Voyage à Aix-Savoie, Turin, Milan, retour par la Suisse, en 1859/01



CHAPITRE Ier.


Paris. — Le major M**. — Le camp de Saint-Maur.

Je vous ai promis, ma chère sœur[1], le récit de mon voyage. Il ne vous offrira rien de nouveau : je n’ai à vous montrer que des pays que tout le monde a vus et que je vous ai dépeints dix fois, et en vérité je ne sais plus qu’en dire. N’importe ! disons toujours.

Le 11 août 1859, je pars d’Abbeville par le train de huit heures. Dans le wagon où je me trouve on causait mécanique, et en termes qui m’annoncent que les causeurs sont dans leur sujet. Ils n’en étaient pas plus d’accord, et la discussion devint si vive que je crus un moment qu’ils allaient en venir aux mains. Le plus ou moins de mérite de telle vis, de tel écrou, de tel ressort, de telle qualité de rail et de fer leur remuait si bien la cervelle qu’elle semblait avoir déraillé : ils déraisonnaient à qui mieux mieux. Dans un moment lucide, ils voulurent me prendre pour arbitre. Je les remerciai de l’honneur qu’ils me faisaient, et me gardai bien d’accepter : donner raison à l’un, c’était risquer de me faire étrangler par les autres. Je leur répondis donc que j’étais trop peu au fait de ces questions pour me prononcer, mais que, quelqu’importantes qu’elles pussent être, je n’y voyais pas un motif pour se brouiller ; qu’au contraire, il me semblait préférable de les étudier ensemble et de les résoudre s’il se pouvait. Ils comprirent, et si la dispute continua, on y mit moins d’aigreur : l’on ne cria plus si fort et l’on s’entendit mieux. Les bonnes raisons ne gagnent rien à être hurlées, et les mauvaises n’en deviennent pas meilleures.

Arrivés à Amiens, ils me quittèrent à ma grande satisfaction, et j’appris la cause de leur désaccord : c’étaient quatre mécaniciens qui venaient concourir pour une même place.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que les concours mettent les gens aux prises, et le premier date de loin. Ce fut une femme, Eris ou la Discorde, qui le proposa d’abord, et trois autres qui se présentèrent pour concurrentes : une pomme était la prime, car les médailles n’étaient pas inventées. C’est une vieille histoire que tout le monde connaît et que je ne cite ici que pour mémoire.

Lorsque la reine des amours
Junon et Minerve la sage,

Discrètement sous le bocage,
Devant Pâris et sans atours,
Mirent leurs charmes au concours,
La chose encore était nouvelle :
Mais grande était l’invention
Seulement où s’accomplit-elle ?
Telle était donc la question
Quand Pâris, jugeant la querelle,
Termina la discussion :
C’est sur l’Ida, près d’Ilion,
Qu’eut lieu cette fête si belle
Qui fut, sur une moindre échelle,
La première exposition
Qui précéda l’universelle.

Lorsqu’en 1833 j’ai proposé cette exposition à Paris, sur la place de la Concorde, je n’étais donc qu’un plagiaire :

Je n’ai fait que donner l’éveil.
Ô Mercure à toi la louange
Et la médaille de vermeil !
À toi seul, marchand sans pareil,
On doit le crédit et le change ;
Et c’est encor sur ton conseil,
Du bon sens hâtant le réveil,
Que j’ai prêché le libre échange,
Rien de nouveau sous le soleil.

D’Amiens à Paris, je trouve une compagnie moins bruyante : c’est un chef de section du chemin du Nord, M. Sylvain C**, causeur aimable ; deux dames âgées, mais fort gracieuses ; une jeune fille assez jolie, qui probablement voyage pour la première fois, car tout paraît l’inquiéter et la surprendre ; enfin un gros homme ronflant dans un coin.

À Clermont, le chef de section nous quitte ; les deux dames descendent à la station suivante ; il ne reste avec moi que l’homme ronflant et la belle effarée qui paraît se rassurer un peu à mesure qu’elle approche de Paris où elle allait, me dit-elle, pour être institutrice. Je lui fis observer qu’elle était bien jeune pour de telles fonctions. Elle me répondit que c’était pour instruire un jeune enfant. Alors j’approuvai sa résolution.

Voyant que sa situation m’intéressait, elle devint aussi expansive qu’elle avait paru méfiante au départ. Elle me dit qu’elle ne connaissait pas ses parents ; qu’elle avait été élevée dans un couvent où, depuis son enfance, une main inconnu payait sa pension, mais que depuis deux ans on n’avait rien envoyé, et que les religieuses lui avaient laissé le choix entre le voile et un emploi hors du couvent ; que ne se sentant pas de vocation pour la vie du cloître, elle avait préféré la place que lui proposait la supérieure, de laquelle elle avait une lettre de recommandation.

Une lettre de crédit eût mieux valu. Ici je me souvins du vieux proverbe : Pas d’argent, pas de suisse, dicton aujourd’hui suranné, mais qu’on a rajeuni par celui-ci : Pas de dot, pas de mari. Or, les religieuses étant les épouses de Notre Seigneur, et Notre Seigneur ne pouvant pas être plus mal traité que le commun des mortels, on a dû naturellement leur appliquer le principe sanctifié par l’usage : Pas de dot, pas de religieuse, ou en d’autres termes, pas de vocation. Il est clair que la jeune fille ne pouvait pas en avoir, puisqu’elle n’avait ni sou ni maille : vox proverbii, vox Dei. On obéissait donc à Dieu en la rendant au monde ou en se débarrassant d’elle.

Je dus conclure de tout ceci que la recommandation ne pouvait être bien vive et bien efficace, et que l’avenir de la pauvrette n’était rien moins qu’assuré. Je lui demandai ce qu’elle allait faire si cette place qu’on lui faisait espérer ne venait pas. Probablement qu’elle n’y avait pas songé, car ma question parut l’attérer, et elle porta son mouchoir à ses yeux. J’en fus touché ; j’essayai de la consoler. Le gros homme, qui s’était réveillé et avait entendu la conversation, se joignit à moi et lui dit que dans le cas où cette place lui manquerait, elle n’avait rien de mieux à faire que de reprendre le train et de retourner à son couvent. Ce fut aussi mon avis. Elle secoua la tête comme pour dire qu’on ne l’y recevrait pas ; toutefois elle convint qu’elle n’avait pas d’autre parti à prendre. Alors le gros homme lui demanda si elle avait de l’argent pour effectuer ce retour. Elle lui répondit par un signe affirmatif. — Tant mieux, lui dit-il. — Il était à sa destination, et il nous quitta. Cet homme, qui semblait être un fermier, avait une bonne figure, et en lui faisant cette question, il avait, je n’en doute pas, envie de lui venir en aide.

Arrivé à la gare, je vis ma jeune institutrice regarder autour d’elle avec inquiétude comme si elle n’y trouvait pas ce qu’elle espérait rencontrer. Je lui demandai si elle attendait quelqu’un. Elle me dit non. Alors je l’aidai à retrouver son petit bagage et j’offris de la conduire chez la personne pour qui elle avait une lettre. À ceci elle ne me répondit pas. Je pris son silence pour un assentiment, bien qu’elle continuât à jeter les yeux à droite et à gauche. Je la quittai en lui disant que j’allais chercher une voiture, mais quand je revins, je ne la trouvai plus. Je pensai qu’elle allait revenir et j’attendis, mais personne ne reparut. Je sortis alors de la gare pour joindre le fiacre que j’avais retenu, et au moment que j’y montais, je la vis passer dans une autre voiture, probablement avec son élève, car elle n’y était pas seule, et je remarquai que l’élève avait des moustaches : j’étais relevé de ma tutelle.

Je n’avais pas fait retenir de chambre à l’hôtel de Bruxelles, et comme l’approche de la fête de l’Empereur attire toujours beaucoup de monde à Paris, j’étais assez inquiet sur mon logement ; mais le hasard me favorisait, et je trouvai vacant, au second, un très-bon appartement.

J’avais quelques visites à faire dans le voisinage. À peine installé, me voici en course. Paris est le pays où l’on reste le moins en place ; il semble que ce besoin de locomotion tient à l’air qu’on y respire. C’est la maladie parisienne, personne n’y échappe, et quand un Parisien consent à se reposer,

Ce n’est qu’au jour qu’on l’enterre ;
Encor faut-il dans sa bière,
Sans épargner la matière,
Bien et duement le clouer :
Précautions nécessaires,
Car il pourrait vous jouer,
Pour aller à ses affaires
Ou simplement caqueter,
Le tour de ressusciter.

Je suis à pied, le temps est chaud et lourd. En traversant le marché des Jacobins, je me rappelle les jours, jours dont me sépare aujourd’hui un demi-siècle, où, logé en face, rue Saint-Honoré, chez mon grand-oncle M. Delahante, je traversais, leste et joyeux, ce même marché, ne croyant pas qu’on put vieillir. C’est qu’alors j’avais vingt ans et, devant moi, l’avenir, c’est-à-dire l’espérance et l’inconnu. Ils m’ont donné plus que je n’en attendais, plus même que je ne leur demandais : j’ai été du nombre de ceux que, sur cette terre, on nomme les heureux, et pourtant si l’on me proposait de revenir sur mes pas et de recommencer ma vie, je n’accepterais pas. — Pourquoi ? — C’est que l’inconnu n’y serait plus.

J’entre à la Bibliothèque Impériale pour embrasser mon vieil ami, M. Jomard, qui porte lestement ses quatre-vingts ans.

Le soir, je veux aller au concert de Paris, mais l’hôtel d’Osmond, où il se donnait, a disparu. Il en est de même du bel hôtel dont je parlais tout-à-l’heure, l’hôtel Delahante ; on l’a abattu pour en faire une rue allant de la rue Saint-Honoré à celle de Rivoli qui n’existait pas encore et qui est bâtie en partie sur le terrain du défunt hôtel. Depuis cinquante ans, Paris a été remis à neuf ; nos pères ne s’y retrouveraient plus. Paris est aujourd’hui, sans contredit, la plus belle ville du monde, non peut-être par le nombre de ses monuments, car Rome en contient davantage, mais pour l’ensemble, la beauté et l’animation de ses rues et de ses boulevards.

Le 12, en me levant, je m’aperçois qu’il fait beau et que j’ai retrouvé mes jambes. L’idée me vient d’aller faire une promenade au camp de Saint-Maur, près Vincennes. Je descends pour demander une voiture, et je trouve dans la cour un homme décoré de six croix, qui en cherche une de son côté ; mais j’avais parlé avant lui au seul cocher de remise qui se trouvait là : la voiture était donc à moi. Je lui dis où j’allais, et que si la promenade lui plaisait, je lui offrais une place. Il accepta, mais à condition que nous partagerions les frais. Je consentis à mon tour, et deux minutes après nous étions installés côte à côte dans une calèche fort propre et très-bien attelée. Je lui dis mon nom, il me dit le sien, et la connaissance fut faite. Comme je passai avec lui toute cette journée et d’autres encore, je vais dire tout de suite ce que j’en appris.

Son nom est M**, major retraité au service du roi de Hollande. Il est Belge d’origine, homme de haute taille, droit, bien tourné et très-vert, quoiqu’il ne soit plus jeune. Quant à son caractère que j’ai bientôt su apprécier, c’est un de ces types qu’on rencontre peu, et où la bravoure, la naïveté, la franchise, le bon sens, la probité, la distinction naturelle se trouvent réunis comme chose toute simple et sans que l’homme s’en doute.

Soldat dans l’armée française, il a fait presque toutes les campagnes de l’Empire et y est arrivé au grade de chef d’escadrons. Redevenu Belge en 1814, il servait dans un régiment de carabiniers hollandais qui se battit contre les Français à Waterloo. — « Le cœur me saigna, me dit-il, quand j’y reconnus le corps où j’avais été ; mais je combattais pour mon pays, je ne pouvais pas reculer. »

Dans une charge de cuirassiers, il reçut deux blessures graves, l’une au cou, l’autre au bras, et, par un hasard étrange, étant en convalescence à Bruxelles, il y retrouva, blessé lui-même, l’officier français duquel il avait reçu les deux coups de sabre. C’était un souvenir : ils furent bientôt amis.

Il fut guéri le premier, et voulut amener son compagnon chez lui pour y achever sa convalescence ; mais le Français se trouvait bien à l’hôpital et préféra y rester.

Mon major avait eu six duels pendant sa carrière militaire : le premier pour une femme, le second pour un sac d’avoine, le troisième pour une lanterne, le quatrième pour une musette (petit sac dont se servent les cavaliers). Il avait eu le malheur de tuer deux de ses adversaires. L’un était, comme lui, maréchal-des-logis. Il servait alors dans les hussards : les hussards ont la tête près du bonnet. La dispute dont la musette était le sujet eut lieu au moment que le régiment montait à cheval ; ils se détournèrent de la route et se battirent dans un champ. Ils avaient, comme d’ordinaire, ôté leurs habits. Son adversaire, blessé à mort, tomba sur l’un des habits : — « C’était le mien, continua le major, et il le remplit de sang. Je le lavai dans une fontaine et fus obligé de le revêtir tout mouillé. Quand j’arrivai à l’étape, tout le monde y était déjà, excepté le mort, comme on le pense bien. Mon capitaine, à qui je contai la chose, me dit : Vous avez fait là un beau coup ! et il m’envoya pour quatre jours à la salle de police : c’est la seule punition que j’aie reçue dans ma vie. »

Je ne vous raconterai pas les autres duels du major ; je me souviens seulement que le dernier, qui finit moins tragiquement que le précédent, car l’adversaire n’eut qu’une estafilade au bras, avait pour motif un mulet pris à l’ennemi et qu’il avait fait adjuger à une cantinière dont un boulet avait tué l’âne et brisé la carriole. Il était alors officier. Un de ses camarades revendiqua la bête ; on en vint aux mots, puis au sabre. On s’en rapporta ici, comme dans nos anciens tournois, au jugement de Dieu : le blessé eut tort, la cantinière garda le mulet.

Nous voici arrivés au camp : c’est un magnifique spectacle. Cette plaine immense est couverte de tentes divisées en rues où doivent camper, dit-on, une soixantaine de mille hommes. Nous y voyons entrer plusieurs régiments venant d’Italie. Les turcos y sont déjà installés, et très-affairés en ce moment, car ils préparent leur repas, soin que ne dédaignaient pas non plus, Homère nous l’apprend, les héros de son temps.

Le major s’informe d’un sous-lieutenant au 2e voltigeurs de la garde, Belge comme lui, mais qui est naturalisé Français. Nous le trouvons dans sa tente. Il était aux batailles de Magenta et de Solferino. Il a fait aussi, comme sous-officier, la campagne de Crimée ; il y a gagné la médaille militaire, et la croix d’honneur à Magenta. Il se nomme de la G** et a vingt-cinq ans. C’est un officier instruit et capable, et qui fera son chemin. Il revoit avec un plaisir extrême le major qui est l’ami de sa famille. Il a lu quelques-uns de mes essais, et me fait mille politesses. Nous parcourons avec lui une partie du camp. C’est l’heure du déjeûner du corps d’officiers ; on vient nous y inviter. Nous refusons à regret, mais le major accepte une croisée qu’on nous offre, boulevard du Temple, pour voir, le 14, le défilé de l’armée dans Paris.

  1. Mme de Vicq, née Boucher de Crèvecœur, sœur de l’auteur.