Voltaire et la littérature anglaise de la reine Anne




VOLTAIRE
ET
LA LITTÉRATURE ANGLAISE

DE LA REINE ANNE.


Nous sommes heureux d’offrir au public un morceau étendu de l’histoire littéraire du xviiie siècle, par M. Villemain. Le célèbre professeur a traité la première partie du xviiie siècle à la Sorbonne, dans son cours de 1827 ; mais rien n’en a été publié. Il n’a paru que la seconde moitié du même cours, professé en 1828. M. Villemain s’est depuis occupé de reproduire cette première partie, à vrai dire, la plus considérable du siècle, puisqu’elle contient Montesquieu, Voltaire presque en entier, Buffon, J.-J. Rousseau, etc., etc. Il a, dans une révision attentive, ajouté aux premiers mérites des leçons professées, à la vivacité, à l’à-propos, à la fraîcheur et à l’éclat, les qualités de détail qui en feront un livre complet. Ce seront deux beaux volumes, non-seulement d’un enseignement solide et éloquent, mais aussi d’une histoire littéraire mûrie et finie. Nous en donnerons ici la portion relative aux débuts de Voltaire, et l’épisode presque entier de la littérature anglaise, dite de la reine Anne, que M. Villemain a rattachée au voyage de Voltaire à Londres, et dont il a voulu signaler l’influence sur son génie. Nulle part le talent du grand critique ne se laisse voir en nuances plus curieuses et plus distinctes que dans ces appréciations compliquées et ménagées. Déjà, dans l’introduction générale du cours, il disait, en parlant de Voltaire : « C’est avec raison que Voltaire écrivait : « Vers la fin du siècle de Louis XIV, la nature parut se reposer, » si lui-même ne datait de cette époque : Voltaire, en qui se retrouve le génie du siècle des arts, et la curiosité sceptique, la vivacité, la hardiesse du xviiie siècle ; Voltaire, le plus puissant rénovateur des esprits depuis Luther, et l’homme qui a mis le plus en commun les idées de l’Europe par sa gloire, sa longue vie, son merveilleux esprit, et son universelle clarté. Mais vous le savez, messieurs, si personne n’a rendu ses idées plus populaires, personne n’a emprunté davantage aux idées d’autrui. Il imita du xviie siècle sa pompe élégante et poétique, du théâtre anglais ses hardiesses, des sceptiques anglais toute sa philosophie, des mœurs de son temps toute sa licence. Cette flexibilité de nature, cette infatigable mobilité, ce composé d’air et de flamme qui jamais ne s’arrête, comme le coursier d’Arioste, c’est là son génie même : l’imitation fait partie de son être original. »
Il reprend bientôt d’une manière continue :


Pendant que l’ingénieux de La Motte dissertait sur l’art dramatique, un jeune homme, sorti de chez les jésuites, où il avait entendu les spirituelles leçons et joué les petits drames latins du père Porée, le jeune Arouet, jeté dans le monde avec l’étourderie de son âge, déjà fameux par son esprit et par un séjour de quelques mois à la Bastille, avait trouvé, à vingt-trois ans, cette tragédie que cherchait La Motte.

Pour rendre le contraste plus piquant, il avait choisi ce même sujet d’Œdipe tant de fois traité ; mais il y avait jeté son brillant coloris et quelque chose de cette élégante parure de langage qui plaît en France, et qu’on n’y voyait plus depuis Racine. Le jeune Arouet, quelque hardiesse d’esprit qu’il se sentît déjà, n’avait aucun système, aucune théorie nouvelle sur la tragédie ; il croyait de bonne foi à Corneille et à Racine, les admirait beaucoup plus que les Grecs qu’il entendait moins bien, et avait, d’ailleurs, sur la dignité et les bienséances théâtrales, toutes les traditions de la cour de Louis XIV. Il n’hésita donc pas à mettre dans Œdipe, sinon une passion, au moins une réminiscence d’amour, pour occuper la scène et varier l’intérêt. Plus tard, il s’est beaucoup moqué de ce ridicule et des tendres paroles du prince Philoctète à la reine Jocaste ; il en rejette le tort sur le faux goût du public, et paraît croire, à cela près, l’ouvrage irréprochable. La Harpe est du même avis, et trouve que Voltaire a, du reste, perfectionné le drame de Sophocle. Sa manière de raisonner est simple ; tout ce qui, dans la pièce française, est orné, brillant, selon le goût moderne, lui paraît supérieur à l’éloquente simplicité du grec. Il ne songe ni à la couleur antique, ni à la gravité que demande la religieuse terreur du sujet. Le marbre divin de Sophocle lui paraît une pierre brute qu’il a fallu polir, et il remercie Voltaire d’avoir pris ce soin.

Ce n’est pas ainsi que pensait Racine, lorsque, dans ses admirables imitations, il s’abstenait du théâtre de Sophocle, comme d’un modèle trop immuable et trop pur. Aux yeux du critique français, quelques artifices de scène, et parfois quelques coquetteries de langage ajoutés au drame grec, sont un progrès incontestable de l’art dramatique. Voltaire lui-même croyait avoir fort surpassé Sophocle, que dans ses préfaces il traite avec une extrême légèreté ; car le jeune et brillant poète, qui bientôt défendit le goût français contre La Motte, ne comprenait pas alors mieux que lui le goût antique.

Cherchons, dans un court parallèle, si Voltaire, en effet, perfectionnait Sophocle. Et d’abord, avouons-le, cette supériorité d’une œuvre d’imitation sur l’œuvre originale, ce perfectionnement d’une pensée antique par des combinaisons modernes, nous paraît en soi chose impossible. Dites, si vous voulez, que cette seconde façon, travaillée par une main habile, est plus rapprochée de vos idées, de vos mœurs, vous plaît davantage ; mais n’affirmez pas qu’elle vaut mieux : il y a chance, au contraire, pour que ce mélange d’esprits opposés, ce double travail sur un même fond, ait produit quelque chose de moins parfait et de moins pur. Prenons pour exemple le plus admirable, le plus inspiré des imitateurs du génie grec, Racine. Est-ce dans ses tragédies grecques-françaises qu’il faut chercher son chef-d’œuvre ? Ce qu’il change, ce qu’il mêle, ce qu’il ajoute à ses modèles, dans Phèdre ou dans Iphigénie, est-ce un progrès ou un expédient de l’art ? Quelques-uns des artifices dont s’est servi Racine pour rapprocher de nos mœurs ces fabuleux sujets ne les altèrent-ils pas, n’en affaiblissent-ils pas le pathétique et la vérité relative ? Pour l’effet tragique, la délivrance et l’heureux mariage d’Iphigénie, annoncés par Racine, valent-ils la simplicité terrible de la légende grecque ? Pour la vérité des personnages, la fière résignation de la jeune princesse de Racine vaut-elle les plaintes touchantes, la douleur naïve et l’effroi de jeune fille dépeints par Euripide ? Enfin, ces gardes, cette cour, ce majestueux accueil que reçoit Clytemnestre, cela vaut-il, pour le spectacle et l’intérêt, le char où Clytemnestre arrive avec sa fille près d’elle, le petit Oreste endormi sur ses genoux, et descend au milieu d’un chœur de femmes grecques, qui seules pouvaient la recevoir et l’approcher ? Et dans Phèdre, la conversation de Théramène et d’Hippolyte, est-ce un début comparable à cette entrée du jeune héros grec, libre, pur, farouche, une couronne de fleurs sur la tête, animant ses compagnons aux rudes plaisirs de la chasse, et dévouant son cœur à la chaste Diane dans une hymne d’une ravissante douceur ? Qu’est-ce que la flamme d’Aricie, semblable à tant d’autres, au prix de cet amour idéal et de la scène sublime où la déesse, se révélant, console par une vision céleste l’agonie douloureuse d’Hippolyte ?

Tout cela soit dit avec adoration du génie de Racine. Mais la vraie grandeur de son art se montre surtout dans les pièces qu’il a tirées de l’histoire, où elles attendaient la vie poétique. Quand la statue était faite et animée par le ciseau grec, la défaire et la recomposer, c’était en altérer la grace primitive ; il eût mieux valu, peut-être, en faire une simple et fidèle copie, sans autre nouveauté que l’expression ; mais le goût du siècle voulait se retrouver dans ces remaniemens de l’imagination antique. Admirons Racine de ce qu’il a fait ou suppléé ; mais ne prenons pas ses changemens pour des progrès, dans le point de vue éternel de l’art. Le goût du xviiie siècle imposait à Voltaire, dans une œuvre semblable, un esprit plus moderne encore. Le respect de l’antiquité classique s’était fort affaibli, et certaines conventions de théâtre avaient pris plus de force. Aussi quand le bon M. Dacier, qui vivait encore, apprenant que le jeune poète s’occupait d’Œdipe, lui conseilla de ne rien oublier de Sophocle, et de traduire les beaux chœurs de la tragédie grecque, Voltaire se prit à rire. Il y avait cependant alors chez Mme la duchesse du Maine un homme savant, son chancelier, je crois, M. de Malézieux, qui faisait la plus vive impression sur cette brillante et spirituelle société, en traduisant parfois devant elle, avec une extrême fidélité, le livre grec à la main, une pièce de Sophocle ou d’Euripide.

On se souvenait aussi d’une anecdote d’Auteuil. Là, Racine, devant Boileau, Nicole et quelques amis, la conversation étant tombée sur l’Œdipe de Sophocle, l’avait pris, et traduit de verve sur-le-champ. « Il s’émut tellement, écrivait un témoin bien des années après la mort de Racine, que tout ce que nous étions d’auditeurs, nous éprouvâmes tous les sentimens de terreur et de compassion sur quoi roule cette tragédie. J’ai vu nos meilleurs acteurs sur le théâtre, j’ai entendu nos meilleures pièces ; mais jamais rien n’approcha du trouble où me jeta ce récit ; et au moment même où je vous écris, je m’imagine voir encore Racine avec son livre à la main, et nous tous consternés autour de lui. »

Voilà un témoignage vivement senti ; et Voltaire ne parle pas avec moins d’enthousiasme des traductions improvisées de M. de Malézieux ; mais il ne serait venu à l’esprit de personne de produire simplement sur la scène ce qui ravissait à la lecture. Voltaire se mit donc à l’œuvre pour accommoder Sophocle au goût du temps : il substitua le personnage épisodique de Philoctète à Créon, l’adversaire naturel d’Œdipe ; il remplaça Tirésias par un grand-prêtre ; il ne donna pas d’enfans à Œdipe ; il suspendit avec un art plus apparent la révélation de sa destinée ; il adoucit son désespoir ; il ne le montra pas aux spectateurs les yeux crevés et sanglans ; il répandit sur le tout un vernis d’élégance et de philosophie.

Mais où était ce grand spectacle qui ouvre la tragédie grecque, ces enfans, ces vieillards, ces prêtres avec des bandelettes et des rameaux priant aux autels des dieux, près du palais d’Œdipe, et espérant dans ce roi qui les accueille et les console ? Quelle exposition que cette hymne de reconnaissance qu’ils lui adressent, dans l’excès même de leurs maux ! quel contraste entre cette invocation de son secours et la fatalité dont il sera bientôt frappé ! quel intérêt croissant dans l’arrivée soudaine de Créon, revenant de Delphe, la couronne de laurier sur la tête ! quelle gravité religieuse, quelle émotion populaire dans les chants du chœur qui suivent le récit de Créon !

Il faut l’avouer, l’entrevue du voyageur Philoctète avec un Thébain son ami, le récit fait à Philoctète de tout ce qui s’est passé dans Thèbes, remplacent bien faiblement ces sublimes beautés. Dans la seconde scène, il est vrai, Voltaire a conservé quelques traces du chœur ; mais au lieu des longues et touchantes prières, il met dans sa bouche une sorte de désespoir et de défi tout-à-fait étranger au génie antique

Frappez, Dieu tout-puissant ! vos victimes sont prêtes :
Ô mont, écrasez-nous ! cieux, tombez sur nos têtes ! etc.

Puis Œdipe tient une assemblée du peuple, comme dans Sophocle ; seulement, ce qui aurait bien étonné les Grecs, il a près de lui, dans cette assemblée, la reine Jocaste, qui prend la parole devant le peuple, Jocaste, pour laquelle Philoctète nous a fait connaître ses feux dans la première scène. Certes, sans parler même de la couleur locale, Sophocle avait fait preuve d’un art plus délicat, en ne montrant Jocaste que tard, et peu de temps sur la scène.

Dans la tragédie grecque, dès que l’affreux mystère est soupçonné d’Œdipe, Jocaste disparaît ; et, de scène en scène, on apprend sa solitude désespérée, ses gémissemens, sa mort ; mais on ne la voit plus. Le poète, qui ne craint pas d’étaler sur la scène le spectacle de la souffrance physique, a cru cette horreur morale trop forte, et l’a soustraite aux yeux. Dans la tragédie française, au contraire, Jocaste est partout : elle parle au peuple ; elle s’entretient avec une confidente ; elle écoute une redite d’amour du prince Philoctète ; elle lui donne rendez-vous pour une seconde explication, quand il est accusé, et le défend avec ce reste d’intérêt que laisse un ancien amour. Quand le grand-prêtre a désigné Œdipe, elle assiste en tiers à l’entretien de Philoctète et d’Œdipe ; enfin, après les scènes de confidence entre les deux époux, si bien imitées de Sophocle, elle reparaît encore sur la scène ; elle parle de son fils :

Ne plaignez que mon fils, puisqu’il respire encore.

Elle y prononce, en se donnant la mort, les derniers mots du drame :

Au milieu des horreurs dont le destin m’opprime,
J’ai fait rougir les dieux qui m’ont forcée au crime.

Pensée dans le goût de Lucain, bien éloigné de la simplicité du génie grec. Certes, il n’y a pas besoin du progrès moral qu’ont amené les siècles pour sentir combien, dans la vue la plus élevée de l’art, cet emploi répété d’un tel personnage est inférieur à la sévère discrétion de Sophocle : je le dirai même, cette faute n’est échappée au génie de Voltaire que parce que le sujet du drame n’était pas sérieux pour lui, et qu’il ne pouvait entrer dans la primitive et religieuse inspiration de Sophocle ; mais alors même la bienséance moderne aurait dû l’avertir, s’il avait cherché autre chose qu’un texte à de beaux vers.

Nous voilà, sans le vouloir, bien loin du critique célèbre qui jugeait que Voltaire avait perfectionné les détails de Sophocle, avait ménagé des nuances délicates, avait observé des convenances relatives à la personne et à la situation, et bien plus sensibles et plus fréquentes chez les modernes que chez les anciens[1].

Non, l’art, comme le génie, est du côté de Sophocle…

Il y avait cependant un don précieux, inestimable dans le début dramatique de Voltaire : c’était la première fraîcheur d’un grand talent, cette vivacité, ce coloris d’élégance qu’il tenait de l’étude et de la jeunesse. Un poète était né, non pas tel que l’imagination peut le rêver de préférence, enthousiaste, naïf, original.

............ Vatem
Hunc qualem nequeo monstrare, et sentio tantum
Anxietate carens animus facit, omnis acerbi
Impatiens, cupidus sylvarum
.....

Le poète du xviiie siècle, au contraire, est un homme des villes, léger, railleur, ami et flatteur ironique des grands, habile à se jouer des travers et à répéter les graces et les vices d’une société élégante. Sa poésie n’éclatera pas d’images empruntées à la nature ; elle n’aura pas de grandeur simple, et souvent elle se plaira dans une pompe un peu factice. En quelque lieu, en quelque temps que la fiction la transporte, elle sera toujours philosophique et pleine d’allusions modernes ; car elle est un instrument de la pensée du poète, plutôt qu’elle n’est cette pensée elle-même. Elle ne sera donc tout-à-fait originale et vraie que là où elle peut librement se confondre avec les penchans et le langage même du xviiiie siècle, et devenir, dans une satire ou une épître, la plus vive expression de ce monde épicurien et sceptique.

Mais le temps de la régence, fort peu poétique par les habitudes et les mœurs, attachait un respect de tradition aux formes les plus sérieuses de l’art. La célébrité, la gloire, ne s’obtenaient qu’en les observant. Aussi Voltaire, en achevant Œdipe, commençait un poème épique sans songer si, dans les habitudes de son temps et de son propre génie, il trouvait cette grande vocation : il voulait la gloire, le bruit, la première place dans les lettres. Depuis Œdipe, il la cherchait au théâtre avec des revers ou des succès douteux, dans Artémire, Ériphile, Marianne. Il était à la fois très laborieux et très dissipé, répandu dans le monde et à la cour, aimant avec passion les vers, les plaisirs et même le jeu, voyageant sans cesse de château en château, travaillant sur les routes, s’occupant de tout, même de sa fortune, et, à travers un poème épique, faisant de bonnes affaires avec les traitans, par le crédit des maîtresses de princes. Il pratiquait déjà cet art de flatter pour oser impunément ; il adressait de Cambrai même des louanges à l’indigne successeur de Fénélon, au cardinal Dubois ; mais la vue d’Amsterdam et de La Haye lui arrachait un cri d’indépendance : « Ici, pas un oisif, pas un pauvre, pas un petit-maître, pas un insolent. Nous rencontrâmes le pensionnaire à pied, sans laquais, au milieu de la populace. On ne voit personne qui ait de cour à faire ; on ne se met pas en haie pour voir passer un prince ; on ne connaît que le travail et la modestie.

Bientôt, cependant, il revenait aux grands seigneurs de la cour de France, aux Villars, aux Sully, aux Richelieu. Il était des voyages de Fontainebleau ; il faisait des vers pour Mme de Prie, avait pension sur la cassette, et était assez content de la jeune reine, qui pleurait à Marianne, riait à l’Indiscret, et l’appelait, dit-il, mon pauvre Voltaire.

Déjà une édition de la Henriade avait paru, furtive, incomplète, mais saillante de pensées, et pleine de beautés d’autant plus au goût du siècle qu’elles étaient moins épiques. Malgré son adresse et ses amis, le jeune poète, suspect de témérité philosophique, n’avait pu la dédier au roi. On murmurait dans le haut clergé contre certains endroits du poème, on parlait d’une censure de Sorbonne ; mais la faveur publique était grande et protégeait le poète, quand tout à coup il fut averti cruellement de l’odieuse inégalité que les rangs et l’arbitraire laissaient encore dans la société française. Un homme de grande naissance, dont il avait relevé l’impertinence par une épigramme, à table chez le duc de Sully, s’en vengea peu de jours après par un lâche guet-apens : Voltaire, attiré, sur un prétexte, à la porte de l’hôtel Sully, où il dînait encore, est saisi et bâtonné par quelques laquais déguisés du chevalier de Rohan. Il ne trouve auprès de son ami le duc de Sully que froideur pour cette injure, et sympathie de grand seigneur pour celui qui l’a faite.

Voltaire disparaît, s’enferme, apprend jour et nuit l’escrime et l’anglais, pour se préparer une vengeance et un asile ; puis, sortant de la retraite, il envoie un cartel au chevalier de Rohan. Celui-ci ne répondit point par le mot que l’ingénieux auteur d’Édouard a placé dans une situation semblable : « Je ne puis, monsieur ; j’en ai bien du regret : vous n’êtes pas gentilhomme. » Il accepta pour le lendemain ; mais, dans la nuit, sur un ordre de M. le duc, premier ministre, Voltaire fut mis à la Bastille pour six mois, puis exilé. Libre, il revint furtivement à Paris, pour chercher encore son ennemi, qu’il ne trouva pas ; puis il quitta la France. Sa retraite naturelle était l’Angleterre ; il en connaissait déjà l’esprit libre penseur. En France même, il s’était lié, depuis plusieurs années, avec un illustre Anglais, lord Bolingbroke, banni aussi de son pays, mais par bon acte du parlement, après un glorieux ministère, et pour avoir essayé sans succès un changement de dynastie. Voltaire avait admiré dans Bolingbroke, avec cet air du grand monde et ces goûts épicuriens qu’il aimait, une érudition philosophique, une immensité de lecture, une science d’incrédulité, toute nouvelle à ses yeux. Il avait joui avec délices de ses entretiens dans la belle retraite que Bolingbroke s’était choisie en Touraine et qu’il venait d’abandonner, en 1726, pour rentrer amnistié dans son pays. Voltaire, sorti de la Bastille, vint l’y rejoindre, et resta trois ans près de lui.

Ce fut l’époque où le jeune président de Montesquieu fit le même voyage sous les auspices de lord Chesterfield. L’Angleterre, de 1727 à 1730, fut donc ainsi l’école des deux premiers génies de notre xviiie siècle. Plus tard, Buffon commença ses grandes recherches de la nature par l’étude et la traduction des découvertes anglaises. L’esprit le plus actif du xviiie siècle, après Voltaire, Diderot, emprunta de l’Angleterre ses premières études philosophiques et son premier essai d’encyclopédie. Rousseau tira des ouvrages de Locke une grande partie de ses idées sur la politique et l’éducation ; Condillac, toute sa philosophie. Il semble donc qu’avant d’aller plus loin dans l’histoire littéraire de notre patrie, c’est le moment de nous arrêter au tableau des lettres et de la civilisation anglaises dans leur rapport avec la France, et d’indiquer rapidement ce qu’elles nous avaient emprunté, et les exemples qu’elles nous rendaient.


SWIFT, ADDISON, STEELE

… Congreve, Addison, Prior, Parnell, Swift, florissaient à la fois ; et Pope préludait à sa gloire. En même temps que l’Angleterre, humiliant la vieillesse de Louis XIV, entamait ses provinces, et disputait l’Espagne à son fils, elle semblait aussi attirer à soi cette belle civilisation des lettres qui avait marqué notre plus glorieuse époque, et nous dépouiller de nos arts comme de nos victoires. On sait avec quel enthousiasme fut ressentie par les Anglais la victoire de Blenheim (1704), et les magnifiques récompenses qu’elle valut à l’insatiable Marlborough. Addison la célébra dans sa fameuse Campagne, gazette rimée, semblable au Fontenoi de Voltaire, et dans son opéra de Rosamonde ; car la mode française prévalait au point de faire, pour un général whig, les mêmes apothéoses d’opéra si long-temps prodiguées et reprochées à Louis XIV.

Ce goût de louanges officielles dominait fort dans la poésie classique du temps, et produisait parfois d’étranges disparates. C’est fort bien de ne pas dénigrer Pindare, comme faisait de La Motte ; mais que penser de Congreve, qui, sur le modèle de la première olympique, compose une ode à grandes images, dont le héros est Godolphin, ministre de la trésorerie, et l’épisode, les chevaux qui promenaient dans Hyde-Park la calèche du noble lord ? Pindare, je le sais, faisait grand cas de l’or, et des vainqueurs qui payaient bien : mais cela disparaît pour nous dans le lointain magique de l’antiquité ; tandis que, dans nos temps modernes, en France, en Angleterre, on rira toujours un peu d’une ode pindarique adressée au ministre des finances. Le duc de Marlborough pouvait mieux supporter cet appareil ; et toutefois les odes pindariques que lui décerne Congreve me choquent toujours par ce placage de couleurs antiques sur l’homme moderne, le courtisan gagneur de batailles, doté de grosses pensions par ses amis du parlement. Toute la poésie anglaise de ce temps, correcte, élégante, rapprochée du goût français, me paraît avoir tour à tour l’inconvénient d’ennoblir à faux les idées modernes par des imitations de l’antiquité, et d’affaiblir la simplicité antique par une élégance de cour : voyez Addison, voyez Congreve, voyez l’Iliade de Pope. Mais laissons un moment la poésie, pour étudier le mouvement général des esprits en Angleterre.

L’autorité des whigs commençait à peser au pays. La guerre glorieuse qu’ils faisaient soutenir par les armes anglaises, semblait longue et stérile. Il se fit un retour d’opinion ; on invoquait, contre la domination légale et parlementaire des ministres, jusqu’aux vieilles maximes de l’obéissance passive envers le trône ; on résistait en flattant. Un prédicateur fanatique, le docteur Shaverell, en prêchant le pouvoir absolu à Saint-Paul et dans plusieurs comtés d’Angleterre, excitait un enthousiasme extraordinaire, et comme une émeute de servitude. La portion même du public anglais la moins faite pour céder à ce prestige, beaucoup d’amis de la constitution se réunissaient aux tories par cette défiance et cette jalousie contre l’armée, si naturelle dans un état libre. À toutes ces causes publiques de changemens, se mêlaient des impatiences de femme, qu’avait excitées, dans l’esprit si long-temps docile de la reine Anne, l’impérieuse fierté de la duchesse de Marlborough.

Enfin, après la suppression du parlement d’Écosse et la réunion politique des deux royaumes, la reine se sentit assez maîtresse pour se passer des whigs, qui, par cette mesure, avaient fortifié le pouvoir du trône, en croyant n’opposer qu’une barrière au prétendant. Elle changea son ministère. Alors vint l’administration tory de Bolingbroke et d’Oxford, marquée par des victoires, et qui faillit l’être par une révolution. C’était, à travers bien des transformations, le dernier combat rendu par l’esprit de l’ancienne monarchie anglaise ; et il est remarquable que cet effort impuissant ait concouru avec la fin même du règne de Louis XIV, et ait paru placé sous l’influence de son génie mourant.

Dans cet intervalle, la paix d’Utrecht fut signée ; l’Angleterre brilla de tout l’éclat de la politesse et des arts. Les luttes des partis se dessinèrent sous des formes plus savantes et plus modérées. La haute littérature devint la haute politique.

Swift, un simple ecclésiastique anglican d’une paroisse d’Irlande, protégé dans sa jeunesse par le célèbre Temple, et venu à Londres avec le goût des vers et le talent de la polémique, fut le principal conseiller du ministère. Avec lui commence en Angleterre la grande autorité des écrits périodiques, et cet usage de traiter dans les journaux la politique, la religion, la morale, usage qui est aux livres imprimés ce que les livres imprimés furent à l’écriture.

Il avait paru, pendant la révolution de 1640, plusieurs journaux anglais, le Mercurius politicus, le Mercurius aulicus, rusticus ; mais cette mode n’avait été, comme la publication même des discours du parlement, qu’un droit momentané, et, pour ainsi dire, une licence de guerre civile. Cromwell et les Stuarts avaient ramené la censure ; elle dura même pendant les six premières années de Guillaume.

Plus tard parurent deux recueils puritains, la Revue de Foe, l’auteur de Robinson, l’Observateur de Lestrange, et la Répétition, journal jacobite.

Enfin, Steele commença le Babillard, plus littéraire que politique, et Addison son Spectateur, généralement dicté par la saine philosophie et le bon goût. Mais, pour la verve politique, rien n’est comparable àl’Examinateur de Swift, qui parut en 1710, et était destiné à humilier Marlborough, au profit du ministère qui se servait de ses victoires pour préparer la paix.

La reine, en effet, avait tout changé dans son gouvernement, excepté le général qui battait les ennemis de l’Angleterre ; et Marlborough, dont le parti était déchu du pouvoir, avait consenti sans peine à rester à la tête de l’armée. Mais là, contredit, surveillé, soupçonné, il éprouvait mille amertumes. Ses amis politiques cherchaient à le consoler, en exagérant ses services et l’ingratitude du pouvoir. L’ami du ministère, Swift, répondit, et n’épargna nulle vérité à l’avide et ambitieux Marlborough. Citons ce rare exemple d’une satire politique, dont le temps n’a pas émoussé la piquante ironie : vous y reconnaîtrez cette humour, cette gaieté originale et sérieuse que s’attribuent les Anglais. Swift prend au mot les whigs qui comparaient le duc de Marlborough aux plus grands généraux romains ; il suit le parallèle, en opposant au modeste appareil du triomphe antique les marques substantielles de reconnaissance qu’a recueillies Marlborough.

À Rome, dit-il, au plus haut point de sa grandeur, un général vainqueur, après l’entière soumission des ennemis, avait en récompense un triomphe, peut-être une statue dans le Forum, un bœuf pour le sacrifice, une robe brodée pour la cérémonie, une couronne de laurier, un trophée monumental avec des inscriptions. Quelquefois cinq cent ou mille médailles étaient frappées à l’occasion de la victoire, dépense qui, étant faite en l’honneur du général, doit, nous l’admettons, compter dans les frais ; enfin, quelquefois il avait un arc de triomphe. Voilà, autant que je puis me le rappeler, toutes les récompenses que recevait un général vainqueur, au retour de ses plus belles expéditions, après avoir conquis un royaume, traîné captifs le roi, sa famille et ses grands, fait du royaume une province romaine, ou du moins un état dépendant et humble allié de l’empire. Maintenant, de toutes ces récompenses, je n’en trouve que deux qui fussent un profit réel pour le général : la couronne de laurier, qui était faite et envoyée aux dépens du public, et la robe garnie. Encore je ne puis découvrir si cette dernière dépense était payée par le sénat ou par le général. Cependant je veux adopter l’opinion la plus large, et quant au reste, j’admets tous les frais du triomphe comme argent comptant dans la poche du général ; et, d’après ce calcul, nous allons établir deux comptes curieux, celui de la reconnaissance romaine et celui de l’ingratitude anglaise, et nous ferons la balance :


RECONNAISSANCE ROMAINE. INGRATITUDE ANGLAISE.
l. s. d. liv.
Encens et pot de terre pour le brûler.
4 10 » Woodstock. 40,000
Un bœuf pour le sacrifice.
8 » 1 Blenheim. 200,000
Une robe garnie.
50 » » Prélèvement sur les postes. 100,000
Une couronne de laurier.
» » 2 Mildenheim. 30,000
Une statue.
100 » » Tableaux, diamans. 60,000
Un trophée.
80 » » Concession de Pall-Mall. 10,000
Mille médailles de la valeur d’un sol pièce.
2 1 8 Emplois. 100,000
Un arc de triomphe.
500 » » Total. 540,000
Un char de triomphe du prix d’un carosse moderne.
100 » »
Dépenses casuelles du triompe.
150 » »
Total. 994 11 11
C’est ici le compte des profits avoués de chaque côté.
Supposons que le général romain eût fait de plus quelques acquisitions, on peut aisément les déduire ; et la balance sera encore loin d’être égale, si nous considérons que tout l’or et l’argent des sauve-gardes et des contributions, et toutes les prises de quelque valeur faites à la guerre, étaient exposés à tous les yeux dans le triomphe, et ensuite placés au Capitole pour le service public. Ainsi, somme toute, et les choses mises au pire, nous ne sommes pas aussi ingrats que les Romains, lorsqu’ils étaient le plus généreux.

Swift poursuivit cette controverse jusqu’à la paix d’Utrecht, admis chaque jour dans la confidence des ministres, les protégeant de son esprit et leur faisant supporter les caprices de son caractère. C’était chose nouvelle dans les mœurs anglaises que cette alliance sur le pied d’égalité entre un écrivain politique et des ministres grands seigneurs, chefs d’un parti puissant. Elle s’explique sans peine. D’une part, ces ministres, voulant résister eux-mêmes à leur parti, devaient chercher secours dans une raison supérieure qui sût se faire écouter du public ; et de l’autre, Bolingbroke, homme d’esprit éminent lui-même, littérateur, écrivain, sentait dans les autres la dignité du talent et le prix inestimable d’un tel appui, quand il se donne à la conviction et à l’amitié. Ministre des affaires étrangères et de la guerre, il partageait avec Swift la rédaction de l’Examiner, comme Swift, sans fonction et sans titre, partageait souvent avec Oxford et avec lui les secrets du cabinet.

Au milieu de ces soins politiques, Swift, bel esprit dans toute la force du terme, était fort préoccupé des intérêts de la langue et du goût. Il publia, dans cette pensée, une lettre à lord Oxford, où, déplorant la corruption et l’instabilité de l’idiome anglais, il proposait, pour remédier au mal, l’établissement d’une académie, sur le modèle de la nôtre, et qui ferait, comme elle, un dictionnaire officiel de la langue. On se récria contre ce joug, surtout contre le danger que la nouvelle académie ne fût toute composée de tories, et le projet n’eut pas de suite.

Peu importait au reste : les bons écrits font plus pour la langue que les académies ; et il en paraissait beaucoup alors, sous ces formes abrégées et concises, qui plaisent à un peuple occupé d’affaires.

En face de Swift et de Bolingbroke, si véhémens et si spirituels dans la polémique, il faut placer Steele, que ses pamphlets portèrent à la chambre des communes, et qui en fut arbitrairement chassé par une colère de majorité, pour un dernier pamphlet intitulé la Crise, dans lequel il réclamait la démolition des forts de Dunkerque, alors au pouvoir de l’Angleterre. Imprudent et irrégulier dans sa vie, grave et austère dans ses écrits, Steele, avec moins d’art et de finesse qu’Addison, dont il respectait le génie, était un contradicteur plus vif, plus amusant, plus amer. Vrai patriote anglais, il défendit toujours les intérêts et les libertés du pays, indépendamment des passions de son parti ; et il eut, à cet égard, plus de constance ou de lumières qu’Addison. Mais cette polémique si nerveuse et si sensée de Steele, ses piquans écrits sur l’état de l’Europe, la guerre, la paix, la succession protestante, sa belle défense du nombre illimité des pairs dans un intérêt de liberté, tout cela est maintenant question oubliée, talent perdu, verve éteinte, selon la loi éternelle de ces controverses politiques qui passionnent si vivement les contemporains. Ce qu’on lira toujours de Steele, ce sont quelques excellens chapitres de mœurs ou de littérature, qu’il a jetés dans le Spectateur, où ils forment une nuance du naturel élégant d’Addison. On y trouve, avec une forte teinte nationale, la même imitation du goût français, ou du moins la même affinité avec le jugement et l’imagination saine de nos bons écrivains ; c’est quelquefois la piquante satire de La Bruyère avec une pensée plus libre. Le défaut du Spectateur est d’avoir eu les inégalités d’un journal, et de mêler à des pages heureusement originales d’assez fréquens lieux communs et de médiocres dissertations.

Quoi qu’il en soit, le Spectateur, distribué deux fois par semaine à trois mille exemplaires, succès prodigieux dans cette enfance des journaux, eut une grande influence sur la société anglaise, et en offre la plus juste et la plus spirituelle peinture. L’intention de l’ouvrage n’était pas, comme on l’a dit, de détourner les esprits de la politique. Tel ne pouvait être le calcul d’un parti tombé du pouvoir, comme celui des whigs, et obligé, à quelques égards, de regagner l’opinion. La politique agit partout dans le Spectateur, lors même qu’elle semble s’effacer ; mais elle est adroite, mesurée, conciliante ; elle cherche à corriger par le ridicule, l’âpreté des vieilles haines de parti, et à ôter aux whigs leur raideur républicaine, pour mieux battre les préjugés des tories. Un autre caractère de ce recueil, c’est le rang qu’y prennent les femmes, leurs intérêts, leurs passions, et jusqu’à leurs modes. C’était le signe d’un progrès de politesse sociale, et peut-être un hommage indirect à la souveraine.

Il faut l’avouer, au milieu de ces élégans artifices, on ne retrouve pas d’abord, dans le Spectateur, les héritiers de ces terribles puritains, dont les principes inflexibles avaient fondé la liberté à travers tant de luttes sanglantes. Ils ont l’air d’être devenus académiciens et hommes de cour. Regardez de près cependant : le même esprit s’est conservé ; vous pouvez le reconnaître à l’empreinte religieuse et presque sermonnaire jetée sur tant de chapitres du Spectateur ; il est pour quelque chose dans cette admiration si vive, et d’ailleurs si juste, du grand poème de Milton ; enfin ce même esprit a dicté la haine du pouvoir arbitraire, les maximes de tolérance religieuse et de liberté semées partout dans l’ouvrage. Sous ces rapports de philosophie et de vérité, le Spectateur était plus avancé que notre littérature : c’était l’avantage des institutions. Mais, dans ce qui touche au goût et à l’art d’écrire, il était en grande partie formé sur elle. Nulle part Boileau n’est cité avec plus de respect ; nos grands tragiques y sont hautement admirés, et Shakspeare blâmé avec une irrévérence classique. Le tumulte, la confusion sanglante de la scène anglaise est l’objet de fines et sévères critiques. Que diraient nos novateurs des jugemens que voici ?

La tragi-comédie, telle que l’a faite le théâtre anglais, est une des plus monstrueuses inventions qui ait jamais passé par la tête d’un poète. On pourrait aussi bien imaginer d’enchevêtrer dans un même poème les aventures d’Énée et celles d’Hudibras.

Et ailleurs :

Je serais charmé de nous voir imiter les Français, en bannissant de notre théâtre le bruit des tambours, des trompettes, des huzza, qui est parfois si grand, que, lorsqu’il y a bataille au théâtre de New-Market, on peut l’entendre à l’autre bout de la ville.

Addison et ses amis ne s’élèvent pas avec moins de force contre cette profusion de meurtres qui jonche la scène anglaise, tout cet attirail de mort qu’elle a dans ses magasins, et qui a passé dans ceux de notre théâtre. Il est curieux de les voir opposer Sophocle à Shakspeare ; et cet exemple prouvera du moins que tout n’est pas à faire dans la critique, et que l’ancienne régularité de notre théâtre s’appuyait sur une savante analyse du cœur humain.

Oreste, dit Addison, était dans la même situation où Shakspeare place Hamlet. Sa mère a tué son père, et s’est emparée du royaume, de complicité avec son amant. Le jeune prince, résolu de venger la mort de son père, s’introduit, par une ruse d’un grand effet, dans l’appartement de sa mère pour la tuer ; mais, comme un tel spectacle aurait été révoltant pour les spectateurs, cette terrible résolution est exécutée derrière la scène. On entend la mère qui demande pitié à son fils, et le fils qui lui répond qu’elle n’a pas eu de pitié pour son père ; puis, elle s’écrie qu’elle est blessée, et la suite du drame nous apprend qu’elle est morte. Je crois qu’il y a dans ce formidable dialogue entre la mère et le fils, derrière le théâtre, quelque chose d’infiniment plus expressif que ne pouvait l’être toute exécution matérielle sur la scène. Oreste, aussitôt après, rencontre l’usurpateur à la porte du palais ; et, par un art du poète, il évite aussi de le tuer devant les spectateurs, lui disant qu’il le laisse vivre encore quelques heures dans l’amertume de son âme, et lui ordonnant de se retirer dans la partie du palais où a péri Agamemnon, dont le meurtre doit être vengé sur le lieu même du crime.

Voilà donc, messieurs, la critique anglaise conduite, par l’étude, de l’antiquité, à l’adoption des règles et des bienséances de notre théâtre. Que fallait-il pour achever cette réforme ? une œuvre de génie dans le goût classique. En littérature, vous le savez, les bonnes résolutions ne sont rien, sans l’ame qui les vivifie. Éviter les fautes est peu de chose, si vous ne savez émouvoir par de grandes beautés. Addison, après avoir blâmé l’irrégularité barbare du théâtre anglais, avait à faire une tragédie régulière et pathétique : il fit jouer Caton.

C’était en 1713, dans le déclin du ministère tory et la popularité renaissante des whigs. Entre deux partis animés, tout était allusion dans la pièce. Les tories applaudissaient, contre Marlborough, les invectives adressées au dictateur, et les mots de patrie, de liberté et de sénat faisaient trépigner d’enthousiasme les whigs. Mais ce prestige enlevé, que restait-il à la nouvelle tragédie, pour remplacer le vieux culte de Shakspeare ? Elle était fort régulière, sans doute, et conforme aux trois unités ; elle renfermait des choses éloquentes et nobles, que la passion du moment pouvait saisir avec enthousiasme ; mais, en général, elle était froide. Caton dissertait trop dans son petit sénat.

L’amour de sa fille Martia pour le roi des Numides, Juba, était insipide jusqu’au moment où il devenait ridicule, et cela tardait peu. Un traître, Sempronius, qui, après avoir essayé sous main de livrer la ville, avait su garder la confiance de Caton, prend le costume et l’appareil du roi Juba pour enlever la belle Martia. Heureusement le vrai Juba survient, et tue son perfide Ménechme. Martia, qui avait fui, et qui reparaît aussitôt, trompée par les vêtemens du faux Juba étendu mort, laisse éclater sa passion et se penche même vers lui pour l’embrasser. Le vrai Juba, qui l’aperçoit, tombe à ses pieds et lui rend grâces du secret qu’il a surpris.

Ces fadeurs, il faut l’avouer, déparaient bien l’austérité républicaine du sujet de Caton, et auraient pu prêter à rire aux partisans du vieux théâtre national ; mais on ne riait pas. La pièce avait pour elle un puissant intérêt politique, et elle s’avançait, la voile haute, poussée par le vent de deux factions contraires.

L’ouvrage renfermait d’ailleurs quelques beautés neuves. C’était Caton rencontrant le corps de son fils, qui vient d’être tué à une des portes de la ville :

Salut ! mon fils ; ici, mes amis ; déposez-le en plein sous mes yeux ; que je puisse voir à loisir ce corps sanglant, et compter ses glorieuses blessures ! Que la mort est belle, quand elle est achetée par le courage ! Qui ne voudrait être ce jeune homme ? Quelle pitié que nous ne puissions mourir qu’une fois pour notre pays ! Pourquoi cette tristesse sur vos fronts, mes amis ? J’aurais rougi de honte, si la maison de Caton était demeurée entière et florissante en temps de guerre civile. Porcius, regarde ton frère, et souviens-toi que ta vie n’est pas à toi, quand Rome la demande. Hélas ! mes amis, pourquoi pleurez-vous ainsi ? Qu’une perte particulière n’afflige pas vos cœurs ; c’est Rome qui a droit à nos larmes. La maîtresse du monde, la nourrice des héros, le délice des dieux, celle qui a humilié les tyrans de la terre et affranchi les nations, Rome n’est plus ! Ô liberté ! ô vertu ! ô mon pays !

Vous devinez les applaudissemens qu’un auditoire anglais, ému d’orgueil et de patriotisme, à la fin de la guerre contre Louis XIV, au milieu de l’inquiétude nationale sur la succession protestante, devait prodiguer à ces beaux vers, qui ne sont pas tous fort vrais ; car Rome n’a jamais affranchi les peuples.

Un autre ordre de beautés, que le génie de Shakspeare avait devancé, mais dont l’effet dut être grand, c’était le monologue de Caton sur l’immortalité de l’ame, et cette délibération solennelle avant le suicide.

En tout, cette tragédie offrait, avec quelques beautés neuves, une imitation correcte, mais affaiblie, de la manière de Corneille. Conduite avec peu d’art, dans sa régularité, elle fut un effort remarquable, mais impuissant, pour changer la forme du théâtre anglais, une œuvre de critique, et non de fondateur. Elle ne fut pas inutile à Voltaire, pour le choix des ornemens qu’il a jetés dans ses pièces romaines, Brutus, Catilina, la Mort de César, Rome sauvée. Il en a même emprunté littéralement quelques beaux traits.

Ces vers de la Mort de César :

Nos imprudens aïeux n’ont vaincu que pour lui.
Ces dépouilles des rois, ce sceptre de la terre,
Six cents ans de vertus, de travaux et de guerre,
César jouit de tout, et dévore le fruit
Que six siècles de gloire à peine avaient produit.

ne rappellent-ils pas ceux-ci :
Tout ce que la vertu romaine avait conquis est à César. Pour lui, les Décius, se dévouant eux-mêmes, sont morts, les Fabius ont péri, et le grand Scipion a vaincu ; Pompée même a combattu pour César.
Pendant que le parti des whigs, chassé des affaires, triomphait au théâtre, une révolution politique se préparait pour lui. On sait combien furent agitées les dernières années de la reine Anne, par le projet de laisser en mourant le trône à son frère, et de rétablir, après elle, la ligne directe de Jacques II : projet impossible, qu’une illusion de cour et de famille rendait vraisemblable. Les ministres, favoris de la reine, se divisaient ou sur le but même, ou sur les moyens. Après de longues luttes, Oxford fut sacrifié. Bolingbroke, plus jeune, plus hardi, plus confiant, resta maître du pouvoir ; mais la reine, à bout de ses forces, mourut trois jours après, sans avoir achevé. La puissance revint aux whigs, contre lesquels les tories pouvaient lutter, mais non les jacobites. La succession protestante fut déclarée, et George appelé d’Hanovre au trône d’Angleterre.
Quelque temps avant cette crise, Swift, nommé par Oxford au riche doyenné de Saint-Patrice en Irlande, s’était mis en route pour son canonicat. Bolingbroke se hâta de le rappeler.
Le comte d’Oxford, lui écrivait-il, a été éloigné mardi ; la reine est morte samedi. Qu’est-ce que ce monde ? et comme la fortune se raille de nous !… J’ai perdu tout par la mort de la reine, excepté mon courage. Les whigs sont un tas de jacobites ; ce sera le cri public dans un mois, si vous le voulez.
Malgré tout ce que Bolingbroke espérait des fascinations de son malicieux ami, celui-ci ne revint pas, et s’enveloppa dans sa riche prébende. Tombé du ministère, Bolingbroke fut alors poursuivi et décrété pour la chose même qu’il avait souhaitée plutôt qu’entreprise. Sa fuite le sauva, tandis qu’on accusait son rival, Oxford, d’avoir été son complice, et Prior de les avoir servis tous deux. La littérature se tut dans ce conflit. George Ier monta sur le trône ; les whigs s’établirent au pouvoir, et l’auteur de Caton devint ministre d’état.
Addison, et j’en ai bien du regret, fut un très médiocre ministre d’état. Cet esprit élégant, qui jugeait si finement les partis, manquait tout-à-fait de force et d’assurance pour les combattre en face, dans une assemblée. Membre de la chambre des communes, Addison essaya vainement d’ouvrir la bouche sur un bill en discussion ; il ne put jamais achever sa première période, et resta muet devant une plaisanterie de l’opposition. Il paraît que son goût sévère et circonspect, son purisme de diction, ne le servaient pas mieux dans le cabinet qu’au parlement. Il ne pouvait se résoudre à signer, sans les refaire, des lettres de bureau ; et quoique les hommes d’état anglais en soient moins chargés que les nôtres, rien ne s’expédiait dans son ministère. Ajoutez qu’Addison, homme d’étude avant tout, et ambitieux seulement parce qu’il était vain, manquait de cette décision de caractère et d’esprit que demandent surtout les affaires, et sans laquelle un homme ne compte pas en politique. Sa grande réputation littéraire et sa fidélité à son parti l’avaient porté au gouvernement ; mais elles l’y laissèrent incapable.

Il le sentit bientôt lui-même ; et au bout d’un an, il se retira du ministère avec une pension de 1,600 guinées. Il donna pour motif sa mauvaise santé. Addison, d’un caractère inquiet et jaloux, malgré ses principes sévèrement religieux, paraît avoir été toute sa vie victime de son amour-propre. Pour donner un appui à sa fortune politique, il avait long-temps recherché la main de la comtesse de Warwick, douairière de haute naissance et d’humeur difficile, dont il avait, dans sa jeunesse, élevé le fils. Cette union inégale ne fut pas heureuse. Humilié dans sa famille comme au parlement, le philosophe qui avait écrit tant de piquantes et sévères censures des faiblesses humaines, mourut de langueur et de chagrin à quarante-huit ans.

Sa réputation poétique lui a peu survécu ; il n’était pas fait pour les grands ouvrages, et n’avait pas les hautes parties du génie littéraire. Mais sa prose vivra dans la langue anglaise, par la correction facile, la pureté, l’élégance. Les peintures générales de mœurs, les caractères originaux, enfin les fragmens de critique jetés par lui dans le Spectateur, n’ont jamais été surpassés, malgré tant d’essais semblables : c’est le style anglais dans sa perfection. Goldsmith en Irlande, Francklin en Amérique l’ont pris pour modèle. Sans doute, depuis Addison, la critique littéraire est devenue plus métaphysique, plus raffinée, plus savante ; elle a pris le beau nom d’esthétique. Mais a-t-elle rien fait de préférable aux gracieux et élégans chapitres du Spectateur sur l’imagination ? Le style anglais est devenu tour à tour plus méthodique ou plus hardi. Blair, à la fin du dernier siècle, rapprochant sa phrase de la logique rigoureuse de Condillac, trouvait beaucoup à reprendre dans la diction facile d’Addison. Mais ce style froid et raide de Blair, dans sa forme cosmopolite et demi-française, approche-t-il de la langue expressive et indigène du Spectateur ? et la pompe de Johnson, ou, de nos jours, la verve inégale et les exagérations fantastiques d’Hazlitt ne sont-elles pas bien loin de cette raison supérieure et fine ? Laissons donc à Addison la gloire d’avoir été moraliste ingénieux, critique spirituel et sensé, surtout excellent écrivain : c’est beaucoup pour une vie partagée entre la politique et les lettres.

Telle n’a pas été la vie de Pope ; jamais vocation ne fut plus uniformément littéraire. Fils d’un père catholique qui, en 1688, avait quitté le commerce et Londres pour aller vivre à Benfield, dans la forêt de Windsor, sur un fonds de 20,000 guinées qu’il emportait avec lui, Pope ne prit jamais part aux affaires publiques. Élevé au milieu des livres, avec un instinct poétique qui s’éveilla dès l’enfance, il n’eut jamais d’autre occupation sérieuse que les vers. Si des impressions de famille et d’illustres amitiés l’attachaient aux tories, sa vie n’en fut pas moins exempte de passions politiques, et tourmentée seulement par les haines littéraires.

À douze ans, il avait composé quelques stances pures et gracieuses sur la solitude ; à seize ans, ses élégantes églogues, auxquelles il ne manquait rien que la simplicité des champs, et l’émotion de la nature ; à vingt ans, le poème sur la Critique, écrit dans le style d’Horace ; puis la belle églogue du Messie, empruntée de Virgile et d’Isaïe ; la Boucle de cheveux enlevée, badinage d’une imagination si brillante et si coquette ; enfin, l’Épître d’Héloïse, où la perfection de l’art simule tout le désordre de la passion. Jamais poète ne sut atteindre si jeune au plus haut degré de son art. À la mort de la reine Anne, il était, à vingt-cinq ans, le premier poète de l’Angleterre, de l’aveu même du jaloux Addison.

Alors, averti sans doute par une voix intérieure que la gloire des grandes compositions originales lui était refusée, il entreprit la traduction en vers de l’Iliade. On sait quel en fut le succès. Au temps où La Motte s’efforçait de rapetisser Homère dans sa traduction, les beaux vers de Pope donnèrent au vieux récit de la muse grecque un éclat nouveau qui ravit les compatriotes de Milton.

Toutefois, ne nous y trompons pas, Pope était peut-être plus rapproché de La Motte que de l’antiquité grecque ; et, je ne m’étonne pas si Mme Dacier, avec son intolérance et sa sagacité de femme passionnée, crut démêler dans les préfaces admiratives de Pope un enthousiasme trop froid pour le génie d’Homère, et lui en écrivit amèrement. À vrai dire, Pope était peu fait pour sentir le grand naturel des poèmes homériques, et cette aimable simplicité du monde naissant, comme dit Fénélon. Il était philosophe sentencieux, bel esprit, admirateur de l’élégance sociale. Ce qu’il avait au-dessus de La Motte, c’était l’imagination de style et le don d’écrire en vers. Il était l’élève de cette belle école poétique de Racine et de Boileau que dénigrait La Motte ; il avait étudié, dans leurs ouvrages et dans Virgile, le grand art de l’élégance continue, de la grace correcte. À cela, il joignait un tour particulier de concision et de finesse : jamais poète ne mit plus d’esprit dans les allusions et dans les contrastes ; mais il s’agissait de traduire Homère.

Essayons d’étudier, dans quelques détails, cette moderne restauration d’un temple antique. Quelle place doit-elle occuper dans l’histoire de l’art ? Les critiques anglais reconnaissent que le vers de Pope réunit la force et l’élégance, la précision et l’harmonie ; que son expression est prise aux sources les plus pures de l’idiome anglais, et que, dans ce long travail, la verve ni l’art ne faiblissent. Quelle objection pourra faire un étranger ? une seule, mais générale.

L’Homère de Pope passe pour admirable ; mais il n’est pas du tout homérique. Cette diction primitive, aux images éclatantes, sans périphrases et sans antithèses, disparaît dans la versification habile et symétrique du traducteur anglais. Les mœurs, les pensées, les détails sont les mêmes (Pope n’avait pas songé comme La Motte à refaire l’Iliade) ; mais le langage, cette vie extérieure, cette physionomie de l’ame, est tout autre ; et de là, je crois, un pénible mécompte pour l’homme de goût qui lit cette traduction tant vantée. Cette faute est la seule de l’ouvrage ; mais elle y est à toutes les pages. Homère dit :

Le fils de Jupiter et de Latone, irrité contre le roi, suscita dans l’armée un mal destructeur, et les peuples mouraient.

Pope traduit :

Et pour la faute du roi les peuples mouraient.

Homère dit au sujet de l’hécatombe qu’il s’agit d’envoyer à Chrysa, pour apaiser le dieu :

Peut-être, l’ayant rendu propice, le persuaderons-nous.

Pope traduit avec une intention philosophique :

Peut-être, à force de sacrifices et de prières, le prêtre pourra pardonner, et le dieu laisser vivre.

Homère fait dire à son Achille :

Je n’ai rien à redemander aux Troyens, car ils n’ont jamais enlevé mes génisses ni mes chevaux ; ils n’ont jamais ravagé les moissons dans la terre de Phthie, féconde et guerrière ; entre nous, il y a trop de montagnes chargées de forêts, et la mer retentissante !

Pope traduit dans une paraphrase :

Les lointains habitans de Troie ne m’ont jamais offensé ; ils n’ont pas conduit de troupes ennemies dans le royaume de Phthie ; mes coursiers belliqueux paissent en sûreté dans ses vallons ; au loin la mer retentissante et les remparts des rochers garantissent mon empire natal, dont une moisson abondante décore le sol fertile, riche de ses fruits et de sa race guerrière.

Il serait inutile et minutieux de dire comment cette version détruit la grandeur et la simplicité d’Homère. Voulons-nous voir ailleurs le fond même des sentimens, la passion, altérée par l’élégance du poète moderne ? Dans Homère, Priam, aux pieds d’Achille :

Souviens-toi de ton père, Achille, semblable aux dieux, de ton père, du même âge que moi, et au dernier terme de la vieillesse. Peut-être, en ce moment, ses voisins le menacent, et il n’a personne pour repousser la guerre et la ruine. Mais te sachant plein de vie, il se réjouit dans le cœur, et espère chaque jour de voir son fils arrivant de Troie.

Pope enjolive cette simplicité sublime :

Toi, le favori des puissances divines, songe à la vieillesse de ton père, et prends pitié de la mienne. En moi, reconnais cette image révérée d’un père, ces cheveux blancs, cette tête vénérable ; vois ses membres tremblans et sa faiblesse ; il est mon semblable en tout, excepté en malheur ; et toutefois, en ce moment peut-être, quelque coup du destin le renverse de sa paisible prospérité. Songe que tu le vois fuir loin de quelque ennemi puissant, et demander secours avec un faible cri. Cependant une consolation peut naître dans son ame : il apprend que son fils vit encore pour réjouir ses yeux, et il peut espérer encore qu’un jour meilleur t’enverra vers lui, pour chasser cet ennemi.
Où est Homère, où est Priam au milieu de tout ce jeu de paroles ? Conçoit-on que cette prière si forte et simple :

Souviens-toi de ton père du même âge que moi,

soit devenue cette verbeuse, cette longue allusion, sans sérieux et sans pathétique. Que les mots anglais soient élégans et les vers harmonieux, il n’importe ; c’est une faute de style en-deçà des paroles, et qui tient au plus intime de l’ame.

Je ne poursuivrai pas plus long-temps cette critique : elle indique ce qui manque au grand art de Pope, et trop souvent à la poésie du xviiie siècle. Racine, sous la gêne des bienséances de son temps, avait orné la simplicité d’Homère pour les costumes et les détails ; mais il ne l’eût pas altérée pour la passion. Pope farde tout à la fois les sentimens et les images.

Le même reproche s’appliquait encore plus à la version de l’Odyssée, que Pope, las de traduire, n’acheva pas lui-même. Quelques vers de La Fontaine, dans Philémon et Baucis, nous donneraient bien mieux l’idée de la poésie originale de l’Odyssée, que l’art de Pope et de ses poètes auxiliaires. Toutefois, cette grande entreprise achevée assura la gloire et la fortune du poète.

Depuis quelques années, il avait quitté la forêt de Windsor, et s’était retiré avec ses vieux parens au hameau de Twickenham, le Tibur d’Horace, ou plutôt l’Auteuil de Boileau ; car, à vrai dire, je ne sens pas, dans les vers de Pope et dans sa vie, ce goût des champs, du petit bois et de la source voisine, qu’exprimait si bien Horace :

Hoc erat in votis, modus agri non ita magnus,
Hortus ubi, et tecto vicinus jugis aquæ fons,
Et paulùm sylvæ super his foret.

Le souvenir le plus champêtre qui nous soit resté de Twickemham, c’est la jolie grotte de rocailles et de coquilles formée au bout du jardin, dans un passage souterrain sous la grande route, et ornée de miroirs où se reflétait la Tamise. Cela n’est-il pas bien rustique ?

Le hameau de Twickenham avait offert dès l’abord au poète une société non moins mondaine et non moins parée que sa retraite. Les beaux esprits de Londres s’y réunissaient souvent. La célèbre lady Montague, revenue de l’ambassade à Constantinople avec tant de poétiques et curieux souvenirs, habitait ce village une partie de l’année. Elle était depuis long-temps l’admiratrice de Pope, et lui avait écrit d’Orient de spirituels billets, en réponse à ses prétentieuses épîtres. Entourée de la plus brillante noblesse du parti whig, elle n’en accueillit pas le poète tory avec moins de faveur ; elle écouta ses vers, et lui montra ceux qu’elle faisait elle-même, avec plus de correction et de causticité que de grace.

Dans ce commerce d’esprit, Pope fut ébloui, et la vanité lui fit oublier quelques désavantages personnels que la gloire ne pouvait effacer. Il en fut puni par des plaisanteries, et se vengea par des traits de satire grossière, auxquelles lady Montague répondit, en nommant son calomniateur la méchante guêpe de Twickenham. La liberté politique et les haines de parti laissaient dans l’élégance anglaise une sorte de rudesse, dont la belle ambassadrice et le poète ont trop abusé.

Troublé dans sa retraite, et de toutes parts en butte aux critiques, aux sarcasmes, aux injures de l’envie, Pope ne trouva de consolation et d’appui que dans le retour de Bolingbroke. Ce célèbre homme d’état, tout plein des souvenirs de l’antiquité, au milieu de sa vie emportée par l’intrigue et le plaisir, s’était appliqué à lui-même ce que Dolabella écrit à Cicéron :

Tu as satisfait pleinement au devoir et à l’amitié ; tu as satisfait à ton parti et à cette forme de gouvernement que tu préférais. Ce qui reste à faire, c’est de nous placer où est aujourd’hui la république, plutôt que de nous exposer, en la poursuivant sous son ancienne forme, à ne la trouver nulle part.

Belles paroles, qui peuvent, selon les circonstances, diriger le patriotisme, ou excuser la faiblesse.

En conséquence, après avoir été banni comme jacobite, et avoir accepté le reproche en se faisant garde-des-sceaux du prétendant, Bolingbroke, bientôt disgracié dans l’exil même par le parti qu’il voulait servir, s’était retourné vers les whigs vainqueurs, et avait sollicité de George Ier son rappel en Angleterre. Il l’attendit longtemps, et l’avait acheté bien cher. Mais enfin, en 1723, à l’expiration du parlement qui avait porté un bill d’attainder contre lui, il fut rappelé par amnistie royale, sans être pourtant rétabli dans ses droits politiques et civils. Quelque faible que fût cette grace qui le ramenait désarmé dans son pays, il la saisit avec joie, et quitta sa belle retraite de Touraine et les hardis entretiens de Voltaire, pour venir embrasser Pope et le peu d’amis fidèles à sa cause.

Un d’eux, Swift, confiné, depuis la chute de Bolingbroke et d’Oxford, dans son doyenné de Saint-Patrice, avait su tirer de cette condition une influence nouvelle et sans exemple jusqu’à lui. Le sceptique auteur du conte du Tonneau n’avait plus été qu’un prêtre irlandais, plein de zèle et de charité pour ses frères ; l’esprit politique avait reparu dans sa manière de les servir. On sait combien l’Irlande, accablée depuis tant d’années par des lois oppressives, était inculte et arriérée. Un petit nombre de seigneurs, attaché à la religion dominante, y vivait dans l’insolence et dans un luxe grossier. Le peuple était pauvre, et tous les efforts de l’industrie nationale ruinés par la concurrence anglaise. Le doyen de Saint-Patrice, usant à Dublin de la liberté de la presse, comme il l’avait fait à Londres, devint le défenseur du commerce de l’Irlande. Par ses pamphlets il décrédite les produits étrangers, et apprend à l’Irlande à se suffire à elle-même, et à s’enrichir, en n’achetant pas aux Anglais. Le gouvernement fit poursuivre ses écrits, et condamner son imprimeur. Mais Swift porta bientôt la guerre sur un autre point. Le parlement avait autorisé pour l’Irlande l’émission d’une petite monnaie de cuivre de bas aloi, qui devait remplacer, dans les ateliers et le commerce, un papier dès long-temps en usage. Swift dénonça ce monopole d’un genre nouveau dans ses lettres du Drapier, et le fit échouer par la défiance universelle.

Dès-lors il fut l’idole du peuple de Dublin ; on célébrait sa fête dans les familles et dans les réunions publiques ; des acclamations s’élevaient sur son passage ; les corporations de métiers se soumettaient à ses avis ; on demandait son choix pour les élections municipales ; et ce philosophe malicieux et misanthrope était vénéré comme un génie bienfaisant.

À cet ascendant de popularité, le doyen de Saint-Patrice savait unir une autre influence délicate et mystérieuse. Par sa brillante imagination, par son esprit tour à tour enjoué et sévère, par les caprices même de son humeur égoïste, mais passionnée, il avait singulièrement l’art de plaire aux femmes, et de captiver leur esprit. Il était entouré de leurs assiduités ; elles écoutaient avidement ses paroles amères ou gracieuses ; elles transcrivaient ses vers, et entretenaient pour lui, dans la haute société de Dublin, le même enthousiasme qu’il avait excité dans le peuple.

Cependant Bolingbroke, après huit ans d’exil, rendu à l’Angleterre par la tolérance d’un ennemi puissant, avait attendu deux ans un bill qui fît régulièrement cesser à son égard l’interdiction civile dont l’avait frappé le parlement de 1716.

Enfin, écrivait-il à Swift, voilà ma restauration accomplie aux deux tiers : ma personne est sauve, et mon patrimoine, avec toute autre propriété que j’ai acquise ou que je peux acquérir, m’est garanti ; mais le bill d’attainder est soigneusement et prudemment maintenu, de peur qu’un membre aussi gâté que moi ne revienne dans la chambre des lords, et, par son mauvais levain, n’aigrisse cette masse douce et pure.

On conçoit en effet la précaution. Walpole voulait bien amnistier un ennemi, mais non relever un rival ; et tel était le génie puissant et séducteur de Bolingbroke, que, même après tant de fautes, au milieu de tous les partis dont il avait trompé l’espérance, on craignait encore qu’il ne s’ouvrît, à force de rétractations et d’éloquence, une nouvelle carrière d’ambition. Un député du parti de Walpole, peu rassuré par l’exclusion antérieure qui ne s’appliquait qu’à la pairie, proposa même d’insérer, dans le bill qui rendait à Bolingbroke le droit d’hériter et d’acquérir, une clause spéciale pour le déclarer inhabile à siéger dans l’une ou l’autre chambre. Mais la disposition parut superflue, et on s’en tint aux conséquences réservées de l’ancien bill.

À Bolingbroke, exclu des deux chambres, restait la liberté de la presse. Mais il n’essaya pas d’abord de s’en servir, et parut tenté d’une vie plus paisible. Il acheta dans le comté de Middlessex, près de Londres et de Twickenham, une terre qu’il appelait sa ferme, et s’y retira, méditant sur les systèmes philosophiques, conversant avec Pope, et faisant ses foins. Du fond de cette retraite, il appelait Swift à grands cris, soit pour philosopher, soit pour attaquer le ministère ; mais le doyen de Saint-Patrice avait pris quelque humeur du scepticisme irréligieux de son ami. Bolingbroke crut avoir besoin d’apologie près de lui.

Je dois, lui écrivait-il, rectifier en vous une opinion que je serais désolé de vous voir plus long-temps à mon égard. Le terme d’esprit fort (en anglais libre penseur), me paraît appliqué d’ordinaire à des hommes que je regarde comme les pestes de la société, parce que leurs efforts tendent à en relâcher les liens et à ôter un frein de la bouche de cette bête féroce que l’on appelle homme, tandis qu’il vaudrait mieux lui en mettre encore une demi-douzaine d’autres… Mais si par esprit fort vous entendez seulement un homme qui fait un libre usage de sa raison, qui cherche la vérité sans passion et sans préjugé, et la suit inviolablement, à mes yeux, c’est là un sage et honnête homme, tel que je m’efforce de le devenir. Vous ne pouvez, même dans votre caractère apostolique, improuver de tels libres penseurs. Leur christianisme est fondé sur la meilleure base, celle que saint Paul lui-même a établie : Omnia probate, quod bonum est tenete.

Puis, après quelques traits satiriques contre les abus de la religion, il termine par ces paroles sérieuses :

Je ne puis douter que vous ne soyez maintenant convaincu de mon orthodoxie, et que vous ne renonciez à me nommer avec Spinosa, dont je méprise et abhorre le système sur l’infinie substance, ce que j’ai le droit de faire, parce que je puis montrer pourquoi je le méprise et l’abhorre.

Bolingbroke, je le crois, se défendait moins du scepticisme avec les beaux esprits de France, qu’il avait enchantés de son érudition, et il ne leur eût pas cité saint Paul. Toutefois, il faut avouer que, dans cette lettre, se retrouvent les mêmes principes qu’a défendus Voltaire, et la même distinction insurmontable entre les libres penseurs et les athées. Je ne sais si elle suffisait à Swift. Mais Pope était mécontent de l’irréligion de Bolingbroke, tout en admirant son génie et sa métaphysique. La libre philosophie de Bolingbroke ne trouvait donc pas d’appuis, même dans ses deux amis : il revint à la politique. Swift avait enfin quitté l’Irlande, pour lui faire une visite à Londres. Il apportait avec lui l’ouvrage de quelques années de retraite, ses Voyages de Gulliver, cette piquante satire de la société, conte de fées pour les enfans, triste et amère parodie pour les hommes. Le succès en fut prodigieux à Londres ; les whigs en rirent comme les tories, et Walpole essaya, mais inutilement, de disputer Swift à l’amitié de Bolingbroke.

Gulliver parut à la même époque où Daniel de Foe, le vieux pamphlétaire puritain du roi Guillaume, publiait son immortel Robinson. Rapprochés par la forme de voyage, et, à quelques égards, par la savante et vraisemblable minutie des détails, ces deux romans offrent les deux extrêmes de la narration candide et de l’allégorie fabuleuse, de la bonne foi et de l’ironie sceptique : tous deux vivront comme œuvres originales ; mais Robinson Crusoé est une œuvre morale, une exhortation au travail et à l’espérance en Dieu ; Gulliver est souvent une dérision frivole ou désespérante, qui, en ravalant l’espèce humaine, ne lui laisse, pour se relever, ni la vertu ni la science. Voltaire a dit que c’était un Rabelais dégagé de fatras, un Rabelais perfectionné. Il n’y a pas dans Swift, nous le croyons, l’intarissable invention et l’éloquence de Rabelais. Son ouvrage, non plus, ne venait pas aussi à propos que celui de Rabelais ; il n’avait pas tout ce reste oppressif du moyen-âge à diffamer par de sourdes risées ; il avait affaire, tout compris, à la société la plus raisonnable du monde, à celle qui renfermait dans son sein la liberté politique, la liberté de penser, les recherches de Locke et les découvertes de Newton. Aussi le Rabelais anglais frappe-t-il souvent à faux dans ses bizarres attaques, et mérite-t-il parfois le ridicule qu’il veut jeter sur la science !

Mais quel feu, quelle vivacité, quel mélange d’imagination et de sarcasme ! quelle gaieté dans la misanthropie ! Retranchez l’île Volante et les habitans de Laputa ; restez à Lilliput, ou bien allez chez ces honnêtes chevaux, si sobres, si modérés, si sages. Quelle amère et ingénieuse satire ! Je ne crois pas non plus que la contemplation des misères humaines, que la misanthropie, que le spleen, aient jamais dicté de pages plus éloquentes que l’histoire de cette misérable race d’immortels, les Snulbrug. En traçant ce tableau mélancolique, l’ame de Swift avait-elle une seconde vue, un frisson avant-coureur de la défaillance où il tomba bientôt lui-même ? Ce hardi moqueur languit les dernières années de sa vie comme un véritable Snulbrug, abruti sous les maux du corps, et mourut imbécile. Mais n’anticipons pas sur ce triste avenir, et voyons encore Swift dans l’éclat de son génie, appelé à Londres par Bolingbroke, qui espérait l’associer à sa polémique, et par Pope, qui veut lui lire ses vers.

Swift jouit quelque temps de cette réunion et de la célébrité nouvelle que lui donnaient, à Londres, son Gulliver et l’opposition qu’il avait faite en Irlande. Les trois amis se voyaient souvent. L’homme d’état mécontent reprenait ses vastes études d’histoire et de pyrrhonisme. Le poète recueillait des idées qu’il ornait d’images pour son Essai sur l’Homme, et le philosophe, si l’on doit donner ce nom à Swift, songeait tristement qu’il n’aurait plus de ministres à conseiller ou à défendre, et qu’il lui faudrait bientôt retourner en Irlande. Ces trois hommes, comblés des dons du génie, étaient-ils heureux ? Non, sans doute ; mais ils offraient une réunion de talens bien rare dans l’histoire des lettres, et devant laquelle on aime à s’arrêter. Rien n’égalait l’abondance de vues, la chaleur soudaine, la parole heureuse de Bolingbroke ; mais cette éloquence qui eût dominé le parlement, il l’exhalait en thèses métaphysiques dans les petites allées du jardin de Twickenham. Swift repartit pour aller assister aux derniers momens de cette Stella dont il avait été si tendrement aimé. Bolingbroke publia des lettres politiques, et appuya de ses écrits l’opposition que l’éloquent Pulteney dirigeait, dans la chambre des communes, contre l’heureux Walpole. Pope, aussi mécontent des critiques et des libraires que Bolingbroke l’était des ministres, se mit à composer sa Dunciade.

Autour de ces hommes illustres se réunissaient d’autres noms moins célèbres dans les lettres : Gay, poète correct et pur, auteur de fables assez froides, et d’un célèbre opéra, le Mendiant, applaudi pour la hardiesse démocratique plus que pour la poésie ; Arbuthnot, critique plein de goût ; Congreve, devenu oisif, depuis qu’il était riche ; Thompson, arrivé d’Écosse, pauvre et sans appui, avec le plus beau chant du poème des Saisons ; Young, faisant des tragédies médiocres et de pompeuses dédicaces, sans soupçonner encore la profondeur de tristesse et de poésie que l’âge et le malheur devaient révéler en lui.

Ce fut vers ce temps, et dans ce monde, que Voltaire, fuyant la Bastille et la France, arrive à Londres, au mois d’août 1726.

Accueilli par les amis de Bolingbroke, il se retira d’abord à Wandsworth, à deux lieues de Londres, dans la maison d’un riche négociant, M. Falkener, à qui dans la suite il dédia Zaïre. Ce fut là qu’il vécut deux années, dans l’étude des lettres anglaises et le commerce des hommes les plus célèbres du temps. Malheureusement il y eut alors lacune dans cette correspondance infatigable, le plus curieux et le plus piquant de ses ouvrages. On ne peut assez regretter que, pendant ce long séjour, il ait à peine écrit trois ou quatre fois à ses amis de France. Que de choses il leur eût dites qui ne sont pas même dans ses Lettres philosophiques sur les Anglais, et qu’il faut chercher, jusqu’à la fin de sa vie, dans les réminiscences quelquefois un peu effacées qui remplissent ses derniers écrits ! car ce voyage, ce noviciat anglais a puissamment agi sur tout Voltaire. Son imagination en resta colorée d’une teinte plus libre et plus vive, et sa raison en devint plus hardie. Les études qu’il fit alors se retrouvent partout dans l’histoire de son génie. S’il en rapporta d’abord des formes de tragédie et de poésie morale, bien des années après, il y puisait la maligne philosophie de ses contes, et l’érudition de ses pamphlets sceptiques.

Aujourd’hui, tout lettré français qui passerait deux années en Angleterre, la visiterait en tous sens, s’arrêterait près des lacs et sur les monts d’Écosse, et ferait une description complète du pays, sous tous les rapports pittoresques et politiques, commerciaux et littéraires. Voltaire ne paraît guère avoir bougé de la fumée de Londres, et de sa banlieue ; il n’y a trace dans ses souvenirs des beaux sites d’Angleterre et d’Écosse. Quant à la constitution politique du pays, il n’en rendit qu’un compte fort sommaire, pour s’en moquer, autant que pour la louer. Que fit-il donc à Londres pendant deux ans ? que rapporta-t-il avec lui ? Ce qui fut son caractère, son privilége, ce qui manquait à l’Europe du continent, la liberté de penser, loin de cette fausseté convenue que le préjugé, l’habitude, l’étiquette de cour, l’esprit de corps, maintenaient en France. C’est par là que l’Angleterre le frappa dans ses théâtres, ses livres, ses sermons, ses journaux ; c’est par là que cet esprit élégant se complut à la foule d’originaux dont l’Angleterre abondait à ses yeux, et qui choquaient d’abord son goût délicat et moqueur.

Le mouvement, la vie d’une société libre, voilà ce qu’il avait entrevu dans l’activité d’Amsterdam, et ce qu’il retrouvait avec délices sous une forme plus brillante, dans le luxe et la richesse de Londres. Il n’y vit pas la cour, cependant. Bolingbroke, son ami, était, nous l’avons dit, le chef d’une opposition à demi jacobite, à demi républicaine, qui luttait contre l’ascendant habile et corrupteur de Walpole. Voltaire sortit peu de ce cercle, dont il aimait les hardis entretiens, sans partager ses passions. Il vit Congreve, et s’indigna de le trouver plus gentilhomme que poète, et plus flatté de ses emplois publics que de ses anciens succès au théâtre. Il rechercha Pope, et surtout étudia ses écrits.

Vers ce temps, comme Pope revenait un soir de la ferme de Bolingbroke, dans le carrosse de son noble ami, les chevaux, en passant sur un pont demi-rompu, le versèrent dans la Tamise. Le poète faillit se noyer ; mais, grace à sa petitesse, on le tira de la voiture à travers la glace brisée d’une des portières. Il fut ramené chez lui l’épaule démise et la main blessée par les éclats du verre. Voltaire s’empressa de lui écrire avec une affectueuse inquiétude. Les deux poètes se virent ; mais la gravité caustique et prude du poète anglais goûta peu la fougue brillante et la gaieté de Voltaire. Un jour, à table chez Pope, Voltaire ayant plaisanté sur le catholicisme, Pope, qui versifiait les idées de Bolingbroke, sans être incrédule comme lui se leva d’impatience, et sortit avec humeur. Le bruit se répandit que ce jeune Arouet, qui parlait si étourdiment et si haut, avait quelque mission secrète du ministère de France, et qu’il fallait s’en défier. Il n’en était rien. Le cardinal de Fleury ne l’eût pas choisi pour agent ; et Voltaire, qui aimait fort les affaires d’état, n’eut jamais de mission qu’auprès du roi de Prusse. Mais on conçoit sans peine que l’intimité de Bolingbroke, suspect par tant de rôles qu’il avait joués, et cette alternative de faveurs royales et de disgraces qu’avait éprouvée Voltaire, pouvait jeter quelque doute sur lui.

Voltaire, d’ailleurs, prêtait à ces calomnies par une certaine affectation de crédit à la cour de France. On le voit, à la même époque, offrir à Swift, qui voulait visiter Paris, une lettre de recommandation pour notre ministre des affaires étrangères, M. de Morville, personnage politique fort oublié, que Voltaire, dans cette lettre, accable de louanges, en lui adressant le malin auteur de Gulliver.

Retenu par Bolingbroke, Swift ne partit pas ; et Voltaire, qui ne négligeait rien, lui demanda bientôt à son tour de recommander en Irlande son poème de la Ligue, qu’il réimprimait sous le titre de Henriade. Il lui écrivait pour cela de jolies lettres, en assez bon anglais, et lui envoyait dans la même langue son Essai sur les guerres civiles de France.

Je n’ai pas vu, lui disait-il dans une de ces lettres, M. Pope cet hiver ; mais j’ai vu le 3e  volume des Mélanges, et plus je lis vos ouvrages, plus je suis honteux des miens.

Je ne sais si la Henriade eut de nombreux souscripteurs en Irlande ; mais parmi la haute société de Londres, cette publication fut très favorisée, et Voltaire, qui, avec son goût habituel d’entreprises financières, venait d’aventurer beaucoup d’argent sur la mer du Sud, se vit dédommagé par sa spéculation épique.

Ce qui valait mieux pour le poète, c’était l’inspiration qu’il recevait de l’Angleterre. Avec l’esprit de liberté, il voyait partout à Londres le sentiment de la dignité des sciences, et le respect des lumières. Il faut en convenir, les minces faveurs que le talent et la gloire pouvaient obtenir en France, une invitation à Fontainebleau, une pension sur la cassette, une place à l’Académie, tout cela devait paraître peu de chose à Voltaire, en comparaison des récens souvenirs du ministère d’Addison, de la diplomatie de Prior, et de l’influence de Swift.

Pendant son voyage même, Voltaire avait pu voir un autre exemple des grands honneurs que l’Angleterre réservait au génie. Newton mourut le 20 mars 1727. Après que son corps eut été exposé aux flambeaux sur un lit de parade, comme le corps d’un souverain, on le porta dans la sépulture royale de Westminster, suivi d’un immense cortége où marchaient les plus grands seigneurs de l’Angleterre, le chancelier, les ministres, et qu’entourait le respect public. Voltaire, qui dès-lors étudiait les grandes découvertes de Newton, en même temps que le théâtre anglais, fut sans doute frappé de ce glorieux spectacle, et de cette apothéose décernée au génie par la raison d’un peuple éclairé. On ne peut douter même qu’il n’ait gardé souvenir des beaux vers que fit alors le poète Thompson, pour honorer la mémoire de Newton ; on y trouve la première pensée, et, pour ainsi dire, l’accent de la belle épître à madame du Châtelet ; et on conçoit sans peine que, tout ému de ces funérailles de Newton, il ait jeté dans sa Henriade la magnifique explication du système du monde.

Vous voyez ce qu’apprenait Voltaire à l’école de l’imagination et de la philosophie anglaise. Londres était pour lui une Athènes un peu sérieuse, où il puisait la force et l’étendue des connaissances plutôt que le goût et la grace ; mais quel trésor d’idées et d’images s’ouvrait devant lui ! quel nouvel élan pour cet esprit si libre ! Il n’est presque aucun écrit de Voltaire, où l’on ne trouve la marque de ces trois années de séjour à Londres. Nulle part sa vie ne fut plus laborieuse, plus affranchie du monde, plus occupée de réflexions et d’études : « Je mène la vie d’un Rose-Croix, écrivait-il, toujours ambulant, toujours caché. » Son grand œuvre, c’était de former, d’exercer ce génie si varié, érudit, léger, historique, sceptique, dramatique, fait pour amuser et dominer l’Europe. Pas un moment perdu ; il refaisait la Henriade, tout en lisant Newton ; d’un entretien métaphysique de Bolingbroke, d’une lecture de Pope ou de Swift, il allait aux pièces de Shakspeare méditer ce pathétique terrible, qu’il appelait barbare, et dont il reporta l’émotion dans son élégant théâtre. Il étudiait, dans Milton et Butler, le sublime et le burlesque anglais, et méditait l’esprit encyclopédique dans Bacon. Il s’inquiétait peu du parlement, alors fermé au public ; mais parfois, quittant sa solitude de Wandsworth, il se glissait dans quelqu’une des réunions de sectaires, communes à Londres, et dont l’enthousiasme un peu bizarre amusait son incrédulité.

Au milieu de cette vie de poète et d’observateur, Voltaire entrevit avec joie l’occasion de rentrer en France. Sa moisson était faite. S’il aimait la liberté anglaise, il voulait la France pour y vivre, pour y être applaudi en dépit de la censure et de la Bastille. Un nouveau ministre, le jeune Maurepas, leva la défense qu’un caprice avait fait mettre ; et Voltaire accourut à Paris avec l’édition de la Henriade, et vingt projets d’ouvrages, rêvant ses Lettres philosophiques, ses Élémens de Newton, Brutus, Zaïre, la Mort de César, et tout le xviiie siècle.


Villemain.
  1. La Harpe, Cours de littérature.