Voyage à Cayenne (édition de Élisabeth Hausser)/Quatrième partie


Occupons-nous de Konanama. J’ai vu ces déserts, j’ai passé des torrents pour visiter les ruines des carbets. J’ai frémi de la destinée de mes malheureux compagnons dont les tristes restes flottaient dans un étang. J’ai mêlé mes larmes aux eaux des torrents qui roulaient sur leur dernière demeure.

En partant de Cayenne, si l’on côtoye le rivage, à 30 lieues au nord-ouest se présente un grand bassin où les vents engouffrent les flots et font remonter à deux et à quatre lieues vers sa source une rivière rapide dont les bords étroits et escarpés sont plantés de grands arbres si bien enlacés et si touffus que le soleil n’éclaire jamais l’onde. Remontons cette rivière environ à six milles ; nous trouverons une chaîne de rochers au milieu de son lit, qui forcera de mettre pied à terre pour tirer le canot et le porter au-delà de la cataracte.

Au levant, une langue de bois aqueux s’élève jusqu’aux nues, se prolonge depuis le rivage jusqu’à une demi-lieue du nord au sud et intercepte la brise qui vient de la mer ; au couchant, une épaisse forêt ferme cette immense grotte ; au midi une vaste prairie couverte d’herbes coupantes est traversée par des rigoles et des étangs qui aboutissent à une forêt circonscrite en demi-cercle. Ces bois conservent une éternelle fraîcheur, leur pied pose sur des vases noires ; l’été ne les dessèche jamais assez pour qu’un voyageur puisse s’y engager sans guide ; outre les remous, il s’y trouve une grande quantité de couleuvres plus grosses que le corps d’un homme. Tous ces arbres sont stériles, quelques-uns portent des fruits mortels, d’autres des serpents-lianes qui s’entrelacent et font sentinelle au haut des branches. Leur couleur verte comme les feuilles ou grise comme le tronc de l’arbre, jointe à l’obscurité et aux précipices, mettent la prévoyance en défaut. À l’angle du bois est un chemin impratiqué, connu par les Indiens Arouas, qui conduit dans d’autres précipices.

Les vastes forêts dont je viens de parler, ne donnent point d’ombrage ; depuis huit heures du matin jusqu’à cinq heures du soir, je suis rôti par un soleil brûlant qui ne se cache qu’à regret dans le bois qui m’entoure ; le bord des bâches est un étang vaseux, et ces arbres ne me couvriraient que de leurs troncs car la couronne de leurs cimes à cent pieds en l’air, n’est formée que d’un rang de feuilles découpées en lance en forme d’éventail de la longueur de deux pieds… La savane est inculte, sillonnée en dos d’âne ; les arbustes y viennent à regret. La terre est rougeâtre, couverte d’une mauvaise friche à trois tranchants, qui se dessèche aux premières chaleurs de l’été ; elle est encore peuplée de serpents de toutes espèces.

La goélette doit mouiller aujourd’hui, les déportés sont en route depuis trois jours, ils meurent de soif et je ne vois point de puits. Ils se couchent sur les bords du fleuve pour se désaltérer. La marée monte et l’eau est saumâtre, ils cherchent une source, un ruisseau, un puits… l’inspecteur Prevost n’en a pas creusé. Ils sont consignés, on va les compter, les loger, leur lire les ordres : le soleil est à pic. Ils sont épuisés, la marée a trois heures de montant : ils n’auront d’eau douce qu’à neuf heures du soir…

Ils sont quatre-vingt-treize… Prévost les harangue en peu de mots :

– Songez bien que vous êtes ici sous ma surveillance et responsabilité, nul ne s’écartera du poste à plus d’une journée, vous aurez l’appel matin et soir comme à Cayenne, je vous invite à n’y pas manquer sous peine de punition corporelle. Je défends à aucun de vous d’approcher de ma case. Si on a des réclamations à m’adresser, on me fera appeler par le sergent ou par un militaire… Le gouvernement m’ordonne de n’avoir aucune liaison avec vous, et je ferai fusiller le premier qui osera remuer. Vous ne dépasserez point les bâches qui sont à votre orient… Je vais vous donner lecture des intentions du gouvernement à votre égard.


République française, liberté, égalité, Cayenne, le 20 thermidor an six.

L’agent du Directoire au citoyen Prévost, directeur et commandant du poste de Konanama :

« Vous ferez part aux déportés de nos intentions philanthropiques à leur égard, qui sont dictées par la mère patrie.

« L’agent particulier du Directoire exécutif, considérant que la mère-patrie ne lui a point remis de fonds disponibles pour la nourriture et l’entretien du grand nombre d’individus qu’elle a envoyés et de ceux qui doivent encore arriver ; considérant que la Guyane française manque de nègres ou de cultivateurs, que la terre de ce vaste pays offre des trésors à ceux qui veulent ouvrir son sein, a arrêté et arrête ce qui suit :

 » 1° Les déportés seront nourris pendant un an, à compter du jour de leur départ de la rade.

 » 2° Ceux qui ne se trouveront pas placés à cette époque, seront tenus de se faire un abattis. Le gouvernement se charge de leur fournir les outils nécessaires.

 » 3° Ceux qui s’adonneront à ce travail avant le terme prescrit, auront les vivres pendant dix-huit mois et sont autorisés dès ce moment à s’adresser à l’administration qui leur fera délivrer sur-le-champ un permis pour s’établir dans quelque canton de la savane. »


Les déportés qui étaient instruits et des dispositions de l’agent, et du peu de moyens qu’il leur donnerait pour s’établir, s’écrièrent tous après avoir entendu Prévost : « Il vaut mieux nous égorger… Nous n’avons point été envoyés ici pour avoir le sort des nègres et nous attendrons tout du temps… – Baissez le ton, chiens de déportés, ou je vous ferai taire à coups de fusil », reprit l’inspecteur. Les soldats leur montrent leurs demeures : je vais en tracer le plan tel que je l’ai copié en pleurant sur ces ruines malheureuses.

À trois portées de pistolet de la rive droite de la rivière, s’élève une butte qui se prolonge de l’orient à l’occident ; cet endroit, à l’abri de tous les côtés, reçoit, pendant l’été, les exhalaisons de la terre et les feux d’un soleil brûlant qui resserre ses rayons comme dans le foyer d’un verre concave. Le pied de la montagne est inculte. Le sol est une terre de sang qui éblouit et reflète la lumière et la chaleur d’une force insupportable. C’est l’endroit que Prévost a choisi pour bâtir le village ; il le nomme la Décade parce qu’il fera regretter ce bâtiment à ceux qui vont l’occuper.

Depuis un mois, il a mis soixante indiens et quarante nègres en réquisition pour activer les travaux. Le plan et la bâtisse sont plus irréguliers que l’emplacement. Le village est bâti du midi au nord, depuis le haut jusqu’au bas du ravin. C’est dans cette gorge que sont les principales huttes. Un sentier, large de vingt pieds, forme une rue en pente jusqu’à la rivière dont les bords sont exhaussés. Au haut de la montagne, un peu à gauche, à trente pas des autres carbets, est une loge assez propre, c’est celle du directeur ; à droite, une autre hutte est le corps de garde des soldats blancs ; à gauche, celui des noirs…

La case de Prévost est bousillée, lattée, blanchie, ornée de fenêtres, et distribuée en deux petits appartements fort propres. Celles des noirs et des blancs sont seulement lattées, les autres le sont à demi ; l’architecte a fait consister son savoir à ficher en terre quatre mauvais piquets qui soutiennent une frêle charpente montée à la hâte. Le magasin est à gauche dans le fond du vallon ; le four du boulanger, construit à grands frais, est derrière ; l’hôpital est sur la même ligne ; un peu plus haut, la prison : en hiver, les torrents s’y précipitent. Les malades et les vivres nageront dans leur asile.

Un seul habitant, nommé Henri William, s’est relégué dans ces contrées. Il reçoit les déportés avec bonté, les console, mais il n’a rien à leur donner que des paroles de paix. Il leur permet de tirer de l’eau à son puits, et c’est le plus grand bienfait pour eux. Prévost n’avait pas six pieds à creuser pour trouver une source vive : il ne l’a pas voulu. Si la maladie, le désespoir, la peste, n’étaient pas déjà parmi eux, ils en creuseraient eux-mêmes. Au bout de quelques jours, Jean Sourzac, né à Colonge, invite ses amis à dîner avec lui, distribue de l’argent aux moins fortunés, va se baigner sur le premier saut, court de toutes ses forces et se précipite dans le torrent. Le même jour, Brunégat, vicaire de Bazoches, s’enfonce dans le désert ; on le fait chercher, il était étendu sans vie aux pieds d’une bâche. Ces morts violentes font une si vive impression sur la majorité que les uns tombent en démence, les autres sont agités d’une fièvre chaude ou putride ; ceux-ci meurent de peste, ceux-là de défaillance, de dégoût, de consomption, de malpropreté.

Il n’y a pas quinze jours qu’ils sont arrivés, l’hôpital et les carbets sont pleins de malades ; les ongles leur tombent, leurs jambes et leur corps sont enflés, gluants, pleins de pustules. Ils infectent l’air, et ne prennent que des aliments salés, cuits dans l’eau de mer. Le boulanger se sert de cette eau pour faire le pain. Leurs tisanes sont également salées. Le gouvernement paie cinq pêcheurs pour les malades, et le poisson frais, qui vaut quatre sous la livre, leur est vendu quarante. Ils ne peuvent se procurer un seul fruit pour se désaltérer. Les nègres et les fripons se coalisent pour leur arracher leurs effets. Prévost tolère ce brigandage ; il s’absente du poste pour aller à la case Boudreau, où il passe sa vie dans la débauche avec les négresses. En un mois, la peste fit de si grands ravages qu’aucun d’eux ne put se traîner jusqu’à la rivière. Jeannet en fut instruit, il enjoignit provisoirement au citoyen Rougier, chirurgien d’Yracoubo, à trois lieues du désert, de s’y transporter au moins une fois par décade. Cet honnête homme s’en est acquitté avec zèle. Tous les fléaux de la colonie les assaillirent en même temps. Vous êtes équitable, mon Dieu, nous pardonnons à nos ennemis, jugez-les…

Je crois devoir à la vérité la publicité de la correspondance suivante, afin que les coupables seuls soient au moins flétris dans le souvenir des hommes probes qui mettent l’opinion de côté. Cet extrait fidèle est tiré des papiers du garde-magasin Beccard, dont j’ai fait le dépouillement :


Extrait de la correspondance de l’ordonnateur Roustagneng à Beccard, garde-magasin à Konanama.

27 thermidor an VI (14 août 1798).

« Vous savez, citoyen, qu’il entre dans la composition des rations des déportés 3/32e de tafia ; cette quantité me paraît un peu forte, au moins susceptible de réduction d’un tiers, ce qui la porterait encore à deux coups par jour. Je vous prie de consulter le citoyen Prévost, et de m’envoyer votre avis, motivé tant sur vos observations communes, que sur les conversations que vous pourriez avoir indirectement avec les déportés. »

Signé : Roustagneng.


Tous les mots soulignés sont rayés dans l’original, preuve des ordres secrets donnés pour que les déportés ne communiquassent point avec les autorités du poste.


10 fructidor, 27 août. Le même au citoyen Beccard.

« Voici la marche que vous avez à suivre lors du décès des déportés. Lorsqu’un de ces individus se rendra à l’hôpital, vous ferez la reconnaissance des effets à son usage qu’il introduira. S’il vient à décéder, vous constaterez de suite par inventaire, en présence de deux témoins, tout ce qui appartiendra à la succession. Vous fixerez un jour pour la vente des effets au comptant. La totalité de la recette à laquelle vous joindrez le numéraire, s’il s’en trouve, me sera adressée avec une note par une occasion sûre, pour être versée dans la caisse du Trésor. »

Signé : Roustagneng.


N.B. Tous ceux qui mouraient sans succession étaient dépouillés, leurs cadavres jetés nus dans les carbets ; les nègres refusaient de les inhumer, à moins que les autres ne se cotisassent pour la somme de 12 ou de 18 francs. Beccard et Prévost gardaient le silence sur cet odieux trafic. Le dernier voulut les contraindre à s’inhumer eux-mêmes ; quelques-uns faillirent être fusillés pour avoir répondu que c’était aux bourreaux à enterrer leurs victimes.

Pendant ces scènes d’horreur, Prévost bâtissait fort à propos de nouveaux carbets et écrivait à Desvieux, commandant de la force armée :


12 thermidor an six.

« Mes ennemis ne triompheront pas encore cette fois ; grâce à vos lumières et à mes soins, le village de Konanama est achevé ; les carbets attendent les déportés ; tout est préparé pour les y recevoir. J’ai nommé ce poste la Décade ; ils y seront commodément ; je les attends tous les jours. Je vous prie de me continuer vos bontés… J’ai l’honneur d’être, avec un très-profond respect…

Prévost.


Desvieux vint inspecter Konanama et frémit d’indignation au spectacle des malades et des moribonds. Il appella Prévost, le réprimanda en présence des déportés. Celui-ci se mit à pleurer, se jeta aux genoux du commandant qui le renvoya à Cayenne et le destitua.

Si l’on en croit Desvieux, Prévost avait fait tout de son chef. Chaque déporté puisa une nouvelle vie dans les paroles de consolation du commandant ; le sort des malades fut amélioré, les nègres rentrèrent dans l’ordre pour quelques jours et les exilés eurent des vivres frais, pour la première fois depuis trois mois. Ils eurent de l’eau en abondance ; enfin ils respirèrent durant le séjour du commandant.

Une nuée d’orage ayant arrosé la plaine au bout de trois mois de sécheresse, le magasin, la boulangerie et l’hôpital furent pendant une heure à un pied sous l’eau ; cet accident parla très-efficacement contre Prévost. Desvieux les visita de nouveau, leur promit de demander le changement du poste ; et, se tournant avec effroi et attendrissement vers ces vastes solitudes, il dit d’un ton prophétique : « Vous êtes déportés aujourd’hui, mon tour viendra peut-être bientôt. » Il ne se trompait pas.

Voyons maintenant la correspondance de Beccard :


Beccard au citoyen Roustagneng, 5 vendémiaire an VII.

« Vos vues sur la réduction du tafia nous paraissent fort justes ; ceux qui ne font point usage de cette liqueur la vendent aux autres, c’est-à-dire à quelques mauvais sujets qui s’enivrent et troublent l’ordre. (Beccard parle ici de cinq voleurs et d’un nommé Marolle, chartreux, qui dans un excès de boisson ont parlé de mettre le feu aux carbets. Cette conduite les a fait conduire à Cayenne, où ils ont été mis en liberté.) Quant à l’inventaire que vous m’ordonnez de faire lorsqu’un de ces individus entre à l’hôpital, j’ai craint de l’exécuter de peur d’exciter quelque tumulte. Il y a des malades qui ne veulent absolument pas aller à l’hospice ; ils prétendent se faire servir dans leurs carbets. Quand le nègre leur porte quelque nourriture, un autre bien portant la lui arrache des mains en lui disant qu’il est infirmier de ses confrères. Je leur en ai fait quelquefois des reproches très-amers ; mais cela ne sert de rien. Ils font désespérer le pauvre Souleine (nègre) qui vous prie instamment de le faire relever. Il est seul pour tout ; car nous ne pouvons tirer aucun parti d’Albert (autre nègre). Ce dernier refuse de coucher au poste et d’aider son camarade en quoi que ce soit : Souleine, d’ailleurs, y voit très-peu clair et le service des malades se fait très-mal. Notre médecin Rougier, qui ne peut venir ici que tous les cinq jours, vous prie de faire une augmentation de cadres. Il y a aujourd’hui soixante malades tant à l’hospice que dans les carbets. (Ils n’étaient alors que quatre-vingt-treize. )

» Je suis chagrin des reproches que vous me faites de ma négligence : si vous aviez été témoin de nos peines et de nos embarras, vous nous auriez excusés, ou plutôt vous nous auriez plaints. Je vous écris à la veillée, ainsi qu’au citoyen Estibaudois, à qui j’envoie l’état des comestibles et effets reçus à Konanama, sans vous parler du pillage que les nègres ont fait des effets des déportés et des miens ; j’ai eu deux malles forcées, mon linge pris ou déchiré, le vin, le tafia bus, le lard, le bœuf volés et enfouis.

 » Depuis la liberté, nous ne pouvons pas mettre ce monde noir à la raison ; ils rient entre eux à notre nez de ce désordre et nous disent dans leur jargon : Yé ben fait volé bequet ca yé permi pa loi qui bail-yé liberté. (Ils font bien de voler les blancs, la liberté leur en donne le pouvoir.)

 » Je n’ai pas pu velter le tafia faute de vases : nous avons scié une pipe qui devait être pleine de cette liqueur. Nous avons trouvé, en présence du cdt. Prévost, une espèce de sarbacane cassée dans la pipe qui a servi de pompe aux nègres pour tirer l’eau-de-vie. Ils ont volé jusqu’aux lignes de pêche ; je leur en ai prêté mais de beaucoup plus petites ; cependant ils ne font rien, ils ne veulent rien faire, et ils ne craignent personne.

 » D’un autre côté les malades me cassent la tête la plupart du temps : je n’ai rien à leur donner à souper. Ce désert sera notre tombeau à tous. On n’a point creusé de puits ; nous mourons de soif et de chagrin. Il faut remonter bien haut vers la source de la rivière pour trouver de l’eau douce et souvent nous n’en avons pas une goutte à cinq heures du soir. Quant aux pêcheurs, je vous prie de m’en procurer d’autres ; ceux du citoyen Boudreau sont beaucoup plus actifs.

 » Le 18 fructidor, nous avons reçu par le lougre le Brillant cinq déportés : tous me harcellent continuellement pour une augmentation de vinaigre, pour corrompre la crudité de l’eau qui est saumâtre et scorbutique.

 » Vous avez sans doute connaissance d’une pétition que les malades adressent au citoyen agent ; ils prétendent que la viande salée est contraire à leur santé, qu’on doit les nourrir une partie de la semaine du poisson et de la chasse des nègres attachés au service du poste. Ils prétendent aussi qu’on doit les blanchir pour rien, leur donner du vin et du sirop pour faire de la limonade ; enfin ils font les réclamations les plus absurdes. Je vous prie de me continuer vos bontés. J’ai l’honneur d’être votre très-humble et très-obéissant serviteur. »

Beccard.


Les notes suivantes sont prises sur les lieux, sur les registres du commandant du poste, sur les procès-verbaux, sur les actes de décès ; enfin, sur les pièces les plus authentiques.

L’hôpital est dans l’état le plus déplorable ; la malpropreté, le peu de surveillance ont causé la mort de plusieurs déportés. Quelques malades sont tombés de leurs hamacs pendant la nuit, sans qu’aucun infirmier les relevât : on en a trouvé de morts ainsi par terre. Un d’eux a été étouffé, les cordes de son hamac ayant cassé du côté de la tête et les pieds étant resté suspendus. Les effets des morts ont été enlevés de la manière la plus scandaleuse. On a vu ceux qui enterraient les morts, leur casser les jambes, leur marcher et peser sur le ventre pour faire entrer bien vite leur cadavre dans une fosse trop étroite et trop courte ; ils commettaient promptement ces horreurs pour aussi-tôt courir à la dépouille des expirants. Les infirmiers insultaient les malades et les accablaient d’expressions infâmes, ignominieuses, cruelles, au moment même de leur agonie.

Le garde-magasin, dépositaire des effets des déportés, ne consentait à leur rendre qu’une partie de ce qu’ils réclamaient, il leur disait : « Vous êtes morts ; ceci doit vous suffire. »

Les malades refusaient d’aller à l’hospice pour plusieurs raisons : il n’y avait ni table, ni chaise, ni aucun meuble ; ils y étaient plus mal que dans leurs carbets. Les nègres les insultaient en leur montrant le bâton ; d’autres les rudoyaient, disant à ceux qui pouvaient encore se soutenir : « Vous n’êtes pas malades, puisque vous êtes debout, et que vous marchez. »

Le 28 brumaire an VII une tombe était ouverte pour recevoir les restes de cinq déportés morts les 26 et 27 ; les infirmiers qui les portaient au cimetière apprennent en route que quatre autres viennent d’expirer à l’hospice ; ils jettent les cadavres dans la fosse qui se trouvait déjà étroite. L’appât du gain les fait redoubler de vitesse ; ils trépignent sur les morts, leur jettent quelques pellées de sable, s’encourent au milieu des prières que leurs confrères récitaient sur la tombe, et reviennent combler la fosse après avoir tellement spolié les nouveaux décédés que les survivants furent obligés de leur fournir du linge pour les inhumer.

Le 22 fructidor an VI, Brunegat s’enfonce dans le bois ; on le trouve mort au pied d’une bâche ; il n’avait absolument rien qu’un drap sale qui lui servait de lit et de garde-robe. Beccard indigné de ne trouver aucune succession, lui fait retirer ce drap. Les nègres refusent de l’inhumer et il reste trois jours nu. Pendant ce temps, on le porte de carbets en carbets ; ils le jettent dehors avec moins de respect qu’un morceau de bœuf fraîchement dépouillé ; enfin ses confrères, faute d’avoir douze francs à donner aux nègres, l’ensevelirent, creusèrent sa fosse et l’inhumèrent. Tous les morts sans succession ont éprouvé le même traitement. J’ai visé le mémoire des fossoyeurs de Konanama : en deux mois et demi, il montait à onze cent cinquante deux livres.

Le 14 brumaire an VII, Pierre Bretault dont la succession se monte à trois francs, moribond et tourmenté d’une soif brûlante, demandait depuis douze heures une goutte d’eau. Personne n’avait fait attention à ce saint vieillard dont les lèvres noires étaient le siège de la mort ; il était d’un tempérament robuste ; la voix lui manquant faute de salive, il faisait signe de la main, tantôt les yeux fixés vers le ciel, tantôt vers l’infirmier ou le soldat que l’appât du gain engageait à faire la visite. Le hasard y conduit un militaire blanc qui poursuivait un noir accusé d’avoir fait un coup. Bretault l’arrête, lui fait signe qu’il a soif, le presse de lui apporter une goutte d’eau ; le soldat court dans les carbets, n’en trouve point, va chez le garde-magasin, saisit un sapyra plein d’eau de vaisselle, l’apporte à ce moribond qui le saisit à deux mains, boit deux ou trois gorgées et s’écrie : « Ah ! mon Dieu, que c’est bon, vous me faites revivre ! » Il reprend le vase, le tarit avidemment, et se sentant étouffer, aspire et dit : « Au moins j’ai encore vécu… mais… Ah ! mon Dieu… » À ces mots il retombe dans son hamac et expire…

Au commencement de vendémiaire an VII (1er octobre 1798), les nègres voyant que Prévost était à s’amuser chez Boudreau à une lieue au levant, se mirent à la débandade pendant trois jours. Un soir qu’ils étaient enluminés de tafia, ils courent au pillage dans l’hospice, retournent les malades dans leurs hamacs. Ces malheureux crient au secours, mais tout le poste garde le silence. Le sergent Gerner si actif à inventorier les effets des morts, se tapit chez le garde-magasin ; les nègres peu contents de leur expédition, se précipitent dans les autres carbets sous prétexte de voir s’il y a des morts ; les déportés ne viennent à bout de les chasser qu’en se mettant en défense avec la hache que la nation leur avait donnée pour couper des choux palmistes. Les malades refusaient souvent leurs soins de peur qu’ils ne les empoisonnassent pour les dépouiller.

Si quelque déporté, si Beccard même s’en plaignait à Prévost, il parlait de mitrailler ; il écumait de rage et s’écriait comme un forcené : « Rien n’est trop chèrement vendu à ces monstres, ils ne sont pas au bout de leurs pelotons, ils danseront bien une autre carmagnole quand il faudra fouiller la terre. Au bout de six mois, ils n’auront plus de vivres ; ils connaissent l’arrêté de l’agent. Qu’ils aient à se rétablir, à se placer ou à crever au plus vite. » Les nègres, en l’absence de Prévost, qui ne paraissait jamais que pour molester les malheureux, se sont permis de mettre aux fers un nommé Lachenal injustement accusé de s’être approprié les haillons d’un jeune prêtre savoyard qui venait d’expirer ; ce malheureux devait jusqu’à la chemise qui devait l’ensevelir mais il fut jeté tout nu dans la fosse, parce que les perquisiteurs n’avaient trouvé dans son gousset que six piastres.

Ici le lecteur ne peut contenir son indignation. Des sous-agents, il remonte aux chefs ; plus les faits sont graves, plus nous serons réservés dans les inculpations. Nous n’étions pas des personnages assez importants pour que le Directoire et les ministres s’occupassent des détails de notre emplacement. Ils voulaient nous rendre malheureux, mais je crois qu’ils n’auraient pas souscrit aux mesures atroces qui ont été employées.

En partant, nous avons eu contre nous les chances les plus funestes, d’abord la présence du nommé Po… au Comité des Colonies. Cet homme avait donné le plan de nos établissements. S’il connaît bien ce local où il a gardé les vaches, il connaît encore mieux l’abandon et les précipices de ce séjour tant dévasté par les Portugais. C’est ce qui lui faisait dire que nous n’y pourrions pas remuer, ou plutôt qu’on pourrait nous y faire mourir sans que nous fussions entendus de personne. Ce plan révolta le ministre de la Marine, mais M. Lescalier, chef du Bureau des Colonies, qui, avec les meilleures intentions du monde a souvent vu par les yeux des autres, publia en même temps un ouvrage sur la Guyane, où il faisait le plus grand éloge de ce pays. S’il avait vu Konanama comme moi, il n’en aurait pas dit tant de bien. Je sais qu’il n’a rien négligé pour rendre la colonie florissante et nous sommes tentés de croire que son ouvrage a beaucoup influencé les vues du gouvernement, car le Directoire n’avait pas plus de connaissance du sol de la Guyane que le ministre de la Marine à cette époque. S’ils voulaient utiliser notre exil sans qu’il leur en coutât rien, ils ne voulaient peut-être pas que nous pussions leur reprocher de nous avoir envoyés à quinze cents lieues pour nous empoisonner. Un des Directeurs à cette époque, François de Neuchâteau, doit être exempt même de soupçon ; le peu de bienfaits que nous avons reçus sont dus à son faible crédit.

Passons aux sous-agents du second rang.

Dans la traversée, Villeneau avait les ordres les plus sévères contre nous ; il s’en est chargé avec plaisir et les a exécutés de même. À Cayenne, Jeannet en a reçu de particuliers à notre égard. Le Directoire, vu le nombre et l’affermissement que prenait la journée du dix-huit Fructidor, n’a plus gardé de ménagements ; il nous a jetés dans une île déserte, en ne nous accordant que des ombres de justice, afin de se mettre au-dessus du châtiment. Il a paru se reposer sur la bonne foi de Jeannet, qui nous a montré peut-être malgré lui une verge de fer. Desvieux a été chargé du détail avec le département, il ne voulait pas faire le mal et n’a pas osé faire le bien. Beccard, Prévost, Gerner, seront moins coupables si on veut scruter le cœur humain. Leur férocité est un crime local dont ils ne se fussent point entachés si les déportés eussent été moins nombreux, si la mauvaise humeur n’eût pas jeté des deux côtés une pomme de discorde, si l’insalubrité, la misère, l’abandon, la nature du sol et du climat n’eussent pas influé sur leur tempérament et sur leur caractère. Il aurait fallu être plus qu’homme pour parer à tous ces accidents. Les nègres ne sont nullement impliqués dans tous ces crimes. Ce sont des êtres semblables à l’homme que la liberté rend méchants comme des tigres. Ils gaspillent la liberté.


Le 4 frimaire an VII (24 novembre 1798), l’ordre de départ pour Sinnamary est arrivé. On se presse, on s’embrasse comme si on retournait en France.

Ils restent cent treize, dont quarante n’ont plus qu’un souffle de vie et trente sont convalescents ; en France, on dirait qu’ils sont moribonds. Les autres se portent bien, c’est-à-dire qu’ils peuvent se traîner. Jeannet est rappelé en France, après avoir donné ses ordres pour le transfèrement. Burnel qui le remplace, s’annonce sous les dehors les plus favorables. Il confirme l’arrêté de son prédécesseur : Roustagneng cède sa place à Dusargues qui a tout autant de lumières et de bonne volonté que lui. Cette nouvelle a donné le coup de la mort à Gerner et Beccard ; ils prévoient que leur conduite va être connue. Beccard fait traîner les plus malades sans ménagement, sans vivres, sans cadres, sans eau ; il les entasse les uns sur les autres avec une partie de leurs effets sur le tillac d’une mauvaise goélette, à l’ardeur d’un soleil brûlant. Le garde-magasin de Sinnamary n’est pas averti de leur prochaine arrivée. Les convalescents attendent le retour d’un autre bâtiment. Ceux qui pourront se traîner feront le chemin par terre. Au bout de huit jours, la seconde goélette emporte les plus malades et donne à Beccard l’ordre de brûler les carbets.

À Sinnamary, on bâtit à grands frais de vastes carbets, mais l’ouvrage ne sera pas fini de deux mois. N’importe, ils sont plus à leur aise. M. Lafond-Ladebat a cédé au gouvernement une grande case qui leur sert d’hôpital. Leur sort est amélioré, mais la famine se fait sentir : on parle d’échancrer leur ration. En pluviose, on leur retranche l’huile, le savon, le riz, le tafia. Ils sont un peu dédommagés de ces privations par l’accueil des habitants. L’officier du poste Freytag est aussi bon que Prévost était méchant. La rapacité de Gerner et de Beccard est modérée par Morjenstern, garde-magasin de Sinnamary ; la rigidité et l’exactitude de ce dernier déplaisent à ses associés. Au moment où ils se brouillent, Beccard quitte la partie ; le chagrin, la peste et le désordre de ses affaires accélèrent ses derniers moments. Il expire dans des convulsions affreuses, le 2 février 1799 (14 pluviose an VII). Deux mois après, Gerner succombe de même au moment de toucher le fruit de ses rapines.

Nous ne dirons rien du désert de Sinnamary. Il ressemble parfaitement à celui de Konanama, comme lui à l’entrée d’une grande savane et sur les bords d’une rivière saumâtre. Le prétendu village qui donne le nom au canton, est composé de douze ou quinze mauvaises huttes, moins propres que les loges de nos sabotiers des grandes forêts, où résident sept à huit créoles blancs, à demi vivants comme la plupart des habitants de la Guyane.

En relevant la liste des déportés morts à Konanama puis à Sinnamary, j’ai compté que la moitié des déportés de la Décade et de la Bayonnaise (193 pour l’une et 120 pour l’autre) avaient péri en trois mois. Les autres déserts de la Guyane n’ont pas plus ménagé ceux qui s’y sont retirés.


Disons un mot de l’agent Burnel que nous n’avons fait qu’entrevoir à Konanama. Il y a dix mois qu’il est en place ; au bout de six semaines il ne s’est plus déguisé. S’il lit ce que je vais dire de lui, je ne crois pas qu’il m’accuse de partialité ; plus il m’a fait verser de larmes, plus je lui pardonne de bon cœur. Je l’apprécie par mes malheurs, je le connais, je le plains et ne le hais point… Voici son portrait :

Burnel, fils d’un homme de loi de Rennes en Bretagne, d’une taille médiocre, d’une physionomie prévenante, a fait quelques mauvaises études, s’est fourré chez un procureur, a voulu savoir de tout sans jamais se fixer à aucun état. Le mauvais exemple de son père adonné sans ménagement à tous les excès, l’abandon où il vivait, la dissipation naturelle à son âge, ont émoussé son aptitude, augmenté son orgueil, nourri ses penchants et étouffé dans son cœur un naturel assez bon. Les révolutions de la Bretagne ont achevé de le perdre ; il a voyagé en étourdi, s’est fait une fumée de réputation à l’île de France où il a fait quelques feuilles incendiaires qui l’en ont fait déporter, a intrigué auprès de la Convention et du Directoire, a été nommé agent à l’île de France pour y porter le décret de la liberté des noirs ; a manqué d’y être pendu avant d’en être chassé, et s’est enfin vu nommer agent de Cayenne après avoir ruiné sa bourse et tari celle de ses amis. Ces vicissitudes lui ont donné un caractère fluide, une âme faible, des passions vives, un cœur ardent, des vues bornées, des moyens compliqués, des aperçus faux, des essais téméraires, des plans incohérents, des résultats aussi pernicieux pour lui que pour les autres.

Le jour de sa nomination à Paris il accourt chez lui, rue des Petits-Champs, s’affuble de son grand costume qu’il avait fait faire d’avance ; envoie chercher son père qui était à moitié gris dans un petit cabaret de la rue Traînée, se cache dans un cabinet pour lui ménager la surprise. Le papa entre et tombe aux genoux de son cher fils qui le relève, et lui dit : « Embrassez l’agent de Cayenne… Je pars demain et vous me suivrez. » Ce bon père l’a réellement suivi, et Cayenne a le bonheur de l’avoir pour juge. À leur arrivée à la colonie, les caisses sont vides ; les nouveaux venus ont besoin de fonds et le commerce de piraterie baisse tous les jours. Burnel est criblé de dettes, entouré de sangsues. Il veut contenter tout le monde, faire sa bourse et payer ses créatures ; la chose étant impossible, il a recours aux conspirations, il fait armer les mulâtres contre les blancs et se décide à révolutionner la colonie comme le cap Français : au moyen du désordre, il butinera et fera ensuite voile pour un autre pays. Mais le laissera-t-on partir et ne périra-t-il pas lui même ? Cette arrière-pensée lui fait tourner ses armes contre ceux qu’il a mis en jeu ; il dénonce la grande conspiration des mulâtres et nomme une commission pour les juger. Au moment du prononcé des juges, il se fait apporter les pièces et fait afficher une proclamation où il reconnaît que les prévenus méritent la mort, mais que l’humanité ayant aboli ce genre de punition, il ne veut pas ensanglanter la colonie. Comme il était le plus grand coupable, il devait la grâce aux autres ; on fut d’abord dupe de cette clémence. Les marchands firent des sacrifices, l’agent fit des arrêtés sages, il ordonna le travail ou la mort. On amena des prises qu’il envoya à Surinam comme Jeannet, et se disposa à exécuter les ordres secrets du Directoire qui lui avait enjoint de faire circuler sourdement dans cette colonie le fatal décret de la liberté des nègres. Cette tentative homicide est un des reproches les plus fondés à faire à Burnel. Son prédécesseur ne l’a jamais essayé.

L’alliance qui existe entre la France et la Hollande, force le gouverneur de Surinam à ménager l’agent de Cayenne ; ce dernier spécule sa fortune sur la désorganisation qui suivrait le décret, et Surinam entre ses mains lui donnerait en un clin d’œil une fortune quadruple de celle de Jeannet. L’ambition qui le dévore lui fait compter pour rien les désastres qui suivraient cette inoculation de liberté ; la torche de discorde, allumée dans ce coin populeux de la grande terre, éclairait le tombeau de tous les blancs. Les Européens qui n’ont jamais vu le gouvernement du Nouveau Monde, ne se persuadent pas facilement ce que je viens d’avancer, mais Burnel le connaît et ses tentatives en sont plus criminelles. C’est à lui seul que les Anglais doivent la conquête qu’ils ont faite momentanément de la colonie de Surinam : l’inappréciable Frederici n’avait d’autre alternative que de se laisser égorger et de perdre en mourant toutes les colonies de l’Amérique méridionale, ou de se mettre sous la protection des Anglais.

Le Nouveau Continent attestera avec moi que Burnel seul doit porter la faute et de l’envahissement de la colonie hollandaise et des désastres qui ont été pour Cayenne la suite funeste de cette reddition. Pour ourdir cette trame à son aise, il séquestra tout, retrancha tout et mania la terreur avec un machiavélisme si gradué que tout le monde se trouva enveloppé subitement dans son fatal épervier. En arrivant il avait commandé le travail ou la mort. Un mois après, il demande aux nègres s’ils sont contents de leurs propriétaires, et pour qu’ils entendent mieux ses suppliques il fait traduire en idiome créole les excuses qu’il leur adresse. Il avait condamné quelques mulâtres conspirateurs ; à l’approche des élections de germinal an VII, il les fait relaxer pour qu’ils votent à son gré. Le conseil de Burnel lui insinue qu’il doit frapper un grand coup pour avoir de l’argent et pour rejeter sur quelqu’autre personnage marquant l’odieux d’une conspiration dont on le regarde comme chef. Le commandant de la force armée, Desvieux, créature de Jeannet, fut désigné pour être leur dupe. Burnel lui fit de nouvelles caresses, lui peignit son embarras, prit jour pour une séance secrète, où il fut décidé qu’on déporterait les propriétaires riches et royalistes. Il envoya Desvieux à Sinnamary pour préparer l’embarquement des futurs déportés. À peine Desvieux fut-il en route que Burnel fait mettre les scellés chez lui, donne à sa mode la clef de la fameuse conspiration ourdie par Desvieux contre tous les habitants, lui suppose une liste de proscription qu’il ne montre à personne, le destitue et le déporte sur-le-champ à Saint-Christophe.

Le choix des élections approchait… Voici comme on y procède :

Les choix sont faits d’avance, la majorité des votants est composée de nègres qui nomment leurs confrères pour électeurs ; ils ne savent pas lire et sont à la dévotion de l’agent qui influence ouvertement les assemblées ; il attend les électeurs au dégrat, les fait emmener au cabaret, on paie leur dépense ; entre la poire et le fromage, on leur demande qui ils vont nommer. S’ils ne connaissent personne, on a une liste dont on leur apprend les noms ; s’ils ont fait un autre choix que celui de l’agent, on leur objecte que le candidat de la liste réunit tous les suffrages. Les blancs n’ont presque pas voix délibérative dans ces antres lugubres de débauche et de licence ; on les traite de royalistes quand ils font choix d’un propriétaire honnête homme.

Burnel qui connaissait le mode d’élection, avait pardonné aux mulâtres leur conjuration, et se déclarait de plus en plus l’ami des noirs pour gagner leurs suffrages aux assemblées. D’un côté il inscrit son père, homme immoral, et de l’autre Jeannet son prédécesseur.

Jeannet est élu, Burnel se plaint que les assemblées ont été influencées. Ensuite il s’en console en disant à ses amis : « Puisque les Cayennois ont élu Jeannet que je vaux bien, à la fin de ma préture j’aurai le même honneur ; et je dirai à mon retour comme cet empereur mourant : Je sens que je deviens Dieu. »

Il lacère ensuite le code constitutionnel pour affermir son despotisme. Il accumule toutes les places et tout le pouvoir entre les mains d’un seul homme de chaque canton avec qui il correspond directement ; cette organisation monstrueuse fait que le même individu est tout ensemble, inspecteur de police civile et judiciaire, juge de paix, assesseur, maire et commissaire du pouvoir exécutif sous le nom d’agent municipal.

De ce premier échelon de tyrannie, il passe dans son antre des lois et tient sous sa verge de fer, la caisse, la justice, la police, les places et les autorités civiles et militaires ; ne craignant personne pour contre-balancer son autorité colossale, il gouverne selon son plaisir et ses intérêts personnels.

Au-dehors il entretient une correspondance très-active avec M. Frédérici, gouverneur de Surinam ; il envoie dans cette colonie des anarchistes déguisés pour soulever les nègres en propageant la loi du 16 pluviose an II, et faire déclarer la colonie possession française et directoriale.

Ainsi Burnel, toujours en sentinelle pour agrandir sa fortune et assouvir son ambition, se trouve disculpé quand il envoie ses prises à Surinam pour être vendues à vil prix. Que la mère patrie lui demande compte, la pénurie de ses caisses proviendra de l’argent qu’il donnait à ses agents à Surinam. Qu’elle lui reproche quelques exactions, il se retranchera sur ses dépenses secrètes. Au-dedans, il interceptait tout ce qui venait pour les déportés ; il incarcérait les habitants qui leur apportaient des fonds, ou qui laissaient transpirer quelques nouvelles ; il traînait les uns dans des cachots, déportait les autres sur des rochers au milieu de la mer ; il montrait le glaive de la terreur à tous les navigateurs européens, porteurs de quelques nouvelles subversives de son despotisme.

Il échancra tellement la ration des déportés du dépôt de Sinnamary qu’il leur fit regretter Konanama. L’huile, le savon, le tafia, le riz, leur furent successivement retranchés. Ces privations étaient un peu compensées par les permissions qu’il nous accordait d’aller à Cayenne passer quelques jours à nos frais. Pendant six mois il ne fit point de reproches aux colons de leur humanité à notre égard.

Depuis un an, nous n’avons pas reçu de nouvelles directes de France. Malgré les défenses de Burnel, la renommée en publie quelques-unes au fond de nos déserts. En mai, Mézières revient de Maroni et annonce que les Français sont repoussés, que la pomme de discorde est jetée dans le Directoire. La Vendée a repris, le Midi est insurgé. En juillet, nous lisons dans le journal de Hambourg du 4 février 1799, que le 17 janvier le Directoire a fixé le lieu de la déportation à l’île d’Oléron ; les proscrits qui se soumettront à cette loi, n’auront qu’à se présenter pour obtenir un passe-port, ils iront seuls et librement à Oléron. – Il paraît certain, ajoute le journaliste, que les déportés qui sont restés à Cayenne pourront aussi se rendre à Oléron.

Ces nouvelles sont parvenues à M. Lafond-Ladebat du 20 au 30 prairial an VII (du 9 au 19 juin 1799). On nous informe par cette même occasion, que nous avons des fonds à Surinam ; on demande la liste de ceux qui ont survécu à de si grands malheurs. Tandis que les nations étrangères à qui nous aurions dû être indifférents, donnaient des leçons d’humanité à Burnel, il inventa pour nous accabler une fête que personne ne connaissait, celle du 18 fructidor ; ce jour répond au 5 septembre. En 1792, que le 5 septembre fut funeste aux déportés dans les prisons ! En 1799, l’agent célèbre l’anniversaire des réjouissances de leur misère et de leur mort sous la zone torride.

Pendant que Burnel se démène pour bouleverser Suriman, M. Frédérici remet cette colonie aux Anglais, d’autres disent au stathouder qui s’est réfugié dans la Grande-Bretagne. La fortune de Burnel et celle de ses agents est confisquée ; le nouveau gouverneur anglais renvoie en paix les négociants de Cayenne.

Le 15 septembre, deux frégates et un vaisseau rasé anglais incendient le poste des Islets de Cayenne, jettent l’alarme dans la colonie, et menacent d’une descente. Burnel fait replier les postes sur Cayenne, laisse les cantons sans défense, défend aux colons de sortir de chez eux, lève un bataillon noir qui sera nourri aux frais des propriétaires.

Les nègres affluaient à Cayenne, le bataillon blanc était dispersé, la crainte du pillage et de l’anarchie consternait tous les blancs. Burnel se propose d’émettre pour 400.000 l. de papier ; les autorités civiles et militaires lui font des remontrances respectueuses et énergiques. Il a peur, change de plan, se décide à partir, puis à rester ; proclame tout à coup, de son chef, la paix avec les États-Unis pour les attirer, se ménager une issue, et faire partir son père, sa femme et ses trésors.

L’ennemi disparaît après avoir bien poursuivi le capitaine Malvin. Ce caboteur saisi d’une terreur panique, met pied à terre à l’embouchure de Sinnamary, brûle son bateau, crie au secours, laisse son équipage à l’abandon. Ses matelots s’enivrent, se battent au pistolet, se débandent chez les habitants, les pillent et retournent à Cayenne rejeter la faute sur les sinnamaritains et sur les déportés. Les habitants s’étaient sauvés dans le haut des rivières, tous les déportés étaient enfoncés et gardés dans leurs carbets ; la terreur était si grande que le rivage de la mer, à une demi-lieue du hameau, fut couvert de tonneaux de salaisons, de vin et de toute espèce de marchandises sèches, sans que personne y touchât. Soldats, colons, matelots avaient jeté leur bagage pour s’enfoncer dans la forêt ; ceux qui étaient débarqués les derniers, voyant l’ennemi retiré, tiraillaient sur les autres pour butiner en sûreté. Malvin qui les avait précédés à Cayenne, avait dit à l’agent qu’il s’était trouvé entre deux feux, assailli par les sinnamaritains et les déportés qui faisaient signe à l’ennemi.

Je n’ai jamais vu de crise plus critique que celle de Cayenne à cette époque ; l’agent et sa cour, d’un côté, ne voyaient que la mort ; les habitants et les déportés que le pillage et le meurtre. Chaque jour éclairait de nouvelles persécutions. L’agent scrutait jusqu’au fond de l’âme tout ce qui l’entourait, il arrachait les habitants et les déportés de leurs retraites, il les incarcérait sans raison et les relaxait de même ; il s’enflammait, s’apaisait, proposait des mesures, les combattait, les adoptait, les rejetait dans le même instant ; enfin, nous vivions dans le désespoir et l’effroi.

Il feignit de battre en retraite pour revenir à la charge et frapper un coup sûr dans le silence. Il se décida à déporter tous ceux de l’état-major du bataillon d’Alsace dont il avait quelque chose à redouter. Le mécontentement éclata, il venait de faire embarquer son père et son épouse et sa fortune. Les habitants les firent revenir à terre, alors le terrible agent devint doux comme un mouton. Cette nouvelle se répandit dans les cantons.

Nous commencions à respirer. Je demeurais à quatorze lieues de la capitale et j’écrivis à un ami que j’y avais, pour lui demander des nouvelles de Burnel dont je ne faisais pas l’éloge. On nous avait assuré qu’il était suspendu, j’en félicitais le peuple de Cayenne. Burnel plus soupçonneux depuis cette crise, était aux aguets ; il ouvrit ma lettre, la remit à son adresse, se la fit apporter par la personne à qui elle était adressée, et m’envoya chercher en diligence par un capitaine et six gendarmes qui avaient ordre de faire une visite domiciliaire pour prendre mon journal et les documents que je conservais. Le tout fut adroitement soustrait par Mme Givry, la plus jeune fille de mon bienfaiteur.

On me traîne de cachot en cachot. Les fers aux pieds et aux mains, j’arrive au dégrat de Cayenne à la nuit, après avoir fait douze lieues dans cette journée à l’ardeur d’un soleil brûlant, à travers des sables mouvants et des nuées de maringouins. En débarquant, quatre grenadiers me conduisent à la geôle, le concierge me connaissait, sans m’avoir jamais vu. Il aide mes guides à décliner mon nom… « C’est Pitou de Kourou, il m’est recommandé depuis trois jours… L’agent m’a dit de l’enfermer dans un cachot nègre, les fers aux pieds et aux mains. Je n’en ferai rien, » me dit-il tout bas. Quand les grenadiers furent partis, il fit nettoyer une chambre au milieu de la galerie et me fit coucher sur des planches, en me disant : « C’est tout ce que je puis faire sans me compromettre. »

Le lendemain à onze heures, un gendarme et quatre grenadiers viennent me chercher pour aller chez l’agent. J’étais obsédé de fatigues. Une foule de monde de toute couleur et de toute espèce me fixait jusqu’au fond de l’âme. On m’introduisit ainsi, comme un grand coupable, dans la chambre du conseil de l’agent. Toute la justice, toute la police et tout l’état-major de Burnel se promenait en l’attendant. L’agent vient en grand costume, me toise, me demande mon nom. Tirant ma lettre de sa poche : « Reconnaissez-vous cette lettre ? Ouvrez-la. Oui… c’est ma signature, je ne l’ai jamais niée. – Je vous sais gré de votre franchise. – La franchise et la probité doivent être si communes qu’on n’en doit savoir gré à personne. Cette lettre fut dictée par un juste désespoir. Depuis six mois, vous vous étudiez à nous torturer ; vous menacez tout le monde de la mort ; je n’ai qu’une grâce à vous demander, c’est de m’accorder cette mort, je ne vous maudirai plus, et cette lettre aura produit l’effet que je désire. – Quel courage ! Je ne vous connaissais pas, et vous me connaissiez, vous ? – Je ne vous ai jamais vu, mais j’ai des griefs personnels contre vous. – Vous allez me les dire ? – Avec plaisir et vérité… Quand vous arrivâtes ici le 15 brumaire an VII, votre premier mot fut le bonheur de la colonie ; tout le monde vous bénissait. Je vous adressai une pétition pour obtenir des vivres à Sinnamary ou à Kourou, à la case Saint-Jean où nous étions trois malheureux valétudinaires.

 » Le plus fort des trois pouvait à peine donner à boire aux autres ; l’hôpital nous était interdit comme il nous l’est encore ; nous n’avions plus rien à vendre, nous n’avions point de cassave. Le seul habitant que nous connussions avait déjà pris deux d’entre nous à sa charge. Le maire de Makouria, qui en avait réchappé un autre de la mort, m’engagea à vous adresser une pétition ; je la lui remis, il vous la présenta, vous mîtes au bas « néant à la requête »… Nous fûmes obligés pour vivre, de nous jeter aux genoux des habitants dont les plus voisins sont à deux et trois lieues… Si nous étions prisonniers en France, nous serions nourris, et nous sommes à quinze cents lieues de nos familles, ensevelis dans un désert, confiés à un préposé du Directoire qui nous refuse les vivres… Qu’il me soit permis de vous rappeler votre proclamation du 4 floréal. Après avoir fait planer la terreur sur la tête de tout le monde et surtout sur la nôtre, vous rendez les colons qui ont retiré quelques-uns de nous, responsables de nos gestes ; par votre arrêté du 8 vendémiaire vous reprochez aux habitants d’avoir fait des faux pour retirer des déportés, et si les déportés osent sortir de ces habitations d’où vous les chassez par ces mots, vous leur interdisez Sinnamary et vous les menacez de les fusiller. Vos agents en font autant à ceux qui sont échappés de Konanama. De tous côtés, nous ne voyons que le désespoir et la mort… C’est le sujet de la lettre que vous me présentez… Je m’étonne d’ailleurs de voir cette lettre en vos mains ; si vous n’aviez pas violé le secret des postes, elle devrait vous être inconnue ; vous pouvez m’assassiner, mais non me juger sur une pareille pièce. Quand vous écrivez à vos amis tout ce que vous n’avouez pas en public, si la lettre tombe en d’autres mains, elle est réputée non avenue ; c’est le secret de la pensée. Le Directoire qui vous a délégué, a prononcé sur ce fait. Prodon avait écrit contre Barras, avant le dix-huit fructidor ; la lettre fut saisie et l’accusé mis en jugement. Le tribunal prononça qu’il y avait non-lieu. Prodon a été déporté, non comme écrivain contre le gouvernement, mais comme agent perturbateur. »

Burne ! ouvrit ma lettre, harangua les grenadiers contre moi, tira le code pénal de sa poche et la loi du 23 germinal contre les abus de la presse, me la relut et termina par ces mots : « Je ne me souviens point de votre pétition, mais en tout cas j’ai eu tort de n’y pas faire droit… Le commissaire national vous a expliqué ma volonté ; la justice me vengera de votre scélératesse et votre sort terrible apprendra à vos confrères à ne jamais parler de moi ni en bien ni en mal. – Mon sort apprendra ! vous le préjugez donc, citoyen agent ; dans ce cas, je suis jugé d’avance. – Vous pouvez choisir un défenseur officieux. – Je me défendrai moi-même. » À ces mots il s’éloigna et je fus reconduit au cachot. On dit au geôlier, de la part de Burnel, de me mettre les fers aux pieds et aux mains. Le geôlier n’en fit pourtant rien ; il me tint seulement au secret.

Ma chambre confinait à celle des matelots du Danois que montait la famille de Bumel. Il n’avait plié que pour ressaisir son autorité et ses richesses mal acquises. L’insurrection était amortie et le Danois allait mettre à la voile pour fréter cette famille aux abois. L’agent déclara qu’il ne s’occuperait de la colonie qu’après le départ du Danois. Pendant dix jours, le départ de Mme Burnel fut la grande affaire d’État.

Le 1er brumaire, un cultivateur du citoyen Brémont, nommé Gourgue-Barnabé, était arrivé à la geôle pour être conduit de là à la maison de correction de la Franchise. Ce nègre sachant que l’agent pouvait casser le mandat du juge de paix, profita d’un peu de liberté que lui donna le chef des forçats pour aller demander sa grâce. Il entre sans difficulté, les sentinelles le prenant pour un ouvrier de la maison ; il demande l’agent à un de ses domestiques qui lui montre son cabinet. Burnel était seul et très-occupé à compter des piastres qu’il tirait d’un grand pagara pour les jeter dans un matelas de coton. « Bonjour, citoyen l’argent. – Bonjour, bonjour ; quarante-cinq, quarante-six. – Citoyen l’argent ? – Qui êtes-vous, mon ami ? qui êtes-vous ? Trois cent quarante-cinq, six, soixante ; vous êtes marron, mon ami, vous êtes marron (vous vous êtes sauvé de chez votre maître). – Non, citoyen l’argent. – Quatre-vingt-dix… sept cents… et quinze… sept et quinze… vingt-deux… Que me voulez-vous, mon ami, que me voulez-vous ? Allez, allez, j’arrangerai votre affaire… Revenez dans quatre jours, Mme Burnel sera partie… – Mais je serai à la Franchise… » Le commandant de place arrive ; le salut de la sentinelle réveille Burnel ; il s’élance de son cabinet, le ferme et se promène dans la chambre du conseil avec le commandant ; le nègre attendait sa décision dans une encoignure de la salle. Burnelle congédia en lui disant de revenir dans cinq jours.

Le 26 octobre, au soir, Mme Burnel et sa suite mirent à la voile avec tant de précipitation que le capitaine oublia ses passe-ports sur le bureau de l’agent. On eut toutes les peines du monde à les rejoindre ; et du fond de mon cachot, je me suis réjoui un moment dans l’espoir que la fortune du pirate passerait à d’autres corsaires. Je restai au cachot, couché sur les planches, jusqu’au 9 brumaire… J’étais malade ; Burnel m’envoya à la Franchise et pour me rétablir, me condamna à travailler au desséchement des marais de cette habitation acquise à la République par l’émigration forcée du propriétaire. La Franchise est à neuf milles de la ville de Cayenne et à deux milles hors de l’enceinte de l’île, au bord de la rivière de Roura. Cet établissement a été inventé par Collot-d’Herbois. Les nègres condamnés aux fers ou à la police correctionnelle y sont envoyés pour un temps plus ou moins long ; ils reçoivent quatre-vingts coups de fouet le premier jour de leur arrivée et soixante le jour de leur sortie. Leur travail est de 120 toises de long sur une de large à nettoyer dans les vases. Ce terrain vaste et extrêmement fertile est dans un bas-fond sous l’eau, entouré de digues très-bien entretenues. Le régisseur m’exhiba l’ordre de me faire travailler, en me conduisant dans une cabane infecte où soixante nègres dansaient et dormaient tour à tour auprès d’un grand feu. L’aspect de ces figures bronzées qui s’avancèrent toutes à ma rencontre, l’horreur et la saleté de ce réduit me firent songer à l’enfer ; je ne savais si je devais m’asseoir ou rester immobile, parler ou pleurer…

Au bout de quelque temps, il me survint un ulcère à la jambe qui ne me donna point de repos pendant dix jours ; je crus que c’était l’épian : une négresse incisa la tumeur et j’en fus quitte pour la peur et pour des souffrances inexprimables.

Le soir, quand le mal me donnait quelque répit, je m’amusais à écouter les nègres causant entre eux sans contrainte. Quand ils avaient fait leur cuisine, ils inventaient des contes en soupant à la lueur d’une fumée rougeâtre. Leur nourriture est une panacée de bananes à moitié mûres, dépouillées, réduites en pâte et cuites avec une ou deux onces de lamantin ou de mauvais bœuf portugais. Les héros de la bibliothèque bleue de ce pays sont les blancs, les oiseaux, les soldats, les plantes ; les auditeurs et les orateurs sont en même temps acteurs pour imiter le chant ou le cri des animaux, le pétillement de la flamme et tout le mouvement des personnages ou des accessoires du conte ; tantôt ils forment des chœurs de danse ou de chant, des courses ou des chasses. La comédie et le grand opéra sont naturels à ces sauvages, tout est mis en action chez eux.

J’étais réduit à la plus affreuse misère et je ne voulais rien demander à personne, car l’homme compatissant devenait alors le complice de l’accusé. Au moment où je me désolais, MM. Barbé-Marbois et Lafond-Ladebat, spécialement proscrits par Burnel, m’envoyèrent de l’argent. Le premier eut le courage d’écrire à l’officier du poste de la Franchise, qui était une créature de Burnel, pour lui demander un reçu de la somme qu’il me faisait passer ; je le donnai moi-même. Pendant que je gémissais dans cet antre lugubre, la mort sonnait la dernière heure de mon bon vieux M. Colin : depuis deux mois il ne sortait plus de son lit ; la misère, l’épuisement, les chagrins de famille, l’avaient anéanti. Il conserva jusqu’au dernier moment son sang-froid et sa gaieté ; il expira le 18 brumaire, 9 novembre, fut inhumé à côté de Préfontaine sur les décombres de l’hôpital fait pour la colonie de 1763 ; il avait 63 ans.

Le départ de sa famille avait fait tomber l’agent en syncope, de chagrin, disaient ses amis ; de joie, disaient ses ennemis, d’avoir sauvé le reste de ses concussions. Il se réveilla le 19 brumaire pour achever sa dernière conspiration. Pour cette fois il jeta le gant : ses gendarmes, aidés des noirs, s’emparèrent des pièces de canon pendant qu’il amusait les soldats blancs aux casernes. La guerre civile fut complètement organisée à Cayenne. Burnel était à la tête des conjurés. La troupe courut aux armes, sauva sa vie, celle des habitants et des déportés, consigna l’agent dans sa maison, le suspendit, fixa le jour de son départ, arrêta ses satellites dont quelques-uns furent fusillés. Il avait tellement vidé les caisses et épuisé le magasin qu’il n’y restait ni vivres, ni vêtements ; l’hôpital manquait de tout, la troupe était sans pain. Burnel, en mettant le pied dans le canot, eut l’impudeur de dire qu’il laissait la colonie florissante à des royalistes qui ne le déportaient que pour la livrer aux Anglais. Nous apprendrons dans peu que le même soleil, le même jour et à la même heure, éclairait le 19 brumaire à Paris, à la Guadeloupe et à Cayenne et que le Directoire était renversé en même temps que ses agents. Burnel fut relégué dans le port après avoir remis ses pouvoirs à M. Franconie, vieillard respectable, plus riche en vertus qu’en talents. En France, il basa sa justification sur la prétendue reddition de Cayenne aux Anglais, car son successeur envoya à la découverte, en arrivant, pour savoir si Burnel n’en n’avait pas imposé. Son départ me fit sortir de la Franchise et me donna la liberté de faire un second voyage chez les Indiens, et d’y voir les anthropophages ou mangeurs d’hommes.


On distingue deux sortes d’Indiens en Amérique : les uns, à demi civilisés par les jésuites et les autres missionnaires, avoisinent à quelques milles les côtes cultivées par les Européens dépaysés qu’on nomme colons, et qui n’habitent que les bords de la mer ; les autres, nommés anthropophages et fugitifs, ne s’approchent presque jamais ni des colons, ni des autres Indiens ; ils sont également redoutés des uns et des autres. L’antipathie de ces nations nous fait distinguer quatre classes d’hommes en Amérique : les naturels du pays ou Indiens à longues oreilles, les Galibis ou sauvages apprivoisés, les colons, c’est-à-dire les blancs qui ont quitté le Vieux Continent pour s’établir dans le Nouveau, et les Africains nègres. Ces quatre classes d’hommes font bande à part ; les deux premières sont rouges, ont les cheveux longs et se ressemblent pour le fond du caractère. Je les confondrai souvent, en marquant seulement les nuances qui les séparent ; prenons-les à l’instant qu’ils naissent jusqu’à celui où ils meurent.

On ne s’aperçoit pas du moment où une Indienne va donner le jour à un enfant ; la nature, en ne la douant que d’une taille médiocre, lui a donné autant de force que de courage ; elle est si accoutumée à souffrir qu’elle ne laisse échapper ni plainte ni soupir ; son visage n’est pas plus altéré que si elle ne ressentait aucune douleur. Elle va au bord d’un ruisseau, se baigne, tient son nouveau-né par la main, le plonge dans l’eau en le tenant par le talon, comme Thétis, pour l’accoutumer à braver cet élément ; il n’est pas sorti du sein de la mère qu’il n’aspire l’air que pour s’endurcir à la fatigue. Au bout d’un quart d’heure, cette jeune mère revient d’un air gai présenter humblement son petit au père, qui le presse sur son sein et le garde dans son hamac. Dans quelques peuplades de ces sauvages les maris sont malades pour les femmes, l’accouchée leur prodigue les soins qui lui seraient dus. Rien n’est plus comique que cette coutume bizarre dont j’ai été témoin : le mari se met au lit quand sa femme touche à son terme ; il fait les contorsions pour elle, observe tous les jeûnes d’une femme en couches, se fait servir dans son hamac pendant quarante jours ; la pauvre malade est obligée d’aller à la chasse, à la pêche, de faire la cuisine, de s’approcher du lit de son seigneur et maître pour allaiter son enfant, puis de le servir debout en posture de suppliante pour manger les restes qu’il veut bien lui abandonner pour elle, sa famille et ses compagnes qu’elle doit voir de bon œil… Je crois entendre mes compatriotes trépigner des pieds en lisant ceci ; je leur pardonne de bon cœur et je partage leur indignation. Je m’étendrais avec plus de plaisir sur les naturels de l’Amérique, s’ils tyrannisaient moins un sexe à qui nous devons et les vertus sociales, et les charmes de l’existence, et le bonheur de la vie.

Tous les Indiens n’ont pas cette sotte manie, mais tous profitent de leur force pour réduire leurs femmes au plus dur esclavage.

Tant que l’enfant ne marche pas seul, il est sous l’aile de la mère qui le porte sur ses bras et l’accoutume à voir les précipices, à supporter le poids d’un soleil brûlant ; elle le frotte d’huile de palmier, et dans certaines peuplades, d’une pommade faite avec du rocou acide ; elle s’en frotte elle-même et brave ainsi les injures d’un climat dévastateur. Je n’ai pas besoin de dire que cette mère trapue et vigoureuse allaite souvent deux petits à la fois. Au bout d’un an l’enfant marche sans peine, il accompagne la mère à la chasse, et quand le mari y va seul, il reste au carbet pour servir d’espion, les maris ne laissant jamais les femmes sans surveillants ; ces argus sont ou les vieillards ou les enfants qui font fonction de duègne. La jalousie de ces tyrans est aussi cruelle et aussi active que celle des disciples de Mahomet. Les femmes galantes (et elles le sont presque toutes) risquent d’être empoisonnées ou assassinées à coups de flèches et de boutou. Personne ne se mêle de ces querelles et il n’y a point de lois vengeresses de ces sortes d’assassinats : les Indiens les plus policés n’ont jamais été assujettis sur cet article à aucun règlement européen… Malheur au blanc qui déplaît à ces sauvages en voyageant chez eux ! Ils le tuent impunément sans qu’il soit jamais vengé, ses semblables laissant les Indiens dans la plus grande indépendance.

Déjà nos petits Indiens ont vu six abattis ; ils sont lestes et aguerris comme de jeunes lionceaux ; les filles suivent la mère, et les mâles portent les flèches et l’arc du père ; ils gravissent les montagnes, passent les torrents et s’amusent gaiement avec les flots qui retournent le faible canot qui les porte ; ils s’affourchent dessus, les voilà sur l’autre rive nus pieds, portant un kalimbé ou suspensoir, comme les nègres, moins par pudeur que pour se garantir et des insectes et des hernies qui sont communes aux trois quarts des habitants des pays chauds. Ils ont aussi un couillou fait comme une espèce de tablier, tissu de rassades ou de morceaux de corail et d’une espèce de faux jaspe et de jais qu’ils trouvent dans certains fleuves. Ils sont plus curieux de ces rassades que d’or et d’argent ; elles leur servent de collier, de bracelets et de toile pour couvrir la nature, quoique ce voile soit très étroit, car il ressemble à un petit éventail attaché au dessous du nombril : comme ils marchent en dedans, c’est un obstacle suffisant contre les yeux du plus avide scrutateur. Le reste de leur corps est nuancé de plumes dont l’arrangement et l’admirable variété passeraient chez nous pour un chef-d’œuvre de parure et même de coquetterie ; leur bonnet en forme de couronne est plus galant et plus riche que les plus beaux panaches ; ils mettent à contribution l’édredon le plus fin, et tous les volatiles se dépouillent pour leur faire un diadème.

Mais j’oublie que mes Indiens sont à la chasse et à la pêche ; suivons-les dans les forêts. Ils sont à l’affût et sur la rive et sous une touffe épaisse ; l’un vient de flécher un poisson, il se jette à la nage, aussi leste que l’habitant des eaux ; il suit son vaincu aux traces de la flèche tremblante, il la saisit et jette sa pêche sur le rivage. L’autre vient de frotter son chien avec des simples, le gibier ne fuit point à l’approche de l’animal ; mais pour s’assurer de sa chasse, il attache en même temps quelques bottes de hallier aux arbres qui sont vent à lui. Un agouti, qui est le lièvre du pays, vient brouter cette herbe, il lui décoche un trait, l’atteint et le laisse là. Je me mets à rire de son indifférence en courant ramasser la proie : « Ce n’est pas votre ouvrage, me dit gravement le chef de la famille ; quand nous serons de retour au carbet, ma femme ira le chercher, c’est sa besogne. » Il ajouta que l’homme, roi dans sa maison, voulait bien s’employer à la pêche et à la chasse, mais que la femme était faite pour porter le fardeau. Un de ses enfants courut à l’instant prévenir sa mère ; je ne m’étais pas aperçu de son absence par l’attention que je prêtais à ce que me disait le père. Ces bottes de hallier suspendues aux arbres étaient des herbes enchanteresses pour l’espèce de gibier qu’il désirait avoir : « Je connais, dit-il, la vertu des plantes, leur poison et leurs charmes attracteurs pour toutes sortes d’animaux ». En effet il frotta sa ligne, y mit un appât, et prit sur-le-champ un haymara, espèce de brochet que je lui désignais. Ce peuple a les yeux d’un aigle, l’ouïe d’un aveugle, les pieds d’un cerf, la sagacité d’un chien de chasse, et l’adresse d’un dieu.

Nous entendîmes au fond du bois un cri perçant, c’était l’enfant qui était allé chercher sa mère : un serpent à sonnettes l’avait entrelacé et mordu au bras droit. Le père sans se déconcerter, courut à l’animal, le prit, l’éventra, en prit le foie, en exprima le sang, l’immisça au jus d’une liane, ouvrit la bouche de son fils, lui en fit boire ; il commença à respirer. Le père frotta ensuite le bras malade, et au bout d’une heure l’enfant en fut quitte pour quelques nausées.

On voit en Amérique des descendants de ces fameux Psylles d’Afrique qui enchantaient les serpents et les faisaient fuir devant eux. Les nègres et les Indiens possèdent quelques-uns de leurs secrets. Un grand nombre se font faire des scarifications où ils expriment le jus d’une liane, contrepoison qui les garantit des serpents et les apprivoise avec tous les reptiles ; d’autres appellent les serpents, les prennent et les charment. Les possesseurs de ces recettes prétendent que s’ils en tuaient quelques-uns, ils ne seraient plus préservés. J’ai vu des blancs user des mêmes simples, qui s’en sont bien trouvés : le maire de Sinnamary, M. Duchemin, a marché devant nous sur un serpent qui s’est détourné, a paru le flairer sans le mordre. Il y a des recettes sympathiques et antipathiques ; les premières dont je viens de parler ont été, dit-on, indiquées par les reptiles eux-mêmes qui en se battant, vont chercher après le combat les simples pour la guérison du vaincu. Ainsi la couleuvre en France à la poursuite du crapaud qui lui lance son eau corrosive, court s’essuyer à la feuille cotonneuse du bouillon blanc. Les secondes nous viennent de l’horreur que ces mêmes animaux ont pour d’autres plantes ou d’autres arbres. Ici un voyageur qui a de l’ail dans sa poche, voit les serpents fuir à son approche ; en France, qu’il dorme sous un frêne, jamais reptile n’approchera de lui.

Comme nous nous en retournions, je voulus prendre le poisson et l’agouti ; le chef y consentit d’un air dédaigneux. Au milieu de la route, la patte de l’agouti, retournée par les branches d’un bois de panacoco sur lequel reposaient deux oiseaux diables, se trouva croisée sur l’ouïe du poisson. « Hyrouca ! Hyrouca ! s’écria l’Indien en brisant ses flèches, grâce, grâce… punis cet étranger, lui seul a touché ton arbre chéri avec des victimes impures ; elles ont reculé d’effroi à ton aspect… » Je ne comprenais rien à cette pantomime et je riais sous cape. Mon guide entre en fureur, et d’un bras vigoureux il me traînait à l’eau, quand nous entendîmes au loin gronder le tonnerre ; un nuage rougeâtre sifflait dans les airs. « Tu es bien heureux, dit-il en me lâchant, le Tamouzi te protège, mais prends garde de braver par un entêtement mal entendu la puissance de l’Hyrouca, car il te ferait dormir ; c’est lui qui m’avait ordonné de te jeter à l’eau. Pourquoi contreviens-tu à nos lois ? C’est aux femmes à emporter le gibier ; si tu avais voulu m’en croire, nous n’aurions pas eu ce funeste présage. » J e me rendis à ses raisons ; il lava sa chasse et sa pêche et les jeta aux pieds d’un maripa.

Nous cheminions au carbet ; je suivais mon guide qui, en cassant de petites branches de bois, traversait comme un oiseau les buissons les plus épais. Les piquants des haouaras et des orties semblaient s’émousser sur sa peau, quoiqu’il fût tout nu ; ses pieds et son corps étaient sans égratignures alors que mes habits étaient en lambeaux et mes jambes en sang. Le désir d’apprendre me faisait oublier mon mal. Je mourais d’envie de savoir pourquoi mon guide cassait ainsi de petites branches mais n’osais le lui demander, de peur que l’Hyrouca ne me fît jeter à l’eau pour ma curiosité. Nous arrivons au carbet ; le mari remet à sa femme quelques branches de hallier ; elle sort ; elle était déjà loin, et je disais au Banaret : « Nous ne mangerons point de cette chasse-là aujourd’hui, elle ne trouvera jamais le chemin couvert que nous avons pris. – C’était pour lui indiquer la route que je cassais ces petites branches ; je lui en ai remis quelques-unes qui seront ses guides ; elle ne se trompera pas car ce qui échappe à vos yeux ne nous est pas indifférent. C’est à l’aide de ces branches de bois ou des arbres auxquels nous faisons certaines marques, que nous nous frayons des routes au milieu des forêts les plus épaisses. Du fond des déserts nous retrouvons sans peine le même sentier que nous avons tenu six mois auparavant. » Au bout de deux heures, la femme revient avec la chasse, nous prépare à dîner et des boissons de vin de palme et de cachiery ; liqueur faite avec le poison le plus subtil, que le lecteur connaîtra bientôt.

La vérité et le caractère de l’homme pétillent au bord du verre. Cette orgie va nous donner plus d’une scène pittoresque. Le marmot qui avait accompagné sa mère, est venu « karbeter » quelque chose à son père. Tous les voisins sont au festin. Les chefs de famille, ainsi que les compères se bercent dans leurs sales hamacs dégoutants d’huile de palme ou teints de rocou ; les femmes apportent à boire dans de grands couyes. Ces peuples se font un mérite de l’ivresse la plus dégoûtante et la plus furieuse. Quand leurs hamacs sont trempés de la liqueur que leur estomac ne peut plus contenir, leurs femmes les soutiennent. À peine sont-ils un peu déchargés qu’ils se lestent de nouveau jusqu’à ce qu’ils soient ivres morts. Quand la boisson commence à fermenter, les plus vieux « karbetent » le petit monde, comme je vous l’ai dit plus haut ; les jeunes maris querellent leurs femmes et se battent avec leurs rivaux. Mon indien, flegmatique comme un Caton avant le repas, n’avait pas oublié ce que son enfant lui avait rapporté. Le lecteur devine que c’est quelque tour de galanterie. La femme avait trouvé un de ses compères en allant chercher notre chasse. Le galant était de la fête. « Tu as été attendre ma femme ; vous êtes de concert ; il faut nous arranger. Tu m’entends. » À ces mots il saisit son boutou ; voilà nos lutteurs en défense. Les pieds, les poings, les dents, sont en usage. Le boutou est de côté pour un moment. Ils se tournent, s’embrassent, s’étreignent, se soulèvent, se jettent par terre ; le sang et la sueur coulent de leurs membres ; ils se relèvent, s’éloignent à des distances égales comme deux coqs, deux béliers, deux fiers taureaux ; les yeux étincelants de fureur, ils se précipitent l’un sur l’autre les doigts étendus, se tordent les bras, se déchirent les membres sans pousser aucun cri ; ils sont égaux en force, ils sont épuisés. Une troisième épreuve doit décider la victoire. Ils reprennent le boutou. Le galant, plus adroit que le mari, lui décharge un coup de boutou sur la tête qui le met hors de combat. La femme s’élance sur le vainqueur, lui coupe un bras et lui entrouvre le crâne ; il tombe mort à ses pieds. L’assemblée pousse de grands cris, et claque des mains en signe de réjouissance et d’applaudissement. Les spectateurs à l’instant, comme s’ils se fussent donné le mot, s’arment tous de leurs boutous pour battre leurs femmes ; des cris aigus retentissent au loin ; ces malheureuses, loin de fuir, ce qui est un opprobre pour elles, se défendent faiblement toujours sous les poings de leurs bourreaux. Outré d’indignation et frissonnant d’horreur, j’en arrache une des mains du tigre qui lui avait ensanglanté le visage et meurtri le sein. Son arme était entrelacée d’une poignée de cheveux qu’il lui avait arrachés ; elle se relève, s’échappe, saisit l’arc de son mari et m’en assène un grand coup sur les épaules. Elle écumait de rage de ce que je l’avais soustraite à sa fureur, et s’écriait : « S’il me bat, c’est qu’il m’aime. »

Je n’aimerai jamais les femmes à ce prix-là, dis-je en m’enfuyant, car toutes prenaient le parti de celle-ci. Pendant que je cherchais la route pour gagner la côte, celle qui m’avait corrigé avait enivré ses enfants et son mari. Les convives étaient plongés dans un profond sommeil ; elle s’échappe et m’aborde. Jugez de ma surprise ! « Étranger, vous nous fuyez, dit-elle, parce que vous ne nous connaissez pas ; mais soyez sans inquiétude ; revenez et personne ne vous dira rien, pourvu que vous nous laissiez battre ou nous caresser comme nous voudrons… Promettez-moi bien de revenir, dit-elle plusieurs fois en me serrant la main… » Elle fut sensible…

Mon Indien, revenu de son ivresse, m’aperçoit, me ramène au sura, grande galerie couverte en forme de halle, qui sert de cimetière, de temple et de place d’assemblée à la peuplade. J’aperçois le corps de celui qu’il avait tué le matin. L’Indien sonne le rappel avec une corne de bœuf… La peuplade s’assemble ; le capitaine Roi sort de son carbet, accompagné des quatre plus anciens. Un banc de gazon lui sert de trône et de lit de justice ; les amis du mort relèvent le cadavre pour le mettre en présence de son juge ; le capitaine Roi fait signe aux parties de s’expliquer. (Le mort s’appelait Makayabo, et mon guide Hyroua.)

Hyroua dit : « Ma femme, mon canot, mes flèches, mon boutou sont mes seules propriétés. Makayabo a voulu enlever ma compagne, mon petit Yram m’en a averti. J’en jure par le Tamouzi et le terrible Hyrouca. Je ne l’ai puni que pour cet ouvrage. Je maudis ce ravisseur : qu’il n’entre point dans le séjour du grand Lama, s’il peut nier ce rapt ; s’il s’en repent, je lui pardonne. » Quoique Makayabo ne pût répondre, le roi l’interrogea, et son frère qui le soutenait, lui prêta sa voix… « Je revenais de la chasse ; Lisbé est à ma rencontre. Je lui aide à passer le torrent voisin… elle me devance au carbet : voilà mon crime ». À ces mots, le roi se lève et dit aux parties : « J’en connais assez. Makayabo a surpris Lisbé ; le Tamouzy le jugera, qu’il ne dorme pas au milieu de nous. Son canot et ses flèches appartiennent à son frère. » À ces mots le cadavre fut traîné dans la forêt et jeté aux courmous, oiseaux de proie et de mauvais augure. Un autre indien représenta au roi que son voisin lui avait brisé son arc. « Qu’il apporte le sien, dit le roi. » Il le donna au plaignant qui le mit en pièces suivant la loi de l’État qui est celle du talion. Les voleurs, seuls, sont exceptés de cette loi ; si le coupable a ôté à son voisin les moyens de subsister, il est condamné à un jeûne de deux jours ou à mourir de faim. Celui qui attente à la vie de son père ou de son roi, est brûlé au milieu de son champ.

Une députation de la peuplade voisine venait délibérer sur les affaires du gouvernement. Ils avaient remporté une victoire complète sur les Androgos, peuplade de mangeurs d’hommes… Le sujet de la mission, expliqué par une danse en forme de chaconne, fut suivi d’une réciprocité de politesses. Les envoyés venaient au nom de leur chef promettre alliance, amitié, protection à notre peuplade. Le roi ordonna un grand festin, qui devait durer trois jours, suivant l’usage. Les envoyés reçurent pour présents des flèches, un arc artistement travaillé, un perroquet tapyré et une peau de tigre, dont les mâchoires desséchées laissaient voir ses dents aiguës et plus blanches que l’ivoire.

La musique, la danse, la table, les liqueurs occupent nos moments de sommeil. Le sura est entouré de feux dont la fumée sert à chasser les moustiques qui obscurcissent l’air, et dont la piqûre fait enfler comme un bœuf. J’avais remarqué qu’avant le bal tout le monde s’était tenu à l’écart, excepté les jeunes garçons qui avaient paru seuls au milieu du sura, préludant comme les athlètes par un gymnase de course et de lutte. Mon Indien m’avait fait cacher comme les autres, en disant que si j’avais l’imprudence de regarder avant le moment, je serais affligé de quelque grand malheur. Comme l’âge n’a point glacé mes sens, je ne suis pas dispensé de danser avec les envoyés. Après avoir choisi celle qui m’a fait le « battu content », je me cache auprès de mon guide pour me livrer au sommeil. Mais le spectacle toujours nouveau d’hommes nus en présence les uns des autres, qui de la fureur passent à l’amour, à la joie, à l’ivresse, à la chasse, à la table, à la justice, au concert, suspendait mes paupières. « N’avez-vous jamais entendu les concerts des blancs des côtes ? dis-je à Hyroua. – Je crois que ces blancs descendent du Tamouzi ou de l’Hyrouca : par des lignes rouges ou noires tracées sur un petit morceau de blanc, ils se disent ce qu’ils font à vingt et trente journées de chemin. Je crois qu’ils mettraient sur leur morceau de blanc jusqu’au langage de nos oiseaux. » Plus je m’efforçais de lui démontrer la simplicité de ces inventions, plus il m’en prouvait la sublimité par son admiration. Je m’offris de l’instruire ; il s’y refusa d’abord, disant qu’il ne méritait pas de devenir le fils du grand Dieu. Quand je l’eus convaincu qu’il pouvait le devenir sans crime, que le Tamouzi lui accorderait sa faveur, je m’étudiai à lui faire comprendre que l’habileté de l’homme consiste à distinguer la différence des signes, puis à leur donner un nom, comme à un poisson, à un oiseau, à un arc, à un boutou. Le respect balançait dans son âme le plaisir de s’instruire.

La danse fut interrompue par des cris perçants : « Aux armes ! aux armes ! voilà les Androgos. » Les plus agiles saisissent les boutous et les arcs qui étaient suspendus au sura, volent à l’ennemi dont l’approche nous fut annoncée par les cris d’un enfant d’Hyroua qui était entre les mains des éclaireurs formant l’avant-garde. Ils l’entraînaient en le dévorant. Son frère aîné l’arrache des mains de ces sauvages et prend un des assassins, l’amène au carbet ; ses mains et ses lèvres dégouttent de sang. Lisbé accourt, saisit les restes de son fils, se précipite sur son meurtrier, l’égorge et le déchire. J’étais resté au carbet, interdit et glacé d’effroi ; à l’instant je sors au bruit des combattants… J’étais armé d’un boutou… ô Dieu ! ce n’est point une bataille, ce n’est point un carnage, c’est quelque chose de plus affreux. Chaque vainqueur emporte son vaincu, le déchire comme un lion se venge sur le chasseur qui l’a blessé ; la tête enfoncée dans les flancs des mourants, ils ne se donnent pas le temps de respirer. Hyroua, mon cher Hyroua, mon cher guide en renverse deux à ses pieds. Trente accourent, le saisissent et l’égorgent : les nôtres volent à son secours ; je ne puis les suivre. La mère échevelée, se meurtrissant le sein, laisse ses enfants pour voler à son mari. Je la saisis, l’entraîne par les cheveux ; elle se résout à fuir avec ses deux filles et son père. Tandis que les nôtres sont repoussés de toutes parts, nous courons au rivage d’un torrent voisin où notre canot était attaché… Rendus à l’autre rive, nous brisons la nacelle, nous nous enfonçons dans le bois. Je porte le père d’Hyroua sur mes épaules ; ce vieillard aveugle et octogénaire disait à sa fille… « Ô Lisbé, Lisbé, tue-moi donc, tue-moi donc, mon fils est mort… »

Nous gagnons un fourré épais qui forme un berceau ; la famille éplorée s’y repose à la lueur argentine de la lune qui semble éclairer nos malheurs avec complaisance. Nous étions à environ deux milles du village : un tourbillon de fumée nous avertit que l’ennemi était vainqueur, que nos carbets étaient brûlés et nos compagnons en fuite ou rôtis au feu de leurs masures. Un moment après, Lisbé étant allée puiser de l’eau au torrent, revint nous dire en pleurant que des monceaux de cadavres flottaient çà et là : l’eau qu’elle avait apportée était rougeâtre. Nous en trouvâmes de plus pure à une source voisine qui sortait à petit bruit de la racine d’un fromager au pied d’une montagne.

À la pointe du jour, Lisbé donne la tâche à chacun ; j’étais le plus fort, mon emploi fut de grager le manioc qu’elle avait mis dans le canot. La racine de cet arbre sert à faire le pain du pays. L’eau qui en découle est un poison des plus subtils, et cette eau bouillie avec la cassave, ou farine desséchée au feu, forme le cachiery, boisson enivrante qui nous a été si funeste au retour de la pêche. Sa peau sert de contrepoison aux animaux qui la mangent dans les abattis. Ma grage est une planche où sont incrustés de petits morceaux de roche en pointe ; en France, on l’appellerait une rape. Ainsi, je rape ou je grage le manioc, les enfants le grattent, et la mère bâtit à la hâte un fourneau d’argile pour nous servir de platine (ou grand plateau de fonte sur lequel on met la racine après les préparatifs nécessaires).

Au bout de deux heures, j’attache deux couleuvres à une branche pour exprimer l’eau de ma racine. Le lecteur me demande ce que c’est qu’une couleuvre ; jamais objet ne fut mieux désigné. On sait que la couleuvre se replie, se rétrécit ou s’allonge à volonté ; ainsi mon pressoir ressemble à une peau de serpent. C’est un tissu de jonc flexible et peu serré. À la place de la tête est une anse qui m’a servi à suspendre mon pressoir. Pour ne pas m’épuiser en restant sur le balancier, j’attache deux grosses roches à ses deux bouts ; le poids du manioc fait allonger la couleuvre, ainsi l’eau s’échappe dans un sapyra, y dépose une pâte d’un blanc de neige, qui est le poison dont je vous ai parlé. Cette pâte lavée à plusieurs eaux et séchée au soleil, sera pour nous la fleur de farine.

Le lecteur tremble de nous voir si tranquilles à une demi-lieue des antropophages : leur rage est assouvie et ce torrent a reflué vers sa source. Ainsi le tigre ou la hyène, après avoir dévoré leur proie, regagnent leur antre pour se livrer au sommeil. Le matin, Lisbé et son vieux père m’avaient rassuré, car je leur témoignais les mêmes craintes que vous éprouvez en ce moment. Pendant que notre manioc s’égouttait, nous prîmes quelque nourriture. Lisbé attacha un hamac à son père qui s’endormait, puis elle prit l’arc et les flèches qui nous restaient et s’éloigna en nous disant de reposer jusqu’à son retour. Au bout d’une heure de sommeil, je m’éveille en sursaut, mes couleuvres ne dégouttaient plus, j’allume du feu pour faire sécher mon manioc sur une claie de bois nommée boukan. Eglano, l’aînée des petites, lave la farine. Nous passons ensuite le manioc au manaret, tamis du pays qui est un tissu de jonc carré pour jeter les filandres de la racine que la grage n’a point assez triturées.

Lisbé revient, la joie et la douleur sillonnaient son visage ; je cours au-devant d’elle, je l’embrasse, elle dépose sa pêche et sa chasse, se jette entre mes bras, et verse un torrent de larmes… « Lisbé, Lisbé, quel nouveau malheur nous menace ? – Nous en avons trop éprouvé, dit-elle, en essuyant ses yeux avec ses beaux cheveux. Je reviens de visiter nos carbets, tout est en cendre : les fourches qui ont échappé aux flammes supportent des morceaux de cadavres ; j’ai reconnu les restes de notre auguste roi, je les ai confiés à la terre en priant le grand Lama de les recevoir tous dans son palais… J’ai retrouvé aussi le corps sanglant de mon petit Hyram, les courmous se le disputaient. J’ai parcouru le champ de bataille, je n’ai point vu mon cher Hyroua, je l’ai appelé bien longtemps du haut de la montagne où il priait le Tamouzi de si bon cœur. Quoique nos abattis soient brûlés, il nous reste des vivres pour tant et tant de lunes. Cher étranger, repose-toi pendant que je vais faire cuire ce poisson et cet ara ; promets-moi de venir m’aider cette nuit à enterrer nos morts, car le grand Lama nous punirait de les laisser manger aux corbeaux. »

À la nuit, le bon vieillard s’endormit entre ses deux enfants et je suivis Lisbé ; nous descendîmes le torrent que nous traversâmes sans peine dans un lieu où son lit était plus large. Nous remontâmes aux carbets ou plutôt aux ruines ; je m’attendris de nouveau sur ce spectacle d’horreur et de désolation. Après avoir caché les restes des malheureux sous les décombres du sura, nous visitâmes le champ de bataille ; amis et ennemis furent couverts de terre ou cachés dans les ravins, que nous comblâmes avec des branches d’arbres. La lune était au milieu de son cours ; nous étions épuisés, mais ces lieux pleins d’horreur ne laissaient pas approcher le sommeil de nos paupières ; je ne craignais ni les ennemis, ni la mort ; je voulais trouver Hyroua. Comment le reconnaître ? Nous avançons jusqu’au lieu où l’ennemi avait eu son camp de réserve. Quelque chose fait remuer le feuillage… On vient à nous… L’oreille aux aguets… C’est le chien d’Hyroua, il est percé de coups, il nous caresse les jambes, n’ayant plus la force de se lever. « Ô mon cher Hyroua ! vis-tu encore ? dit Lisbé… voilà ton compagnon, ton fidèle Aram ; Aram ! où est ton maître ? » Le chien nous conduit sur un monceau d’ossements mal décharnés, s’y couche, et pousse des hurlements entrecoupés par la douleur ; il avait reçu deux coups de flèches dont la pointe était restée dans ses côtes. Nous ne pûmes douter alors de la mort d’Hyroua. Ce moment fut un des plus affreux de ma vie… Lisbé se saisit de ces restes chéris, les emporte, étouffant tout à coup sa douleur par un silence morne. Le chien nous suit quelque temps. Comme Lisbé marchait vite, il retourne au lieu du dépôt… Je reviens pour le prendre, il était mort… Elle ne s’aperçoit de mon absence qu’au bord du torrent.

La montagne de Tonga était en face du passage. Lisbé y enferma les restes de son époux, en poussant de longs sanglots. Le jour nous y aurait surpris si le souvenir d’un père aveugle et malheureux ne l’eût rappelée auprès de lui et de ses enfants. Ce vieillard s’était réveillé, il appelait sa fille, il avait faim ; Eglano et sa petite sœur étaient allées au devant nous, et s’étaient égarées… Nous tranquillisâmes le père. Après qu’il eût mangé, nous prîmes quelque nourriture et nous nous mîmes en route. Lisbé courut à l’est-sud, le long du torrent, et je remontai à la source.

L’écho des bois silencieux et sombres retentit du nom d’ Eglano.

De temps en temps, j’appelle… Le morne silence me plonge tout à coup dans une sombre rêverie, j’envisage mon sort… L’abandon de la nature entière… Hélas ! que dire à Lisbé ? où sont ces pauvres petites ? Je ne m’aperçois pas que des lacs à perte de vue m’ont fait perdre le cours du torrent ; des taillis épais couvrent des réservoirs d’une eau plus noire que celle du Styx. J’appelle toujours Eglano, le sommeil m’absorbe, je me blottis dans une grotte obscure ; un tronc grisâtre que je prends pour une vieille bâche me sert de degré pour y monter ; je ne vois aucun danger ; car tout l’est autour de moi. Je m’éveille en sursaut au bruit d’un reptile énorme qui rôde autour de mon antre. Je m’élance pour sortir : une grosse couleuvre d’eau que j’avais prise pour un tronc d’arbre, étouffait en se repliant un cerf qui était venu se désaltérer ; je reste spectateur involontaire, craignant que l’animal ne quitte sa proie pour s’élancer sur moi. Cette couleuvre, plus grosse que le corps d’un homme, entrelace sa proie, la traîne sur l’herbe, l’entoure de plusieurs replis, lui brise les os. Tout le corps est brisé comme un morceau de viande presque baveux sous les coups d’un lourd marteau. Elle s’élargit en se raccourcissant, tourne sa proie qu’elle allonge, la couvre d’une bave grisâtre, l’avale et s’endort.

Je sors enfin, j’appelle, une voix se fait entendre. C’est Eglano, avec sa petite sœur et son frère aîné, qui avait saisi le meurtrier du petit Hyram. Nous sommes à cinq lieues des ruines de nos carbets ; le soleil est sur son déclin et il n’est pas prudent de voyager la nuit de peur de fouler des serpents ou de tomber dans la gueule du tigre.

L’aîné nous laisse sur une roche pour aller à la provision ; la chasse et la pêche furent très-abondantes, mais il fallait les faire cuire et nous n’avions pas de feu. Pendant que notre chasseur est en route, ses petites sœurs cherchent quelques branches de bois sec, enfoncent la pointe du rocher dans un morceau moins dur que les autres ; elles en rabotent un autre plus dur. Ravi d’admiration, je les laisse faire ; enfin elles ont fabriqué une tarière qu’elles tournent de toutes leurs forces pour échauffer le bois par le frottement ; les copeaux servent à fermer le trou qui s’agrandit et d’allumette au feu qui doit prendre, si elles irritent assez fortement les parties ignées. Je supplée à leur faiblesse, une légère fumée s’échappe, le feu prend, il pétille, voilà notre cuisine échauffée. Le chasseur revient ; nous pourrons faire rôtir notre gibier, mais nous n’avons point de sel.

– Venez avec moi, dit-il, apprendre à ne manquer de rien au milieu des forêts… Il me conduisit dans un taillis de pineaux et me fit goûter la sève qui en découlait. Elle était âcre comme l’eau de mer.

Je demandai à Ydoman qui lui avait appris le secret du briquet qui nous avait donné du feu ; il m’en donna l’origine naturelle d’une manière mystérieuse. Leur grand mage monté sur un chariot traîné par des bufles, vit le feu prendre à une des roues et reçut des avis secrets du Tamouzi qui lui promit de mettre des étincelles de feu dans chaque morceau de bois que toucherait chaque Indien qui lui ferait des présents ; qu’il l’use par le frottement, dit le dieu. J’eus beau lui dire qu’il n’y avait rien là que de fort naturel, il ne voulait pas se persuader qu’il pût faire du feu sans l’agrément de ses pyayes. Il fallut, par prudence, le laisser dans son erreur. Il me raconta ensuite comment il avait vu égorger son père avec qui il avait été pris. Ses vainqueurs l’avaient attaché à un arbre pendant qu’ils égorgeaient ses compagnons. Il s’est sauvé, a erré à l’aventure aux alentours des carbets où il revenait quand il a trouvé ses deux sœurs qui se désolaient au bord d’un étang. La nuit nous surprit, nous allumâmes de grands feux et nous criâmes pour épouvanter les animaux voraces. Quand le sommeil gagna mes guides, ils voulurent aller dormir loin de moi. Je les retins. – « Mon Banaret, dit y doman, je ne veux pas mettre ta vie en danger. L’odeur du rocou dont nous nous frottons attire le tigre ; s’il est seul et que je dorme auprès de toi, il te laissera pour me prendre ; mais s’il vient en troupe, il ne fera pas de choix. » Son observation est juste : qu’un Indien, un noir et un blanc dorment à côté l’un de l’autre, le blanc, parce qu’il n’a point d’odeur, sera le pis aller de ces animaux carnivores. À la pointe du jour, nous regagnâmes nos carbets. Lisbé en revoyant ses enfants, poussait des hurlements de joie. Son père qui se chauffait auprès du fourneau où rôtissait la cassave, se leva, vint à nous, tomba dans nos bras épuisé de douleur, car il était attaqué d’une fièvre violente.

Ydoman courut chez les Ytauranés dont les envoyés étaient venus nous voir avant le combat ; ils vinrent nous consoler. Au bout de quinze jours, ils eurent rebâti nos carbets à notre insu. Comment peindre nos transports de joie ? Voilà nos chers carbets, où tout est disposé comme auparavant ; les ravages des barbares sont effacés ; la terre est sarclée et replantée ; nos architectes libérateurs ont pourvu à nos besoins par une bonne quantité de cassaves. Comme leur peuplade était trop nombreuse, ils saisissaient cette occasion de s’éloigner sans se séparer. Le fils du roi est chef de cette nouvelle colonie : il a un frère qui ne compte que seize abattis et lui dix-sept. Ils demandèrent à Lisbé la main de ses petites ; Ydoman est promis à leur jeune sœur. Le mariage sera conclu le quatrième jour de la lune du Lama, qui répond au 20 décembre. Mais deux mortelles ennemies se trouvaient en présence l’une de l’autre, Lisbé et Barca. L’une allait être alliée au roi, l’autre était l’épouse du grand mage et la sœur du malheureux Makayabo, assommé par Lisbé dans notre première fête. Barca n’avait point oublié l’injure faite à ses mânes que le roi avait fait jeter aux oiseaux de proie ; elle cachait son ressentiment en étouffant la mémoire de son frère. Lisbé gardait le même silence, sachant comme elle ce qu’elles avaient à craindre et à venger. Lisbé ne m’en avait rien dit mais elle était sur ses gardes pour elle, sa famille et moi.

Le récipiendaire des pyayes et l’épreuve de puberté des filles, sont des cérémonies trop singulières pour n’en pas dire un mot. L’ordination se fit la veille des mariages. Le grand mage fait prendre chaque aspirant par quatre Indiens qui lui gauffrent les bras, le dos, les reins avec un caillou tranchant comme l’acier. Le sang coule sous les doigts des graveurs qui lui impriment des signes hiéroglyphiques ; s’il lui échappe de pousser un cri, ou de froncer le sourcil, il est regardé comme profane, et les jeûnes qu’il a observés d’avance ainsi que les autres épreuves deviennent inutiles. Cette douloureuse opération est la troisième du même genre, toutes sont précédées d’un jeûne des plus rigoureux : pendant trois jours l’aspirant ne se nourrit que d’une petite quantité d’herbes crues. Les sculpteurs sont plus de deux heures à martyriser les patients, après quoi on fait un grand festin aux frais des aspirants à demi initiés. Ils sont au milieu du banc de gazon ; chaque convive les invite à y prendre part ; s’ils acceptent autre chose que des herbes crues, l’épreuve est nulle ; pendant qu’on apporte des liqueurs, ils boivent près de deux pintes de jus de tabac. Cette dernière épreuve, qui est la plus rude, en fait mourir un très-grand nombre. Mais ce noviciat est une règle sans exception.

Le tour des filles de Lisbé vint. Ces victimes sont entre les mains des pyayes qui leur liment les dents en forme de mèche, leur gravent certains signes sur le sein et sur le front. Lisbé les anime par sa présence. Elles restent moins de temps entre les mains des bourreaux ; elles gardent un rigoureux silence, et après l’opération, observent le jeûne des pyayes. Les voilà sanglantes, nues et confuses. Lisbé leur attache à la ceinture une bandelette remplie de fourmis brûlantes, grosses comme des lentilles dont la morsure brûle comme du feu et donne la fièvre. Elles montent au sommet du sura, qui ressemble à nos greniers, pour y rester jusqu’au lendemain soir.

Le repas se prolonge tout le long de la nuit ; au premier chant du coq, les pauvres petites, tremblantes et rouges comme du sang, descendent à la dérobée pour manger dans un angle du sura quelques racines crues, que les mages et la mère leur ont préparées, suivant la coutume. À cinq heures les pyayes s’assemblent ; le père de Lisbé donne la main à ses petites ; Ydoman, Ysacar et son frère, parés de plumes et de couronnes de fleurs, mettent chacun une main dans la droite du mage qui leur fait jurer de s’aimer, de se défendre de leurs ennemis jusqu’à la mort ; se tournant du côté de l’époux, il lui enjoint de creuser un canot, d’aiguiser des flèches et de fournir aux besoins de sa femme et de sa famille ; il prescrit les mêmes lois à l’épouse, ajoutant qu’elle doit suivre partout son maître et son roi. Il appelle les dieux témoins de la promesse des deux parties, et fait signe aux aspirants à la pyayerie de sonner la fête dans toute la peuplade. Une danse courte et expressive prélude le repas du triomphe où les nouveaux pyayes et mariés peuvent s’asseoir. Les femmes sont à part, et n’ont jamais l’honneur de manger avec leurs maris.

Je remarquais que Barca, la femme du grand mage, n’avait jamais été aussi assidue auprès de Lisbé. Je pris cette politesse pour une courtoisie intéressée, mais j’étais loin de deviner juste. Lisbé, qui accueillait tout le monde avec un égal intérêt, me paraissait hautaine à l’égard de celle-ci ; je lui en voulais presque de son peu de prévenance. Les convives, chacun de leur côté, se livraient au plaisir de la table ; Lisbé se trouve ivre, plus que les autres, de joie et de cacheriy : elle avait toujours servi à boire au roi et à ses enfants. Son implacable ennemie saisit ce moment pour verser à boire dans deux couyes à Ydoman, à son frère, à Ysacar et à moi. Je le refusai, car je me trouvais heureusement incommodé… Elle remplit le couye d’Ydoman ; je le présentai aux deux sœurs ; elles burent, puis Eglano, par un souvenir de tendresse, courut embrasser sa mère et lui présenter le vase. Lisbé acheva de le vider. Au bout d’une demi-heure, Eglano, sa sœur, sa mère et le pauvre Ydoman poussaient des cris affreux. Une soif ardente les consumait, leurs lèvres étaient violettes et arides, elles se roulaient par terre, voulaient s’ouvrir les flancs pour arracher ce qui leur déchirait les entrailles. Leurs yeux hagards et les crises qui les agitent ne permettent plus de douter qu’elles ne soient empoisonnées.

Ces quatre victimes se roulent sur le sable en confondant leurs larmes et leurs bras ; Lisbé et ses enfants sentent quelques relâches, se soulèvent pour s’embrasser en pleurant ; Eglano et sa sœur tendent une main défaillante à leurs époux consternés et stupéfaits. « Hélas ! dit la mère à Ysacar, auguste prince, prenez soin de cet étranger, je lui dois la vie. » Le roi tenait Eglano entre ses bras, elle expira ; un dernier accès prit à Lisbé qui suivit ses enfants.

La femme du grand mage fut mise à mort malgré les imprécations de son époux qui nous menaça du Tamouzi et de l’Hyrouca. Elle avait aussi empoisonné les deux jeunes rois, mais ils furent sauvés par les soins d’un autre pyaye, qui leur donna secrètement du contrepoison. La pâleur de la mort était sur leur front ; ils restèrent longtemps plongés dans un sommeil léthargique. Le lendemain ils revinrent à eux, firent poursuivre le grand mage et ses enfants qui s’étaient sauvés dans un canot. La peuplade revint ensuite aux carbets pour rendre les derniers honneurs aux morts. Le roi les appela plusieurs fois ; voyant qu’ils ne répondaient pas, il leva le coin de la natte et commença à se douter qu’ils étaient morts. Les Indiens se persuadent difficilement que ceux qu’ils aiment se séparent d’eux ; souvent ils n’enterrent leurs morts que quand ils sont à moitié pourris.

Lorsque la tombe des malheureux fut fermée, je témoignai au roi le désir de quitter ce séjour de douleur ; il y consentit avec peine. Le lendemain, à la pointe du jour, un petit canot m’attendait au bord de la rivière de Konanama, qui roule une eau noire dans un lit resserré par des montagnes et couvert d’arbustes épais et croisés les uns sur les autres. Nous suivions le fil de l’eau ; quand nous fûmes auprès du premier saut, les Indiens qui m’accompagnaient me chargèrent sur leur dos pour me mettre à terre. Nous entendions l’eau qui tombait avec un bruit affreux ; le lit de la rivière était obstrué par des montagnes qu’elle franchissait en formant des cascades qu’on appelle sauts. Mes guides se laissèrent aller au courant, et tombèrent en riant dans l’écume.

Nous mouillâmes sur les bords de Konanama. Je m’y arrêtai quelque temps à fixer les ruines des carbets de mes compagnons ; j’en pris le plan. Les Indiens retournèrent à leur village et moi à Sinnamary et de là à Koroni, sur les bords de la mer, à 14 lieues au nord-est de Cayenne.