DESCRIPTION
DE
LA VILLE DE TEMBOCTOU,


PAR M. RÉNÉ CAILLIÉ.

Route de Cabra à Temboctou. – Premier aspect de la ville ; impression qu’il produit. — Nation des Kissours. – Le Roi ; audience qu’il donne au voyageur. – Condition des esclaves. – Description de la ville ; son étendue, sa construction, son commerce. – Nourriture, costume, parure des habitans. – Bousbéhey, ville des Zaouâts. – Toudeyni. – Tribu de Salah. – Terreur qu’inspirent les Touariks. – Portrait de cette tribu. – Nation des Ginbalas. – Réflexions sur les moyens de pénétrer au centre de l’Afrique.

Le 20 avril 1828, à trois heures et demie du matin, les gens de Sidi-Abdallahi Chebir et moi, nous quittâmes la petite ville de Cabra[1], et nous nous mîmes en route pour Temboctou, en nous dirigeant au N.[2]. Les esclaves qui étaient à bord de l’embarcation vinrent aussi, de sorte que nous formions une caravane assez nombreuse ; on mit sur des ânes les esclaves les plus jeunes ; car la route est très-sablonneuse et très-fatigante. Près de Cabra, nous trouvâmes deux grandes mares, dont les bords sont couverts de quelques mimosas de cinq à six pieds de hauteur : à une certaine distance, on retrouve avec plaisir quelques traces de végétation. La moitié du chemin offre le même aspect ; l’autre partie de la route est plus découverte, et le sable, plus mouvant, ce qui rend la marche très-pénible. Pendant ce chemin, nous fûmes suivis par un Touarik monté sur un superbe cheval ; ce pillard, âgé d’environ cinquante ans, voulut s’emparer d’un jeune esclave nègre ; les gens de Sidi-Abdallahi Chebir, lui firent des représentations, en l’assurant que cet esclave appartenait à leur maître, et que si, en arrivant dans la ville, il allait le voir, il lui donnerait quelque chose : l’espoir d’un cadeau l’apaisa, et il cessa ses importunités. Cet homme me regardait beaucoup ; il demanda plusieurs fois aux gens qui m’accompagnaient qui j’étais et d’où je venais. Lorsqu’on lui dit que j’étais pauvre, il renonça à l’espoir de rien obtenir de moi.

Enfin nous arrivâmes heureusement à Temboctou, au moment où le soleil touchait à l’horizon ! Je voyais donc cette capitale du Soudan, qui depuis si long-temps était le but de tous mes désirs. En entrant dans cette cité mystérieuse, objet des recherches des nations civilisées de l’Europe, je fus saisi d’un sentiment inexprimable de satisfaction ; je n’avais jamais éprouvé une sensation pareille, et ma joie était extrême. Mais il fallut en comprimer les élans : ce fut au sein de Dieu que je confiai mes transports ; avec quelle ardeur je le remerciai de l’heureux succès dont il avait couronné mon entreprise ! Que d’actions de grâce j’avais à lui rendre pour la protection éclatante qu’il m’avait accordée, au milieu de tant d’obstacles et de périls, qui paraissaient insurmontables !… Revenu de mon enthousiasme, je trouvai que le spectacle que j’avais sous les yeux ne répondait pas à mon attente ; je m’étais fait, de la grandeur et de la richesse de cette ville, une tout autre idée : elle n’offre, au premier aspect, qu’un amas de maisons en terre, mal construites ; dans toutes les directions, on ne voit que des plaines immenses de sable mouvant, d’un blanc tirant sur le jaune, et de la plus grande aridité. Le ciel, à l’horizon, est d’un rouge pâle ; tout est triste dans la nature ; le plus grand silence y règne ; on n’entend pas le chant d’un seul oiseau. Cependant il y a je ne sais quoi d’imposant, à voir une grande ville élevée au milieu des sables ; et l’on admire les efforts qu’ont eus à faire ses fondateurs. En ce qui regarde Temboctou, je conjecture qu’antérieurement le fleuve passait près de la ville ; il en est maintenant éloigné de huit milles au N., et à cinq milles de Cabra, dans la même direction.

J’allai loger chez Sidi-Abdallahi ; je puis dire qu’il me reçut d’une manière toute paternelle ; il était déjà prévenu indirectement des prétendus événemens qui avaient occasionné mon voyage au travers du Soudan : il me fit appeler pour souper avec lui. On nous servit un très-bon couscous de mil à la viande de mouton. Nous étions six autour du plat : on mangeait avec les mains, mais aussi proprement qu’il était possible. Sidi-Abdallahi ne me questionna pas, suivant la mauvaise habitude de ses compatriotes. Il me parut doux, tranquille, et très-réservé : c’était un homme de quarante à quarante-cinq ans, haut de cinq pieds environ, gros et marqué de petite vérole ; sa physionomie était respectable, son maintien grave et ayant quelque chose d’imposant. Il parlait peu et avec calme. On ne pouvait lui reprocher que son fanatisme religieux.

Après m’être séparé de mon hôte, j’allai me reposer sur une natte que l’on avait tendue par terre dans mon nouveau logement. À Temboctou, les nuits sont aussi chaudes que les jours ; je ne pus rester dans la chambre que l’on m’avait préparée : je m’établis dans la cour, où il me fut de même impossible de reposer. La chaleur était accablante ; pas un souffle d’air ne venait rafraîchir l’atmosphère ; dans tout le cours de mon voyage, je ne m’étais pas encore trouvé aussi mal à mon aise.

Le 21 avril, au matin, j’allai saluer mon hôte, qui m’accueillit avec bonté ; ensuite j’allai me promener dans la ville, pour l’examiner. Je ne la trouvai ni aussi grande, ni aussi peuplée que je m’y étais attendu ; son commerce est bien moins considérable que ne le publie la renommée ; on n’y voit pas, comme à Jenné, ce grand concours d’étrangers, venant de toutes les parties du Soudan. Je ne rencontrai dans les rues de Temboctou que les chameaux qui arrivaient de Cabra, chargés des marchandises apportées par la flottille ; quelques réunions d’habitans assis par terre sur des nattes, faisant la conversation, et beaucoup de Maures couchés devant leur porte, dormant à l’ombre. En un mot, tout respirait la plus grande tristesse.

J’étais surpris du peu d’activité, je dirai même de l’inertie qui régnait dans la ville. Quelques marchands de noix de colats criaient leur marchandise, comme à Jenné.

Vers quatre heures du soir, lorsque la chaleur fut tombée, je vis partir pour la promenade plusieurs nègres négocians, tous bien habillés, montés sur de beaux chevaux richement harnachés ; la prudence les obligea de s’éloigner peu de la ville, dans la crainte de rencontrer les Touariks, qui leur eussent fait un mauvais parti.

La chaleur étant excessive, le marché ne se tient que le soir, vers trois heures : on y voit peut d’étrangers ; cependant les Maures de la tribu de Zaouât, qui avoisinent Temboctou, y viennent souvent ; mais ce marché est presque désert, en comparaison de celui de Jenné.

On ne trouve guère à Temboctou que les marchandises apportées par les embarcations, et quelques-unes venant d’Europe, telles que verroteries, ambre, corail, soufre, papier et divers autres objets. Je vis trois boutiques tenues dans de petites chambres, assez bien fournies en étoffes des manufactures européennes ; les marchands ont à leur porte des briques de sel en évidence ; ils ne les étalent pas au marché. Tous ceux qui se tiennent sur la place ont de petites cabanes faites avec quelques piquets recouverts de nattes, pour se préserver de l’ardeur du soleil. Mon hôte, Sidi-Abdallahi, eut la complaisance de me faire voir un de ses magasins où il mettait ses marchandises d’Europe ; j’y remarquai beaucoup de fusils doubles français, à la marque de Saint-Étienne et d’autres fabriques ; en général, nos fusils sont très-estimés, et se vendent toujours plus cher que ceux des autres nations. Je vis encore quelques belles dents d’éléphans ; mon hôte me dit qu’il en tirait de Jenné, mais qu’il en achetait davantage à Temboctou ; elles y sont apportées par quelques Touariks ou Sourgous, les Kissours et les Dirimans, qui habitent les bords du fleuve. Il ne font pas la chasse aux éléphans avec des armes à feu : ils leur tendent des piéges ; j’ai le regret de n’en avoir jamais vu prendre.

Le 22 avril, Sidi-Mbark[3], auquel j’avais fait cadeau d’un morceau d’étoffe, pour me le rendre favorable, me dit qu’il y avait une caravane partant dans deux jours pour Tafilet, et qu’il fallait que je me tinsse prêt à l’accompagner dans le grand désert. Cette offre me contrariait beaucoup ; car je n’étais pas disposé à quitter Temboctou aussi promptement ; mais je ne perdis pas l’espoir de prolonger mon séjour dans cette ville.

Dans la soirée, j’allai voir mon hôte, à qui je racontai la proposition de Mbark ; j’ajoutai que j’étais très-fatigué de la longue route que j’avais faite à pied, pour traverser le Soudan ; que je désirais me reposer environ 15 jours à Temboctou, et qu’ensuite je serais prêt à profiter de la première caravane qui partirait. À peine avais-je témoigné ce désir, qu’il m’interrompit en me disant de l’air le plus gracieux : « Tu peux rester ici plus long-temps si tu le veux ; tu me feras plaisir, et tu ne manqueras de rien. » Je le remerciai sincèrement ; car je savais apprécier sa généreuse hospitalité. Peu après, il eut encore pour moi une nouvelle complaisance, à laquelle je fus très-sensible. Il m’avait d’abord donné une chambre que je devais habiter seul : le nègre mandingue par lequel j’avais été maltraité en route, vint, à son arrivée, s’y loger avec sa femme ; j’aurais pu patienter quelques jours ; mais leur présence me gênait extrêmement pour prendre mes notes, que je n’osais écrire qu’en cachette. Je témoignai à Sidi-Abdallahi le désir d’être seul. Il blâma le nègre de s’être établi dans ma chambre, et me logea dans une autre maison aussi à lui, placée assez près du marché, et vis-à-vis de celle qu’avait habitée le major Laing ; il n’y avait qu’une rue à traverser pour aller de l’une à l’autre.

Souvent, assis sur le devant de ma porte, je pensais tristement au sort de l’infortuné voyageur qui, après avoir surmonté tant de dangers, éprouvé de si nombreuses privations, et sur le point de retourner triomphant dans sa patrie, fut assassiné lâchement. En réfléchissant ainsi, je ne pus m’empêcher d’un mouvement de crainte, en pensant que si j’étais découvert, je subirais un sort mille fois plus horrible que la perte de la vie, l’esclavage ! Mais je me promis bien d’agir avec tant de prudence, que je ne donnerais prise à aucun soupçon.

Je me trouvai beaucoup mieux dans ce nouveau logement ; mon hôte m’avait fait mettre une natte dans une chambre dont il me donna la clef. Les esclaves qui habitaient cette maison avaient ordre de me servir : deux fois par jour, on m’apportait de chez Sidi-Abdallahi du couscous et du riz très-bien assaisonnés avec de la viande de bœuf ou de mouton.

La ville de Temboctou est habitée par des nègres de la nation Kissour ; ils en font la principale population. Beaucoup de Maures se sont établis dans cette ville et s’y adonnent au commerce ; je les compare aux Européens qui vont dans les colonies, dans l’espoir d’y faire fortune : ces Maures retournent ensuite dans leur pays, pour y vivre tranquilles ; ils ont beaucoup d’influence sur les indigènes : cependant le roi ou gouverneur est un nègre. Ce prince se nomme Osman ; il est très-respecté de ses sujets, et très-simple dans ses habitudes : rien ne le distingue des autres ; son costume est semblable à celui des Maures de Maroc ; il n’y a pas plus de luxe dans son logement que dans celui des Maures commerçans. Il est marchand lui-même, et ses enfans font le commerce de Jenné : il est très-riche ; ses ancêtres lui ont laissé une fortune considérable. Il a quatre femmes, et une infinité d’esclaves ; il est mahométan zélé.

Sa dignité est héréditaire, son fils aîné doit lui succéder. Le roi ne perçoit aucun tribut sur le peuple ni sur les marchands étrangers ; cependant il reçoit des cadeaux. Il n’y a pas non plus d’administration ; c’est un père de famille qui gouverne ses enfans : il est juste et bon, et n’a rien à craindre de ses sujets ; ce sont absolument les mœurs douces et simples des anciens patriarches. En cas de guerre, tous sont prêts à servir. En général, ces peuples m’ont paru très-doux : ils ont peu de contestations, et lorsqu’il s’en élève, les parties se rendent auprès du chef, qui assemble le conseil des anciens, toujours composé de noirs. Les Maures ne sont pas admis à prendre part au gouvernement. Sidi-Abdallahi, mon hôte, ami d’Osman, assistait quelquefois à ses conseils. Les Maures connaissent parmi eux un supérieur, mais ils n’en sont pas moins justiciables des autorités du pays. Je priai mon hôte de me conduire chez le roi, il y mit sa complaisance ordinaire.

Ce prince nous reçut au milieu de sa cour ; il était assis sur une belle natte avec un riche coussin : nous nous tînmes assis à une petite distance de sa personne. Mon hôte lui dit que je venais lui présenter mon hommage : il lui raconta mes aventures. Je ne pus pas comprendre leur conversation : car ils parlaient la langue des Kissours. Le roi m’adressa ensuite la parole en arabe, me fit quelques questions sur les Chrétiens, sur la manière dont ils m’avaient traité. Notre visite fut courte, et nous nous retirâmes : j’aurais désiré voir l’intérieur de la maison ; mais je n’eus pas cette satisfaction. Ce prince me parut d’un caractère affable ; il pouvait avoir cinquante-cinq ans ; ses cheveux étaient blancs et crépus ; il était de taille ordinaire, avait une belle physionomie, le teint noir foncé, le nez aquilin, les lèvres minces, une barbe grise et de grands yeux ; ses habits, comme ceux des Maures, étaient faits en étoffes d’Europe ; il portait un bonnet rouge avec un grand morceau de mousseline autour, en forme de turban ; il avait des souliers en maroquin semblables à nos pantoufles de chambre, et faits dans le pays. Il se rendait souvent à la mosquée.

Il y a, comme je l’ai dit, beaucoup de Maures établis à Temboctou ; ils ont les plus belles maisons de la ville. Le commerce les enrichit tous très-promptement ; on leur envoie en consignation des marchandises d’Adrar et de Tafilet ; il leur en vient aussi de Taouat, Ardamas, Tripoli, Tunis, Alger ; ils reçoivent beaucoup de tabac et diverses marchandises d’Europe qu’ils expédient sur des embarcations pour la ville de Jenné et ailleurs. Temboctou peut être considéré comme le principal entrepôt de cette partie de l’Afrique. On y dépose tout le sel provenant des mines de Toudeyni ; ce sel est apporté par des caravanes à dos de chameaux. Les Maures de Maroc et ceux des autres pays qui font les voyages du Soudan, restent six à huit mois à Temboctou pour faire le commerce et attendre un nouveau chargement pour leurs chameaux.

Les planches de sel sont liées ensemble avec de mauvaises cordes, faites d’une herbe qui croît dans les environs de Tandaye ; cette herbe est déjà sèche quand on la cueille ; pour l’employer, on la mouille, puis on l’enterre pour la défendre du soleil et du vent de l’est, qui la sécheraient trop promptement ; quand elle est imprégnée d’humidité, on la retire, et l’on tresse les cordes à la main ; les Maures les emploient à différens usages. Souvent les chameaux jettent leur charge à terre ; et quand les planches de sel arrivent à la ville, elles sont en partie cassées, ce qui nuirait à la vente, si les marchands ne prenaient la précaution de les faire réparer par leurs esclaves : ceux-ci rajustent les morceaux, et les emballent de nouveau avec des cordages plus solides, faits en cuir de bœuf ; ils tracent sur ces planches des dessins en noir, soit des rayons, soit des losanges, etc. Les esclaves aiment beaucoup à faire cet ouvrage, parce qu’il les met à même de ramasser une petite provision de sel pour leur consommation. En général, les hommes de cette classe sont moins malheureux à Temboctou que dans d’autres contrées ; ils sont bien vêtus, bien nourris, rarement battus ; on les oblige à pratiquer les cérémonies religieuses, ce qu’ils font très-exactement ; mais ils n’en sont pas moins regardés comme une marchandise ; on les exporte à Tripoli, à Maroc, et sur d’autres parties de la côte, où ils ne sont pas aussi heureux qu’à Temboctou ; c’est toujours avec regret qu’ils partent de cette ville, quoiqu’ils ignorent le sort qui leur est destiné.

Au moment où je la quittai, je vis plusieurs esclaves, quoique ne se connaissant pas, se faire réciproquement des adieux touchans : la conformité de leur triste condition excite entre eux un sentiment de sympathie et d’intérêts mutuels ; ils se font, de part et d’autre, des recommandations de bonne conduite. Mais les Maures chargés de les emmener pressent souvent leur départ, et les arrachent à ces doux épanchemens, si bien faits pour apitoyer sur leur sort.

Étant à la mosquée, un Maure d’un certain âge s’approcha de moi gravement et, sans me parler, mit dans la poche de mon coussabe une poignée de cauris, monnaie du pays : il s’éloigna si promptement qu’il ne me donna pas le temps de le remercier. Je fus très-surpris de cette manière délicate de faire l’aumône.

La ville de Temboctou peut avoir trois milles de tour ; elle forme une espèce de triangle : les maisons sont grandes, peu élevées, et n’ont qu’un rez-de-chaussée ; dans quelques-unes, on a élevé un cabinet au dessus de la porte d’entrée. Elles sont construites en briques de forme ronde, roulées dans les mains et séchées au soleil ; les murs ressemblent, à la hauteur près, à ceux de Jenné.

Les rues de Temboctou sont propres et assez larges pour y passer trois cavaliers de front ; en dedans et au dehors, on voit beaucoup de cases en paille, de forme presque ronde, comme celles des Foulahs pasteurs ; elles servent de logement aux pauvres et aux esclaves qui vendent des marchandises pour le compte de leurs maîtres.

Temboctou renferme sept mosquées, dont deux grandes, qui sont surmontées chacune d’une tour en brique, dans laquelle on monte par un escalier intérieur.

Cette ville mystérieuse, qui, depuis des siècles, occupait les savans, et sur la population de laquelle on se formait des idées si exagérées, comme sur sa civilisation et sur son commerce avec tout l’intérieur du Soudan, est située dans une immense plaine de sable blanc et mouvant, sur lequel il ne croît que de frêles arbrisseaux rabougris, tels que le mimosa ferruginea, qui ne vient qu’à la hauteur de trois à quatre pieds ; elle n’est fermée par aucune clôture ; on peut y entrer de tous côtés ; on remarque dans son enceinte, et autour, quelques balaniles œgyptiaca et un palmier doum situé au centre.

Temboctou peut contenir au plus dix ou douze mille habitans, tous commerçans, en y comprenant les Maures établis. Il y vient souvent beaucoup d’Arabes, amenés par les caravanes, qui séjournent dans la ville, et augmentent momentanément la population. Au loin, dans la plaine, il croît quelques graminées, mêlées de chardons, dont les chameaux se nourrissent. Le bois à brûler est d’une grande rareté aux environs ; on va très-près de Cabra pour s’en procurer ; on en fait un objet de commerce, et les femmes le vendent au marché. Les riches seuls en brûlent ; les pauvres font usage de fiente de chameau. L’eau se vend également sur le marché : les femmes en donnent une mesure d’environ un demi-litre pour un cauri.

Temboctou, quoique l’une des plus grandes villes que j’aie vues en Afrique, n’a d’autre ressource que son commerce de sel, son sol n’étant aucunement propre à la culture. C’est de Jenné qu’elle tire tout ce qui est nécessaire à son approvisionnement, le mil, le riz, le beurre végétal, le miel, le coton, les étoffes du Soudan, les effets confectionnés, les bougies, le savon, le piment, les oignons, le poisson sec, les pistaches, etc.

Si les flottilles venant à Cabra étaient arrêtées en route par les Touariks, les habitans de Temboctou seraient dans la plus affreuse disette. Pour éviter ce malheur, ils ont soin que leurs magasins soient toujours amplement fournis de toute espèce de comestibles. J’ai trouvé ceux de Sidi-Abdallahi pleins de grands sacs de riz, grain qui se conserve beaucoup plus long-temps que le mil.

Cette considération empêche les flottilles qui descendent le fleuve jusqu’à Cabra, de lutter avec les Touariks, malgré tout ce qu’ils ont à souffrir de leur exigence. On m’a assuré que, si l’on osait frapper un de ces sauvages, ils feraient aussitôt la guerre à Temboctou, et intercepteraient toute communication avec son port ; alors elle ne recevrait de secours d’aucun endroit.

À l’O. N.  O. de la ville, il s’est formé de larges excavations, ayant 35 à 40 pieds de profondeur ; elles ont de l’eau à une grande hauteur, que les pluies alimentent. Les esclaves vont y puiser pour leur boisson et pour la cuisine ; cette eau est assez claire, mais elle conserve un goût désagréable, et est très-chaude.

Ces espèces de citernes étant entièrement à ciel ouvert, l’eau y reçoit l’impression du soleil et d’un vent brûlant. Ces excavations se sont formées dans un sable presque mouvant : je suis descendu dans la plus grande, par une pente assez douce ; le fond du trou, qui n’est pas entièrement rempli d’eau, laisse encore assez d’espace pour se promener. Je remarquai quelques veines de sable rouge et dur ; le reste est un sable gris d’un grain un peu gros.

Il y a, autour de ces trous, quelques petits champs de tabac : cette plante ne croît qu’à la hauteur de cinq à six pouces, et ne vient qu’à force d’être arrosée : c’est la seule substance que j’aie vue dans le pays. Les nègres étaient occupés à la récolte ; je remarquai qu’il était déjà en grains ; ils font sécher les feuilles, et les pilent au mortier. Ils le prennent ainsi en poudre, sans autre préparation ; ce n’est qu’une poussière verte qui n’a pas même l’odeur du tabac. On le vend au marché ; mais les personnes riches ne prennent que celui qui vient de Maroc, qui est de bien meilleure qualité.

Les habitans de Temboctou ne fument pas ; mais les Maures nomades qui habitent aux environs font usage de la pipe.

Les esclaves puisent l’eau avec des calebasses ; ils en remplissent des sacs de cuir, qu’ils mettent sur le dos de leurs ânes. Mais, avant de faire leur ouvrage, ils se divertissent toujours un peu à la danse ; car, malgré leur esclavage, ils conservent toujours une grande gaieté. Rendus chez le maître, ils mettent l’eau dans des jarres où elle se rafaîchit et perd une partie de son mauvais goût. Quelques femmes esclaves savonnaient dans de grandes calebasses, auprès des excavations.

À deux jours de marche au N. E. de Temboctou, on trouve la ville de Bousbéhey, bâtie en briques de sable argileux ; elle appartient à la tribu de Zaouât, qui erre dans le désert de ce nom. Les habitans de Bousbéhey font le commerce du sel, qu’ils vont chercher à la petite ville de Toudeyni. Ils ont beaucoup de chameaux, qui font leur principale richesse ; ils en boivent le lait, dont ils font aussi du beurre. Ils n’ont que quelques moutons et quelques bœufs.

Les marchands de Temboctou achètent d’eux quelques bestiaux pour leurs provisions journalières, et donnent en échange du mil et du riz ; car, ces malheureux habitent un sol entièrement stérile, qui fournit à peine un peu de fourrage pour leurs chameaux. Les mêmes marchands achètent leur sel à Toudeyni, avec du mil, du riz, des étoffes et de l’or qu’ils donnent en échange.

On conçoit que Bousbéhey et Toudeyni, n’étant approvisionnés que par les grains que les marchands de Temboctou reçoivent de Jenné, se trouveraient aussi réduits à la famine, si le commerce entre ces deux dernières villes était intercepté.

Le pays de Salah, tribu errante comme celle du Zaouât, est situé à l’E. et à dix jours de chemin : ses habitans viennent fréquemment à Temboctou faire le commerce ; ils ont de nombreux troupeaux de chameaux, avec le lait desquels ils se nourrissent ; ils tirent aussi un peu de grains du commerce qu’ils font avec cette ville. Il n’existe, suivant le récit que m’a fait mon hôte, aucun rapport ni communication par eau de cette ville avec le pays de Haoussa, parce que, disait-il, la navigation du fleuve s’arrête à Cabra.

Les nègres et les Maures ne s’occupent absolument que de leur commerce ; ils n’ont que des connaissances bien bornées sur la géographie. Tous ceux à qui j’ai demandé des renseignemens sur le cours du fleuve, à l’E. et à l’E. S. E. de leur ville, se sont accordés à dire qu’il passe à Haoussa, et qu’il va se perdre dans le Nil[4]. Je n’ai pu obtenir de renseignemens plus certains ; et la question du grand problème de l’issue du Dhioliba dans l’Océan sera résolue par un voyageur plus heureux : cependant, s’il m’est permis d’énoncer mon opinion sur le cours de ce fleuve, je suis aussi porté à croire qu’il va se perdre dans le golfe de Bénin, par plusieurs embouchures.

Les Maures de Tripoli et ceux d’Ardamas, vont faire le commerce à Haoussa ; ils y conduisent des marchandises d’Europe, et ils en exportent en échange beaucoup d’or, qui vient du riche pays du Ouangara. Ils viennent ensuite à Temboctou avec des pacotilles de jolies étoffes de ce pays, elles sont tissées à petites laizes, teintes en belle couleur bleue, et bien lustrées avec de la gomme. Mon hôte m’en fit voir une pièce, que je trouvai très-belle ; elle ressemblait à celles qui sont fabriquées chez les nègres situés plus au N. ; j’en ai vu à Galam, en 1819, de semblables qui venaient de Ségo, et qui avaient été fabriquées par les Bambaras ; elles étaient aussi bien lustrées que celles que j’ai vues à Temboctou. En général, les nègres du Sénégal attachent un grand prix à ces étoffes.

Comme les environs de Temboctou sont tous dépourvus de pâturages (puisque les chameaux y trouvent à peine de quoi paître), on tire de Cabra beaucoup de fourrages, que les habitans de ce village récoltent dans les marais, et qu’ils font sécher pour les vendre aux personnes de la ville qui ont des bestiaux à nourrir, tels que chevaux, bœufs, moutons ou cabris ; ce fourrage est serré sur le toit des maisons.

Temboctou et ses environs offrent l’aspect le plus monotone, le plus aride que j’aie jamais vu. Cependant j’aperçus, à peu de distance hors de la ville, un troupeau de chameaux dispersé dans la campagne, paissant çà et là quelques chardons desséchés par le vent brûlant de l’Est, et de jeune branches de mimosa ferruginea, dont les longues épines, ressemblant à celles de l’aubépine, n’empêchaient pas ces animaux de les dévorer. On me dit qu’ils appartenaient aux Maures qui font les voyages à travers le grand désert.

Tous les habitans natifs de Temboctou sont zélés mahométans. Leur costume est le même que celui des Maures, et ils ont quatre femmes comme les Arabes ; mais ils n’ont pas, comme les Mandingues, la cruauté de les battre : elles sont cependant chargées de même des soins du ménage. Il est vrai que les habitans de Temboctou, qui ont continuellement des relations avec les peuples demi-civilisés de la Méditerranée, ont quelques idées de la dignité de l’homme. J’ai toujours vu, dans mes voyages, que c’était chez les peuples les moins civilisés que la femme était le plus asservie. Ainsi le beau sexe d’Afrique devrait donc faire des vœux pour les progrès de la civilisation. À Temboctou, les femmes ne sont pas voilées comme dans l’empire de Maroc : elles sortent quand elles le veulent, et sont libres de voir tout le monde. Les habitans sont doux et affables envers les étrangers ; ils sont industrieux et intelligens dans le commerce, qui est leur seule ressource : la plupart des négocians sont riches et ont beaucoup d’esclaves. Les hommes sont de taille ordinaire, bien faits, se tenant très-droits, ayant une démarche assurée ; leur teint est d’un beau noir foncé ; ils ont le nez un peu plus aquilin que chez les Mandingues, et, comme eux, les lèvres minces et de beaux yeux. J’ai vu des femmes qui pouvaient passer pour très-jolies. Tous se nourrissent bien, mangent du riz et du couscous fait de petit mil cuit, avec de la viande ou du poisson sec ; ils font par jour deux repas. Les nègres qui ont de l’aisance, ainsi que les Maures, font leur déjeuner avec du pain de froment, du thé et du beurre de vache ; il n’y a que les nègres d’une classe inférieure qui mangent du beurre végétal. En général, les nègres ne sont pas aussi bien logés que les Maures : ceux-ci ont sur eux un grand ascendant, et se croient eux-mêmes bien supérieurs.

Les habitans de Temboctou sont d’une propreté recherchée pour leurs vêtemens et l’intérieur de leurs maisons. Leurs ustensiles de ménage, consistent en quelques calebasses et quelques plats de bois ; ils ne connaissent pas l’usage des cuillers ni des fourchettes ; ils croient qu’à leur exemple, tous les peuples de la terre prennent les mets avec les doigts ; ils n’ont d’autres meubles que quelques nattes pour s’asseoir ; leur lit se compose de quatre piquets fichés en terre à une extrémité de la chambre, sur lesquels ils tendent des nattes ou une peau de bœuf ; les riches ont un matelas en coton, et une couverture fabriquée chez les Maures des environs, avec le poil des chameaux et la laine de leurs moutons. J’ai vu une femme de Cabra occupée à tisser de ces couvertures.

Ils ont, comme je l’ai dit, plusieurs femmes ; mais beaucoup y adjoignent leurs esclaves. Les Maures ne prennent pas d’autres femmes que celles-ci, et les occupent à promener les marchandises dans les rues, comme colats, piments, etc. ; elles vont aussi au marché étaler une petite boutique, pendant que la favorite reste à la maison, afin de surveiller celles qui sont chargées de faire la cuisine pour tout le monde : elle-même prépare seule les repas de son mari. Ces femmes sont vêtues très-proprement ; leur costume consiste en un coussabe comme celui des hommes, excepté qu’il n’a pas de grandes manches ; elles portent aussi des souliers en maroquin. La mode varie quelquefois pour la coiffure, qui consiste principalement en un fatara de belle mousseline ou autre étoffe de coton d’Europe. Leurs cheveux sont tressés avec beaucoup d’art : la tresse ou natte principale est grosse comme le pouce ; elle part de derrière la tête ; vient incliner sur le devant, et est terminée par un morceau de cornaline rond, creusé au milieu ; elles mettent sous cette natte un petit coussin pour la soutenir, et joignent à cet ornement beaucoup d’autres colifichets, tels que du faux ambre, du faux corail, et des morceaux de cornaline taillés comme celui-ci. Elles ont aussi l’habitude de se graisser de beurre la tête et le corps, mais moins profusément que les Bambaras et les Mandingues. La grande chaleur, augmentée par le vent brûlant de l’E., leur rend cette habitude nécessaire. Les femmes riches ont une grande quantité de verroteries au cou et aux oreilles ; elles portent, comme à Jenné, un anneau aux narines ; celles qui ne sont pas assez riches remplacent cet anneau par un morceau de soie rouge : elles mettent des bracelets en argent, et des cercles en fer argenté aux chevilles ; ceux-ci sont fabriqués dans le pays. Au lieu d’avoir une forme arrondie, comme ceux des bras, ils sont plats et ont quatre pouces de large ; ils y gravent quelques jolis dessins.

Les esclaves femelles des gens riches ont quelques parures en or au cou, au lieu de boucles d’oreilles, comme aux environs du Sénégal, elles ont de petites plaques en forme de collier. Quelques jours après mon arrivée à Temboctou, je rencontrai un nègre qui en promenait deux dans la rue, que je reconnus pour avoir passé avec moi sur la même pirogue : ces femmes étaient un peu âgées ; mais leur maître, pour leur donner un air de jeunesse favorable à la vente, les avait très-bien habillées ; elles portaient de belles pagnes blanches, avec de grosses boucles en or aux oreilles, et chacune deux ou trois colliers du même métal. Je passai auprès d’elles ; elles me regardèrent en souriant, et ne parurent nullement fâchées de se voir promener dans les rues pour être vendues ; indifférence que j’attribuai à l’état d’abrutissement dans lequel les tient l’esclavage, et à l’ignorance absolue des droits naturels de l’espèce humaine. Elles croient simplement que les choses doivent être ainsi, et qu’elles sont faites pour ce trafic[5].

Les nègres des villages de Dirimans, Malakas, et Kissours, situés sur les rives du fleuve, viennent à Temboctou dans leurs pirogues ; ils apportent au marché des esclaves, de l’ivoire, des poissons secs, des pots en terre, et diverses autres choses qu’ils vendent pour avoir des verroteries, de l’ambre, du corail et du sel. Dans la partie du sud de Temboctou, il y a un pays que l’on nomme Ginbala ; il se prolonge très-avant dans l’intérieur : ses habitans sont tous musulmans ; ils ne viennent que peu à Temboctou, à cause du voisinage des Touariks qu’ils redoutent. Ils sont très-industrieux, cultivent beaucoup de mil et un peu de riz, sont très-hospitaliers envers les étrangers, et ont beaucoup de troupeaux de bœufs, de moutons et de cabris ; ils cultivent du coton, avec lequel ils fabriquent des étoffes pour se vêtir. Ils vont de préférence faire le commerce à Jenné, où ils n’ont rien à craindre.

Les Foulahs qui habitent les environs du fleuve viennent aussi à Temboctou ; ceux que j’y ai vus avaient toute la physionomie et la couleur de ceux du Fouta-Dhialon ; ils étaient armés de plusieurs piques. J’en ai vu très-peu.

Le commerce de Temboctou est considérablement gêné par le voisinage des Touariks, nation belliqueuse, qui rend les habitans de cette ville tributaires. Ces derniers, pour avoir leur commerce libre, leur donnent, pour ainsi dire, ce qu’ils demandent, indépendamment du droit que paient les flottilles à leur arrivée à Cabra ; s’ils se refusaient à les satisfaire, il en résulterait des inconvéniens fâcheux, parce que les Touariks sont très-nombreux, et assez forts pour interdire toutes les communications entre Temboctou et Cabra : alors cette ville, qui n’a par elle-même aucune ressource en agriculture, se trouverait réduite à la plus affreuse disette, ainsi que les pays qui l’avoisinent. Les Maures ont pour les Touariks un profond mépris ; et quand ils voulaient m’exprimer toute la haine qu’ils avaient pour ces peuples, ils les comparaient aux chrétiens, qu’ils croient aussi vagabonds qu’eux. Je m’empressai de détruire cette erreur, qui chez eux est très-accréditée ; je leur dis que les Européens n’étaient pas à comparer à ces pillards ; qu’ils ne volaient jamais, et qu’ils étaient toujours prêts à rendre service à leur semblables. « Mais, puisqu’ils sont si bons, répliquèrent-ils, pourquoi n’es-tu pas resté avec eux ? » Cette question m’embarrassa un peu ; mais je répondis que Dieu ne l’avait pas permis, puisqu’il m’avait donné l’idée de retourner dans mon pays pour y reprendre la religion de mes pères.

La maison de mon hôte Sidi ne désemplissait pas de Touariks et d’Arabes qui demandaient sans cesse : ces gens ne viennent à Temboctou que pour arracher aux habitans ce qu’ils appellent des présens, et que l’on pourrait appeler plus justement des contributions forcées ; j’en ai vu souvent rester assis dans la cour, et se faire nourrir jusqu’à ce que le maître leur eût envoyé son tribut. Ils viennent toujours à cheval, et se font donner du fourrage.

Quand le chef de cette peuplade arrive avec sa suite à Temboctou, c’est une calamité générale ; et cependant chacun le comble de soins et de présens pour lui et les siens ; il demeure quelquefois deux mois, toujours nourri aux frais des habitans et du roi, qui y joint des présens d’une plus grande valeur ; ils ne retournent chez eux que chargés de mil, de riz, de miel, et de quelques effets confectionnés.

Les Touariks ou Sourgons ne sont qu’un même peuple : le premier nom leur est donné par les Maures, et le second par les nègres : ils sont nomades et habitent les bords du Dhioliba, depuis le village de Diré jusqu’aux environs de Haoussa, que mon hôte m’a dit être à vingt jours à l’E. S. E. de Temboctou, dans une vaste contrée du même nom, que le fleuve arrose.

Les Touariks, par la terreur de leurs armes, ont rendu tributaires tous les nègres leurs voisins ; ils exercent envers eux le plus affreux brigandage. Ils ont, comme les Arabes, de beaux chevaux qui les facilitent dans leurs incursions vagabondes : les peuplades qui y sont exposées ont tellement peur d’eux, qu’il suffit de trois ou quatre Touariks pour donner l’épouvante à cinq ou six villages. À Temboctou, on ne laisse plus sortir les esclaves hors de la ville après le coucher du soleil, de peur qu’ils ne soient enlevés par les Touariks qui s’emparent de vive force de ceux qui leur tombent sous la main, et rendent bien plus déplorable la condition de ces malheureux. J’en ai vu dans leurs petites embarcations, presque tout nus, et à chaque instant menacés par leurs maîtres d’être frappés.

Les Touariks sont riches en bestiaux ; ils ont de nombreux troupeaux de moutons, bœufs et chèvres ; le lait et la viande suffisent à leur nourriture. Leurs esclaves recueillent la graine du nénuphar, qui est très-commun dans tous les marais environnans ; ils la font sécher et la vannent ; elle est si fine, qu’elle n’a pas besoin d’être pilée ; ils la font cuire avec leur poisson. Les peuples nomades ne cultivent point ; leurs esclaves ne sont occupés qu’à soigner leurs troupeaux, ils n’ont pour leur consommation d’autre grain que celui qu’ils tirent des flottilles venant de Jenné à Temboctou. Au moment de la crue des eaux, les Touariks se retirent un peu dans l’intérieur, où ils trouvent de bons pâturages ; ils ont de nombreux troupeaux de chameaux, dont le lait est une ressource toujours certaine.

Les Foulahs qui habitent aux environs du fleuve ne sont pas soumis à ces barbares : cette race bien supérieure à la race purement nègre, est pleine d’énergie ; elle est trop belliqueuse pour subir un joug aussi honteux. Ces Foulahs ne parlent pas la langue poulh du Fouta-Dhialon ; je leur ai adressé quelques mots de cet idiome, et ils ne les ont pas compris. Ils parlent la langue de Temboctou, et ils ont en outre un idiome particulier qu’ils parlent entre eux. Tous ceux que j’ai vus sur les bords du fleuve sont aussi nomades.

J’ai vu quelquefois les chameaux des Touariks employés à transporter les marchandises de Cabra à Temboctou. Ce sont les plus pauvres d’entre eux qui font ces corvées ; ils y trouvent leur bénéfice. Les autres sont trop fiers pour se décider à travailler ; ils vendent à Temboctou quelques bœufs et quelques moutons pour la consommation ordinaire de la ville. Le lait y est très-cher et pas aussi bon que sur les bords du fleuve.

Les Touariks, comme tous les musulmans, ont plusieurs femmes : celles qui sont grosses et grasses sont les plus recherchées ; pour être une véritable beauté à leurs yeux, il faut qu’une femme soit parvenue à un tel degré d’embonpoint, qu’elle ait perdu la faculté de marcher sans le secours de deux personnes.

Elles sont vêtues comme les Mauresses des bords du Sénégal ; mais, au lieu de guinée bleue, elles mettent des pagnes bleues, qui viennent de Jenné, et que les négocians de Temboctou leur procurent ; celles que j’ai vues en passant auprès du camp du chef m’ont paru être de la plus grande malpropreté. Les hommes n’ont pas une mise plus soignée ; ils ont, comme les nègres de Temboctou, un coussabe blanc ou bleu, un pantalon qui descend jusqu’à la cheville, comme on en porte à Jenné et à Temboctou. Les esclaves ont des culottes pareilles à celles des Maures qui habitent les bords du Sénégal. Le costume des Touariks ne diffère de celui des Maures que par la coiffure ; ils ont l’habitude de porter, jour et nuit, une bande de toile de coton qui leur passe sur le front, descend sur les yeux, et même jusque sur le nez ; car ils sont obligés de lever un peu la tête pour y voir ; la même bande, après avoir fait un ou deux tours sur la tête, vient passer sous le nez, et descend un peu plus bas que le menton, en sorte qu’on ne leur voit que le bout du nez ; ils ne l’ôtent ni pour manger, ni pour boire, ni pour fumer, il ne font que soulever cette bande de toile, que les nègres nomment fatara.

Les Touariks fument beaucoup. Ils ont tous de beaux chevaux et sont bons cavaliers, belliqueux, mais cruels ; ils sont tous armés de trois ou quatre piques, et d’un poignard, qu’ils portent au bras gauche ; la lame est en haut, et la poignée touche sur le dessus de la main ; il y a au fourreau de ces poignards un manchon dans lequel on passe la main ; ils sont droits, assez bien faits ; on les apporte des bords de la Méditerranée. Ces hommes ont en outre des boucliers en cuir de bœuf tanné, qui sont travaillés avec beaucoup de goût, et ont la forme de ceux des anciens chevaliers, excepté qu’ils sont carrés du bout[6] ; ils sont couverts de jolis dessins : ces boucliers sont assez larges pour les couvrir tout entiers. Quelques nègres de Temboctou en ont aussi de la même forme, mais bien plus petits. Les Touariks ne se battent qu’avec la lance et le poignard ; ils sont toujours à cheval, ils ne font pas usage de l’arc : l’embarras de leurs boucliers les empêcherait de s’en servir utilement. Ces peuples nomades portent les cheveux longs, ont le teint très-brun, comme les Maures, le nez aquilin, de grands yeux, une belle bouche, la figure longue et le front un peu élevé ; l’expression de leur physionomie est sauvage et barbare : on les regarde comme une race d’Arabes, et ils ont en effet une partie des habitudes de ceux-ci ; mais ils parlent un idiome particulier. Ce sont eux qui se réunissent en nombre pour attaquer les caravanes venant de Tripoli : celles de Maroc sont moins exposées à leurs brigandages, parce qu’ils s’étendent plus dans la partie du N. Ils ont beaucoup d’esclaves qu’ils occupent en partie à la récolte des gommes venant des bords du fleuve ; et ils les vendent aux négocians de Temboctou, avec beaucoup d’ivoire.

Il est étonnant qu’un si grand nombre de peuplades restent paisiblement sous le joug avilissant et ruineux de ces Touariks, lorsque, si elles voulaient se réunir et s’entendre, elles pourraient les écraser si facilement. Les Dirimans, les Ginbalas, les Kissours et les Maures des tribus de Zaouât et de Salah, réunis, seraient bien supérieurs aux Touariks, et ils s’en délivreraient pour toujours. Les Touariks craignent les armes à feu et n’en font pas usage, tandis que tous les nègres de Temboctou et les Maures des tribus sont armés de fusils doubles.

Les Foulahs des environs de Jenné, conduits par Ségo-Ahmadou, leur chef, vinrent attaquer les Touariks ; les Foulahs étaient en petit nombre, à cause de l’éloignement de leur pays et de la difficulté d’avoir des vivres en réserve ; cela n’empêcha pas qu’ils ne remportassent la victoire ; ils firent beaucoup de prisonniers touariks, qu’ils livrèrent au supplice, et emmenèrent avec eux une foule d’esclaves et de bœufs, qui enrichirent les vainqueurs. Cette défaite prouve qu’ils ne sont pas aussi à redouter qu’ils le paraissent, et qu’ils ne sont hardis que contre ceux qui les craignent. Si leurs tributaires, soutenus par les Maures leurs voisins, entreprenaient de secouer le joug, ils réussiraient bien vite ; mais les nègres, en général, sont indolens, et les Maures, adonnés au commerce, n’ont pas le caractère martial. Ségo-Ahmadou, indigné de voir ces Touariks, qui sont musulmans, peu zélés à la vérité, imposer des droits aux embarcations qui viennent de son pays, s’est décidé à leur faire la guerre ; mais il est trop éloigné pour la soutenir long-temps. J’ai présumé que le voyageur Mungo-Park pouvait bien avoir été massacré par ces hommes barbares.

Après quatre ans de séjour, soit à Jenné, soit à Temboctou, les Maures retournent dans leur patrie, avec leur petite fortune ; ils emmènent beaucoup d’esclaves ; cependant la plupart préfèrent le commerce de Sansanding et Yamina, à cause du voisinage des mines d’or de Bouré, d’où ils tirent beaucoup de ce métal. Temboctou et Jenné ne profitent pas de cet avantage : car la guerre de Ségo-Ahmadou avec les Bambaras, qui continue presque toujours, intercepte les communications commerciales. Les Arabes qui viennent de Tafilet, d’Adrar, de Tripoli et d’autres pays, apportent à Temboctou du froment dont on fait de petits pains avec du levain : ils sont de forme ronde, et pèsent une demi-livre ; ils ont très-bon goût, et, pour une valeur de quarante cauris (quatre sous de notre monnaie), on peut s’en procurer un ; les négocians riches, ainsi que je crois l’avoir déjà dit, en mangent à leur déjeuner, en prenant du thé. Ils ont des théières qu’on leur apporte de Maroc ; celles que j’ai vues étaient en étain, avec de petites tasses, comme celles de Sidi-Oulad-Marmou, à Jenné. Tous les nègres de Temboctou sont en état de lire le Coran, et même le savent par cœur ; ils le font apprendre de bonne heure à leurs enfans, soit qu’ils se chargent de les instruire eux-mêmes, soit qu’ils confient leur éducation aux Maures qu’ils croient plus instruits. Ils font aussi usage de l’écriture pour leur correspondance avec Jenné.

Les vivres sont très-chers à Temboctou, et je me serais trouvé très-embarrassé, si, comme à Timé j’avais été obligé de pourvoir à ma nourriture ; mes moyens eussent été bientôt épuisés : c’est donc au bon et généreux Sidi-Abdallahi-Chebir que j’ai l’obligation de mon retour par le grand désert. Je n’avais qu’une valeur réelle de trente-cinq piastres en marchandises, que je réservais pour me procurer un chameau, afin de me rendre sur les bords de la mer, soit en passant par le grand désert, soit en retournant à l’O. J’avoue que la traversée du Sahara, dans une saison aussi sèche, m’effrayait beaucoup ; je craignais de ne pouvoir supporter, avec aussi peu de moyens, les privations et les fatigues, augmentées par un vent brûlant, qui règne continuellement, et rend la chaleur accablante. Cependant, après de mûres réflexions, je me décidai définitivement à surmonter les dangers auxquels la grande sécheresse m’exposerait, et à m’aventurer avec une caravane dans les sables mouvans du désert. En effet, je pensais que, si j’effectuais mon retour par Ségo, Sansanding et nos établissemens de Galam, les envieux du succès d’un voyage dont l’entreprise m’avait fait déjà tant d’ennemis, révoqueraient en doute mon arrivée et mon séjour à Temboctou, au lieu qu’en revenant par les états barbaresques, le point de mon arrivée imposerait silence à l’envie.

Sidi-Abdallahi me donnait tous les jours de nouvelles marques de son bon cœur ; il alla même jusqu’à m’engager à rester à Temboctou ; il me donnerait, disait-il, des marchandises pour faire le commerce à mon compte, et quand j’aurais fait des bénéfices, je pourrais retourner dans mon pays sans le secours de personne. Les craintes que j’avais d’être découvert, jointes au désir de revoir ma patrie, m’engagèrent à refuser ses généreuses propositions. D’ailleurs, mon départ pour l’intérieur de l’Afrique, n’étant point connu authentiquement, tomberait dans l’oubli si je venais à périr et les observations que j’avais pu faire seraient perdues pour mon pays. Ces considérations m’engagèrent à effectuer mon retour le plus tôt possible. Comme l’occasion sur laquelle je comptais, ne devait pas tarder à se présenter, je tâchai de mettre à profit le peu d’instans qui me restaient. J’allai visiter la grande mosquée de l’ouest ; elle est plus vaste que celle de l’est, mais elle est construite dans le même genre ; les murs en sont mal entretenus, les enduits sont dégradés par les pluies qui tombent pendant les mois d’août, septembre et octobre, pluies qui sont toujours amenées par des vents d’est et accompagnées d’orages violens. Plusieurs contre-forts sont élevés contre les murs, pour en prévenir l’écroulement. Je montai sur la tour, dont l’escalier, placé intérieurement, est presque démoli ; j’y revins même plusieurs fois pour écrire mes notes ; ce lieu peu fréquenté me mettait en position de n’être pas aperçu. Dans le cours de mon voyage, j’ai toujours eu soin de me cacher pour écrire, afin de ne pas éveiller l’attention soupçonneuse des musulmans ; c’était toujours dans les bois, à l’abri d’un buisson ou d’un rocher, que je mettais par écrit tout ce qui m’avait paru digne de remarque[7].

Du haut de la tour, je découvrais, à une très-grande distance, une plaine immense de sable blanc, où il ne croît que des arbrisseaux rabougris, mimosa ferruginea ; quelques dunes ou buttes de sable, s’élevant çà et là, rompaient un peu l’uniformité du tableau. Je regardais avec étonnement cette ville que le besoin du commerce a fait élever dans un affreux désert, sans autres ressources que celles qu’elle se procure par les échanges. La partie O. de la mosquée me parut d’une construction très-ancienne ; toute la façade de ce côté est tombée en ruine ; on y remarque encore des arcades voûtées, dont le crépi est entièrement détaché. Cet édifice est construit en briques séchées au soleil, à peu près de la forme des nôtres. Les murs sont enduits d’un sable gros, semblable à celui dont sont faites les briques, mêlé avec de la glume de riz. Dans quelques parties du désert, on trouve une terre couleur de cendre, très-dure, où domine le sable ; c’est avec cette terre que les briques de la mosquée sont faites. Les autres parties de l’édifice paraissent avoir été bâties bien postérieurement aux ruines de l’ouest ; quoique l’ouvrage en soit fait assez bien pour un peuple qui ignore les règles de l’architecture, il est bien inférieur à la partie la plus ancienne.

Ce ne fut pas sans étonnement que je remarquai dans celle-ci trois galeries, soutenues par trois arcades chacune, aussi bien bâties que si elles avaient été construites par un homme de l’art : ces arcades ont six pieds de large et dix de hauteur ; leur enduit, en assez bon état, paraît avoir été blanchi à la chaux, à en juger par la couleur blanchâtre qu’il conserve encore. Cette construction se rattache aux ruines, soit par le style, soit par la position. J’ai été porté à croire qu’anciennement la mosquée ne contenait que cette partie, et que, depuis, on y a ajouté de nouvelles constructions ; cette circonstance m’a paru remarquable…

Ayant pensé que la description seule ne donnerait pas une idée juste de la construction de cette mosquée, je me suis hasardé à en prendre un croquis, ainsi qu’une vue de la ville ; l’un et l’autre rendront peut-être mieux que des paroles les objets que je désire faire connaître au lecteur.

Pour faire l’esquisse de la mosquée, je m’assis dans la rue, en face, et je m’entourai avec ma grande couverture que je repliai sur mes genoux ; je tenais à la main une feuille de papier blanc, à laquelle je joignais une page du Coran, et lorsque je voyais venir quelqu’un de mon côté, je cachais mon dessin dans ma couverture, et je gardais la feuille du Coran à la main, comme si j’étudiais la prière. Les passans, loin de me soupçonner, me regardaient comme un prédestiné, et louaient mon zèle.

La mosquée de l’E. est beaucoup plus petite que celle de l’O., elle est également surmontée d’une tour carrée, de même forme et de même dimension que celle de la grande ; les murs sont entièrement dépouillés de leur crépissage : on a mis beaucoup de contre-forts, pour soutenir l’édifice : il y a trois avenues d’arcades ; les galeries ont six pieds de large, et trente pas de long…

Au milieu de la ville, on voit une espèce de place entourée de cases rondes ; on y trouve quelques Palma Christi et un palmier doum, le seul que j’aie vu dans le pays ; au centre de cette place, on a pratiqué un grand trou pour recevoir les immondices. Deux énormes buttes élevées hors de la ville, au S. de la mosquée, m’ont paru aussi n’être qu’un amas d’ordures ou de décombres ; je suis monté plusieurs fois dessus, pour examiner la ville dans son ensemble et en faire l’esquisse.

Une troisième mosquée, un peu remarquable, se trouve à peu près au centre de la ville ; elle a aussi une tour, mais moins élevée que les autres : il n’y a que des arcades carrées ; les nefs ont sept pieds de large et vingt-cinq de long ; le mur de la façade de cette mosquée est garni de beaucoup d’œufs d’autruche ; il y en a au sommet de la tour. Une cour très-grande se trouve dans la partie de l’E. : il y a au milieu un balanites œgyptiaca qui en fait l’onement. Derrière la mosquée, à l’O., il croît quelques pieds de salvadora.

On compte encore cinq autres mosquées : mais elles sont petites et faites comme les maisons particulières ; seulement elles sont dominées chacune par un minaret, toutes ont une cour intérieure ; on s’y rassemble le soir pour faire les cérémonies religieuses. Les crieurs qui appellent à la prière, ne reçoivent pas de salaire ; mais, à des époques fixes, ils crient du haut des minarets pour rappeler aux fidèles, que le moment est venu de les payer de leur peine. Je me suis trouvé à l’une de ces époques à Temboctou ; chacun s’empressa de leur faire son offrande qui consistait en pain, mil, riz, poisson sec, pistaches et cauris ; tout fut déposé sur une natte étendue par terre, devant la porte de la mosquée.

Je voyais souvent des Maures que ma situation intéressait ; ils me questionnaient sur les usages européens, et sur le traitement que les chrétiens m’avaient fait éprouver. Je tâchais à mon tour d’obtenir de leur part des détails sur les peuples des environs et sur la distance de leur pays à Temboctou ; mais, loin de me répondre, ils faisaient semblant de ne pas m’entendre, et tournaient la tête en adressant la parole à un autre. Malheureusement je ne possédais pas assez de moyens pour faire des présens ; aussi ne m’appelait-on que le meskine (pauvre). Le peu de renseignemens que j’aie obtenus à Temboctou m’ont été fournis par Sidi-Abdallahi-Chebir, mon hôte, et par quelques nègres kissours, qui eurent seuls la complaisance de répondre à mes questions. Ils n’ont aucune notion exacte sur le cours du fleuve à l’E. de cette ville ; mon hôte m’a assuré qu’il passe à Haoussa, et se rejoint au Nil : c’est l’opinion générale des Arabes qui habitent le pays. Ce fleuve porte à Temboctou le nom de Bahar-el-Nil (rivière du Nil)[8].

La maison qu’on m’avait donnée pour logement n’étant pas encore finie, j’eus occasion d’observer la manière de construire, des maçons du pays. On creuse dans la ville même ; à quelques pieds de profondeur, il s’y trouve un sable gris mêlé d’argile, avec lequel on fait des briques de forme ronde, qu’on met sécher au soleil ; ces briques sont semblables à celles de Jenné. De jeunes esclaves les portent sur leur tête, dans de mauvaises calebasses, ainsi que le mortier, fait de la même matière. Les maçons sont des esclaves ; ils travaillent avec autant d’intelligence qu’à Jenné ; je trouvais même que leurs murs étaient mieux soignés. Les portes sont bien faites et solides ; les vantaux sont en planches assemblées par des barres et des clous qui viennent de Tafilet ; on les ferme au moyen de serrures fabriquées dans le pays, et où il n’entre pas de fer : la clef même est en bois[9] ; cependant quelques Maures font usage de serrures en fer, qu’ils tirent des bords de la Méditerranée. Toutes ces serrures ne ferment pas dans l’intérieur, on y supplée par une chaîne ou une barre placée en dedans. Le toit des maisons, qui toutes n’ont qu’un rez-de-chaussée, est comme celui de la mosquée, soutenu par des poutres ; ces pièces de charpente sont en ronnier, arbre qui croît sur les bords du fleuve à une hauteur prodigieuse ; j’en ai vu dont l’élévation était de plus de 125 pieds ; on fend les troncs en quatre, puis on arrondit chaque partie pour les poser sur les murs, et on les recouvre de morceaux de bois, de nattes et de terre, comme le toit de la mosquée.

Chaque maison forme un carré, contenant deux cours intérieures, autour desquelles sont disposées les chambres, qui consistent chacune en un carré long, fort étroit, servant en même temps de magasin et de chambre à coucher : ces pièces ne reçoivent de jour que par la porte d’entrée, et une autre plus petite donnant sur la cour intérieure ; elles n’ont ni fenêtres, ni cheminées.

Les habitans de Temboctou n’ont pas adopté l’usage généralement répandu dans le Soudan d’allumer du feu dans les maisons. Quelques-uns construisent dans la cour un petit cabinet en nattes ; ils y passent le jour et la nuit dans la belle saison, les chambres étant beaucoup trop chaudes pour y demeurer.

On m’avait donné un de ces magasins, où j’étouffais nuit et jour ; j’avais une peine infinie à supporter la chaleur accablante qui y règne, surtout la nuit, faute d’air ; mais où aller dans un pays où il n’y a pas d’arbres pour se mettre à l’ombre ? Je me réfugiais souvent dans une mosquée, comme l’endroit le plus aéré et le plus frais. La chaleur est encore augmentée par le vent d’E., qui soulève des nuées de sable, obscurcit l’atmosphère et rend ce séjour très-désagréable. Les habitans se tiennent dans leurs maisons pendant la chaleur du jour, et ne sortent que le matin et le soir. Les nuits sont d’un calme étouffant, et si parfois il fait un peu d’air, il ressemble à une vapeur brûlante, qui dessèche les poumons. J’éprouvais un malaise continuel.

La caravane destinée pour Tafilet était encore à Temboctou pour quelques jours, et j’étais prévenu qu’il n’en partirait pas d’autre avant trois mois ; je me décidai à profiter de celle-ci. Je craignais de rester à Temboctou aussi long-temps, malgré les invitations réitérées de mon hôte, qui préférait, disait-il, de me voir reprendre la route de Tripoli par Ardamas[10], plutôt que celle de Maroc. Il me prévint qu’il avait le projet de faire une collecte à mon profit, mais que mon départ si prochain ne lui laisserait pas assez de temps pour l’effectuer : enfin il me représenta que, si je voulais rester, mon séjour fût-il de plusieurs mois, je ne dépenserais rien chez lui. Je ne savais comment me défendre de tant d’obligeance, et ne voulais cependant rien changer à mes résolutions. Je lui objectai que je craignais de voyager pendant la saison des pluies ; Abdallahi, me voyant bien décidé, me dit qu’il allait s’occuper de me trouver un bon guide pour me conduire jusqu’à Tafilet.

Les Maures avec lesquels j’allais voyager étaient bien loin d’être aussi doux et aussi civilisés que ceux qui sont établis dans la ville. J’avais souvent occasion de les voir ; car ils venaient me trouver où j’étais assis ; ils m’importunaient souvent, me réveillaient même. Ce sont ces espèces d’hommes que les Maures d’une classe supérieure nomment Zénagues (tributaires). Ils sont très-ignorans ; beaucoup ne connaissent pas même les premiers morceaux du Coran ; ils font cependant les cérémonies religieuses. Mais un étranger pauvre, et ne connaissant pas leur langue, est à leurs yeux une personne très-peu recommandable, pour laquelle même ils ont une sorte de mépris ; je m’attendis donc à beaucoup souffir dans la traversée du désert.

Mon hôte me prévint qu’il m’avait loué un chameau pour Tafilet. Les trente mille cauris d’étoffes provenant de la vente de mes marchandises à Jenné, servirent à payer le loyer du chameau. Sidi-Abdallahi me dit qu’il garderait mon étoffe, et qu’il donnerait à mon guide dix mitkhals d’or ou trente piastres[11]

… J’aurai laissé après moi d’immenses découvertes à faire, surtout relativement à la partie géographique et à l’histoire naturelle ; tout ce que j’ai souffert ne doit pas décourager les explorateurs futurs. Sans doute leurs tentatives seront également pénibles et dangereuses ; toutefrois une entreprise conduite avec sagesse et prudence triompherait des obstacles. Il faudrait, je crois, pour en assurer le succès, voyager très-simplement, sans aucune espèce de luxe, mais adopter extérieurement le culte de Mahomet, se faire passer dans le pays pour Arabe. Un feint néophyte n’agirait pas avec autant de liberté, et deviendrait suspect chez des peuples aussi méfians : d’ailleurs, je crois encore qu’il ne passerait pas davantage chez les peuplades nègres en se donnant pour un chrétien converti. Le meilleur moyen, à mon avis, serait donc de traverser, en qualité d’Arabe, le grand désert de Sahara, avec des ressources suffisantes et cachées. Après avoir habité quelque temps la ville musulmane qu’on aurait choisie comme point de départ, et dans laquelle on se serait fait connaître pour négociant, afin de ne donner aucun soupon, on achèterait dans cette ville quelques marchandises, sous prétexte d’aller faire le commerce un peu plus loin, en évitant avec le plus grand soin de nommer la ville de Temboctou.

Je suppose que le lieu choisi pour le départ soit Tanger ou Arbate ; on prétextera, pour s’en absenter une affaire de commerce à Fez ; de là on ira à Tafilet, toujours pour le même sujet ; et de Tafilet à Temboctou. Rendu à Tafilet, il n’y a plus d’inconvénient à parler de cette dernière ville ; car les voyages du Soudan sont si communs, que l’on n’y fait pas attention. Il faudrait acheter dans ce pays des marchandises, pour les exporter comme négociant ou même comme marchand ; arrivé dans la ville de Temboctou, s’y établir, y élever une maison de commerce, éviter surtout de paraître riche, se familiariser avec les habitudes du pays, et mettre une grande circonspection sur tout ce qui a rapport à la religion.

Après avoir séjourné dans cette ville 16 à 18 mois, pendant lesquels on aurait dressé quelques esclaves mandingues ou bambaras, parlant les langues kissour et touarik, il faudrait se procurer une bonne pirogue de moyenne grandeur, aussi bien construite qu’elle puisse l’être dans le pays, pour mettre à bord les marchandises et provisions convenables ; ce parti serait nécessaire à cause de l’incertitude de pouvoir s’en procurer chez les peuples qui habitent les rives du fleuve, et dans le cas où l’on aurait à craindre leur inimitié. En promettant aux esclaves leur liberté, on les engagerait facilement à faire ce voyage, que l’on enteprendra sous le prétexte de commercer dans le bas du fleuve, pour acheter de la gomme, de l’ivoire, etc. On ne serait pas obligé de prendre autant de précautions si l’on naviguait au-dessus de Cabra.

Pour ne pas faire naître aucun soupçon, au moment du départ il faudrait laisser à Temboctou une certaine quantité de marchandises, avec un esclave affidé, chargé de les vendre, sous la direction d’un négociant maure, pendant l’absence du voyageur.

Quand on sera sur le fleuve, dans la pirogue, avec six esclaves bons nageurs, il faudra marcher de préférence la nuit, à cause des peuplades vagabondes, les Touariks ou autres : si on les rencontre le jour, on peut s’en débarrasser en leur faisant quelques cadeaux. Cette conduite, suivie avec discernement, prudence et réflexion, serait, je crois, susceptible d’un plein succès, et me paraît préférable à une grande expédition, qui éveillerait toujours la cupidité ou la méfiance des indigènes.

La rapidité de la marche de la petite pirogue rendrait le voyage beaucoup moins pénible et moins dangereux, qu’entrepris avec une grande embarcation. Mon hôte m’a assuré que Haoussa n’est situé qu’à une vingtaine de jours de Temboctou en descendant le fleuve ; mais dans une petite pirogue on peut faire ce trajet en douze, et atteindre ensuite rapidement l’embouchure du fleuve, surtout s’il va se perdre dans l’Océan ; suivre ce plan serait je crois, beaucoup moins dangereux que de partir du golfe de Benin, où l’on éprouvera toujours de très-grandes difficultés pour remonter, soit à cause du climat, soit de la part des habitans.

Caillié


  1. Voyez le cahier précédent, pag. 80.
  2. Sidi Abdallahi Chebir était un habitant de Temboctou, auquel le chérif de Jenné avait recommandé M. Caillié. Cet homme hospitalier, averti par un négociant maure, avait envoyé ses esclaves à la rencontre de M. Caillié, avant même qu’il eût reçu la lettre de son correspondant. Les esclaves étaient bien habillés et armés de fusils fabriqués à Tunis.
  3. Propriétaire de la pirogue qui avait amené M. Caillié à Cabra.
  4. Le mot Nil est générique, ainsi que ceux de Bahr’Bâ, Kouara, et plusieurs autres semblables
  5. M. Fontanier rapporte plusieurs traits semblables dans ses intéressans Voyages en Orient, de 1821 à 1829.
  6. Comme ceux des anciens Égyptiens.
  7. En plaine, dans le désert, pour écrire mes notes, je m’asseyais, tenant sur les genoux des feuillets du Coran, que j’étais censé copier et étudier.
  8. On a déjà fait observer que ce mot est générique.
  9. Cet usage existe, comme on sait, en Égypte et en Nubie.
  10. Peut-être Aghdamas ou Ghadamis, mot dans lequel gh a le son de l’r grasseyée.
  11. M. Caillié partit en effet de Temboctou pour Tafilet, le 4 mars 1828.