Voyage à Aix-Savoie, Turin, Milan, retour par la Suisse, en 1859/13


CHAPITRE XIII.


Schaffouse. — Chûte du Rhin.

Partis de Constance à midi et demi, nous entrons dans le chenal conduisant dans l’autre partie du lac qui se divise, comme on sait, en lac inférieur et lac supérieur.

N’ayant pas eu le temps de déjeûner à Constance et l’heure du dîner n’étant pas encore arrivée, je veux manger quelque chose en attendant. On m’apporte un petit pain et un carafon de vin de Schaffouse, qui est en réputation dans ce pays. La faim et la soif me font trouver le pain excellent et le vin délicieux. On me demande pour le tout un franc cinquante centimes. Je paie ; mais un moment après, la bonne me dit qu’elle s’était trompée, et me rapporte cinquante centimes que je lui abandonnai pour la récompenser de cette délicatesse.

Le chenal, étroit à la sortie de Constance, s’élargit. À une heure, il a un kilomètre de largeur. Ici, les bords sont verts, bien plantés, mais peu accidentés. Bientôt la côte se rehausse et s’embellit.

Voici Arenemberg, habitation qu’avait longtemps occupée la reine Hortense. Nous passons au pied. La maison, placée sur un coteau au milieu des arbres, domine le lac, et paraît petite et isolée. Non loin de là, en est une plus grande, Salerstein ; et tout au haut d’une colline, Lauthemberg, bâtie par le général Grant et louée ou achetée par un Anglais.

Nous traversons le Rhin pour rentrer bientôt dans le lac. À deux heures, la vue s’embellit ; les bords se relèvent ; colline bien boisée ; peu d’habitations.

Nous avons sur le pont une très-belle chèvre blanche, en compagnie de deux vaches et de leurs veaux, plus une douzaine de bœufs placés à l’arrière, le tout faisant partie du bagage de quelques juifs fort occupés en ce moment à jouer aux cartes. Un matelot farceur cache la chèvre, puis vient dire aux joueurs qu’elle a disparu en sautant à l’eau. L’un d’eux, petit homme à figure d’épervier, qui en était propriétaire, s’élance aussitôt sur le pont, et voyant au loin un objet blanc qui surnage, il croit que c’est sa bête, et veut se jeter à l’eau pour la poursuivre à la nage. On l’en empêche. Alors il s’adresse au capitaine et lui demande un canot. Le capitaine lève les épaules et l’envoie promener. Ainsi rebuté, notre homme s’abandonne au désespoir ; il bat du pied, se frappe la poitrine et s’arrache les cheveux. Il eût perdu sa femme ou sa fille, qu’il ne se fût pas plus désolé.

Je croyais comme tout le monde, sauf l’auteur de la farce, que la chèvre avait en effet disparu, et nous partagions la douleur du pauvre israélite. Il est probable que la bête la partageait aussi, ou qu’elle s’ennuyait de sa réclusion forcée, car au moment où le malheureux, abîmé dans sa douleur, étendu sur le pont, était tombé dans une prostration complète, nous le vîmes tout-à-coup faire un mouvement, puis se lever comme s’il eût été mû par un ressort. Nous croyions que l’idée de se jeter à l’eau lui était revenue, et je m’approchais pour l’en empêcher ; mais il s’était arrêté subitement, écoutant et regardant autour de lui. Un léger bêlement vint frapper mon oreille ; cette fois, il n’avait rien entendu, mais je lui fis signe en lui montrant la place d’où il partait. Il s’y précipita et trouva son animal. Jacob ne fut pas plus heureux quand il recouvra Benjamin.

Nous sommes à l’entrée du Rhin ; notre vapeur s’arrête pour charger des planches. La circumnavigation des lacs, utile aux peintres à la recherche de points de vue et d’impressions de voyage, ne le serait pas moins aux apprentis négociants faisant un cours de commerce : ils en apprendraient là autant et plus que dans les livres ; et pendant le peu de temps que je circule ainsi, j’ai recueilli assez de connaissances pratiques pour débuter honorablement dans la carrière, si j’avais le goût des spéculations et voulais me faire épicier en gros. Par exemple : j’apprends ici qu’il n’est pas prudent de réunir en un même chargement une partie de planches à un troupeau de bœufs. Ces animaux, fort paisibles jusque là, commencent à lever la tête, puis à renacler, en entendant le bruit de ces planches qu’on remuait et qu’avec grand fracas on entassait sur la rive. L’un d’eux, le plus effrayé, s’élança à l’eau, et tous les autres s’apprêtaient à en faire autant. Alors il fallait voir les grimaces et entendre les cris désespérés de nos enfants d’Abraham. Ici se réveillait dans toute sa force l’instinct pastoral et le sang des patriarches ou rois pasteurs. Ils étaient restés parfaitement insensibles au désespoir de leur confrère, sans doute parce que la chèvre était sa propriété particulière, mais les bœufs étaient le bien de tous : de là leur effroi. Si les bœufs eussent fait le saut, ils les auraient certainement suivi. On suspendit le débarquement des planches en l’ajournant au retour, et l’on parvint à rassurer le troupeau, mais il n’en garda pas moins rancune contre cette marchandise qu’il regarda de travers pendant tout le reste du voyage.

Ici, le paysage est moins vivant. Le ciel est devenu nuageux, cependant le temps n’est pas mauvais.

Colline boisée, belle verdure. Notre bâtiment touche. Nous sommes près de l’entrée du Rhin. Le fleuve fait là un coude assez peu commode. Les rives sont couvertes d’arbres.

Il est écrit que nos bêtes et nos juifs bergers ne cesseront de nous donner du tintouin. Un combat s’engage entre la chèvre et un veau qui veut absolument la téter. La chèvre s’y refuse formellement. Elle serait venue facilement à bout de cet adolescent glouton, mais elle est attachée ; pourtant elle trouve moyen de lui lancer un coup de corne qui manque de l’éborgner. L’animal, simple et bonace, et qui sent peut-être qu’il est dans son tort, se contente de secouer les oreilles ; mais son maître, moins débonnaire, prenant pour lui fait et cause, veut corriger la chèvre dont le propriétaire, se fâchant à son tour, allonge un coup de pied au veau, et la guerre est prête encore à éclater en Israël.

Cependant elle se fût bornée à ces gestes et à quelques grognements étouffés, mais dans ces discordes de famille, c’est presque toujours l’innocence qui secoue la torche ; c’est aussi le veau qui ranime le feu : attiré par l’odeur du lait, il revient sans cesse à la charge. La chèvre, dont on a resserré les liens, ne pouvant plus jouer des cornes, s’efforce de le mordre et finit par le saisir par la queue, et elle serre si ferme qu’on a peine à la lui faire lâcher. La gourmandise du veau parut enfin céder à cette correction bien méritée.

Ce passage du Rhin est difficile ; des rochers nous entourent. Nous n’avons pas rencontré un seul vapeur ; le nôtre touche encore. Cette navigation n’est pas commode ; je ne sais si nous en sortirons. En décembre dernier, nous dit-on, le capitaine a été obligé, non sans péril, de se jeter à l’eau pour poser une amarre. C’est un homme de haute taille, à longue barbe noire, à l’air énergique. Son bâtiment, de deux à trois cents tonneaux, ne tire qu’un mètre soixante-six centimètres d’eau : c’est encore trop pour ces maudits passages du lac au Rhin et du Rhin au lac, qui se renouvellent ici maintes fois. Heureusement que le temps est calme. Une bonne canalisation et quelques écluses éviteraient cette perte de temps et cet ennui.

Ici, les bords du lac sont pittoresques, mais inhabités ; peut-être sont-ils fiévreux. On débarque enfin nos animaux à leur satisfaction comme à la nôtre.

Nous passons sous un pont après avoir abattu la cheminée de la machine. C’est le troisième que nous passons ainsi, passage non moins aventureux que l’était naguère celui du Pont-Saint-Esprit.

En face de nous est un vaste couvent. Y travaille-t-on pour le ciel ou pour la terre, en d’autres termes, contient-il des moines ou des fabricants ? C’est ce que je ne saurais dire.

À trois heures, nous approchons de Schaffouse. Jolie vue derrière et devant. Des vignes à droite sur toute la rive. À gauche, des arbres verts.

À peine débarqué à Schaffouse que je me réserve de voir au retour, je prends l’omnibus qui conduit à la chûte du Rhin. La route est très-accidentée et, en raison de la montée, demande une demi-heure. On a une très-belle vue à gauche, et je reconnais la place où je me suis promené avec mes frères en 1815. Depuis quarante-quatre ans, rien n’y est changé ; mais il n’en est pas de même à la chûte : on y a bâti, il y a environ vingt ans, un bel hôtel dont le nom, Scheweizerhof, est difficile à prononcer pour un Français. Heureusement que celui du maître, F. Wegenstein, l’est un peu moins. De la maison, placée sur la cime de la montée, on domine le fleuve et le paysage.

En entrant dans le salon, je fus frappé de la magnificence du spectacle : c’est de ce point et de la terrasse qui est devant que la chûte apparaît dans toute sa splendeur. En face est le château de Laufen, nommé aujourd’hui la maison Brulrr, nom du peintre qui l’a acheté et réparé, et qui a obtenu du gouvernement l’autorisation de percevoir un franc sur chaque visiteur étranger, et soixante centimes sur le visiteur suisse. Le nombre de ces voyageurs s’élève annuellement de trente à quarante mille. Le peintre est mort. Sa veuve, devenue propriétaire, est Française et n’a qu’une fille. La dame, à sa perception, a ajouté un magasin de gravures représentant les vues et curiosités du pays, et des ouvrages qui les décrivent.

De la chambre où je suis logé, la vue est presqu’aussi belle que du salon ; mais je me demande si, dans cette chambre, on peut dormir, car, à ses beautés, la chûte joint un vacarme épouvantable ?

Le jardin de l’hôtel, qui s’étend jusqu’au bord du Rhin, n’est pas à cent pas de la cascade ; cependant je veux profiter de ce qui reste de jour pour la voir de plus près encore, et malgré une pluie battante, je descends la côte pour gagner la rive. De là, un bateau me conduit dans le remous du tourbillon où nous nous laissons balancer, recevant à la fois la pluie et les éclaboussures de la chûte.

Guidé par un domestique, j’escalade la rampe qui conduit à la maison Brulrr. Une entrée assez mesquine mène à une petite porte sur laquelle est inscrit le nom de la propriétaire. J’y suis reçu par un homme aux cheveux et aux yeux noirs, de taille moyenne, d’environ trente ans, bien mis et bien fait, mais à la mine des plus rébarbatives, ce qui ne l’empêche pas d’être fort poli : c’est, me dit mon conducteur, l’associé et, croit-on, le gendre futur de la maîtresse du logis.

Arrivé sur la terrasse, je m’y trouve en compagnie d’un cavalier, voyageur comme moi, et d’une femme fort élégante qui paraît être la sienne. De là, l’œil plonge sur la chûte, mais trop rapproché, on en perd les alentours. De ce point, elle me semble moins belle que de l’hôtel et du bateau. Une éclaircie nous apporte les rayons du soleil couchant, et vient égayer la scène un peu sévère.

D’un autre balcon, la vue est plus étendue, et gagne ainsi beaucoup.

Pour arriver au troisième balcon, on traverse un magasin où Mme Brulrr elle-même vous fait offre de ses dessins et de ses livres. Son air est plus riant que celui de son associé.

Nous pénétrons alors dans un pavillon où des verres de couleurs nous montrent la cascade sous divers aspects : nuit, jour, aurore, hiver, etc. Le soleil, qui se révèle encore, aide beaucoup à ces effets bien connus, mais qui plaisent toujours.

Nous descendons ensuite, en traversant le jardin, à un quatrième balcon au moyen duquel la cascade est vue en dessous ; enfin à un cinquième, plus bas encore, où l’on est en quelque sorte sous la cascade même. Le bruit est intolérable, et l’on reçoit pas mal d’eau. Là, on est tout près des trois roches à pic qui partagent le fleuve, et dont l’une semble prête à tomber, ce qui ne peut manquer d’arriver tôt ou tard. La veille, le domestique qui m’accompagne a passé, en se servant d’une échelle, d’une roche à l’autre, aidé par ce même batelier qui venait de me conduire. C’était la première fois qu’on tentait ce passage, opération fort inutile et imprudente. Le grand danger était de placer l’échelle par le poids de laquelle on pouvait être entraîné.

L’éclaircie n’ayant pas duré, nous repassons le Rhin par une pluie battante. Je rentre à l’hôtel passablement mouillé, mais moins que la jeune femme que j’avais rencontrée avec son mari, et dont le parapluie ne pouvait couvrir la crinoline.

Je n’avais, de toute la journée, pris qu’un petit pain ; il était six heures et demi, et je mourais de faim. On m’annonce que la table d’hôte est servie. Bonne nouvelle ! Je m’y rends. Il y a peu de monde. Je me trouve en face d’une Anglaise grande et belle, pompeusement vêtue, buvant du vin du Rhin à l’aide d’une pipette et abondamment.

Un peu plus loin, deux Anglais à figures distinguées se disputaient en français avec un garçon d’hôtel pour ne payer que vingt francs une voiture qui devait, cette nuit même, les conduire à quelques lieues de là, course dont on voulait vingt-cinq francs. Nos gentlemens, avec cette ténacité anglaise qui leur fait tenir à honneur de ne pas revenir sur un mot dit, ne voulurent jamais céder ; ils se remirent à table, et préférèrent rester à l’hôtel en dépensant probablement vingt francs ou plus pour cette prolongation de séjour, et ceci pour ne pas en payer cinq.

Bientôt entre une jeune femme assez petite et coiffée d’un chapeau rond à plume noire. Elle-même était vêtue de noir. Tout était bizarre dans sa toilette d’ailleurs très-fraîche et qui, quoique simple, annonçait la richesse. Mais l’étrangeté de ce costume n’était rien à côté de celle de sa figure : sans être belle, je n’en ai jamais vu de plus mobile et en même temps de plus expressive. Elle avait quelque chose de fascinateur qui attirait et qui effrayait. Ses sourcils noirs et épais, se joignant au-dessus d’yeux plus noirs encore, lui donnaient l’air, quand elle les fronçait, d’une conspiratrice ou d’une magicienne.

Un moment après, entra un jeune homme. Dès que je l’aperçus, je me dis qu’il ne pouvait être que l’amant, le frère ou l’époux de cette femme. Tout était en harmonie dans leurs costumes et leurs figures. Ils se mirent à table en parlant une langue qui m’était inconnue et que j’étais disposé à prendre pour un argot, car elle ne ressemblait à rien. En ce moment paraît un nouveau personnage de très-bonne mine. Celui-ci était un Français, on ne pouvait s’y tromper. Il connaissait la dame et son compagnon, car il les salua en français et lui répondirent de même, mais avec un accent étranger très-prononcé.

Bientôt une discussion s’élève entre ce nouveau venu et les Anglais sur le prince russe Demidoff. Le Français prétendait qu’il était fils d’un esclave ; les Anglais soutenaient le contraire, et le mari de la dame au chapeau était de leur avis. Comme, dans ma jeunesse, j’avais eu occasion de voir le père du prince actuel et que je connaissais aussi le fils dont M. de **, mon parent, avait épousé une sœur, je pris la parole. Les Anglais riaient sous cape en me voyant si bien renseigné, et ce fut un triomphe pour eux, surtout lorsqu’un autre Français, qu’à sa tournure je reconnus pour un militaire, se joignit à moi pour soutenir l’ancienne origine des Demidoff. Cet officier avait connu M. de *** et M. R**, dont il faisait un grand éloge. Il me donna sa carte, je lui présentai la mienne, et la connaissance fut ainsi faite : c’était le colonel de Prebois.

Le dîner était excellent, la conversation des plus animées. La dame noire et son mari étaient grecs de Constantinople. Ils voyageaient en touristes ; ils avaient vu la meilleure société de Paris et de l’Italie qu’ils connaissaient parfaitement. Nous causâmes jusqu’à dix heures et demie, et chacun fut se coucher.

Je passai une mauvaise nuit. Le bruit assourdissant de cette chûte qui tombe sous mes fenêtres, la pluie qui les bat de son côté, le vent qui s’en mêle, forment une cacophonie terrible qui me dit que le sommeil, s’il est possible ici, est au moins assez difficile. Cependant la fatigue l’emporte : par instant, je m’endors, mais ce n’est pas pour longtemps. Bientôt je me réveille en sursaut, croyant que la maison s’écroule et qu’une poutre me tombe sur la tête. Je m’apprêtais à gagner la campagne, quand je me rappelle que je suis dans un lit, à cent pas d’une cascade, et que la poutre n’est autre qu’un édredon trop chaud pour la saison et qui, en m’étouffant, m’a donné le cauchemar.

Le lendemain, mercredi 23 septembre, je me lève un peu brisé. Je cours à ma fenêtre pour revoir cette damnée cascade qui m’a fait tant rêver ; je l’admire encore, tout en lui jetant un regard de travers, et je quitte cette chambre que je ne verrai plus. Je paie ma dépense qui, pour un bel appartement et un excellent souper, n’excède pas douze francs, ce que je trouve fort raisonnable, et je m’apprête à partir.

L’omnibus m’attendait ; il me conduit au chemin de fer qui traverse le Rhin à cinquante pas de la chûte. On la voit de là sous un nouvel aspect.

Je retrouve Schaffouse, jolie ville, bien habitée, aux environs charmants, ayant une bibliothèque que je n’ai pas vue, mais riche de plus de vingt mille volumes, parmi lesquels on en compte de très-précieux. On cite comme une curiosité le fort Unnoth ou Sans nécessité, car il fut bâti, non pour l’agrément ou la défense de la place, mais pour donner de l’ouvrage aux pauvres. On aurait mieux fait de construire un hôpital.

Je continue ma route vers Zurich ; j’y arrive sans avoir même vu par où je passais, car, vaincu par la fatigue d’une mauvaise nuit, je m’endormis et ne me réveillai qu’à la gare d’arrivée. Je descends à l’hôtel Billatz où j’avais déjà logé.

Mon premier soin fut d’aller aux informations sur le voyage de la duchesse, et savoir si elle était revenue de Breghens (Autriche) où elle était allée voir ses filles qui y sont en pension. On me dit que son ministre, le marquis Pallavicino, parent éloigné de M. Pallavicino-Trivulce, est en ce moment à Zurich. Je lui écris. On me rapporte ma lettre en me disant qu’il n’y est plus. Découragé, je suis au moment de partir pour Bâle, d’y prendre la voiture de Mulhouse et de rentrer en France. Jamais visite ne m’a donné plus d’embarras.

Cependant je me ravise ; le temps étant redevenu beau, vers une heure je m’embarque sur le vapeur qui va à Rapperschwyl.

Ce que je remarque d’abord sur le pont est un gros et grand curé aux joues fleuries. Comme il avait une mise soignée et quelqu’apparence d’un abbé de cour, le croyant attaché à celle de la duchesse, je lui demande si elle est de retour à Rapperschwyl. Il me répond assez peu poliment qu’il n’en sait rien.

Notre conversation finit là, et je pus alors, sans distraction, admirer ce beau lac que je n’avais traversé que dans l’obscurité ou sous la brume. Élevé de plus de quatre cents mètres au-dessus du niveau de la mer, sa plus grande profondeur est de cent quatre-vingt-quatorze mètres. Il a trente-cinq kilomètres de longueur sur une largeur moyenne de trois. Il est certainement un des lacs de la Suisse dont les rives sont le mieux peuplées ou le plus couvertes de villes, de villages, d’usines et d’habitations de plaisance. Les stations y sont fréquentes, et le trajet de l’une à l’autre n’est souvent que de quelques minutes.

Nous voici à celle d’Oberrieden ; c’est la troisième ou quatrième depuis Zurich. Des monts neigeux sont devant nous. Derrière, dans le lointain, se dessine la ville de Zurich. Sur la rive que nous côtoyons sont des vergers ; des vignes admirablement cultivées descendent de la colline jusqu’au fleuve. Un vapeur, le Républicain, nous croise ; il est chargé de soldats suisses se réunissant pour leurs exercices annuels. Comme d’habitude, un échange de saluts, de signes de chapeaux et de mouchoirs, accompagnés de vivats, se fait entre les deux bateaux.

À deux heures et demie, nous sommes à Horgen. Un peu plus loin, une presqu’île verte, qui s’avance dans le lac, s’offre devant nous ; on y distingue quatre à cinq petites maisons.

La rive ici présente moins de villages, mais les habitations isolées y sont nombreuses. Entourées de vignes, elles sont d’ordinaire placées sur de riantes collines et cultivées quelquefois jusqu’à la hauteur que couronnent les sapins dont la teinte noire contraste avec la verdure tendre des vergers. À l’horizon, plus haut encore et dominant le tout, sont les vraies montagnes arides ou neigeuses.

Ici, mon admiration est distraite par une discussion politique qui s’est élevée entre quelques voyageurs loquaces. Ils parlent du congrès qui est réuni en ce moment à Zurich et qui se tient à l’hôtel Baur, le plus confortable de la ville. Nos babillards prétendent que les membres dudit congrès n’y sont que pour y dîner et dormir, et que c’est pour cela que le congrès ne finit pas.

À trois heures, nous sommes à la station de Wadenschwyl. Tout est en wyl sur ce lac, et d’une prononciation qui n’est pas toujours commode pour nos langues françaises qui ne sont agiles que pour l’idiôme national. On n’a pas encore expliqué pourquoi telles provinces ont une affection particulière pour certaines terminaisons. En France, on reconnaît souvent l’origine d’un homme par la dernière syllabe de son nom : les noms finissant en val, en ville, en court, soit de familles, soit de lieux, se rencontrent partout en Normandie et en Picardie ; ceux en ac ou en iac, en Gascogne ; ceux en un ou en on, en Artois, en Boulonnais, etc.

Un grand bois est devant nous. Les maisons descendent jusque dans l’eau. Je remarque un clocher absolument en forme de clysopompe, genre d’architecture qui n’a rien pris des Grecs. Un pré, qui touche à une fabrique, est entièrement couvert d’étoffes brillantes, mises là pour sécher. L’entourage de verdure fait encore ressortir l’éclat de cet immense tapis.

La côte s’élève. Je vois labourer sur une pente abrupte, et je ne m’explique pas comment l’homme, la charrue et les bêtes ne roulent pas dans le lac.

Voici Richterschwyl. Ici on traverse le lac en ligne droite pour toucher à la station qui est en face : c’est le point où le lac est dans sa plus grande largeur, quatre kilomètres. Il est réellement beau en cet endroit. Nous arrivons à Stœfa où nous allions débarquer quelques marchandises : c’est un village assez triste. Nous y prenons un passager avec la figure duquel on en ferait deux. Les Suisses ont de grands traits, souvent trop grands ; cela nuit à la beauté des femmes.

Encore une station, et nous serons à Rapperschwyl qui est au fond du lac dont les montagnes neigeuses terminent l’horizon.

Un cortége défile sur la rive ; une croix marche en tête : c’est un enterrement. Ceci me fait oublier le paysage, mes réflexions sont ailleurs.