Voyage à Aix-Savoie, Turin, Milan, retour par la Suisse, en 1859/22


CHAPITRE XXII.


Dijon. — Paris. — Abbeville.

Le 30 septembre, je me réveille bien reposé. J’étais couché dans un lit français, j’avais dormi, oui ! dormi tout-à-fait, ce qui ne m’était pas arrivé de longtemps, à mon grand ennui.

Ah ! que veiller est métier rude !
Et combien c’est bon de dormir !
Si ce n’est la béatitude
Que Dieu promet pour avenir
Aux élus dont l’unique étude
Fut de l’aimer et le servir,
Ce doit en être le prélude.

Mourir, au fait, me déplaît fort,
Mais qu’on est bien dès qu’on est mort !
Si douce est la métamorphose
Qu’à peine a-t-on sauté le pas,
Puis un peu goûté de la chose,
Qu’on ne veut plus rien ici-bas
Que le nid où l’on vous dépose.

Mes bons amis, ayez bien soin
Qu’on n’embarrasse pas ce coin

Du platras de l’apothéose :
De marbre ici point n’est besoin.
Qu’à l’aise y fleurisse le foin !
Surtout pas de vers ni de prose,
Ni Requiem à grand fracas.
Je ne voudrais, à mon trépas,
Que les oiseaux pour virtuoses :
Tout seuls ils feront bien les choses.
Aux lauriers je ne prétends pas,
Mais laissez-y croître les roses.

Dijon était pour moi une ville nouvelle, et je ne veux pas la quitter sans l’avoir au moins entrevue.

Près de l’hôtel où je loge sont une porte en arc-de-triomphe et une place bien plantée. La rue où est l’hôtel est large et régulière : c’est une belle rue.

La cathédrale, dédiée à sainte Bénigne, est d’un bon style. La flèche est surtout renommée pour sa légèreté. Sa cime ou pointe est à cent mètres du sol.

Derrière, on a découvert, en 1858, l’ancienne église. Il paraît qu’il y a quelque danger à la visiter, car le gardien, d’après sa consigne, ne veut point m’y laisser entrer, pas même regarder : il donne pour raison que si j’y regardais, cela donnerait envie aux autres d’y regarder aussi. — Sur ce, je lui demandai quel inconvénient il trouvait à cela. — Il me répondit qu’il était inutile de regarder ce qu’on ne devait pas voir. — Notre gardien était un homme logique. D’ordinaire la nature humaine l’est beaucoup moins, car il n’est personne qui n’ait envie de voir ce qui lui est défendu de regarder, et vous en aurez la preuve par cette simple expérience : pratiquez une petite ouverture dans un mur quelconque, en un lieu qui ne soit pas trop en vue, et écrivez dessus en grosses lettres : il est défendu de regarder par ce trou ; vous pouvez être assuré que sur vingt personnes qui passeront, il y en aura dix-huit qui, après s’être assurées que nul ne les guette, iront poser leur œil à l’ouverture.

Les promenades de Dijon sont belles et nombreuses : il y en a partout. Dans l’une, on me fait voir un arbre ayant quinze mètres de tour à sa base et sept mètres et demi à hauteur d’homme. La promenade dite le Parc est magnifique et s’étend à plus d’un kilomètre ; un beau jet d’eau est à l’entrée.

L’église Saint-Pierre, terminée en 1851, est simple, mais d’un bon goût. Le Chemin de la Croix, ou une suite de tableaux qu’on nomme ainsi, peintures à fond doré du style bizantin, est, comme toujours, assez mal dessiné, mais il s’harmonie avec les vitraux et ne gâte rien.

L’église Notre-Dame est fort belle. Sa façade, qui date du XIIIe siècle, est fort curieuse. Ses colonnettes sont surtout d’un charmant effet, ainsi que ses trois portes à ogives formant arcades et vestibules. Sur la tour est un jaquemar à trois figures : le père frappe les heures, la mère les demies, et l’enfant les quarts.

L’église Saint-Michel a un portail remarquable : c’est une façade avec trois voûtes et trois portes à médaillons ayant chacun une figure qui ressort en bosse. Cette entrée est vraiment magnifique ; l’intérieur n’y répond pas.

La rue principale, dont le nom m’échappe, est celle où est le théâtre. L’église Saint-Michel y fait face. La place d’Armes, belle aussi, quoique petite, y aboutit. Un vaste palais, dans le style moderne, forme un des côtés de la place d’Armes ; il se nomme, je crois, le Palais des États.

La bibliothèque communale est riche de quarante-cinq mille volumes. Je vais faire une visite au bibliothécaire qui m’en fait gracieusement les honneurs.

Rentré à l’hôtel, je déjeûne à table d’hôte avec trois voyageurs : nous n’étions donc que quatre à une table garnie comme pour dix. L’un de ces voyageurs, négociant probablement, pouvait avoir trente ans, grand, rouge et frais ; au total, un bel homme et d’assez bonnes manières, à sa voracité près. Je n’ai jamais vu un tel mangeur : avant qu’on ne servît les plats de résistance, il commença à attaquer les hors-d’œuvre, beurre, radis, olives, anchois, etc., placés de distance en distance pour la consommation de tous. Il eut bientôt vidé ceux de ces petits plats qui étaient à sa portée. On sert un énorme chapon rôti. Le domestique le découpe ; j’en prends un petit morceau, car la table se couvre d’autres mets ; mes deux voisins en font autant. Notre glouton en prend une portion, puis une seconde, une troisième et une quatrième ; quand nous voulûmes revenir à la bête qui était excellente, il l’avait complètement engloutie.

Cependant on avait placé d’autres assiettes de hors-d’œuvre pour de nouveaux convives qu’on attendait et dont les couverts étaient mis à peu de distance de nous. Notre mangeur, avec son couteau, parvenait à les attirer à lui, et, comme les premiers, tous y passèrent.

Un beau poisson, des légumes et deux plats sucrés se succédèrent. À peine étions-nous servis qu’il s’emparait du reste et n’en laissait miette. Les autres voyageurs et moi-même étions en extase devant un pareil appétit qui, certes, s’il était ordinaire chez les convives, mettrai bien vite à l’aumône tous les hôteliers.

Durant tout mon voyage, c’est à Dijon, à l’hôtel de la Cloche, que j’ai été le mieux logé, le mieux couché et le mieux nourri, et au prix le plus modéré.

Les fruits sont bons à Dijon ; les pêches dites des vignes sont petites, mais très-parfumées. Cette ville est renommée pour sa moutarde et son pain-d’épice, mais, comme on vient de le voir, elle a d’autres mérites.

À midi, je veux prendre le train de Paris : tout est plein, et ce n’est qu’à grand’peine que j’y trouve une place. J’y étais bien installé, quand une jeune et jolie femme vient la réclamer. Je la lui rends, et je ne savais plus où me mettre, lorsqu’un voyageur descendit du wagon, et je me trouvai à côté de la dame. En face de moi étaient un aspirant de marine et quelques individus insignifiants ou somnolents.

Les environs de Dijon, de ce côté, offrent peu de maisons de plaisance et d’usines, mais les champs sont bien cultivés, et les vignobles, où l’on aperçoit des pêchers, sont nombreux.

Je remarquais que ma gentille voisine, chaque fois qu’un employé venait à la portière, s’efforçait de cacher quelque chose, mais je ne pouvais deviner quoi. Bientôt je vis que ce quelque chose remuait : était-ce un enfant ? Alors il devait être bien petit. Cependant cela m’intriguait. Elle s’en aperçut, releva son châle, et aussitôt deux yeux noirs, brillant comme des escarboucles, se fixent sur les miens pour savoir si je suis ami ou ennemi : or, ils ne s’y trompèrent pas, et je vis à l’extrémité opposée quelque chose s’agiter : c’était une queue blanche et soyeuse, attachée à la croupe du plus joli animal qu’on pût voir. Alors la jeune femme me dit que c’était une chienne de la Havane qui ne la quittait jamais, mais qu’elle n’osait laisser voir aux employés qui, pour obéir au règlement, enverraient la bête au compartiment des quadrupèdes où elle avait aperçu des gueules capables d’avaler d’un seul coup la pauvre petite havanaise que j’aidai à cacher durant le reste de la route. Elle s’y prêtait de son mieux : reconnaissant bien les uniformes des employés, dès qu’il en venait un à la portière, elle disparaissait dans les plis de la crinoline et ne bougeait plus. Une fois elle lui montra les dents, mais quand il eut le dos tourné.

Grâce à la gentillesse de ma voisine, la traversée de Dijon à Paris me sembla courte. Cette jeune femme, à la physionomie méridionale, parlait purement le français, mais avec un accent étranger qui n’était pas sans attrait. À quelques mots qui lui échappèrent, je pensai qu’elle était attachée à la maison de la reine d’Espagne. Sans être une beauté, sa figure plaisait ; elle avait de l’instruction et ne manquait pas d’esprit. Elle finit par me demander mon nom. Je lui présentai ma carte, espérant qu’en retour elle m’offrirait la sienne, mais elle n’en fit rien, et j’en fus pour mes frais de curiosité.

Arrivé à Paris, j’eus quelque peine à me loger convenablement. Paris laisse encore à désirer sous ce rapport, même dans les meilleurs hôtels, et en payant fort cher on est toujours à l’étroit : j’aime les maisons où l’on respire.

Je commence à croire que les bains d’Aix, quoique je les aie pris en conscience, m’ont été d’un médiocre secours. Je marche assez bien, mais j’éprouve une douleur à la nuque qui me fatigue et m’attriste.

Grand Esculape et vous Hygie,
Vous docteur en thérapeutie,
Source où tous les matins je bois
Le calice jusqu’à la lie,
Bains tièdes, bains chauds et bains froids,
Douche, ainsi qu’un bouquet d’ortie
Mordant ma chair endolorie,
Qu’avez-vous donc fait de ma peau ?
En la voyant noire et meurtrie,
Tel qu’un noyé sortant de l’eau,
Voulez-vous donc que je dédie
Un autel à ce dieu nouveau
Créateur de l’hydromanie ?
Non ! je n’ai qu’à mordre mes doigts,
Car au lieu d’un mal, j’en ai trois :
Le remède, la maladie,
Plus les écus que je vous dois.

Le lendemain, je me lève débarrassé de mes douleurs, mais je tremble qu’elles ne reviennent : rien ne me fait plus peur que les bobos. Une bonne maladie vous absorbe, vous endort : on laisse l’inquiétude au médecin et aux amis, c’est leur affaire : tant pis pour eux s’ils se désolent. Quant aux bobos, c’est différent : on hausse les épaules si vous vous plaignez ; on pouffe de rire si vous criez ; bref, on finit par vous mettre en colère ; mais c’est un remède aussi bon qu’un autre, meilleur même, car il calme la douleur comme par enchantement ; cependant, vu qu’on ne peut pas se tenir toujours dans cet état, le mal ne tarde pas à revenir.

Cette douleur à la nuque, que tout le monde a plus ou moins éprouvée, car elle vient d’un excès de travail comme d’un trop long repos, n’est pas des plus vives, mais elle est abrutissante. Dans ma jeunesse, j’en ai souffert longtemps ; elle s’est affaiblie en vieillissant. Néanmoins j’en ai grand’peur : lorsque j’en éprouve des atteintes, tout me paraît couvert d’un voile noir. Au surplus, elle a son dédommagement, et elle n’est pas plus tôt passée, que tout semble couleur de rose.

Je vais au théâtre Saint-Martin pour en retirer une pièce en cinq actes que j’avais écrite à Vichy en 1857 ; elle est intitulée : les Lingots, ou le retour de la Californie. La chose faite, je l’ai abandonnée à la grâce de Dieu qui ne l’en a pas comblée, car, de main en main et probablement de refus en refus, elle est arrivée, je ne sais trop comment, chez ledit saint où elle dort depuis bien des mois. Cependant je n’étais pas fâché de recouvrer mon manuscrit : j’en ai ainsi perdu plus d’un, et, par suite, je me suis aperçu qu’il y avait toujours eu là quelqu’un pour les trouver. À la suite des armées, on rencontre d’ordinaire un certain nombre de soldats traînards, lesquels, sauf leur personne, ne laissent rien traîner. Napoléon Ier les nommait les fricoteurs ; il les aimait peu, et de temps en temps, pour l’exemple, il en faisait une fricassée. La littérature a également ses fricoteurs qui, eux aussi, ne laissent rien perdre ; grande armée dont Paris est le quartier-général, corps spécial qui n’est pas riche en idées, mais qui a un talent particulier pour exploiter celles des autres et les accommoder au goût du jour. Sans doute tous ne sont pas des Vatel, et il en est qu’on pourrait, sans trop de sévérité, qualifier de gargotiers, mais il en est aussi qui ont porté leur art à une grande hauteur et qui sont ce que je nommerai les cordons-bleus du métier. Connaisseurs en bons morceaux, habiles à les cuisiner et à les servir à point, ils savent merveilleusement, sans avoir rien mis du leur, en composer une menu très-présentable.

Admirateur de toutes les supériorités, même en cuisine, loin de moi le désir de les voir traiter ainsi que faisait l’Empereur à l’égard des fricoteurs militaires ; mais comme cette littérature à la tire, où les mains jouent plus que la tête, rapporte d’assez jolis profits à ceux qui la pratiquent, il serait peut-être juste qu’ils fissent une petite part d’auteur aux pauvres ours dont ils ont emprunté l’esprit et mis en œuvre les idées.

Mais j’en étais à mon manuscrit ; il s’agissait de le découvrir dans ce dédale qu’on nomme un théâtre. Le concierge, à qui je m’adresse, m’indique ou croit m’indiquer le bureau de l’archiviste ou conservateur des papiers, et me voilà en quête, me rappelant semblable recherche que j’avais faite quelque trente ans avant pour retrouver aussi le manuscrit d’un opéra perdu dans les abîmes du théâtre Feydeau. Le soleil ne paraît pas être l’ami des salles de Paris : soit dégoût pour l’odeur de l’huile, soit qu’il ne veuille pas faire concurrence au gaz, enfin soit qu’en sa qualité de poète ayant présenté quelque pièce qui n’a pas été reçue, il leur porte rancune, jamais il ne pénètre dans leurs corridors, et je n’avais pas fait dix pas, qu’engagé dans un couloir obscur conduisant à dix autres, je me trouvai à quia, comme Thésée ayant perdu le fil d’Ariane, et, de toutes ces ouvertures aussi sombres que poudreuses, je ne savais laquelle prendre. Je vais frapper à dix portes, mais on ne répond nulle part. Enfin une onzième s’agite : une voix me répond sans m’ouvrir que le bureau de l’archiviste n’est pas à cet étage et qu’il faut monter plus haut.

M’y voici, non sans m’être cogné dix fois la tête aux angles que je rencontrais à chaque pas. Ici, l’obscurité était telle, que j’en étais venu à tâter les murs pour savoir s’il y avait des portes. Enfin, j’en trouve une. Je frappe. On ouvre, mais ce n’est point encore le cabinet de l’archiviste : il faut redescendre et prendre un autre escalier.

À bout de patience, j’allais renoncer à ma recherche, quand j’entends le bruit de quelque chose qui approchait : c’était un être vivant et dont j’appréciai surtout l’humanité lorsqu’il me dit qu’il allait justement dans le quartier des archives et que je pouvais le suivre, ce que je fis de grand cœur.

Enfin, sous la conduite de cet homme bienveillant que je sus être l’allumeur chargé d’éclairer les passages les plus difficiles, j’arrivai à la porte tant cherchée, où, après avoir discrètement frappé, je fus autorisé à pénétrer par ce cri de bon augure : entrez.

L’archiviste ou son suppléant, le chapeau sur l’oreille, et qui y tenait bien, car il ne l’ôta pas à mon salut, était assis à une table, bâillant comme fait à Paris tout commis d’administration sur son siége ou dans l’exercice de ses fonctions. Je lui demandai respectueusement le manuscrit d’une pièce en cinq actes, intitulée : les Lingots, ou le retour de la Californie. Il me dit qu’il n’en avait pas connaissance et que probablement c’était à un autre théâtre qu’elle avait été déposée ; et, là-dessus, il me fit une salutation qui voulait dire : votre audience est terminée, voici la porte. Mais je ne voulus pas avoir fait tant de chemin pour rien : j’insistai.

Voyant qu’on ne se débarrassait pas ainsi de moi, il ouvrit un registre et vit qu’en effet elle y était inscrite. Je le priai donc de me rendre le manuscrit. Il me répondit qu’il le chercherait et que je pourrais repasser dans huit jours. Je me récriai. Alors il m’invita à revenir dans quatre jours. Je refusai même ce terme : je lui dis que, partant le lendemain, il me fallait mon manuscrit. Alors il se décida à ouvrir ses cartons dont je comptai une vingtaine, tous remplis à comble. Il n’y vit rien qui me concernait.

Il sonna. Un homme parut. Il l’envoya au magasin prendre une liasse dont il lui indiqua le numéro. L’homme revint un instant après ; il en avait sa charge. On trancha la corde : quelques douzaines de cahiers s’éparpillèrent sur le plancher. Le mien n’y était pas.

Le porteur reficela le tout et s’en fut chercher un autre paquet de même grosseur, sans plus de succès, et pas davantage dans un troisième. Enfin, au quatrième, je fus plus heureux, et, sous un pouce de poussière et une enveloppe de toile d’araignée, je reconnus mon manuscrit, un peu noir, mais vierge et revêtu du même papier, lié avec le même ruban et serré par le même nœud que j’avais fait moi-même. Je remerciai l’archiviste et repris mon cahier en le félicitant sur sa bonne conservation ; puis je sortis en plaignant ce digne homme chargé de lire ces montagnes de papiers, si toutefois c’était lui qui était condamné à cette peine, ce dont je doute, car à faire un pareil métier, il n’aurait pas eu le teint si frais.

Je compris alors l’antipathie que les secrétaires, archivistes, administrateurs et directeurs de théâtre doivent avoir pour les manuscrits et leurs auteurs : c’est une pluie souvent mêlée de tuiles qui leur tombe incessamment sur la tête, et, certes, il faut l’avoir dure pour y résister. Les titres que j’avais aperçus en remuant cette poussière dramatique, les quelques phrases que j’y avais lues, m’avaient donné une idée de la valeur du reste. Sans doute il peut se trouver une perle dans ce fumier, mais c’est un quaterne à la loterie, et la chance est si faible qu’on s’explique comment on ne s’expose guère à la courir. On peut donc calculer que sur vingt manuscrits qui sont envoyés ou présentés à un théâtre parisien, il y en aura les deux tiers qui ne seront pas même ouverts, et la moitié de l’autre tiers qui ne seront pas lus jusqu’au bout ; enfin, que sur la dernière moitié du dernier tiers, un seul peut-être arrivera jusqu’au comité de lecture, si toutefois l’auteur, habitant Paris, a été fortement recommandé au directeur, et qu’il n’aura pas négligé de venir au moins dix fois relancer le secrétaire chargé de l’examen préparatoire.

Lorsque je quittai l’archiviste, qui était redevenu bon enfant et qui, en résumé, avait mis de la complaisance dans cette recherche, laquelle avait demandé une grande heure, il me dit : « Votre pièce, fût-elle reçue chez nous, à quoi bon ? Nous en avons qui, depuis trois ans, attendent leur tour, et qui l’attendront trois ans encore, si elles ne l’attendent pas toujours. »

Le fait est qu’y eût-il cent théâtres à Paris, jouant tous les jours une pièce nouvelle, ils ne pourraient pas satisfaire tous les auteurs, c’est-à-dire représenter tout ce qu’on leur apporte chaque année, car il n’est pas d’écolier, n’eût-il obtenu qu’un prix de sixième, qui, dans notre bonne France, n’ait fait sa pièce de théâtre.

J’achevai ma journée en visites plus ou moins d’obligation, mais, pour la grande majorité, à des personnes que j’ai toujours du plaisir à voir, et ce qui le double, c’est qu’elles semblent le partager. Je pus apprécier encore ici l’hospitalité parisienne, car dans cette journée je reçus sept invitations à dîner, les unes pour le jour même, les autres pour le lendemain. Je répondis à tous, pour ne pas faire de jaloux, que j’étais invité, et je fus, comme de coutume, dîner au restaurant.

Le 2 octobre, je vais au jardin-des-Plantes, auquel je consacre au moins un jour à chacun de mes voyages à Paris. J’y vois M. Geoffroy Saint-Hilaire, M. Flourens, ainsi que M. Valenciennes, bien triste, bien affaissée de la mort de sa femme. On parle beaucoup à Paris de mes découvertes antédiluviennes, mais l’Académie des Sciences n’en dit mot.

Je vais dîner aux Frères-Provençaux, et je me trouve à côté d’une famille composée du père, de la mère et des enfants. Le père est jeune et beau, et ses enfants lui ressemblent. La mère est jolie aussi, mais je n’ai jamais vu de mine plus chipie, et elle n’était pas trompeuse : lorsque le père et les enfants semblaient contents de tout, elle ne trouvait rien de bon et cherchait noise au garçon. L’époux paraissait accoutumé à cette humeur, car il n’en conservait pas moins sa figure placide. Mais la pauvre dame reçut une cruelle leçon : à une table voisine dînaient deux messieurs décorés, d’un certain âge, et dont la tournure annonçait des officiers supérieurs. Ces criailleries de la dame paraissaient les ennuyer beaucoup. Enfin l’un d’eux, n’y tenant plus, se leva en disant à haute voix au garçon : « Portez nos couverts un peu plus loin ; il est impossible de demeurer là où est madame qui a oublié sans doute qu’elle n’est pas chez elle. » — La leçon était dure, mais elle était méritée.

Le 3, je fais quelques courses autour de Paris, et je m’arrête à Passy, chez mon vieil ami Jules Janin, qui sait si bien allier la science à l’esprit.

Toutes mes affaires et visites faites, je n’avais plus qu’à retourner chez moi. Le 4 octobre au matin, je suis au chemin du Nord. Je trouve dans le train express allant à Abbeville, où est son régiment, le lieutenant-colonel vicomte de Ménibus, homme excellent et tout aimable, et M. de Saint-Léger, chef d’escadron, également de ma connaissance : aussi la conversation ne tarit pas, et je regrettais presque d’aller si vite.

À midi, j’étais chez moi. J’y retrouve mon coin du feu et ma table qui n’est jamais bien somptueuse, mais j’y mange de meilleur appétit qu’ailleurs.

Parti d’Abbeville le 11 août 1859, j’y suis rentré le 4 octobre.


FIN.