Voyage à Aix-Savoie, Turin, Milan, retour par la Suisse, en 1859/20


CHAPITRE XX.


Genève, ses édifices, ses habitants.

Le 28 septembre, en me levant, mon premier soin fut de regarder où j’étais. Je n’avais pas à m’en plaindre : ma chambre avait vue sur le lac, le port et la ville.

Je prends un guide pour revoir, après tant d’années, la cité devenue toute neuve pour moi ; je ne m’y reconnais nulle part. Je n’en suis pas fâché, car où en serions-nous si l’on n’oubliait rien ?

Quand d’un défaut de mémoire
On se plaint, je dis : tout beau !
Si telle page d’histoire
Ne nous sortait du cerveau,
Il faudrait ou n’y plus croire
Ou bien se jeter à l’eau ;
Mais le temps étend son aile
Sur le passé qu’il nivelle,
Et, couvert de son bandeau,
Du vieux il fait du nouveau.
Gardons-nous donc bien de geindre
Si rien ne reste debout :

L’homme serait trop à plaindre
S’il se souvenait de tout.
La mère de la science,
Qu’est-ce ? sinon l’ignorance ;
Et si savoir c’est sentir,
Apprendre est donc un plaisir.

Genève, dont la population est aujourd’hui de quarante mille âmes, doit sa richesse à l’industrie. On y compte plus de grandes fortunes que dans des villes plus considérables. Mais un autre titre dont les Genèvois sont très-fiers, et avec raison, c’est le grand nombre d’hommes éminents dans les lettres, les sciences et les arts qu’a produits leur ville, où l’instruction est peut-être plus générale que dans aucune autre.

La science y attire cependant bien moins d’étrangers que sa position, l’une des plus belles de l’Europe. Néanmoins, c’est plutôt une ville de commerce que de plaisir, et avec tout son mérite et son savoir, la société ne passe pas pour y être amusante. Les Genèvois sont renommés pour leur habileté en affaires et leur tact en politique : la haute diplomatie s’y est souvent recrutée. Ils joignent à la finesse italienne la volonté et la ténacité suisses : aussi font-ils souvent fortune.

Mon cicérone me conduit d’abord à la cathédrale dont l’origine est fort ancienne, car on prétend qu’elle est bâtie sur l’emplacement d’un temple romain. Sa construction date du IXe siècle. On y voit, entr’autres tombeaux, celui de Henri duc de Rohan, exilé par Richelieu comme protestant, et tué à Rheinfelden. Il est auteur de plusieurs ouvrages sur l’art de la guerre, ouvrages estimés de son temps et que l’on consulte encore.

Une autre célébrité française repose dans cette même église : Théodore-Agrippa d’Aubigné, aïeul de Mme  de Maintenon. Protestant zélé comme le duc de Rohan et, comme lui, auteur de divers ouvrages, notamment d’un livre sur l’histoire de 1550 à 1617, il fut aussi exilé et mourut à Genève en 1630.

Les stalles des chanoines, devenues les siéges des pasteurs et des membres du consistoire, attirent également les regards, mais moins que le fauteuil de Calvin qu’on y montre aussi.

Comme architecture, cet édifice n’a rien qu’on puisse comparer aux belles églises d’Italie et à nos cathédrales gothiques de France. Son emménagement puritain ne flatte pas l’œil. La Réforme n’a pas embelli les églises et, sous le rapport des arts, elle a été, jusqu’à certain point, la réforme du bon goût. Mais, d’un autre côté, il faut dire qu’elle a fait faire un grand pas à l’industrie, et que si elle déclara la guerre au commerce des indulgences, elle a donné un grand élan à la spéculation honnête et, par cela même, utile. La France, comme l’Allemagne et la Suisse, lui a dû beaucoup sous ce rapport.

On me fait voir la maison de Calvin, auquel, bien que Picard et malgré son titre de pape de Genève, je ne pardonne pas le meurtre de Servet. Ce n’était guère la peine de faire une réforme pour imiter l’inquisition, rallumer les bûchers et frapper Genève du stigmate d’un auto-da-fé.

Cette maison de Calvin a subi aussi sa réforme : elle a été si souvent réparée qu’il n’en reste que l’escalier. En le montant, je me demandais quelle devait être la pensée de cet homme après l’assassinat juridique qu’il venait de commettre. Était-ce la joie du triomphe, ou le remords d’une mauvaise action ? — C’était la joie sans doute : politique ou religieux, le fanatisme, tant que l’accès dure, n’a pas de remords. Les mégères marseillaises, que j’ai citées, n’en avaient pas ; elles se croyaient de saintes femmes et communiaient tous les jours. Jacques Clément, en poignardant Henri III, pensait faire une œuvre pie ; et tel des massacreurs de septembre, applaudi par la populace et fêté par les ordonnateurs de cette boucherie, a pu, pendant vingt-quatre heures, se considérer comme un héros et l’un des sauveurs de la patrie. Si quelques-uns travaillaient pour de l’argent — et quel argent ! deux francs par jour, — les autres le faisaient par pur zèle et pour l’honneur de la chose, afin de pouvoir s’en vanter. Plusieurs individus ne se sont-ils pas glorifiés d’avoir tué l’archevêque de Paris ? Ils mentaient : on n’a jamais connu le véritable meurtrier ; il est même à croire qu’il n’y en eut pas, et qu’il fut atteint par une balle perdue ou qui ne lui était pas destinée.

Au musée, on s’est occupé principalement de former la collection zoologique des animaux du pays : ours, chamois, bouquetins, marmottes, etc. La série des poissons du lac est complète ; on y remarque une truite de vingt-deux kilos. Il est certains poissons qui croissent indéfiniment, il suffit de les laisser vivre ; mais un poisson mourant de vieillesse est certainement chose rare. Cela ne doit jamais arriver dans le lac de Genève : on leur laisse à peine le temps de grossir. On y voyait autrefois des brochets de vingt-cinq kilos ; on n’en rencontre plus. On y pêche encore des carpes de quinze kilos. Les saumons ne s’y montrent qu’accidentellement. C’est la ville qui loue la pêche : elle produit chaque jour de deux cent cinquante à trois cents kilos de poisson. Au lieu de rejeter à l’eau les femelles et le fretin, on garde tout, ce qui finira, si l’on n’y veille, par ruiner la pêcherie.

Le beau poisson est porté à Lyon. Ici, dans les hôtels, on ne sert guère que des poissons pesant à peine un kilo et le plus souvent beaucoup moins, et pas toujours frais. Ajoutons qu’on les accommode fort mal ; en revanche, on les vante beaucoup.

On montre aussi, dans ce musée, un éléphant empaillé qui, en 1827, s’étant échappé d’une ménagerie, se mit à courir la ville où, attiré par l’odeur des alcools, il a enfoncé la devanture de la boutique d’un liquoriste, y a débouché des bouteilles de liqueur comme il était accoutumé de le faire au cirque, et s’est enivré jusqu’à la fureur. Il a saisi son cornac qui voulait le ramener, le lança en l’air et acheva de le tuer. Étant entré dans la rue qui conduit à l’arsenal, on en a ouvert les portes, et on l’attaqua à coups de fusil, mais sans effet. On en est venu à une pièce de six, et on l’a tué en tirant sur lui à dix pas.

Mon conducteur me dit que cet évènement s’était renouvelé en avril 1838, et qu’on l’attribuait à la même cause, c’est-à-dire au vin ou à la liqueur qu’on faisait boire à l’animal durant les représentations ou exhibitions qui avaient lieu à toutes les heures du jour. La cervelle des bêtes, quelque grosses qu’elles soient, ne résiste pas plus que la nôtre à ces libations continues dont les éléphants sont d’ailleurs très-friands. Le premier était un mâle ; cette fois, c’était une femelle ordinairement très-douce. On fut également obligé de la tuer : ce fut dans les fortifications que l’exécution eut lieu.

Enfin, le narrateur prétendait qu’en 1856 un troisième éléphant était aussi devenu furieux à Genève, et il n’avait pas bu. Est-ce l’air vif des montagnes qui en était cause ? Dans ce cas, Annibal a eu fort à faire quand il y faisait voyager les siens, et je ne m’étonnerais pas qu’on retrouvât leurs os sur la route. Ceci pourrait donner raison au naturaliste de l’autre siècle qui démontrait si logiquement et surtout si savamment que les os fossiles d’éléphant qu’on rencontre dans les couches transalpines ne pouvaient être que ceux des animaux du général carthaginois. Voltaire lui-même avait, dit-on, adopté cette opinion.

L’arsenal, comme tous ceux de la Suisse, renferme de belles armures anciennes. Il n’est aucune ville en Europe, et probablement au monde, qui ait, relativement à sa population, autant d’établissements utiles, d’institutions publiques, de sociétés d’instruction, d’écoles, de pensionnats, enfin de moyens d’enseignement que Genève. Sciences, arts, industrie, commerce, on peut tout y apprendre, et ceci à peu de frais et bien souvent gratis. On compte soixante mille volumes dans la bibliothèque publique, et six cents manuscrits, parmi lesquels il en est de fort précieux, notamment les Homélies de saint Augustin, sur papyrus du VIe siècle.

Genève, comme nos villes de France, et surtout par l’exemple de Paris, songe à s’embellir et s’étendre. À cet effet, on détruit les fortifications devenues assez inutiles à notre époque.

Je vais faire une visite à M. Pictet. Il était en voyage et, à mon grand regret, je n’ai pu le voir.

Je reconnais la maison de feu mon ami le comte de Sellon, mort trop tôt pour la science et pour l’humanité. Il consacra toute sa vie à prêcher la paix universelle, mais vox clamantis in deserto. C’est que pour l’obtenir il faudrait d’abord changer les hommes en anges : encore en a-t-on vu de batailleurs.

Le musée, fondé par le général Rath dont il porte le nom, a bien aussi son intérêt. En outre des œuvres des peintres genèvois, il y a des tableaux des grands maîtres.

Je visite encore quelques établissements, une église, une synagogue, etc. Je suis reçu partout avec une urbanité parfaite.

Du pont des Berques, on a la vue de l’île de Jean-Jacques et du port, et en se retournant, celle du Mont-Salève, du Mont-Blanc, de l’Aiguille du Midi, de l’Aiguille Verte, de celle de Tanninges, etc. C’est ici le pays des vues et des promenades.

D’un autre point plus élevé, je distingue la jonction de l’Arve et du Rhône, l’Arve aux eaux blanches, le Rhône aux eaux bleues, et Carouge, qui sera bientôt faubourg de Genève. À mes pieds est un pont de fer, et au loin, une vaste étendue de jardins légumiers ressemblant à un damier. À gauche, dans les rochers sur le Rhône, de petits vignobles et un bois. À droite, les montagnes.

À gauche, on me montre aussi l’asile des vieillards où, pour trente francs par mois, on a logement, déjeûner de café au lait et pain ; à midi, potage, légumes et rôti ; à quatre heures, café, pain et beurre ; à huit heures, riz au lait, fromage et pain. Pour boisson, un carafon de vin à dîner et un autre à souper.

En faisant un mouvement, nous voyons d’autres montagnes, des glaciers, et encore le lac sur lequel la vue s’étend au loin ; le Rhône, l’Arve, des maisons de campagne, notamment celles de M. Dufour, de M. Robert Peel, de M. Bartolony qui a donné cent mille francs à la ville pour un jardin botanique.

Je reconnais, à distance, la colline où est la campagne de mon ami et compatriote le comte de Riencourt.

Tout ceci forme un magnifique ensemble.

Au total, j’ai bien employé mon temps à Genève. J’avais une bonne voiture et un cocher qui connaissait les lieux, enfin un cicérone qui avait une certaine instruction. Ils m’ont fait voir, en quelques heures, ce que, seul, je n’aurais pu visiter en trois jours : il est vrai que j’étais favorisé par un temps magnifique.

Les hôtels de premier ordre sont fort chers à Genève. Les salons sont riches, les valets parfaitement mis, les tables couvertes, comme en Angleterre, de cloches d’argent ou de plaqué, sous lesquelles les plats restent invisibles, et qui le sont presqu’encore lorsqu’on enlève ces brillantes couvertures qui cachent toujours une trahison. La vérité est que les dîners dorés de Genève, qui coûtent quatre francs à table d’hôte, sans compter le vin, ne valent pas même les dîners de deux francs de Paris. Cependant la vie n’y doit pas être chère, si j’en juge à ce qu’on donne pour un franc par jour à l’asile des vieillards, et aux prix indiqués pour les hôtels de deuxième et troisième ordres.

Ces grands hôtels, en résumé, gagnent peut-être moins que les petits en faisant payer le double, car il est certain que ce luxe d’appartements, de meubles, de domestiques doit entraîner une mise de fonds considérable. Ils spéculent sur la vanité, ce préjugé des voyageurs de qualité qui font moins attention aux mets qu’aux plats qui les contiennent, et qui feraient la grimace devant l’ambroisie même, si on la leur servait dans un vase de terre.

On a aussi à Genève, comme dans les hôtels de Londres, pour dédommagement d’un dîner léger, l’abondance et même la surabondance des couteaux et fourchettes qu’on vous sert à poignées ; mais je m’arrange mieux de ce surcroit d’outils culinaires que de celui des gens de service qui semblent là moins pour vous aider à manger que pour vous en empêcher : lents à remplir votre assiette, ils sont d’une prestesse singulière à vous en débarrasser, et si vous avez la moindre distraction, vous ne trouvez plus devant vous qu’une assiette avec une douzaine de couteaux.

J’ai à table, en face de moi, un Anglais à grande barbe, à figure distinguée et accompagnant deux dames. Il demande une demi-bouteille de vin de Champagne et une bouteille vide ; il verse son champagne dans celle-ci et la remplit avec de l’eau. Voilà une opération vinicole que je n’avais pas encore vu faire. Du reste, ces dames et le gentleman lui-même paraissent fort goûter ce mélange. Mais il nous arrive un autre rafraîchissement auquel je ne m’attendais guère : le jour finissait et nous voyions à peine clair. Quelqu’un s’en plaignit à un des garçons qui s’empressa d’ouvrir toutes les fenêtres. En effet, on y vit mieux, mais on n’en eut pas plus chaud, car la nuit était assez fraîche.

Près de moi étaient encore des Anglais ; bref, toute la table en était garnie : or, rien de moins appétissant qu’une table entourée d’Anglais qui ne se connaissent pas ; jamais ils ne s’adressent la parole, et s’ils ont une famille ou un compagnon, ils ne s’entretiennent qu’à voix basse, semblant toujours craindre que quelqu’un n’intervienne dans leur conversation ; et ces mêmes voyageurs, s’ils se trouvent à une table composée de Français, se montreront gais et aimables. En général, l’Anglais en voyage a horreur de ses compatriotes : faites-lui l’éloge d’un hôtel en lui disant qu’il y a beaucoup d’Anglais, il ne manquera pas d’aller ailleurs. Mais il n’y gagnera rien s’il est à Genève, car il en trouvera partout. Ce n’est certainement pas le plaisir qui les y attire : après avoir admiré son site et rendu pleine justice à ses institutions, il est difficile de ne pas s’y ennuyer quand on n’y est pas venu pour affaires ou si l’on n’y est pas bien recommandé à ceux qui n’en ont pas : or, les gens inoccupés y sont assez difficiles à trouver, si toutefois on en trouve.

Je suis à ma fenêtre, admirant d’un œil ce beau lac et écrivant ceci de l’autre en songeant au plaisir que j’aurai à les quitter demain matin. Tout bien considéré, le Genève guerrier de 1816 était plus animé que le Genève pacifique de 1859.

Je viens d’entendre sonner six heures et je songe déjà à me coucher. Je ne vois pas moyen de passer la soirée autrement que dans mon lit ou le nez sur le papier, mais je viens de mettre mes notes au courant, et je n’ai à lire ni livres ni journaux.

Je descends pour faire une promenade à l’île Rousseau que je vois de ma fenêtre. On m’avait dit qu’il y avait de la musique ; j’y trouve deux Anglais bâillant et deux dames assises sur un banc, Anglaises aussi, qui babillent à voix basse, quelques enfants jouant et un vieillard fumant solitairement sa pipe. Quant à la musique, il n’en est pas question ; je n’entends que le clapottement du lac et le chamaillis des petits oiseaux qui se disputent, dans les arbres, la meilleure place pour dormir. Les petites branches formant la fourche sont celles qu’ils recherchent : ce sont leurs fauteuils à eux ou leurs stalles ; mais il n’y en a pas pour tous, et les plus gros becs ou ceux qui crient et frappent le plus fort gagnent ordinairement le fauteuil tant désiré : c’est comme chez nous.