Voyage à Aix-Savoie, Turin, Milan, retour par la Suisse, en 1859/07


CHAPITRE VII.


Suite de Turin. — Bataille de Magenta. — Milan.

Je connaissais déjà les musées de Turin, c’est précisément pour cette raison que j’y retournais. Le musée d’armes, celui des antiquités romaines et égyptiennes, spécialement ce dernier, sont très-riches. J’en ai parlé ailleurs.

Dans la collection des fossiles, il y a quelques morceaux fort remarquables, entr’autres une défense de mastodonte, l’une des plus fortes que j’aie vues. Un fémur du même pachyderme confirme cette taille gigantesque. Une dent fossile de requin, ayant onze centimètres de hauteur, annonce un animal monstrueux ; néanmoins j’en connais une plus grande en Angleterre, et qui a dû appartenir à un individu long d’environ vingt-cinq mètres. Les anciennes mers étaient peuplées de tels monstres, et il est à croire qu’il y en avait de plus grands encore.

Dans la série des singes, il en est un, le jacchas pigmeus du Brésil, qui n’a pas plus de huit centimètres de hauteur. Si le genre humain se composait d’autant d’espèces et variétés que celui des quadrumanes et, comme dans ceux-ci, si les petites n’étaient pas les moins intelligentes, on serait assez embarrassé de ces capacités en miniature. Comment élire des représentants ou nommer des ministres hauts de quatre pouces ? Il faudrait pourtant en venir là, si le bon sens n’avait pu monter jusqu’à ces grosses têtes.

Après avoir vu les musées, je vais visiter les hôpitaux. Je commence par celui où sont nos blessés ; ils se louaient beaucoup des soins qu’on avait d’eux.

Me voici sur la piazza Castillo, où est le palais Madame qui contient une galerie de peintures. Pour y entrer, il me fallait traverser la place, et j’étais arrêté par un rassemblement qui entourait un brillant équipage où trônait un homme coiffé d’un chapeau à plumes et en habit de gala. Deux laquais non moins dorés se tenaient respectueusement derrière ; un cocher poudré à blanc, fouet en main, était sur le siége. Une partie des spectateurs, bouche béante, le chapeau à la main, admirait cette magnificence. Me voici admirant comme les autres, me demandant si ce n’était pas quelque ministre plénipotentiaire se rendant au palais ou une altesse étrangère allant saluer Sa Majesté, quand un roulement de tambours, suivi d’une fanfare de trompettes, se fait entendre. Alors le grand personnage se lève et, par un geste superbe, réclame le silence et prend la parole. Son éloquence était vive, si j’en juge à l’impression qu’elle semblait faire sur la foule ; néanmoins, vu la distance, je n’y comprenais pas grand’chose, lorsqu’à l’exhibition d’une masse de petits vases qu’il tira d’un coffre et que je reconnus à la forme pour être des pots de pommade ou d’une graisse quelconque à l’usage des niais, cent mains se tendirent vers lui pour recevoir en échange de leur monnaie ces pots précieux que tous ses acolytes, y compris tambours et trompettes, ne pouvaient suffire à débiter. Notre plénipotentiaire, notre prince étranger n’était donc qu’un marchand d’orviétan. Je m’y attendais presque, mais ce à quoi je ne m’attendais pas, c’est qu’ayant soulevé son chapeau, je reconnus sous ce beau plumage l’homme au ruban du déjeûner, avec lequel mon voisin le capitaine avait voulu se couper la gorge, me félicitant d’ailleurs que ce marchand de pommade n’eût pas été plus brave, car j’aurais été assez peu flatté, comme probablement notre officier, de figurer dans cette burlesque affaire. Avis à ceux qui se mêlent des querelles qui ne les regardent pas.

De la place Madame, je gagne celle de Saint-Charles où sont deux églises, Saint-Charles et Sainte-Christine, et la statue en bronze d’Emmanuel-Philibert ; puis la place Victor-Emmanuel, très-grande et très-belle, et que termine un pont sur le Pô ; enfin la place Carignan, qu’orne le palais de ce nom.

Les boulevards de Turin méritent aussi d’être vus. Il ne faut pas non plus oublier la rue Neuve et la rue du Pô. Aux habitations anciennes, mais élégantes, dont ces rues fourmillent, il faut ajouter celles plus modernes des généraux La Marmora et Pepe. Le jardin public est nouveau, car les arbres n’y sont pas encore poussés.

Je vois le terrain sur lequel ont campé, après la dernière paix, quarante mille Français. Pas un seul arbre de la promenade qui l’environne n’a été endommagé. C’est là que l’on a célébré, il y a un mois, la fête de Napoléon. Il y reste encore quelques troupes campées, et huit pièces de canon prises sur les Autrichiens par les Piémontais.

Je monte en omnibus pour gagner la voie qui conduit à Milan. Bien que l’hôtel Feder soit le premier de Turin, les prix y sont fort modérés : ma carte à payer, pour chambre, antichambre, un dîner et deux déjeûners, ne s’élève qu’à dix-huit francs.

La gare de Turin est pitoyable ; probablement elle n’est que provisoire.

Nouvelle surprise : ici je retrouve, pour la quatrième fois, la petite valseuse et son père qu’il est bien facile de reconnaître à ses cheveux gris et ses moustaches noires.

En attendant le signal du départ, plusieurs officiers déjeûnent à grand bruit. Je les écoute babiller. L’un se plaint de ce qu’on ne lui sert pas de poisson. Un autre, qui est à une table à côté, le plaisante et lui dit : « Cela ne m’étonne pas ; voilà six lieues que je fais avec mon ordonnance, une ligne à la main, sans pouvoir en pêcher un. »

Le signal est donné. J’ai pour compagnons de wagon un officier qu’on qualifie de général, mais sans dire son nom, un ingénieur, et un capitaine de carabiniers piémontais. Nous passons la Doira. Partout la campagne est en pleine végétation, et l’on ne s’y aperçoit pas du séjour des armées. Les environs de Verceil sont surtout remarquables par leur fertilité ; j’y vois des risières dont la terre, me dit l’ingénieur, se vend de trois à quatre mille francs la giornata ou huit cents mètres carrés. Ce pays est certainement l’un des plus riches du monde.

Verceil, situé près du confluent du Cervo et de la Sésia, est dans une position charmante. On cite sa cathédrale, ouvrage moderne décoré de quelques bonnes peintures.

Après Verceil, nous rencontrons le pont de la Sésia, que les Autrichiens ont fait sauter lors de leur retraite. Il est réparé.

Nous voici à Novarre. Quand j’y passais en 1853, un officier, acteur dans l’affaire, m’en faisait alors la description. Aujourd’hui, c’est à mon tour de la répéter à mes compagnons de voyage qui, sur ce point, en savent moins que moi. J’oublie souvent ce que j’écris, mais rarement ce qu’on me dit. En échange, le capitaine de carabiniers, qui a assisté à la bataille de Magenta, m’en fait le récit sommaire, car nous en approchons.

La campagne est toujours luxuriante ; les mûriers y contribuent beaucoup. Nous voici à Trecate ; les champs sont couverts d’épis dorés de blé de Turquie ; toutes les maisons ont un extérieur propre et annonçant l’aisance, et peu de semaines avant, nos armées couvraient ce pays. J’ai peine à en croire mes yeux. Les soldats d’aujourd’hui sont véritablement des saints, comparativement à ceux d’autrefois : alors il fallait des années pour faire disparaître les traces de leur passage, maintenant des semaines suffisent.

Nous passons le Tessin sur le pont de Buffalora qui vient d’être refait. Les Autrichiens en ont fait sauter deux arches dont nous voyons les débris sur la rive ; mais à côté, la campagne est riante et verte.

On me montre, non loin de ce pont, la place où l’Empereur s’est tenu pendant l’affaire : c’est de là qu’il donnait ses ordres. Sur le champ de bataille de Wagram, on m’avait fait voir également, en 1810, la place ou plutôt les places où s’était successivement arrêté Napoléon Ier. Qu’a-t-il dit de Magenta ? l’a-t-il vu de l’autre monde ?

Nous allons être sur le champ de bataille. À gauche de la voie ferrée est passé le corps d’armée du maréchal Mac-Mahon allant vers Magenta.

Je n’entrerai pas dans les détails que me donne le capitaine ; je renverrai aux bulletins et aux plans qui les accompagnent. Je remarque un petit pont troué par les boulets, et des arbres coupés par ces mêmes projectiles, mais ce qui m’étonne, c’est qu’il n’y en ait pas davantage. Beaucoup de mûriers et de vignes se montrent encore debout sur divers points de ce champ de meurtres. Sur d’autres, on en a déjà replanté.

De loin à loin, des croix indiquent les places où l’on a enterré des masses de cadavres. Mais il y en a bien plus dans une tranchée creusée le long de la voie ; elle semble faite de la veille, car l’herbe n’a pas encore eu le temps d’y croître. Cette tranchée, qui s’étend à perte de vue, fait frissonner. Que de générations, que d’espérances sont enfouies là ! Que de misères et de larmes en sont sorties ! Qui donc profite de la guerre ? Les corbeaux, les vers et les rats.

Si l’on consultait les masses, si l’on y mettait la guerre aux voix, combien de langues ne se dessécheraient-elles pas avant de dire oui !

Nous touchons à la gare de Magenta où je compte m’arrêter ; je prends donc congé de mes compagnons.

À peine suis-je hors du wagon que des gamins, car c’est une race qui pousse partout et qui, partout aussi, est plus ou moins trafiquante, viennent me proposer des reliques du combat, des balles, des morceaux d’obus, des fragments de casques. Mais je veux les trouver moi-même, et je choisis, pour me guider, celui de ces enfants qui me paraît le plus intelligent.

Ce que je remarque tout d’abord, c’est la maison de la station portant de nombreuses traces de balles. Un peu au-delà est une autre habitation peinte en vert, criblée de boulets.

Magenta ou plutôt Maggenta est une ville de trois à quatre mille âmes, qui ne paraît pas avoir payé trop cher l’honneur d’avoir donné son nom à une victoire qui a décidé du sort de l’Italie, car si nous avions été vaincus à Magenta, il est à croire qu’on ne se serait pas battu à Solferino, et, dans ce cas, tout ce qui pouvait arriver de plus heureux au Piémont était de rester tel, car il courait grand risque de devenir province autrichienne.

Quant à la Lombardie, elle retombait sous sa calotte de plomb, avec un chaînon de plus à sa chaîne, sans compter la corde qui allait recommencer à fonctionner comme l’hygiène ordinaire de toutes les velléités de liberté dont, en différents temps, ont été affligés les sujets de la maison de Hapsbourg.

Un ancien soldat devenu bourgeois de la ville, me reconnaissant pour Français, vient bénévolement se joindre à nous pour me faire les honneurs du pays. Pendant le combat, il n’a pas quitté sa maison, du grenier de laquelle ses regards embrassaient la campagne. Il me raconte ce que, de là, il a vu, autant qu’on peut voir une bataille quand la poudre a parlé et lorsqu’à la fumée se joint la poussière. Ici la tactique et le génie lui-même jouent leur rôle à tâtons, ou au jugé si vous aimez mieux. S’il y a du bien joué, il y a aussi la part du hasard ou de la grande loterie de l’imprévu, et tel a passé et passe encore pour grand tacticien, qui n’était qu’un joueur heureux. — Ah ! si on lisait dans le cœur des héros, on y verrait d’étranges choses !

Nous voici sur le champ de bataille, au milieu de tombes. En temps de paix, il aurait fallu un siècle pour meubler un tel cimetière. Les monuments y sont tout simples ; ils se composent de mottes de terre superposées et arrondies par la pelle : les promeneurs, en passant par-dessus pour raccourcir leur chemin, font le reste. La quantité de mûriers et surtout de ceps de vigne qui ont survécu m’étonne toujours. Si le froid eût été vif, il en eût été autrement : le besoin d’alimenter le feu eût beaucoup accru le dégât. Cependant certains champs n’ont pas encore été remis en ordre : la bêche n’y a pas passé ; ils sont comme au lendemain de la bataille, et les chiens et les oiseaux de proie, héritiers du combat, s’y donnent encore rendez-vous.

« Ils s’y sont bien régalés les premiers jours, me disait mon gamin dans son jargon milanais, et ils savaient joliment les déterrer ; mais depuis qu’on y a dit une messe, ils n’y touchent plus, à moins que ce ne soit pas des chrétiens. — Mais qu’est-ce que c’est donc ? lui demanda le vétéran. — Des Mamaluchi (Turcs), lui répondit le galopin ; ne les a-t-on pas mis tous ensemble ? ne les ai-je pas vus, moi ? — Ils sont morts pour nous défendre, dit l’ex-militaire ; ils sont tous en paradis. » Et il fit le signe de la croix, ce que notre gamin s’empressa d’imiter.

Sa dévotion ne l’empêchait pas de songer à ses intérêts, et il profita de la circonstance pour renouveler sa provision de projectiles, ce qu’il n’eût pu faire s’il n’eût été en ma compagnie : la police locale avait été obligée de mettre ordre à ces recherches des enfants qui, si on les avait laissés faire, eussent imité les chiens et les corbeaux, et fouillé les tombes.

Parmi les balles que je recueillis sur le sol, il y en avait beaucoup de coniques. Les débris d’armes, d’obus et de mitrailles n’y étaient pas encore rares, mais ils ne tarderont pas à le devenir, et il en sera ici comme à Waterloo où il s’en est établi une fabrique qui fonctionne depuis un demi-siècle de manière à contenter tout le monde, et dans un autre demi-siècle, ceux qui feront ce pèlerinage n’en reviendront pas non plus les mains vides. Je me souviens que dans ma jeunesse, visitant, près de Pérouse, le champ de bataille de Trasimène, mon guide m’offrit à acheter des pierres à fusil provenant de cette bataille.

Parmi les balles que j’ai recueillies à Magenta, il en est une que j’ai extraite d’un arbre qui probablement a sauvé la vie à un homme. Si j’avais habité le voisinage, je l’aurais fait transporter dans mon jardin. Les branches de plusieurs de ces arbres, presque tous des mûriers, ont été coupées par les projectiles, comme si un bûcheron y avait passé. Les vignes ne semblent pas avoir beaucoup souffert ; partout la verdure resplendit. Le sang humain lui est-il donc si propice ? Pourtant que Dieu nous garde de cet engrais, il est trop cher ; il y en a d’autres qui coûtent moins.

J’en avais assez de Magenta et de son champ de carnage, je repris la route de Milan. Quand j’y rentrai, il était nuit close. Je descends à l’hôtel Reichmann, nom autrichien et de mauvais augure, car cet hôtel, bien qu’il passe pour le premier de Milan et qu’il l’est peut-être, fut pour moi celui des mille et un guignons. D’abord j’y aperçois encore ces visages que, pour la cinquième fois, je rencontre sur mon passage, l’homme aux moustaches noires et sa fille. Ces visages n’avaient rien qui pût me chagriner, au contraire ; mais cette persévérance du hasard commençait à me fatiguer.

La figure tudesque du portier ne contribue pas davantage à m’égayer.

En entrant dans ma chambre, je ne trouve pas de domestique pour fermer une fenêtre. Je veux la fermer moi-même, et je casse un carreau et me fais une coupure à la main.

Ne voyant pas arriver mon bagage, je sonne. On ne vient pas. Je resonne sans plus de succès. Je descends en colère, et j’avais tort : j’avais tiré un cordon qui n’était pas celui de la sonnette.

Je demande ma valise. — On me présente un sac de nuit. — Il est bien à moi ; mais la valise, où est-elle ? — On ne l’a pas vue ; peut-être l’omnibus l’a-t-il emportée. — Si c’est l’omnibus, on la retrouvera, me dit le concierge. — Mais si c’est un voleur ? lui demandais-je. — Alors c’est différent. — Vous en avez donc ici ? — Pas mal, me répond-il. — On perd donc parfois son bagage ? — Cela arrive tous les jours. »

La consolation était médiocre. J’attends en bas l’omnibus qui était allé conduire un voyageur. — Il rentre. — Il n’avait rien.

Voilà ma valise perdue, et moi sans linge, sans habits, car mon sac de nuit ne portait que mes livres et mes pantoufles. Ce que je regrette plus encore que mes nippes, ce sont mes notes. Enfin cette valise contenait aussi un billet de banque de mille francs, et quelques centaines de francs en espèces. L’aventure était désagréable, car il ne me restait d’argent qu’à peu près ce qu’il me fallait pour retourner à Paris. — Que faire ? emprunter ? — Je n’aime pas à devoir. Je remonte assez triste dans mon appartement, et la première chose que j’y aperçois, c’est cette valise tant cherchée depuis une heure. Comment était-elle venue là ? Probablement qu’un domestique l’avait déposée dans quelqu’autre chambre, puis s’étant aperçu de sa méprise, il l’avait reportée dans la mienne, tandis que le concierge et moi la cherchions en bas. C’étaient, y compris mes hardes, deux mille francs au moins que je croyais bien perdus, et que je venais de gagner.

Cependant l’heure du dîner et même du souper était passée ; je mourais de faim. Le cuisinier n’était plus à son poste, les fourneaux étaient éteints. Aussi, quand je demandai qu’on me servît, ma proposition fut-elle plus que froidement accueillie. Le domestique de salle, qui s’apprêtait à aller se coucher, me considérait d’un air de détresse et de surprise qui voulait dire : manger à cette heure ! mais où le trouver ce manger ? — Enfin il se décida à faire une recherche qui eut pour résultat un petit débris de viande froide assez mauvaise et un morceau de fromage de Strachino. J’espérais au moins avoir quelque chose à boire, mais le sommelier était couché, et l’on ne put trouver qu’un reste de bouteille abandonné probablement par un voyageur de qui le départ de l’omnibus avait interrompu le souper.

Le garçon de salle qui me servait se mit, pour se tenir éveillé, à me conter ses aventures. Il avait manqué d’être tué à Paris par la dernière machine infernale, et il l’avait quitté parce que personne n’y voulait plus de domestiques italiens qu’on prenait tous pour des conspirateurs.

Je suis couché dans un lit à l’italienne, c’est-à-dire où les draps et couvertures ne tiennent à rien et sont toujours prêts à tomber à droite ou à gauche. Je passe ma nuit à courir après et à les rattraper quand je puis, de façon que je ne dors guère.