusqu’au 14 septembre 1814, époque de sa mort. Son frère et successeur, Othman-Bey, fut massacré avec ses enfants à la fin de cette même année. Le pouvoir passa aux mains de Mahmoud, mort en mars 1824. Son fils, Sidi-Housseyn-Bey, régnait lorsque la France fit la conquête d’Alger. Il mourut en 1835. À son frère Moustafa-Bey, mort en 1835, succéda Sidi-Ahmed-Bey, que l’on a vu à Paris en 1846, et qui a cessé de vivre en 1855. Enfin son cousin, Sidi-Mohamed-Bey, qui a régné quatre ans, a eu pour héritier, le 24 septembre 1859, le bey actuel, Sidi-Mohamed-el-Sadok. Ce souverain est très-estimé des Européens. Il a introduit dans la régence des réformes qui pourraient être de nature à faire faire de grands pas au peuple tunisien dans la voie de la civilisation. Il a promulgué une constitution qui serait considérée comme libérale en tous pays. Les chrétiens et les juifs applaudissent, les Maures se résignent, mais les Arabes murmurent, et ils sont les plus nombreux[7].


Les rues. — Les places. — Les mosquées. — Les bazars.

Après l’histoire, je devrais sans doute parler des institutions du pays, de la forme du gouvernement, de son armée et de beaucoup d’autres choses que je n’aurai garde d’oublier tout à fait. Mais qu’on me pardonne d’ajourner un peu ces graves sujets ; je cède à l’impatience de parcourir la ville et de mettre à l’œuvre mes crayons et mes pinceaux.

Il me fallait un atelier, M. Vangavert m’offrit dans sa maison une grande chambre qui donnait sur le lac ; je ne pouvais pas mieux désirer.

L’atelier est vite installé ; j’envoie chercher à l’hôtel mes couleurs et tous mes attirails ; me voici chez moi.

La vieille mosquée. — Dessin de A. de Bar d’après M. Am. Crapelet.

Le lendemain, M. Vangavert et son fils Théophile vinrent à un rendez-vous convenu, vers six heures du matin, et nous nous mîmes à explorer la ville. Je me souviendrai toujours de ce dévouement de M. Vangavert. Il devait être fort peu agréable pour lui de me tenir ainsi compagnie en plein soleil ou dans les bazars, pendant que le faisais mes esquisses. Sa société m’était des plus précieuses. Artiste et chrétien ne sont pas des titres infaillibles au respect des Tunisiens. Un dessin est, pour beaucoup d’eux, quelque chose qui touche au sortilége. Ils n’aiment pas qu’un infidèle regarde de trop près surtout leurs mosquées, et encore moins qu’on en emporte les images. Mais M. Vangavert faisait bonne garde près de moi ; il occupait les indigènes en causant avec eux, et moi, pendant ce temps, j’exécutais tranquillement mes aquarelles. C’est de cette façon qu’il m’a été permis de rapporter tous ces coins de rues, ces mosquées, ces bazars, ces places publiques, ces cafés, dont la meilleure description ne saurait jamais donner qu’une idée peu précise.

Un bazar à Tunis. — Dessin de A. de Bar d’après une aquarelle de M. Amable Crapelet.

J’espère que cette suite de dessins réhabilitera quelque peu Tunis dans l’esprit de ceux qui, d’après la plupart des relations de voyage, croient que cette ville, si belle à l’extérieur, n’est intérieurement qu’un amas informe de laides maisons et un odieux cloaque. Sans doute la première impression ne saurait être favorable ; on n’a pas fait deux cents pas qu’on se sent comme perdu dans un labyrinthe de ruelles étroites et malpropres. C’est bien pis si l’on passe dans les faubourgs, trop près de certains fossés qui, à travers les maisons, mènent à découvert je ne sais quoi d’infect et d’affreux vers le lac ; mais si l’on ne se décourage pas, si l’on pénètre plus avant, surtout si l’on sait voir, on ne tarde pas à être dédommagé par mille rencontres charmantes.

Souvent, au bout de deux rangs de maisonnettes à un étage qui se touchent presque, en sorte que vous voyez les Tunisiens sauter au-dessus de votre tête d’une terrasse à l’autre, on arrive tout à coup devant un café que de beaux figuiers couvrent de leur épais ombrage, ou devant une petite place où d’élégantes colonnes soutiennent des tentes, des planchers de bois, qui abritent des groupes pittoresques d’habitants ; ailleurs, dans un angle, près d’une porte mauresque, verdoie un élégant palmier.

Rue couverte dans la ville haute. — Dessin de A. Bar d’après une aquarelle de M. Amable Crapelet.

Quelquefois on se croirait dans un village, mais, un peu plus loin, un dôme, un minaret, un débris de monument romain ou sarrasin, et mieux encore un marché bruyant, un bazar où se pressent les acheteurs, vous rappellent que vous êtes dans une très-grande ville. Le soleil blanchit, dore, illumine toutes ces scènes. C’est un vrai magicien que ce soleil d’Afrique. Chacun de ses rayons est comme une baguette qui embellit les détails les plus vulgaires ; il paraît, et tout à coup la chaux qui barbouille les murs devient marbre ; une mauvaise toile bariolée étendue sur quelques bâtons prend les tons des plus fins et des plus riches tissus. Le bleu intense du ciel, que découpent vigoureusement tous les profils et où se repose si agréablement la vue, est aussi pour beaucoup dans ces effets qui enchantent, apaisent et font aimer à vivre. Mais pourquoi essayerais-je de dire ce que je sens plutôt en artiste qu’en écrivain ? Je ne sais décrire qu’avec ma palette ; mon crayon même ne rendrait sans doute que très-imparfaitement ce que je crois avoir reproduit fidèlement dans mes aquarelles ; et la gravure, si habile qu’elle soit, ne refroidira-t-elle pas encore les dessins ?

Un bazar, à Tunis. — Dessin de Thérond d’après une aquarelle de M. Amable Crapelet.

Un voyageur du dernier siècle a compté dans Tunis trois cent cinquante mosquées. Je ne sais si ce nombre a diminué ou augmenté, mais de tous côtés les regards sont attirés vers ces élégants édifices, dont les formes sont plus variées que je ne l’avais supposé. Quelques-unes sont réellement très-remarquables. Par malheur, il est absolument interdit à tous les Européens, même au consul général, d’entrer dans aucune d’elles.

La mosquée de l’Olivier (Djama-ez-Zitoun), difficile à voir, sépulture de la famille des souverains, surpasse toutes les autres en grandeur et en beauté. Une large coupole entourée de plusieurs autres plus petites signale de loin à l’attention la mosquée Sidi-Mahrès, située dans le faubourg Bab-el-Souïka. Il faudrait citer aussi la mosquée Neuve (Djama-Djedid), la mosquée « du Maître du Cachet » (Djama-Sahab-el-Taba), construite par un célèbre garde des sceaux ; et vingt autres. Des coupoles vertes qui, dans notre climat, blesseraient l’œil, à Tunis contrastent agréablement avec le blanc et le bleu. Aux arcades, aux cintres des portes ou aux surfaces des minarets, des marqueteries qui passeraient en Europe pour bizarres, amusent et récréent la vue.

J’aimais à me promener dans les marchés couverts ou bazars. Que de sujets de tableaux y trouverait un peintre de genre ? Dans celui où l’on vend les essences, les aromes, on est presque enivré du parfum des roses ; on l’appelle, je crois, le marché des odeurs suaves, des bonnes choses (Soug-Taybiqu), ou marché de la mosquée de la Dame (Soug-Gemaah-el-Khatou), ou encore plus simplement le marché des essences (Souk-el-Ataviné). Le marché Turc (Souk-el-Tourk) est un des plus achalandés, ainsi que le Souk-el-Bey. Ces bazars ne sont pas des monuments, loin de là ; ce ne sont guère que des passages couverts qui se suivent, et en quelques endroits seulement ils sont décorés de colonnes et de portiques. À certains jours, on y fait des ventes à la criée. Les marchands, qui d’ordinaire sont paresseusement assis, prennent alors la peine de se mêler à la foule en agitant leurs marchandises et en criant les prix : c’est un tumulte et un désordre indescriptibles.

Un bazar à Tunis. — Dessin de A. Bar d’après une aquarelle de M. Amable Crapelet.

Certaines vilaines petites rues resplendissent d’objets précieux, de selles en velours ou en maroquin brodées d’or et d’argent, de coffres de nacre, de tissus d’une richesse merveilleuse, de belles armes. On ne tarde pas à s’apercevoir que chaque profession se concentre dans un même quartier. L’un des plus divertissants est celui des tailleurs, tout diapré d’étoffes roses, vertes, jaunes. Le produit qui abonde le plus est le fez, tarbouch ou chechia, que nous nous sommes peu à peu habitués à voir dans nos villes européennes sur la tête de vrais ou de faux Turcs ou Arabes. On me dit que les Tunisiens excellent dans la fabrication de cette petite calotte rouge et qu’ils en exportent des millions dans tous les pays dont Mahomet est le prophète.

On estime aussi beaucoup leurs babouches brodées de soie et leurs burnous à franges.


Rencontre de deux Maures.

Tout en dessinant, je regarde autour de moi et j’écoute. Quand il se passe quelque chose que je ne comprends pas, j’interroge mon aimable compagnon.

« Quels sont ces deux hommes qui s’abordent si poliment ?

— Deux Maures.

— Comment reconnaissez-vous cela ?

— À beaucoup de signes : mais il m’aurait suffi de leur manière de se saluer.

— Ils se sont inclinés l’un devant l’autre en posant leur main sur leur cœur.

— Oui ; et l’un a dit : Que votre jour soit béni ! l’autre a répondu : Que le vôtre soit comme du lait !

— Voilà qui est très-poli. Et que se disent-ils maintenant ?

— N’ayons pas l’air de les voir, et je vous traduirai leurs paroles. Voici textuellement leur conversation :

LE PREMIER. Comment est votre santé morale ?

LE SECOND. Votre bien est-il augmenté ?

LE PREMIER. Je souhaite que Dieu vous chérisse !

LE SECOND. Et moi, qu’il vous donne la paix !

LE PREMIER. Qu’elle m’est douce, votre présence !

LE SECOND. Puissiez-vous avoir toujours aisance et famille !

LE PREMIER. Dieu étende son ombre sur vous et vous sauve ! »

J’interrompis mon interprète.

« Ce sont, observai-je, des propos fort agréables ; mais est-ce là tout ce qu’ils vont se dire ?

— Très-probablement. Ils vont continuer à se féliciter et à se faire cent souhaits de la même sorte avant de se séparer. Mais cela n’est pas particulier à Tunis : on en agit à peu près de même dans tout l’Orient.

— Je me rappelle en effet qu’un de mes amis qui a séjourné en Perse, nous divertissait beaucoup en imitant les conversations de deux Persans qui se rendent visite. Ils commencent par se demander « si leur nez est bien gras ? » ce qui, paraît-il, répond à notre question « comment vous portez-vous ? » puis ils s’accablent des compliments les plus emphatiques pendant une heure entière… Ah ! voilà les deux Maures qui ont l’air de vouloir tirer chacun de son côté ; comment se disent ils adieu ?

— Je vous souhaite la santé.

— La paix soit avec vous !

— Que votre sort soit heureux ! » etc.

Après tout, ces paroles-là sont très-bonnes à entendre. Nous autres Européens nous avons abrégé toutes les cérémonies et quand nous nous disons du ton le plus bref du monde adieu, nous ne pensons même pas que cela voulait dire primitivement : « je vous recommande à Dieu. »

En ce moment un passant qui m’avait légèrement heurté m’adressa la parole.

« Que dit celui-ci ? demandai-je. N’est-ce pas une injure qu’il m’a faite ? Je crois qu’il a prononcé le mot arfi.

— Il s’est excusé et vous a appelé arfi, qui signifie maître.

« Les Turcs, ajouta mon ami, sont plus graves dans leurs politesses : les Arabes d’égale condition s’embrassent ; mais parmi eux les pauvres s’inclinent très-bas devant les riches, baisent le pan de leur robe, s’humilient. C’est, avec la ruse, un des traits de leur caractère, ce qui n’empêche pas qu’ils n’aient aussi d’excellentes qualités, et, depuis que nous sommes à Alger, nous avons appris à leur rendre justice. Il y en a même beaucoup parmi eux qui ne nous trouvent pas assez polis. »


Proverbes tunisiens.

Un jeune voyageur que j’ai déjà cité et qu’une belle inspiration d’humanité a rendu justement célèbre depuis la bataille de Solferino, a recueilli un certain nombre de proverbes particuliers à Tunis. Il me pardonnera d’en citer quelques-uns d’après lui[8].

« Un seul cavalier ne fait pas de poussière, » signifie que le travail d’un seul homme ne peut pas être bien considérable.

« Une savate raccommodée vaut mieux qu’une barbe abandonnée, » signifie qu’une femme a parfois plus de valeur qu’un homme.

« Que te manque-t-il, ô homme nul ? une bague en diamants ! » signifie : Si vous êtes riche, les sots vous accorderont une grande considération.

« Il ne peut payer son barbier pour une simple barbe, et il cherche des témoins pour la cérémonie de ses fiançailles, » s’applique à un homme ruiné qui cherche à faire de grandes affaires.

« Il cherche son fils qu’il porte sur ses épaules, » se dit d’un distrait.

« Il est venu pour embrasser sa femme, et il lui a crevé les yeux,  » signifie : On fait souvent plus de mal que de bien avec de bonnes intentions.

Café près du lac (basse ville). — Dessin de A. de Bar d’après une aquarelle de M. Amable Crapelet.

« Il a ôté sa barbe pour ajouter à sa chambre, » se dit de quelqu’un qui ne tient pas sa parole, ou qui sacrifie l’honneur à l’apparence.

« La forêt n’est brûlée que par ses propres arbres. »

« S’il tient sa bouche fermée, les mouches n’y entreront pas. » Ce proverbe recommande la discrétion.

« Il est venu t’aider pour creuser la tombe de ton père, et il s’est enfui avec ta pioche, » signifie : Défiez-vous de ceux dont les offres de services sont intéressées.

« J’embrasserais plutôt les boutons de son habit que ses voisins, » signifie : Allez droit au but.

« Le pied va ou le cœur le mène. »

« Soyez lion, et mangez-moi, mais ne soyez pas loup pour me salir. »

« Si l’on appelle l’âne à la noce, c’est pour porter du bois. »

« Travaille pour ta réputation jusqu’à ce qu’elle ait un nom, puis elle travaillera pour toi.

« Chaque espèce est bonne pour son espèce. »

« La parole en son temps est permise. »

« Sa fortune a passé en paille et en clous, » désigne un prodigue.

« Il est allé à la mer et l’a trouvée sèche, » signifie que celui qui marche sans courage ferait bien de retourner en arrière, car il échouera dans ses entreprises.

« Il mange les fruits du jardin paternel et il insulte ses ancêtres, » signifie : Ne soyez pas ingrat.

« Celle à qui la fortune manque dit que son mari est ensorcelé. »

« Ce que les sauterelles avaient laissé, les petits oiseaux l’ont mangé, » signifie : Un malheur n’arrive presque jamais seul.

« C’est le crieur même qui a perdu son âne, » signifie que souvent on ne sait pas faire pour soi-même ce qu’on a fait pour les autres.

« Il n’a pas de pain à manger et il cherche une épouse, » signifie : Ne soyez pas trop ambitieux, lorsque vous n’avez que de petits moyens.


Les quartiers. — Les monuments. — La résidence du bey. Les maisons.

On a prodigué à Tunis les louanges et quelquefois aussi les injures. Les anciens l’appelaient simplement Tunis la blanche[9]. Les Arabes l’ont surnommée tour à tour « la glorieuse », « la véritable », « la florissante », « l’industrieuse », « la bien gardée » et « le séjour de la félicité ». Le docteur Louis Franck, qui avait été médecin du bey Hamoudab, proposait de substituer à toutes ces épithètes celle de « la fétide » (fassedéh).

On a comparé sa forme à celle d’un burnous étendu sur un plan incliné. La Kasbah figure le capuchon. Ce sont les musulmans qui habitent la ville haute. Les quartiers des Francs, des Maltais, des Italiens et des Juifs sont situés dans la ville basse et dans les faubourgs.

L’enceinte de la cité proprement dite, est crénelée et percée de cinq portes. Les deux faubourgs sont également entourés de murs. On donne au pourtour entier de Tunis une étendue de huit kilomètres.

Tunis, vue du bois des Oliviers. — Dessin de A. Bar d’après une aquarelle de M. Amable Crapelet.

M. Dunant ne paraît pas éloigné d’admettre que le chiffre de la population de Tunis est d’environ 150 000. M. Pelissier, dans son Histoire de la Régence de Tunis, ne compte que 70 000 habitants. M. Victor Guérin, qui a visité récemment la Tunisie, relève le chiffre à 90 000 qu’il répartit de la manière suivante : 60 000 musulmans, 2 0000 juifs, 10 000 chrétiens.

Ces dix mille chrétiens lui paraissent devoir se subdiviser ainsi : 5 000 Maltais, 3 000 Italiens, 500 Grecs, 1 500 Français, Espagnols, Allemands ou Anglais. Les Français seuls sont au nombre de plus de huit cents.

Parmi les monuments qui méritent une mention particulière, on doit placer au premier rang le palais du bey, dar-el-bey, l’hôtel de la municipalité et la Kasbah.

Le dar-el-bey, qui extérieurement n’a rien de remarquable, est décoré à l’intérieur avec un grand luxe et dans le goût mauresque. C’est là que logent les étrangers illustres. Le bey a sa résidence ordinaire à trois lieues de Tunis, au bord de la mer, à la Marsa[10]. Le siége officiel du gouvernement est le Bardo, vaste château flanqué de tours et de bastions, situé à deux kilomètres de Tunis, au nord-ouest. L’école polytechnique, les prisons d’État, toute une garnison sont comprises dans l’enceinte de cette forteresse où l’on trouve aussi une rue de boutiques.

Entre la ville et le Bardo s’étend un lac, le sebkat-ès-seldjouny, qui est presque à sec pendant les grandes chaleurs.

Dans le palais de la Marsa, on admire surtout une grande galerie à vitres de couleur dont le plafond est orné de belles arabesques. Les princesses sont servies, dit-on, par près de mille femmes, Grecques, Géorgiennes, Circassiennes et négresses. Dans les cours, on voit errer des gazelles et des oiseaux rares. Dans les jardins les tons rouges des géraniums qui ont la proportion de grands arbustes contraste avec les fruits d’or des orangers.

Mais rentrons à Tunis. Plusieurs heures avant le coucher du soleil, toutes les boutiques sont fermées, tous les bruits cessent dès qu’il fait nuit sombre, on s’enferme dans les maisons. Il ne passe plus guère dans les rues que quelques étrangers qui se font précéder de lanternes.

Les maisons sont rarement de plus d’un étage ; elles ont toute la même forme, qui est très-élémentaire : un bloc carré, au milieu duquel est une cour. Tous les appartements sont disposés autour de cette cour, el pateo, ou une tente protége les habitants contre le soleil. Un escalier monte de la galerie à la terrasse.

En été, on se réunit tous les soirs sur les terrasses pour y jouir du vaste et pur spectacle du ciel étoilé. On y prend son café, on y fume. De temps en temps j’entendais, de celle de mon hôte, des sons lointains qui venaient se perdre vaguement dans les airs. Parfois je croyais saisir une mélodie. Ce n’était qu’un petit pâtre qui descendait en ce moment la montagne ; son troupeau de moutons marchait devant lui, un seul chien faisait observer la consigne, tandis que lui, l’enfant du désert, nonchalamment assis sur son dromadaire, jouait sur ses deux pipeaux quelque chanson que lui avaient apprise les vieux bergers.

Presque toutes les maisons ont des citernes où viennent s’amasser les eaux de la pluie. On ne consomme guère que de celles-là.


Les villas.

À Tunis, pendant les grandes chaleurs de juin, juillet, août, le thermomètre marque à l’ombre de 24 à 30 degrés.

Alors les habitants qui ont quelque aisance se retirent à la campagne où ils trouvent la fraîcheur dans des jardins immenses, sous des bosquets touffus de lentisques, de jasmins, de grenadiers et d’orangers. Ce plaisir, quelquefois, il faut le payer cher. Les chemins ne sont pas très-sûrs ; aussi rarement arrive-t-il que l’on rentre de la ville le soir. Il faut avoir soin de bien se barricader pendant la nuit. On a toujours des armes à la portée de la main.

À l’aide de la noria[11], on arrose abondamment les arbustes et les fleurs. Aucune image ne saurait donner une idée du calme profond de ces délicieuses oasis ; quelquefois j’ai passé des heures entières sous les ombrage sans entendre un bruit, un son, un murmure, à peine peut-être un battement d’ailes ou quelques notes harmonieuses jetées en passant au-dessus de ma tête par un petit oiseau.

On est reçu par les habitants des villas avec la plus simple et la plus sincère cordialité. Il n’est pas besoin de les connaître. Vous vous présentez à la porte ; aussitôt vous êtes introduit par deux indigènes : on vous fait prendre place sur un divan entouré de bananiers, devant un bassin d’où s’élèvent des fleurs charmantes. On vous apporte le kalumet de paix et vous le fumez en attendant l’amphitryon.


Les fêtes.

On ne connaîtrait qu’à moitié les Tunisiens si on n’avait pas eu l’occasion d’assister à l’une de leurs fêtes. J’ai vu celle du premier jour du mois de schowal, qu’on nomme Aïd-el-esrir ou le petit Baïram. J’avais été réveillé par des salves de canon et je m’étais levé à la hâte. Les rues étaient déjà pleines de musulmans revêtus de leurs plus beaux costumes. Ils avaient tous l’air joyeux et empressés. Ce jour-là il faut paraître content, satisfait, prêt à rire, quand même on aurait les plus sérieux motifs d’être attristé : une figure maussade, pendant l’Aïd-el-esrir, ferait accuser son maître d’impiété. Ces gens graves se sautaient au cou les uns des autres et s’embrassaient comme des frères ; les places publiques étaient animées par différentes sortes de jeux ; les rafraîchissements circulaient de toutes parts. Parmi les autres fêtes, on célèbre surtout avec solennité le Mouled, anniversaire de la naissance de Mahomet, et les soirs du mois de ramadan qui ont été souvent décrits. L’envoi du firman d’investiture par le sultan est aussi l’occasion de divertissements et de démonstrations de joie.

Fête du Baïram sur la place de la Kasbah. — Dessin de A. de Bar d’après une aquarelle de M. Amable Crapelet.


Les cimetières.

« Lorsqu’on sort de Tunis, par la porte qui conduit aux ruines de Carthage, on trouve un cimetière. Sous un palmier, dans un coin de ce cimetière, on m’a montré un tombeau qu’on appelle le tombeau du dernier Abencerrage. Il n’a rien de remarquable : la pierre sépulcrale en est tout unie ; seulement, d’après une coutume des Maures, on a creusé au milieu de cette pierre un léger enfoncement avec le ciseau. L’eau de la pluie se rassemble au fond de cette coupe funèbre et sert, dans un climat brûlant, à désaltérer l’oiseau du ciel. »

C’est ainsi que Chateaubriand termine son récit des aventures du dernier Abencerrage. J’aurais désiré trouver le tombeau d’Ahen-Hamet, je l’ai vainement cherché ; mais un voyageur qui m’a précédé croit l’avoir vu non loin de la porte de la mer, Bab-el-Bahar, dans un cimetière musulman : le palmier a disparu ; le tombeau, entouré d’un petit jardin, est à demi ruiné.

C’est surtout au grand cimetière de Sidi-bel-Hassen que les femmes vont en grand nombre pleurer, gémir et s’arracher les cheveux sur les tombes.

Le cimetière israélite est entretenu avec un soin pieux. Les sépulcres y sont blanchis à la chaux ; plusieurs tombes sont en marbre.

Amable Crapelet.

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Tunis, capitale de la Tunisie, est située à 36° 47′ 39″ de latitude septentrionale et à 7° 51′ de longitude orientale du méridien de Paris.

    Parmi les relations modernes sur la Tunisie, il est surtout utile de consulter : Voyages dans plusieurs provinces de la Barbarie et du Levant, par Shaw, traduction française, 2 vol. in-4, 1743 ; — Voyages dans les Régences de Tunis et d’Alger, par Dureau de la Malle, 2 vol. in-8, 1838 ; — Excursion in the Mediterranean, Algier and Tunis, par S. Grenville Temple, 2 vol. in-8 ; Londres, 1835 : — Univers pittoresque : Afrique moderne ; Tunis, par le docteur L. Frank ; — Précis historique, par J. Marcel, Paris, 1850 ; — Description de la Régence de Tunis, par E. Pelissier, in-8, 1 vol., Paris, 1853 ; — Notice sur la Régence de Tunis, par M. J. H. Dunant, 1 vol. in-8 ; Genève, 1858 ; — Voyage archéologique dans la Régence de Tunis, par M. V. Guérin, 2 vol. in-8 ; Paris, 1862.

  2. Tableau de l’Algérie. Manuel descriptif et statistique de l’Algérie, contenant le tableau exact et complet de la colonie sous les rapports géographique, agricole, commercial, industriel, maritime, historique, politique, etc., à l’usage des administrateurs, des commerçants, des colons et des voyageurs en Algérie, par M. Jules Duval, avec une carte. Paris.
  3. Depuis le voyage de M. A. Crapelet, M. Léon Roches a été envoyé comme ministre plénipotentiaire au Japon, et remplacé dans la Tunisie par M. de Beauval.
  4. L’auteur a publié dans l’Illustration un dessin représentant cette cérémonie. L’Illustration, premier grand journal illustré qui ait été publié en France, a été fondé, au commencement de 1842, par M. Édouard Charton avec le concours de MM. Paulin et Jacques Dubochet, éditeurs.
  5. Voy. dans le volume de l’Univers pittoresque intitulé : Algérie, États tripolitains, Tunis, ce qu’a écrit M. J. J. Marcel sur cette histoire.
  6. Il est assez difficile de préciser avec exactitude l’endroit où, le 25 août 1270, Louis IX rendit le dernier soupir. Quoi qu’il en soit, c’est au milieu des ruines de Carthage, où son armée était campée, qu’il succomba au fléau qui ravageait ses troupes. V. Guérin.
  7. Quelles que fussent nos appréhensions lorsque nous écrivions ces lignes, elles étaient loin de nous laisser prévoir les graves événements qui agitent depuis deux années la Tunisie. Voici en quels termes un recueil populaire les a résumés et caractérisés :

    « Un soulèvement des tribus arabes et kabyles de la régence de Tunis contre l’autorité du bey a attiré et tient encore actuellement éveillée toute la sollicitude des nations européennes qui ont dans ce pays des intérêts divers. On sait que le gouvernement libéral des beys a fait de grands efforts pour l’élever au rang des nations les plus civilisées, d’abord en abolissant l’esclavage des chrétiens (mai 1806) et en faisant fermer les marchés de noirs (1842), puis établissant, malgré le fanatisme religieux des populations musulmanes, la liberté des cultes ; enfin, en appelant des ingénieurs, des officiers, des savants européens, des Français surtout, qui ont tracé des routes, creusé des puits, élevé des phares ; les restrictions douanières ont disparu ; enfin, une constitution a été proclamée qui contraste par son libéralisme avec la situation politique des autres États du nord de l’Afrique.

    « Ces réformes avaient été acceptées dans la Régence non sans exciter quelques murmures de la part d’une partie de la population attachée aux vieilles traditions, aux vieilles mœurs et aux vieux abus. Les mécontents ont trouvé bientôt une occasion de se soulever. Les dépenses auxquelles entraînent généralement les réformes ont engagé le bey actuel à élever les impôts ; la captation, entre autres, qui n’était que de 36 piastres (50 francs environ), a été portée au double. Le peuple a saisi ce prétexte pour réclamer contre les réformes mêmes, qu’il ne comprend pas et qui le blessent. Dans plusieurs villes, les autorités ont été mises en fuite ou enfermées dans les forts. Un chef indigène s’est mis à la tête d’une insurrection, et est venu avec une petite armée jus qu’auprès de Tunis, demandant le renvoi du khasnadar, ou ministre des finances. La situation du gouvernement tunisien est d’autant plus critique qu’il avait cru devoir réduire son armée à douze mille hommes pour trouver les fonds nécessaires aux constructions nouvelles.

    « Il est facile de comprendre que les puissances dont les intérêts sont directement engagés dans la Régence n’aient pu voir ces faits sans émotion. La Turquie conserve toujours l’espoir de rétablir à Tunis sa suzeraineté ; elle est soutenue par l’Angleterre, qui par elle se flatte de mettre le pays sous son protectorat. Un agent anglais, M. Wood, n’a pas manqué de répandre le bruit que le gouvernement français avait l’intention de s’emparer de la Tunisie. Le consul de France s’est hâté de démentir cette calomnie, mais en ajoutant, dans l’énergique circulaire adressée aux agents sous ses ordres, « que les exigences de notre position en Algérie ne nous permettraient jamais de fermer les yeux s’il se manifestait, de la part de qui que ce fût, quelque tendance à modifier en Tunisie un état de choses consacré par le temps, par l’assentiment général et par celui du divan (tunisien) en particulier. » Les escadres française et anglaise ont été envoyées devant Tunis ; une division turque s’y est également rendue ; mais l’amiral français a prévenu aussitôt le commissaire turc que toute intervention matérielle serait mal accueillie, et que le gouverneur de l’Algérie avait envoyé dans la province de Constantine des contingents disponibles.

    L’Italie, enfin, qui a de grands intérêts commerciaux sur ce point de l’Afrique, a déclaré qu’elle enverrait des troupes pour soutenir ses intérêts, qui sont les nôtres, si par malheur un conflit se produisait entre les puissances qui surveillent en ce moment l’insurrection. »

  8. M. Dunant. Il est évident que cet excellent observateur a séjourné assez longtemps à Tunis. Il ne doit donc pas s’étonner si ceux qui n’ont fait qu’y passer rapidement, usent beaucoup, pour raviver leurs souvenirs, de son livre inédit : Notice sur la Régence de Tunis.
  9. Diodore de Sicile, 1.
  10. El-mersa, ancrage, rade, port.
  11. Machine à puiser l’eau.