Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1/Jugements sur Voltaire


Œuvres complètes de Voltaire, Texte établi par Louis Moland, GarnierÉtudes et documents (p. xxxvii-lxii).

JUGEMENTS

SUR VOLTAIRE.



PREMIÈRE ÉPOQUE

On ne saurait arracher un cheveu à cet homme sans lui faire jeter les hauts cris. À soixante ans passés il est auteur, et, auteur célèbre, il n’est pas encore fait à la peine. Il ne s’y fera jamais. L’avenir ne le corrigera point. Il espérera le bonheur jusqu’au moment où la vie lui échappera.

... Qu’il nous conserve une vie que je regarde comme la plus précieuse et la plus honorable à l’univers. On a des rois, des souverains, des ministres, des juges en tout temps ; il faut des siècles pour recouvrer un homme comme lui.

... C’est Voltaire qui écrit pour cette malheureuse famille des Calas. Oh ! mon ami, le bel emploi du génie ! Il faut que cet homme ait de l’âme, de la sensibilité, que l’injustice le révolte, et qu’il sente l’attrait de la vertu. Eh ! que lui sont les Calas ? Qu’est-ce qui peut l’intéresser pour eux ? Quelle raison a-t-il pour s’occuper de leur défense ?

... Quand il y aurait un Christ, je vous assure que Voltaire serait sauvé. (Mémoires.)

On sait avec quelle bonté Voltaire accueillait les jeunes gens qui s’annonçaient par quelques talents pour la poésie : le Parnasse français était comme un empire dont il n’aurait voulu céder le sceptre à personne au monde, mais dont il se plaisait à voir les sujets se multiplier...

Les conversations de Voltaire et de Vauvenargues étaient ce que jamais on peut entendre de plus riche et de plus fécond. C’était, du côté de Voltaire, une abondance intarissable de faits intéressants et de traits de lumière. C’était, du côté de Vauvenargues, une éloquence pleine d’aménité, de grâce et de sagesse. Jamais dans la dispute on ne mit tant d’esprit, de douceur, de bonne foi, et, ce qui me charmait plus encore, c’était, d’un côté, le respect de Vauvenargues pour le génie de Voltaire, et, de l’autre, la tendre vénération de Voltaire pour la vertu de Vauvenargues...

Voltaire avait cherché la gloire par toutes les routes ouvertes au génie, et l’avait méritée par d’immenses travaux et par des succès éclatants ; mais sur toutes ces routes il avait rencontré l’envie et toutes les furies dont elle est escortée. Jamais homme de lettres n’avait essuyé tant d’outrages, sans autre crime que de grands talents et l’ardeur de les signaler. On croyait être ses rivaux en se montrant ses ennemis ; ceux qu’en passant il foulait aux pieds l’insultaient encore dans leur fange. Sa vie entière fut une lutte, et il y fut infatigable. Le combat ne fut pas toujours digne de lui, et il y eut encore plus d’insectes à écraser que de serpents à étouffer. Mais il ne sut jamais ni dédaigner ni provoquer l’offense : les plus vils de ses agresseurs ont été flétris de sa main ; l’arme du ridicule fut l’instrument de ses vengeances, et il s’en fit un jeu redoutable et cruel. Mais le plus grand des biens, le repos, lui fut inconnu. (Mémoires.)

Il était frondeur à Londres, courtisan à Versailles, chrétien à Nancy, incrédule à Berlin. Dans la société, il jouait tour à tour les rôles d’Aristippe et de Diogène...

Il passait de la morale à la plaisanterie, de la philosophie à l’enthousiasme, de la douceur à l’emportement, de la flatterie à la satire, de l’amour de l’argent à l’amour du luxe, de la modestie d’un sage à la vanité d’un grand seigneur...

Ces contrastes singuliers ne se faisaient pas moins remarquer dans son physique que dans son moral. J’ai cru remarquer que sa physionomie participait à celle de l’aigle et à celle du singe : et qui sait si ces contrastes ne seraient pas le principe de son goût favori pour les antithèses ?... Combien de fois ne s’est-il pas permis d’allier à la gravité de Platon les lazzis d’Arlequin !

SABATIER DE CASTRES.

De grands talents, et l’abus de ces talents porté aux derniers excès ; des traits dignes d’admiration, une licence monstrueuse ; des lumières capables d’honorer son siècle, des travers qui en sont la honte ; des sentiments qui ennoblissent l’humanité, des faiblesses qui la dégradent ; tous les charmes de l’esprit, et toutes les petitesses des passions ; l’imagination la plus brillante, le langage le plus cynique et le plus révoltant ; de la philosophie, et de l’absurdité ; la variété de l’érudition, et les bévues de l’ignorance ; une poésie riche, et des plagiats manifestes ; de beaux ouvrages, et des productions odieuses ; de la hardiesse, et une basse adulation ; des hommages à la religion, et des blasphèmes ; des leçons de vertu, et l’apologie du vice ; des anathèmes contre l’envie, et l’envie avec tous ses accès ; des protestations de zèle pour la vérité, et tous les artifices de la mauvaise foi ; l’enthousiasme de la tolérance, et les emportements de la persécution : telles sont les étonnantes contrariétés qui, dans un siècle moins inconséquent que le nôtre, décideront du rang que cet homme unique doit occuper dans l’ordre des talents et dans celui de la société. (Les Trois Siècles de la littérature.)

Voltaire, le talent le plus étendu, le plus varié, non pas seulement de son siècle, mais de tous les âges ; doué d’une activité sans exemple, et d’un zèle dévorant pour la cause de l’humanité, introduisit à la fois l’esprit philosophique dans l’épopée, dans la tragédie, dans l’histoire, dans la critique, dans les romans, dans la poésie légère. Il employa contre les ennemis de la raison, tantôt le sarcasme ingénieux d’Horace, tantôt l’inépuisable enjouement d’Arioste..., et, durant soixante années, exerça sur l’Europe entière une influence plus grande que celle du pouvoir, que celle même du despotisme, car l’influence était l’opinion : seule autorité sans limites.

On peut lui reprocher d’avoir médiocrement aimé la liberté. On peut aussi lui reprocher d’avoir souvent déifié les tyrans et la tyrannie… En faisant marcher l’esprit de son siècle, Voltaire dépendait lui-même de cet esprit, ou peut-être il a cru qu’il devait subir un joug pour qu’on lui permît d’en briser un autre. (Œuvres complètes.)

Tandis que l’Église triomphait encore, déjà Voltaire faisait renaître la persécution de Julien. Il eut l’art funeste, chez un peuple capricieux et aimable, de rendre l’incrédulité à la mode. Il enrôla tous les amours propres dans cette ligue insensée ; la religion fut attaquée avec toutes les armes, depuis le pamphlet jusqu’à l’in-folio, depuis l’épigramme jusqu’au sophisme.

Des critiques judicieux ont observé qu’il y a deux hommes dans Voltaire : l’un plein de goût, de savoir, de raison ; l’autre qui pèche par les défauts contraires à ces qualités.

Il est bien à plaindre d’avoir eu ce double génie qui force à la fois à l’admirer et à le haïr. Il édifie et renverse ; il donne les exemples et les préceptes les plus contraires ; il élève aux nues le siècle de Louis XIV et attaque ensuite en détail la réputation des grands hommes… tour à tour il encense et dénigre l’antiquité ; il poursuit, à travers soixante-dix volumes, ce qu’il appelle l’infâme, et les morceaux les plus beaux de ses écrits sont inspirés par la religion. Tandis que son imagination vous rit, il fait luire une fausse raison qui détruit le merveilleux, rapetisse l’âme et borne la vue. Excepté dans quelques-uns de ses chefs-d’œuvre, il n’aperçoit que le côté ridicule des choses et des temps, et montre, sous un jour hideusement gai, l’homme à l’homme. Il charme et fatigue par sa mobilité ; il vous enchante et vous dégoûte ; on ne sait quelle est la forme qui lui est propre : il serait insensé, s’il n’était si sage, et méchant, si sa vie n’était remplie de traits de bienfaisance. Au milieu de ses impiétés, on peut remarquer qu’il haïssait les sophistes. Il aimait naturellement les beaux-arts, les lettres, et la grandeur, et il n’est pas rare de le surprendre dans une sorte d’admiration pour la cour de Rome. Son amour-propre lui fit jouer toute sa vie un rôle pour lequel il n’était pas fait, et auquel il était fort supérieur. Il n’avait rien en effet de commun avec MM. Diderot, Raynal et d’Alembert. L’élégance de ses mœurs, ses belles manières, son goût pour la société, et surtout son humanité, l’auraient vraisemblablement rendu un des plus grands ennemis du régime révolutionnaire. Il est très-décidé en faveur de l’ordre social, sans s’apercevoir qu’il le sape par les fondements en attaquant l’ordre religieux. Ce qu’on peut dire sur lui de plus raisonnable, c’est que son incrédulité l’a empêché d’atteindre à la hauteur où l’appelait la nature, et que ses ouvrages, excepté ses poésies fugitives, sont demeurés au-dessous de son véritable talent.

Voltaire n’a flotté parmi tant d’erreurs, tant d’inégalités de style et de jugement, que parce qu’il a manqué du grand contre-poids de la religion.

L’on sera forcé de conclure... que, Voltaire ayant soutenu éternellement le pour et le contre, et varié sans cesse dans ses sentiments, son opinion en morale, en philosophie et en religion, doit être comptée pour peu de chose. (Génie du Christianisme.)

Génie, imagination, profondeur, étendue, raison, goût, philosophie, élévation, originalité, naturel, esprit et bel esprit et bon esprit, variété, justesse, finesse, chaleur, charme, grâce, force, instruction, vivacité, correction, clarté, élégance, éloquence, gaieté, moquerie, pathétique et vérité : voilà Voltaire. C’est le plus grand homme en littérature de tous les temps ; c’est la création la plus étonnante de l’Auteur de la nature.

LAVATER.

Nous voyons ici un personnage plus grand, plus énergique que nous. Nous sentons notre faiblesse en sa présence, mais sans qu’il nous agrandisse ; au lieu que chaque être qui est à la fois grand et bon ne réveille pas seulement en nous le sentiment de notre faiblesse, mais par un charme secret nous élève au-dessus de nous-mêmes et nous communique quelque chose de sa grandeur. (Sur Voltaire.)

On ne trouve dans Voltaire ni un véritable système d’incrédulité, ni en général des principes solides ou des opinions philosophiques arrêtées, ni une manière particulière d’émettre le doute philosophique. De même que les sophistes de l’antiquité faisaient briller leur esprit, en exposant et en soutenant tour à tour et avec la plus belle éloquence les opinions les plus opposées, de même aussi Voltaire écrit d’abord un livre sur la Providence, puis un autre dans lequel il la combat. Ici, du moins, il est assez sincère pour que l’on puisse facilement reconnaître auquel des deux ouvrages il a travaillé avec le plus de plaisir. En général, il s’abandonnait, suivant son caprice et suivant les circonstances, à l’esprit de plaisanterie que lui inspirait sa répugnance pour le christianisme, et en partie aussi pour toute espèce de religion. Sous ce rapport, son esprit agit comme un moyen désorganisateur pour l’anéantissement de toute philosophie grave, morale et religieuse. Cependant je pense que Voltaire a été encore plus dangereux par les idées qu’il a accréditées sur l’histoire que par ses railleries amères contre la religion....

L’essence de cette manière d’envisager l’histoire, dont Voltaire est le créateur, consiste dans la haine qui éclate partout, à toute occasion et sous toutes les formes imaginables, contre les religieux et les prêtres, contre le christianisme et contre toute religion. Dans ce point de vue politique domine une prédilection étroite, inapplicable à l’Europe, pour tout ce qui est républicain ; et souvent, avec une fausse appréciation et une connaissance très-imparfaite du véritable esprit républicain et de la véritable république....

Quelque penchant qu’il eût à rendre hommage à la vanité de sa nation, il avait cependant parfois des moments d’humeur et de mécontentement où il s’exprimait à son égard avec sincérité et même avec amertume, comme dans ces mots : « Il y a du tigre et du singe dans la nation française », qu’on eût pu facilement rétorquer contre lui-même ; tant il était impossible à cet esprit mordant de traiter un sujet quelconque avec l’attention convenable et une gravité soutenue. En flattant la vanité de sa nation, il lui donna pour longtemps une fausse direction, dont les suites funestes n’ont commencé à diminuer que lorsque les Français ont repris vis-à-vis des autres nations une altitude naturelle et plus convenable. (Histoire de la Littérature.)

... En religion, les écrits de Voltaire, qui avait la tolérance pour but, sont inspirés par l’esprit de la première moitié du siècle ; mais sa misérable et vaniteuse irréligion a flétri la seconde.

... Bayle ... est l’arsenal où l’on a puisé toutes les plaisanteries du scepticisme ; Voltaire les a rendues piquantes par son esprit et sa grâce ; mais le fond de tout cela est toujours qu’on doit mettre au nombre des rêveries tout ce qui n’est pas aussi évident qu’une expérience physique.

... Voltaire sentait si bien l’influence que les systèmes métaphysiques exercent sur la tendance générale des esprits, que c’est pour combattre Leibnitz qu’il a composé Candide. Il prit une humeur singulière contre les causes finales, l’optimisme, le libre arbitre, enfin contre toutes les opinions philosophiques qui relèvent la dignité de l’homme, et il fit Candide, cet ouvrage d’une gaieté infernale : car il semble écrit par un être d’une autre nature que nous, indifférent à notre sort, content de nos souffrances, et riant comme un démon, ou comme un singe, des misères de cette espèce humaine avec laquelle il n’a rien de commun. Le plus grand poëte du siècle, l’auteur d’Alzire, de Tancrède, de Mérope, de Zaïre et de Brutus, méconnut dans cet écrit toutes les grandeurs morales qu’il avait si dignement célébrées....

Quand Voltaire, comme auteur tragique, sentait et pensait dans le rôle d’un autre, il était admirable ; mais quand il reste dans le sien propre, il est persifleur et cynique. La même mobilité qui lui faisait prendre le caractère des personnages qu’il voulait peindre ne lui a que trop bien inspiré le langage qui, dans de certains moments, convenait à Voltaire.

Candide met en action cette philosophie moqueuse si indulgente en apparence, si féroce en réalité ; il présente la nature humaine sous le plus déplorable aspect, et nous offre pour toute consolation le rire sardonique qui nous affranchit de la pitié envers les autres, en nous y faisant renoncer pour nous-mêmes.

C’est en conséquence de ce système que Voltaire a pour but, dans son Histoire universelle, d’attribuer les actions vertueuses, comme les grands crimes, à des événements fortuits qui ôtent aux unes tout leur mérite et tout leur tort aux autres. (De l’Allemagne.)

Voltaire, dans ses tragédies, est plein de boursouflure, de clinquant, toujours faux, ne connaissant ni les hommes, ni les choses, ni la vérité, ni les grandeurs, ni les passions. Il est étonnant combien peu il supporte la lecture. Quand la pompe de la diction, les prestiges de la scène, ne trompent plus l’analyse ni le goût, alors il perd immédiatement mille pour cent. On ne croira qu’avec peine qu’au moment de la Révolution Voltaire eut détrôné Corneille et Racine. On s’était endormi sur les beautés de ceux-ci, et c’est au Premier Consul qu’est dû ce réveil...

La France est de la religion de Voltaire. (Mémorial.)





DEUXIÈME ÉPOQUE

Un esprit supérieur fut constamment, chez cet homme célèbre, aux ordres d’une passion violente et opiniâtre, sa haine désespérée contre le christianisme...

Voltaire est depuis longtemps, parmi nous, un signe de contradiction...

Et ceux qui se donnent pour ses plus zélés partisans admirent ce talent, précisément à cause de cet abus, qu’ils regardent comme un usage utile et glorieux de la supériorité du génie.

Si cet homme célèbre se fût abstenu de parier des vérités qu’il n’a cessé d’attaquer, et que, satisfait de la gloire d’embellir son siècle par ses écrits poétiques, il n’eût pas ambitionné le dangereux honneur de le convertir à ses opinions philosophiques, ses talents auraient trouvé des admirateurs et n’auraient point fait d’enthousiastes.

... Il s’aperçut de bonne heure que, pour plaire à la multitude... il s’agissait moins, comme il le disait lui-même, de frapper juste que de frapper fort, et surtout de frapper souvent, moins d’éclairer que d’éblouir ; car il calculait, cet homme habile, il calculait ses succès comme sa fortune ; et même toute sa vie, il a mis dans sa conduite littéraire, ainsi que dans le soin de ses affaires domestiques, plus d’art et de combinaison qu’il n’appartient peut-être au génie...

Il jugea donc, sans trop de peine, qu’il fallait étonner les esprits superficiels par l’universalité des talents, subjuguer les esprits faibles par l’audace et la nouveauté des opinions, occuper les esprits distraits par la continuité des succès. Sa longue carrière fut employée à suivre ce plan avec une merveilleuse persévérance. Tout y servit, jusqu’aux boutades de son humeur et à la fougue de son imagination...

Ainsi Voltaire commenta à la fois la philosophie de Newton et le chant d’amour du Cantique des cantiques. Il fit un poëme épique et des poëmes bouffons, des tragédies bien pathétiques et des poésies légères bien licencieuses, de grandes histoires et de petits romans. Il voulut être philosophe et même théologien...

Voltaire subjugua les esprits faibles par l’audace jusque-là inouïe de ses opinions, et il imposa à sa nation et à l’Europe par le mépris qu’il afficha pour tout ce qu’elles avaient jusqu’alors mis au premier rang de leurs croyances et de leurs institutions... Cette hardiesse passait pour de la force d’esprit et de caractère, et on lui en faisait honneur dans le monde ; tandis que l’auteur, épouvanté lui-même de son audace, et plus timide qu’il ne convenait à un chef de secte, tantôt anonyme, tantôt pseudonyme, tremblant d’être reconnu..., confiait ses terreurs à ses anges gardiens de Paris, leur recommandait de désavouer en son nom ses écrits..., et communiait en public pour faire croire à sa catholicité.

Enfin, du premier moment qu’il commença sa course, cet astre fut toujours sur l’horizon. La plume infatigable de Voltaire, et sa haine indéfectible contre la religion chrétienne, ne se reposèrent pas un instant. Il occupe à lui seul, pendant soixante ans, toutes les trompettes de la Renommée.

Ce fut donc à juste titre que la Révolution, à sa naissance, salua Voltaire comme son chef...

En vain les partisans de Voltaire lui font honneur de ses prédications éternelles de bienfaisance et de tolérance. Il a prêché la bienfaisance la haine dans le cœur, et son amour pour le genre humain, dont il a toujours excepté la religion chrétienne, ses disciples et ses ministres, a justifié les plus horribles persécutions... Il a fait les malheurs de l’Europe en égarant la France, la tête de ce grand corps. Il a fait les malheurs de la France, en y faisant germer, avec sa philosophie, le mépris et la moquerie des choses graves, et l’estime des choses frivoles. Sa gloire passera... L’homme a été reconnu, ses passions, son orgueil, sa malignité... Son empire est détruit, et né avec son siècle, il passera avec lui. (Mélanges littéraires.)

Voltaire, le plus puissant rénovateur des esprits depuis Luther, et l’homme qui a mis le plus en commun les idées de l’Europe par sa gloire, sa longue vie, son merveilleux esprit et son universelle clarté.

... Mais combien ces entraves du pouvoir, ces résistances du préjugé, ne devaient-elles pas irriter le bon sens hardi et le génie moqueur de Voltaire ! Quelle tentation pour lui de secouer à la fois tous les liens qui le garrottent, et de confondre, dans son impatience, le sentiment religieux et le joug ecclésiastique ! Obligé de tout invoquer à son aide, jusqu’aux vices de son temps, n’a-t-il pas quelquefois flatté la corruption pour dominer les esprits et propager sa philosophie par sa morale ? Préoccupé d’une lutte contemporaine, n’a-t-il pas porté les passions et l’esprit railleur dans l’histoire des vieux temps ? Ami sincère de l’humanité, de la justice et de tout ce qui embellit la vie, n’a-t-il pas miné la société par un scepticisme épicurien qui vaut encore moins pour la liberté que pour le pouvoir ? Cette grande gloire est bien mêlée ; cette statue d’or a des pieds d’argile, et cependant.... la puissance de Voltaire sur l’esprit humain ne peut être méconnue. (Cours de littérature.)

Malgré leur utilité passagère, les services négatifs de ces hommes (Luther, Calvin, Rousseau, Voltaire, etc.) exigent trop peu de valeur intellectuelle, et supposent de trop vicieuses dispositions morales pour admettre la consécration personnelle.

Je n’attendis jamais que des entraves, spontanées ou concertées, chez les débris arriérés des sectes superficielles immorales émanées de Voltaire et de Rousseau.

Entre les notions absolues et les notions relatives, ce qui est décisif, c’est la démonstration toujours impossible dans les premières, à côté de la démonstration toujours présente dans les autres.

Ce caractère, respectivement propre aux notions positives et aux notions absolues, a été saisi et signalé par Voltaire dans son admirable conte de Micromégas... (Conservation, Révolution et Positivisme.)

Qu’est-ce en effet que Voltaire ? Le bon sens un peu superficiel ; or, à ce degré, le bon sens mène toujours au doute. Voilà comment la philosophie habituelle de Voltaire consiste à n’épouser aucun système, et à se moquer un peu de tous ; c’est le scepticisme sous sa livrée la plus brillante et la plus légère.

Avant que Voltaire connût l’Angleterre et Locke, il n’était pas Voltaire, et le xviiie siècle se cherchait encore... Voltaire reçut ses premières impressions de la société de Ninon et de la tradition affaiblie de la minorité sceptique du xviie siècle. Il ne fut d’abord qu’un bel esprit frondeur. Pour convertir son humeur malicieuse en une opposition systématique et lui inspirer la passion infatigable, l’unité, le sérieux même sous le voile de la plaisanterie, qui firent de Voltaire un chef d’école, il fallut qu’il rencontrât dans un pays voisin... un grand parti en possession de toute une doctrine.

... En arrivant en Angleterre, Voltaire n’était qu’un poëte mécontent ; l’Angleterre nous le rendit philosophe, ami de l’humanité, soldat déclaré d’une grande cause ; elle lui donna une direction déterminée et un fonds d’idées sérieuses en tout genre, capable de défrayer une longue vie d’écrits solides et aussi d’épigrammes.

... Voltaire a répandu, popularisé la philosophie de Locke. Il n’a, par lui-même, trouvé aucun principe ni même aucun argument nouveau, général ou particulier. Ce serait prendre trop au sérieux ce charmant esprit, ce prince des gens de lettres, que d’en faire un métaphysicien, encore bien moins un métaphysicien original.

Voltaire, nous l’avons dit, c’est le bon sens superficiel. Il n’avait guère étudié la philosophie. Incapable de longues réflexions, un instinct heureux le portait d’abord du côté du vrai. Toutes les extrémités résignaient à sa raison. Il avait un sentiment trop vif de la réalité pour se payer d’hypothèses, et trop de goût pour s’accommoder d’une doctrine qui eût le moins du monde l’apparence pédantesque. Il ne lui fallait pas même de bien hautes conceptions, des spéculations très-profondes... Tout ce qui dépasse un certain point que peut atteindre d’une première vue un esprit prompt et juste le surpassa. Son bon sens incline au doute. Le doute devient-il à son tour dogmatique, il l’abandonne ; il ne s’engage pas ; il craint le chimérique, et, par-dessus tout, le ridicule. Ajoutez à ces dispositions une âme naturellement amie du bien, quoique la passion et cette malheureuse vanité d’homme de lettres l’égarent souvent.

... Il avait trouvé ce qu’il cherchait, une vérité philosophique un peu mondaine, ennemie des abstractions, des chimères de toute sorte, pleine de faits, d’observations intéressantes et judicieuses, et sceptique sans excès.

... Rendons-lui cette justice que dans ses plus mauvais jours il n’a jamais douté de Dieu. Il a même pleinement admis la liberté... À quels excès ne l’a pas conduit la déplorable habitude de tourner tout en moquerie ! (Histoire générale de la philosophie.)

Considéré comme homme appartenant à son temps et à son pays, Voltaire représente évidemment la bourgeoisie, ou le tiers état arrivant à supplanter la noblesse, le clergé, la monarchie. Il fut imprégné de bonne heure de tout le ferment de liberté, d’ambition et d’audace qui était dans cette bourgeoisie, et qui, après lui, et grâce à lui, se révéla au monde par la Révolution de 89. Alors on vit clairement que Voltaire représentait la bourgeoisie ; l’Assemblée constituante fut voltairienne, mais la Convention fut disciple de Rousseau.

... L’éducation, la fortune, tout le favorisa.

... En comparaison des hommes de son temps, de quoi donc accuse-t-on Voltaire ? L’accusera-t-on de l’immoralité qui régnait autour de lui ? Est-ce lui, par hasard, qui a produit la Régence ? Est-ce lui qui a produit la cour de Louis XV ? De quel prince, de quel roi, de quel ministre de ce temps a-t-il été le corrupteur ? Il a eu de l’influence sur les souverains du Nord, sur Frédéric, sur Catherine ; mais lisez l’histoire, et vous verrez si c’est lui qui les a corrompus. Une horrible barbarie, source d’épouvantables crimes, régnait alors dans ces cours du Nord, de même qu’une corruption raffinée régnait en France.

Voltaire, supérieur par ses aspirations à tout ce grand troupeau vulgaire, papes, rois, princes, ministres, nobles et prêtres, qui s’agitaient autour de lui, n’avait pourtant pas, dans cette vague religion qu’il nommait, d’après ses maîtres, déisme, une base assez solide pour n’être pas lui-même ébranlé ; et souvent la nuée lumineuse disparaissait à ses yeux. Alors il n’était plus qu’un destructeur. Est-ce complètement sa faute ? et ne remplissait-il pas, avec la mesure de vérité qu’il possédait, un rôle nécessaire, un rôle utile ? La vieille religion n’était plus qu’un nuage fétide sur un étang bourbeux : il fallait bien que la foudre éclatât dans ce nuage pour le dissiper et renouveler l’atmosphère.

Et afin que l’œuvre nécessaire s’accomplît, il ne manquait pas de persécuteurs acharnés après Voltaire pour aiguillonner son courage, pour l’enflammer de colère, et produire sur lui cet enivrement et cette fureur aveugle que les toréadors, quand ils veulent faire combattre leur ennemi, excitent à plaisir.

... Certes, Voltaire a fait faire un grand pas à la science de l’histoire. C’est à lui, puisque les tentatives avortées de Vico restèrent sans éclat et sans retentissement, c’est à lui, après Bossuet (qui fut en effet, comme il le dit, non pas son modèle, mais son initiateur), que nous devons d’avoir conçu l’histoire sous un point de vue plus vaste que les anciens.

Hume, Robertson, Gibbon, sortirent de son école. Il a préparé ainsi cette science vraiment nouvelle, qui sera une des colonnes fondamentales de la doctrine dogmatique de l’avenir, la philosophie de l’histoire...

Qu’est-ce que Voltaire ? quel fut son vrai rôle dans le développement de l’humanité ? quel est son vrai caractère ?

Voltaire n’est pas fondamentalement un prophète de l’avenir, il est fondamentalement un critique du passé : son œuvre principale ne fut pas de fonder, mais de détruire. Je l’ai appelé plus haut l’Antéchrist nécessaire. Ce mot le résume en effet pour moi...

Voltaire, au xviiie siècle, fut l’orateur du genre humain, qui demandait à briser ses chaînes.

Ce qu’on peut donc uniquement demander à Voltaire, c’est s’il avait en lui le principe, le germe de la vie nouvelle. Avec quoi a-t-il détruit, et virtuellement détruisait-il pour reconstruire ? Voilà la vraie question.

Il y a des admirateurs de Voltaire qui ont fait du néant sa gloire. Rien n’est beau, à leurs yeux, comme le néant. N’avoir dans le cœur ni foi, ni espérance, ni charité, voilà le sublime, selon eux, et, selon eux, tel fut Voltaire... Mais, à leur tour, les défenseurs obstinés du passé se sont attachés à la portion nécessaire de scepticisme qui était dans Voltaire pour ne voir en lui qu’un pur sceptique.

Il fut sceptique en effet, mais il fut religieux, car il fut déiste. Son double rôle fut de détruire et de préparer. Il fut sceptique pour détruire et déiste pour préparer. (Encyclopédie nouvelle.)

Le Chevalier. — Oh ! mon cher ami, vous êtes trop rancunier envers François-Marie Arouet. Cependant il n’existe plus. Comment peut-on conserver tant de rancune contre les morts ?

Le Comte. — Mais ses œuvres ne sont pas mortes, elles vivent, elles nous tuent ; il nous semble que ma haine est suffisamment justifiée.

Le Chevalier. — À la bonne heure ; mais il ne faut pas que ce sentiment nous rende injuste envers un si beau génie, et ferme nos yeux sur ce talent universel qu’on doit regarder comme une brillante propriété de la France.

Le Comte. — Beau génie tant qu’il vous plaira, monsieur le chevalier ; il n’en est pas moins vrai qu’en louant Voltaire il ne faut le louer qu’avec une certaine retenue, j’ai presque dit à contre-cœur. L’admiration effrénée dont trop de gens l’entourent est le signe infaillible d’une âme corrompue. Qu’on ne se fasse point illusion ; si quelqu’un, en parcourant sa bibliothèque, se sent attiré vers les œuvres de Ferney, Dieu ne l’aime pas. Souvent on s’est moqué de l’autorité ecclésiastique, qui condamnait les livres in odium auctoris : en vérité, rien n’est plus juste. Refusez les honneurs du génie à celui qui abuse de ses dons. Si cette loi était sévèrement observée, on verrait bientôt disparaître les livres empoisonnés. Mais, puisqu’il ne dépend pas de nous de la promulguer, gardons-nous au moins de donner dans l’excès, bien plus répréhensible qu’on ne le croit, d’exalter sans mesure les écrivains coupables, et celui-là surtout. Il a prononcé contre lui-même, et sans s’en apercevoir, un arrêt terrible ; car c’est lui qui a dit :

Un esprit corrompu ne fut jamais sublime.

Rien n’est plus vrai, et voilà pourquoi Voltaire avec ses cent volumes ne fut jamais que joli. J’excepte la tragédie... Du reste, je ne puis souffrir l’exagération qui le nomme universel. Il est nul dans l’ode. Et qui pourrait s’en étonner ? L’impiété réfléchie avait tué chez lui la flamme divine de l’enthousiasme ; il est encore nul, et même jusqu’au ridicule, dans le drame lyrique, son oreille ayant été fermée absolument aux beautés harmoniques comme ses yeux l’étaient à celles de l’art.

Dans les genres qui paraissent les plus analogues à son talent naturel, il se traîne : ainsi il est médiocre, froid, et souvent (qui le croirait ?) lourd et grossier, dans la comédie ; car le méchant n’est jamais comique. Par la même raison, il n’a pas su faire une épigramme, la moindre gorgée de son fiel ne pouvant couvrir moins de cent vers. S’il essaye la satire, il glisse dans le libelle. Il est insupportable dans l’histoire, en dépit de son art, de son élégance et des grâces de son style, aucune qualité ne pouvant remplacer celles qui lui manquent et qui sont la vie de l’histoire, la gravité, la bonne foi et la dignité. Quant à son poëme épique, je n’ai pas le droit d’en parler ; car, pour juger un livre, il faut l’avoir lu, et, pour le lire, il faut être éveillé. Une monotonie assoupissante plane sur la plupart de ses écrits, qui n’ont que deux sujets, la Bible et ses ennemis : il blasphème où il insulte. Sa plaisanterie si vantée est cependant loin d’être irréprochable ; le rire qu’elle excite n’est pas légitime ; c’est une grimace. N’avez-vous jamais remarqué que l’anathème divin fût écrit sur son visage ? Après tant d’années, il est temps encore d’en faire l’expérience. Allez contempler sa figure au palais de l’Ermitage : jamais je ne la regarde sans me féliciter de ce qu’elle ne nous a point été transmise par quelque ciseau héritier des Grecs, qui aurait su peut-être y répandre un certain beau idéal. Ici tout est naturel. Il y a autant de vérité dans cette tête qu’il y en aurait dans un plâtre pris sur le cadavre. Voyez ce front abject que la pudeur ne colora jamais, ces deux cratères éteints où semblent bouillonner encore la luxure et la haine, cette bouche, — je dis mal peut-être, mais ce n’est pas ma faute, — ce rictus épouvantable courant d’une oreille à l’autre, et ces lèvres pincées par la cruelle malice comme un ressort prêt à se détendre pour lancer le blasphème ou le sarcasme. Ne me parlez pas de cet homme, je ne puis en soutenir l’idée. Ah ! qu’il nous a fait du mal ! Semblable à cet insecte, le fléau des jardins, qui n’adresse ses morsures qu’à la racine des plantes les plus précieuses, Voltaire, avec son aiguillon, ne cesse de piquer les deux racines de la société, les femmes et les jeunes gens ; il les imbibe de ses poisons, qu’il transmet d’une génération à l’autre. C’est en vain que, pour voiler d’inexprimables attentats, ses stupides admirateurs nous assourdissent de tirades sonores où il a parlé supérieurement des objets les plus vénérés. Ces aveugles volontaires ne voient pas qu’ils achèvent ainsi la condamnation de ce coupable écrivain. Si Fénelon, avec la même plume qui peignit les joies de l’Élysée, avait écrit le livre du Prince, il serait mille fois plus vil et plus coupable que Machiavel. Le grand crime de Voltaire est l’abus du talent et la prostitution d’un génie créé pour célébrer Dieu et la vertu. Il ne saurait alléguer, comme tant d’autres, la jeunesse, l’inconsidération, l’entraînement des passions et, pour terminer enfin, la triste faiblesse de notre nature. Rien ne l’absout : sa corruption est d’un genre qui n’appartient qu’à lui ; elle s’enracine dans les dernières fibres de son cœur, et se fortifie de toutes les forces de son entendement. Toujours alliée au sacrilége, elle brave Dieu en perdant les hommes. Avec une fureur qui n’a pas d’exemple, cet insolent blasphémateur en vient à se déclarer l’ennemi personnel du Sauveur des hommes ; il ose, du fond de son néant, lui donner un nom ridicule ; et cette loi admirable que l’Homme-Dieu apporta sur la terre, il l’appelle l’infâme. Abandonné de Dieu, qui punit en se retirant, il ne connaît plus de frein. D’autres cyniques étonnèrent la vertu, Voltaire étonne le vice. Il se plonge dans la fange, il s’y roule, il s’en abreuve ; il livre son imagination à l’enthousiasme de l’enfer, qui lui prête toutes ses forces pour le traîner jusqu’aux limites du mal. Il invente des prodiges, des monstres qui font pâlir. Paris le couronna, Sodome l’eût banni. Profanateur effronté de la langue universelle et de ses plus grands noms, le dernier des hommes après ceux qui l’aiment ! Comment vous peindrais-je ce qu’il me fait éprouver ? Quand je vois ce qu’il pouvait faire et ce qu’il a fait, ses inimitables talents ne m’inspirent plus qu’une espèce de rage sainte qui n’a pas de nom. Suspendu entre l’admiration et l’horreur, quelquefois je voudrais lui faire élever une statue... par la main du bourreau. (Soirées de Saint-Pétersbourg. IVe Entretien.)

LORD BROUGHAM.

À la mention de Voltaire, la première idée qui se présente à l’esprit n’est pas celle d’un philosophe que ses investigations ont conduit au doute sur les bases de la religion ou même jusqu’à l’incrédulité en fait de vérités religieuses. On s’imagine plutôt un implacable ennemi de toute croyance quant à l’évidence des choses invisibles, ennemi dont les assauts ont été dirigés par des passions malicieuses, aidées de moyens peu scrupuleux, et surtout se servant des armes illégales du ridicule, au lieu de la noble arme de l’argument ; en un mot, il est regardé comme un railleur, non comme un penseur...

Dans la philosophie expérimentale... je suis enclin à croire que sa perspicacité, son ardeur au travail, sa sagacité, et par-dessus tout son courageux mépris de toute opinion reçue, ainsi que son habitude si profondément enracinée de juger chaque proposition à sa propre valeur, l’auraient placé par ses découvertes scientifiques à la tête de son siècle.

Si grands qu’aient été ses services littéraires, et aucun homme de lettres n’en a rendu de plus éminents, — ils sont encore d’une valeur bien inférieure aux bienfaits qui ont résulté de sa longue et ardente lutte contre l’oppression, et surtout contre la tyrannie dans sa forme la plus détestable, la persécution des opinions.

Toutes ses grossièretés... tout ce qui rend la lecture de ses ouvrages dégoûtante en beaucoup d’endroits et blessante pour la décence la plus commune dans certains autres... est pardonné, — non, oublié, — quand on contemple cet homme dont on peut dire : Il a brisé nos chaînes. (Article Voltaire.)

A. VINET.

C’est par le nombre et l’immensité de leurs travaux que Bossuet et Voltaire ont chacun dominé leur siècle…. Il y a entre leurs deux destinées, entre leurs deux rôles, plus d’un contraste et plus d’un rapport....

... Ils ont fait, l’un et l’autre, de leur temps et de leurs facultés, tout ce qu’un homme en peut faire.... Bossuet paraît au juste moment, sur tous les points attaqués ; Voltaire, l’envahisseur, se répand, si l’on peut dire ainsi, dans toutes les directions, occupe tous les postes, ou, vingt fois abandonnant chaque position, vingt fois l’attaque et la reprend....

Bossuet eut des disciples respectueux, Voltaire des partisans dévoués ; Bossuet s’associa des collaborateurs. Voltaire des agents et presque des complices : l’un gouvernait, l’autre conspirait.... La grande différence, c’est qu’il (Bossuet) eut un public, et que Voltaire eut un peuple. Ce peuple, Voltaire le créa, ou plutôt ses écrits l’évoquèrent.

Voltaire n’a pas eu ce miroir intérieur où l’homme se réfléchit ; il ne connut jamais le repentir, qui est une réflexion sur soi-même ; il a persisté dans sa longue carrière sans conscience de soi. Il a été l’homme naturel sans résistance ni contre-poids.

Voltaire a une autre force...., il est le seul qui ait été, je ne dis pas universel, je dis encore moins étendu, mais le seul qui ait été flexible à ce degré, et brillant là même où il est moins solide et moins fort que tel autre.... Nulle part peut-être il n’est le premier, sinon dans la poésie fugitive, où il demeure sans égal ; mais il est partout, et partout il étincelle. Sa spécialité, c’est de n’être pas spécial.

Voltaire a introduit un élément nouveau : la manière de comprendre la vie....

Le caractère de Voltaire n’offre point la dignité des existences harmonieuses, mais il a la force qui se joint à l’irrégularité d’une nature vivement contrastée. Aucun homme n’a été composé d’antithèses plus répétées.

... Il veut des améliorations dans le régime social ; mais il rejette avec colère tout ce qui pourrait atteindre à la racine des maux contre lesquels il réclame.... La grossière indécence de ses attaques est devenue proverbiale. Il fait continuellement appel aux préjugés, au lieu d’élever les esprits aux généralités où il avait pu parvenir lui-même....

Véritablement le Dieu de Voltaire est un Dieu inventé, un Dieu imaginé pour les besoins de la société. Le peuple ne peut se passer de cette croyance ; elle paraît à Voltaire raisonnable, spécieuse ; l’idée de Dieu a de l’importance : conservons l’idée de Dieu. Ce théisme-là est une affaire de bon sens. C’est le bon sens de Voltaire, et non son âme, qui demande un Dieu. Quand il l’a, il n’en sait que faire.

La force de Voltaire fut de donner la passion pour interprète au bon sens.... Voltaire a été, non pas savant, mais instruit.... Jamais, chez lui, la répétition n’est fastidieuse. Voltaire fut le pamphlétaire par excellence. Ce mot l’exprime tout entier. Poëte épique, tragique, comique, satirique, Voltaire est pamphlétaire par-dessus tout....

En second lieu. Voltaire a eu le sentiment de la justice sociale, et plus généralement l’instinct de la civilisation....

Toute l’œuvre de Voltaire a été une nécessité et une préparation....

Voltaire littérateur n’existe plus que dans l’histoire littéraire. Le siècle, en fait d’art, ne se réclame plus de lui.... Maintenant l’incrédulité même de Voltaire fait pitié à l’incrédulité savante de notre époque ; il a fallu creuser plus avant.

Personne n’a mieux servi la cause du prince des ténèbres que Voltaire ; mais si nous rentrons dans l’intérieur de son être...., nous n’y trouvons qu’un homme semblable à beaucoup d’autres hommes. (Introduction à l’Histoire de la littérature française.)


TROISIÈME ÉPOQUE

Voltaire ! Est-il permis de porter la main sur cette grande idole ?... Car, enfin, la route où marchent les générations vivantes, bonne ou mauvaise, c’est Voltaire qui l’a tracée ; et il a été tel que, soit par l’amour, soit par la haine, le monde entier se trouve engagé dans les intérêts de sa gloire. Quelle destinée ! être pendant soixante ans tout l’esprit, de l’Europe, être l’histoire d’un siècle ; écrire, et par là régner !... du fond d’une retraite studieuse et enchantée, tenir les peuples en haleine, mettre leurs dominateurs en émoi ;... noter la persécution d’infamie, lui faire peur ; proclamer la tolérance ; combattre et vaincre pour l’humanité ; dans une conspiration sans égale, se donner tous les prêtres pour ennemis, tous les rois pour complices ; ce que Luther n’avait ébranlé que par des prodiges de colère, l’abattre en souriant et vivre heureux !...

Pourquoi ne dirions-nous pas de Voltaire que, d’une main puissante, il aida au progrès en renversant l’ancienne forme de l’oppression et en avançant ainsi l’heure de l’universelle délivrance, mais que, par ses opinions, ses instincts, son but direct, il fut l’homme de la bourgeoisie, et de la bourgeoisie seulement ? S’il est juste qu’on le glorifie pour avoir avec tant d’éclat renversé la tyrannie qui s’exerçait par voie d’autorité, il l’est aussi qu’on le blâme d’avoir contribué à établir la tyrannie qui s’exerce par voie d’individualisme... Le génie mérite qu’on le salue, mais il doit souffrir qu’on le juge...

Non, Voltaire n’aima pas assez le peuple. Qu’on eût allégé le poids de leurs misères à tant de travailleurs infortunés, Voltaire eût applaudi sans nul doute, par humanité ; mais sa pitié n’eut jamais rien d’actif et qui vînt d’un sentiment démocratique ; c’était une pitié de grand seigneur, mêlée de hauteur et de mépris.

... Avoir un cordonnier dans sa famille était presque, aux yeux de Voltaire, une flétrissure.

Il ne pouvait comprendre que l’auteur d’Émile eût fait de l’état de menuisier le complément d’une éducation philosophique...

Voltaire n’était pas fait, on le voit, pour chercher dans une révolution politique et sociale le salut du peuple. Changer hardiment, profondément, les conditions matérielles de l’État et de la société, il n’y songeait même pas, et ne commença à s’en inquiéter que sur la fin de sa carrière, aux cris poussés par Diderot, d’Holbach et Raynal.

Mais cette heure solennelle surprit Voltaire et le fit tressaillir. Comme Luther, il fut longtemps à découvrir la pente qui conduisait des abus religieux aux abus politiques, de la philosophie spéculative à la transformation matérielle de la société.

... Il est permis de croire que, s’il eût siégé à la Convention, il se serait violemment opposé à la condamnation de Louis XVI.

Ainsi, à l’exemple de Luther, à l’exemple de Calvin, Voltaire prêchait à la fois la révolte contre les autorités spirituelles et la soumission aux pouvoirs temporels. Révolutionnaire en religion, il n’entendait pas qu’on le fût en politique.

... Voltaire eut ce rare bonheur que ses idées furent toujours servies par les événements. Pendant qu’il pensait pour son siècle, son siècle agissait pour lui. (Histoire de la Révolution française.)

Ce qui manque à notre génération, ce n’est ni un Mirabeau, ni un Robespierre, ni un Bonaparte ; c’est un Voltaire. Nous ne savons rien apprécier avec le regard d’une raison indépendante et moqueuse... (Confession d’un Révolutionnaire.)

Nos vrais poëmes sociaux, nos révélations révolutionnaires sont Pantagruel, Roland furieux, Don Quichotte, Gil Blas, Candide, et, toute licence à part, la Pucelle.

Ce que j’estime surtout en Voltaire, c’est l’excessive médiocrité de sa Henriade. Je douterais de lui si, dans ce genre devenu impraticable, il avait égalé seulement Dante ou le Tasse. Le poëme de Voltaire se résume en un mot : Écrasez l’infâme.

Les cent hommes de goût pour lesquels Voltaire se vantait d’écrire seraient cent mille, si Voltaire écrivait encore. (De la justice dans la Révolution.)

Je suis des yeux, pendant quarante années, le règne d’un homme qui est à lui seul la direction spirituelle, non de son pays, mais de son époque. Du fond de sa chambre, il gouverne le royaume des esprits ; les intelligences se règlent chaque jour sur la sienne ; une parole écrite de sa main parcourt en un moment l’Europe. Les princes l’aiment, les rois le craignent ; ils ne croient pas être sûrs de leur royaume, s’il n’est pas avec eux. Les peuples, de leur côté, adoptent sans discuter, et répètent à l’envi chacune des syllabes qui tombent de sa plume. Qui exerce cette incroyable puissance que l’on n’avait vue nulle part depuis le moyen âge ? est-ce un autre Grégoire VII ? est-ce un pape ? non, c’est Voltaire.

Comment la puissance des premiers a-t-elle passé à l’autre ? Se peut-il que la terre tout entière ait été dupe d’un mauvais génie, envoyé par l’enfer ? Pourquoi cet homme s’est-il assis sans contestation sur le trône des esprits ? C’est que d’abord il faisait bien souvent l’œuvre réservée dans le moyen âge à la papauté. Partout où éclate la violence, l’injustice, je le vois qui la frappe de l’anathème de l’esprit. Qu’importait que la violence s’appelât Inquisition, Saint-Barthélemy, guerre Sacrée ? il se plaçait dans une région supérieure à la papauté du moyen âge. Dominant toutes les sectes, tous les cultes, c’était la première fois qu’on voyait la justice idéale frapper la violence ou le mensonge partout où ils apparaissaient.

... Voltaire est l’ange d’extermination, envoyé par Dieu contre son Église pécheresse.

Il ébranle, avec un rire, les portes de l’Église..... C’est le rire de l’esprit universel qui prend en dédain toutes les formes particulières, comme autant de difformités ; c’est l’idéal qui se joue du réel. Au nom des générations muettes..... il s’arme de tout le sang qu’elle (l’Église) a versé, de tous les bûchers, de tous les échafauds qu’elle a élevés, et qui devaient tôt ou tard se retourner contre elle..... Ce qui fait de la colère de Voltaire un grand acte de la Providence, c’est qu’il frappe, il bafoue, il accable l’Église infidèle, par les armes de l’esprit chrétien. Humanité, charité, fraternité, ne sont-ce pas là les sentiments révélés par l’Évangile ? il les retourne avec une force irrésistible contre les violences des faux docteurs de l’Évangile..... L’esprit de Voltaire se promène ainsi sur la face de la cité divine ; il frappe à la fois de l’éclair, du glaive, du sarcasme ; il verse le fiel, l’ironie et la cendre. Quand il est las, une voix le réveille et lui crie : Continue ! Alors il recommence ; il s’acharne ; il creuse ce qu’il a déjà creusé ; il ébranle ce qu’il a déjà ébranlé ; il brise ce qu’il a déjà brisé ! Car une œuvre si longue, jamais interrompue et toujours heureuse, ce n’est pas l’affaire seulement d’un individu ; c’est la vengeance de Dieu trompé, qui a pris l’ironie de l’homme pour instrument de colère.

Non, cet homme ne s’appartient pas ; il est conduit par une force supérieure. En même temps qu’il renverse d’une main il fonde de l’autre ; et là est la merveille de sa destinée. Il emploie toutes ses facultés railleuses à renverser les barrières des Églises particulières ; mais il y a chez lui un autre homme ; plein de ferveur, celui-ci établit sur les ruines l’orthodoxie du sens commun.

Il sent de toutes ses fibres le faux, le mensonge, l’injustice, non pas seulement dans un moment du temps, mais dans chacune des pulsations du genre humain.... Voltaire fait du droit chrétien le droit commun de l’humanité.... Voltaire enveloppe la terre entière dans le droit de l’Évangile.

... Où a-t-il appris à se sentir contemporain de tous les siècles, à être blessé jusque dans le plus intime de son être par telle violence individuelle commise il y a quinze cents ans ? Que signifie cette protestation universelle de chaque jour contre la force ? cette indignation que ni l’éloignement de l’espace, ni les siècles des siècles ne peuvent calmer ? Que veut ce vieillard, qui n’a que le souffle, et qui se fait le concitoyen, l’avocat, le journaliste de toutes les sociétés présentes et passées ?

..... Quel est cet étrange instinct qui pousse cet homme à être partout sensible et présent dans le passé ? D’où vient cette charité nouvelle qui traverse les temps et l’espace ?

Qu’est-ce que cela, je vous prie, si ce n’est l’esprit chrétien lui-même, l’esprit universel de solidarité, de fraternité, de vigilance, qui vit, sent, souffre, et reste dans une étroite communion avec toute l’humanité présente et passée ? Voilà pourquoi la terre a proclamé cet homme comme la parole vivante de l’humanité dans le xviiie siècle. On ne s’est pas trompé sur les apparences ; il déchirait la lettre ; il faisait éclater l’esprit universel. Voilà pourquoi nous le proclamons encore.

..... Quelques personnes se sont écriées avec joie : Voltaire a disparu ; il a péri dans le gouffre avec toute sa renommée. Mais c’était là un des artifices de la gloire véritable, les médiocres seuls en sont la dupe. La poussière retombe, l’esprit de lumière que l’on croyait éteint reparaît ; il rit de la fausse joie des ténèbres. Comme un ressuscité, il brille d’un plus pur éclat, et le siècle, qui avait commencé par le renier du bout des lèvres, s’achève en le confirmant dans tout ce qu’il a d’immortel. (Les Jésuites, l’Ultramontanisme.)

Voltaire est celui qui souffre, celui qui a pris pour lui toutes les douleurs des hommes, qui ressent, poursuit toute iniquité. Tout ce que le fanatisme et la tyrannie ont jamais fait de mal au monde, c’est à Voltaire qu’ils l’ont fait. Martyr, victime universelle, c’est lui qu’on égorgea à la Saint-Barthélemy, lui qu’on brûla à Séville, lui que le parlement de Toulouse roua avec Calas... Il pleure, il rit, dans les souffrances, rire terrible, auquel s’écroulent les bastilles des tyrans, les temples des pharisiens.....

Voltaire est le terrain du droit, son apôtre et son martyr. Il a tranché la vieille question posée dès l’origine du monde : Y a-t-il religion sans justice, sans humanité ?

Voltaire, presque octogénaire,... ressuscite..... Une voix l’a tiré, vivant, du tombeau, celle qui l’avait toujours fait vivre : la voix de l’humanité.

Vieil athlète, à toi la couronne !..... te voici encore, vainqueur des vainqueurs. Un siècle durant, par tous les combats, par toute arme et toute doctrine....., tu as poursuivi, sans te détourner jamais, un intérêt, une cause, l’humanité sainte..... et ils t’ont appelé sceptique ! et ils t’ont dit variable !..... Ta foi aura pour sa couronne l’œuvre même de la foi. Les autres ont dit la justice ; toi, tu la feras ; tes paroles sont des actes, des réalités..... Tu as vaincu pour la liberté religieuse, et tout à l’heure pour la liberté civile, avocat des derniers serfs, pour la réforme de nos procédures barbares, de nos lois criminelles, qui elles-mêmes étaient des crimes.

Quand ces deux hommes sont passés (Voltaire et Rousseau), la Révolution est faite (Histoire de la Révolution.)

Jamais personne n’a plus aimé les lettres et ne les a plus cultivées ; jamais personne n’a donné plus d’ascendant à l’esprit ; mais la littérature n’est pas tout pour Voltaire ; il a les goûts et les affections qui honorent les hommes et qui rendent heureux ; il aime la nature, il aime ses amis.

Cette chaleur de sentiment que Voltaire a dans ses affections privées, cette généreuse sincérité de cœur qu’il a avec ses amis, il l’a aussi dans ses opinions politiques et philosophiques, et dans le chef de parti en lui je retrouve l’homme... Voltaire a bien fait aussi quelques sacrifices à son parti ; il a souvent loué des sots qui prenaient la cocarde de la philosophie, et cela devait coûter à son goût et à sa malice naturelle. Mais il n’a jamais sacrifié les bonnes et grandes opinions, même à la faveur des salons et du public. Est-ce que Voltaire n’aimait pas les hommes et le peuple ? Il les aimait beaucoup et très-sincèrement, sans affectation, sans charlatanisme ; mais il les jugeait. Il les voulait éclairés et heureux ; il détestait leur ignorance et leur grossièreté.

... En lui le poëte et l’écrivain étaient irritables ; le philosophe était patient et presque modeste, plus soucieux du succès de la cause que du succès de son nom....

Ce qui me frappe dans la politique de Voltaire...., c’est sa sagacité. Cette sagacité vient d’une sorte d’instinct juste et vrai qui lui révèle la marche générale des choses humaines dans son siècle.... Il ne se moque pas de l’avenir ; il espère le bien ; il croit à la civilisation. (Préface des Lettres inédites.)

Voltaire, du premier jour qu’il débuta dans le monde et dans la vie, semble avoir été lui tout entier et n’avoir pas eu besoin d’école. Sa grâce, son brillant, sa pétulance, le sérieux et parfois le pathétique qui se cachaient sous ces dehors légers, du premier jour il eut tout cela. Pourtant, il n’acquit toute sa vigueur de talent et son ressort de caractère que lorsqu’il eut connu l’injustice et le malheur.... Voltaire, malheureux pour la première fois, s’exila en Angleterre...., et il revint de là tout entier formé et avec sa trempe dernière. La pétulance de son instinct ne se corrigea sans doute jamais, mais il y mêle dès lors une réflexion, un fond de prudence, auquel il revenait à travers et nonobstant toutes les infractions et les mésaventures. Il était de ceux à qui le plaisir de penser et d’écrire en liberté tient lieu de tout....

... Il avait pour principe qu’il faut dévorer les choses pour qu’elles ne nous dévorent pas, et pour ne pas se dévorer soi-même...

Ce n’est pas un démocrate que Voltaire.... Voltaire est contre les majorités et les méprise ; en fait de raison, les masses lui paraissent naturellement bêtes ; il ne croit au bon sens que chez un petit nombre, et c’est assez pour lui si l’on parvient à grossir peu à peu le petit troupeau. (Causeries du Lundi.)

Fixé à la terre de Ferney, il s’abandonna pendant les vingt dernières années de sa vie à cette impiété terrible qui passa les proportions de la passion humaine. Mais, comme pour faire ressortir ce trait de caractère par le contraste, en même temps que la haine des choses saintes remplissait son âme et le poussait à des excès inouïs, il faisait avec plaisir, avec passion même, un grand bien matériel. L’amour de l’humanité, cette partie intégrante de l’amour de Dieu, en restait fort indépendant dans les idées de Voltaire. Il s’occupa vivement, puissamment, des misérables qu’il appelait ses vassaux. Il leur bâtit des maisons, leur fit défricher des terres, dessécher des marais...

Sa haine contre le christianisme excitait d’abord l’horreur, puis l’étonnement. Jamais Dieu n’avait eu tant à souffrir d’un homme. Le mensonge, la calomnie, le cynisme, la bêtise même, tout, dans ses écrits de vieillard, témoignait d’un inexplicable amour du mal, d’une fécondité de pensées et de sentiments coupables qu’on n’eût pas attendue d’un âge propre aux passions. Renverser la religion, telle était sa pensée de nuit et de jour. (Le Plutarque français. Vie de Voltaire.)




QUATRIÈME ÉPOQUE
BERSOT.

Voltaire n’a jamais eu qu’un seul client, la raison...

... Il préparait ainsi la grande révolution de 1789...

Après cela on peut, si l’on veut, l’accuser de n’avoir pas de cœur... ; les consciences perverties, l’honnêteté opprimée, la raison terrassée par la force ; voilà les misères dont il est touché. Ces misères, Voltaire les voit, les entend et les sent avec une énergie incomparable, et avec une énergie incomparable aussi il les combat. C’est son honneur immortel et l’honneur de la France, à laquelle il appartient, de représenter la réclamation éternelle et universelle de l’esprit indigné, de l’âme émue, contre l’odieux et l’absurde de ce monde, et, dans les plus mauvais jours, quand tout effort semble vain, il faut se répéter à soi-même la maxime de bonne espérance : « La raison finira par avoir raison. »

Un reproche plus mérité à lui adresser est d’avoir été injuste pour le christianisme. Jaloux des droits de la raison, il suspecte ce qui la dépasse, et combat ce qui la choque...

On ne fait pas de Voltaire un mystique, parce que d’autres en ont fait un athée ; on reconnaît en lui un esprit altéré de lumière, qui affirme là où elle inonde les yeux, et doute dès qu’elle s’obscurcit ; assuré sur trois ou quatre points, Dieu, la liberté et le devoir, flottant sur le reste ; un esprit juste qui a trouvé à peu près toutes les vérités, et n’a failli qu’en ne leur donnant pas leur nom ; un chef de parti habile, qui, pour rétablir la philosophie discréditée par les systèmes, a rejeté les systèmes et réintégré le sens commun ; un esprit sage qui a réglé ses croyances sur les nécessités de la morale ; une âme sensible à la justice, courageuse et infatigable pour la défendre ; un apôtre de l’humanité. (Dictionnaire des sciences philosophiques. Art. Voltaire.)

Le rôle de controversiste est un rôle facile, en ce qu’il concilie à l’écrivain une faveur assurée auprès des personnes qui croient devoir opposer la guerre à la guerre. À cette polémique, dont je suis loin de contester la nécessité, mais qui n’est ni dans mes goûts ni dans mes aptitudes, Voltaire suffit. On ne peut être à la fois bon controversiste et bon historien. Voltaire, si faible comme érudit. Voltaire, qui nous semble si dénué du sentiment de l’antiquité..., Voltaire est vingt fois victorieux d’adversaires encore plus dépourvus de critique qu’il ne l’est lui-même. Une nouvelle édition des œuvres de ce grand homme satisferait au besoin que le moment présent semble éprouver de faire une réponse aux envahissements de la théologie : réponse mauvaise en soi, mais accommodée à ce qu’il s’agit de combattre ; réponse arriérée à une science arriérée. (Les Apôtres. Introduction.)

La philosophie a besoin d’un écrivain qui se donne pour premier emploi le soin de la répandre, qui ne puisse la contenir en lui-même, qui l’épanche hors de soi à la façon d’une fontaine regorgeante, qui la verse à tous, tous les jours et sous toutes les formes, à larges flots, en fines gouttelettes, sans jamais tarir ni se ralentir, par tous les orifices et tous les canaux, prose, poésie, grands et petits vers, théâtre, histoire, romans, pamphlets, plaidoyers, traités, brochures, dictionnaire, correspondance, en public, en secret, pour qu’elle pénètre à toute profondeur et dans tous les terrains ; c’est Voltaire. « J’ai fait plus en mon temps, dit-il quelque part, que Luther et Calvin » ; et en cela il se trompe. La vérité est pourtant qu’il a quelque chose de leur esprit.

Il veut comme eux changer la religion régnante, il se conduit en fondateur de secte, il recrute et ligue des prosélytes, il écrit des lettres d’exhortation, de prédication et de direction ; il fait circuler des mots d’ordre, il donne « aux frères » une devise ; sa passion ressemble au zèle d’un apôtre et d’un prophète. Un pareil esprit n’est pas capable de réserve ; il est par nature militant et emporté ; il apostrophe, il injurie, il improvise, il écrit sous la dictée de son impression, il se permet tous les mots, au besoin les plus crus. Il pense par explosions ; ses émotions sont des sursauts, ses images sont des étincelles ; il se lâche tout entier, il se livre au lecteur, c’est pourquoi il le prend. Impossible de lui résister, la contagion est trop forte. Créature d’air et de flamme, la plus excitable qui fut jamais, composée d’atomes plus éthérés et plus vibrants que ceux des autres hommes, il n’y en a point dont la structure mentale soit plus fine ni dont l’équilibre soit à la fois plus instable et plus juste. On peut le comparer à ces balances de précision qu’un souffle dérange, mais auprès desquelles tous les autres appareils de mesure sont inexacts et grossiers.

Dans cette balance délicate, il ne faut mettre que des poids très-légers, de petits échantillons ; c’est à cette condition qu’elle pèse rigoureusement toutes les substances ; ainsi fait Voltaire, involontairement, par besoin d’esprit et pour lui-même autant que pour ses lecteurs. Une philosophie complète, une bibliothèque spéciale, une grande branche de l’érudition, de l’expérience ou de l’invention humaine, se réduit ainsi sous sa main à une phrase ou à un vers. De l’énorme masse rugueuse et empâtée de scories, il a extrait tout l’essentiel, un grain d’or ou de cuivre, spécimen du reste, et il nous le présente sous la forme la plus maniable et la plus commode, dans une comparaison, dans une métaphore, dans une épigramme qui devient un proverbe.

En ceci, nul écrivain ancien ou moderne n’approche de lui ; pour simplifier et vulgariser, il n’a pas son égal au monde. Sans sortir du ton de la conversation ordinaire et comme en se jouant, il met en petites phrases portatives les plus grandes découvertes ce les plus grandes hypothèses de l’esprit humain, les théories de Descartes, Malebranche, Leibnitz, Locke et Newton, les diverses religions de l’antiquité et des temps modernes, tous les systèmes connus de physique, de physiologie, de géologie, de morale, de droit naturel, d’économie politique ; bref, en tout ordre de connaissances, toutes les conceptions d’ensemble que l’espèce humaine au xviiie siècle avait atteintes.

Sa pente est si forte de ce côté qu’elle l’entraîne trop loin ; il rapetisse les grandes choses à force de les rendre accessibles. On ne peut mettre ainsi en menue monnaie courante la religion la légende, l’antique poésie populaire, les créations spontanées de l’instinct, les demi- visions des âges primitifs ; elles ne sont pas des sujets de conversation amusante et vive, un mot piquant ne peut pas en être l’expression ; il n’en est que la parodie. Mais quel attrait pour des Français, pour des gens du monde, et quel lecteur s’abstiendra d’un livre où tout le savoir humain est rassemblé en mots piquants ? Car c’est bien tout le savoir humain, et je ne vois pas quelle idée importante manquerait à un homme qui aurait pour bréviaire les Dialogues, le Dictionnaire et les Romans. Relisez-les cinq ou six fois, et alors seulement vous vous rendrez compte de tout ce qu’ils contiennent.

Non-seulement les vues sur le monde et sur l’homme, les idées générales de toute espèce y abondent, mais encore les renseignements positifs et même techniques y fourmillent ; petits faits semés par milliers, détails multipliés et précis sur l’astronomie, la physique, la géographie, la physiologie, la statistique, l’histoire de tous les peuples, expériences innombrables et personnelles d’un homme qui, par lui-même, a lu des textes, manié les instruments, visité les pays, touché les industries, pratiqué les hommes, et qui, par la netteté de sa merveilleuse mémoire, par la vivacité de son imagination toujours flambante, revoit ou voit, comme avec les yeux de la tête, tout ce qu’il dit, à mesure qu’il le dit.

Talent unique, le plus rare en un siècle classique, le plus précieux de tous, puisqu’il consiste à se représenter les êtres, non pas à travers le voile grisâtre des phrases générales, mais en eux-mêmes, tels qu’ils sont dans la nature et dans l’histoire, avec leur couleur et leur forme sensibles, avec leur saillie et leur relief individuels, avec leurs accessoires et leurs alentours dans le temps et dans l’espace, un paysan à sa charrue, un quaker dans sa congrégation, un baron allemand dans son château, des Hollandais, des Anglais, des Espagnols, des Italiens, des Français chez eux, une grande dame, une intrigante, des provinciaux, des soldats, des filles, et le reste du pêle-mêle humain, à tous les degrés de l’escalier social, chacun en raccourci et dans la lumière fuyante d’un éclair.

Car, c’est là le trait le plus frappant de ce style, la rapidité prodigieuse, le défilé éblouissant et vertigineux de choses toujours nouvelles, idées, images, événements, paysages, récits, dialogues, petites peintures abréviatives, qui se suivent en courant comme dans une lanterne magique, presque aussitôt retirées que présentées par le magicien impatient qui, en un clin d’œil, fait le tour du monde, et qui, enchevêtrant coup sur coup l’histoire, la fable, la vérité, la fantaisie, le temps présent, le temps passé, encadre son œuvre tantôt dans une parade aussi saugrenue que celles de la foire, tantôt dans une féerie plus magnifique que toutes celles de l’Opéra. Amuser, s’amuser, « faire passer son âme par tous les modes imaginables », comme un foyer ardent où l’on jette tour à tour les substances les plus diverses pour lui faire rendre toutes les flammes, tous les pétillements et tous les parfums, voilà son premier instinct. « La vie, dit-il encore, est un enfant qu’il faut bercer jusqu’à ce qu’il s’en forme. »

Il n’y eut jamais de créature mortelle plus exaltée et plus excitante, plus impropre au silence et plus hostile à l’ennui, mieux douée pour la conversation, plus visiblement destinée à devenir la reine d’un siècle où, avec six jolis contes, trente bons mots et un peu d’usage, un homme avait son passeport mondain et la certitude d’être bien accueilli partout. Il n’y eut jamais d’écrivain qui ait possédé à un si haut degré et en pareille abondance tous les dons du causeur, l’art d’animer et d’égayer la parole, le talent de plaire aux gens du monde. Du meilleur ton, quand il veut, et s’enfermant sans gêne dans les plus exactes bienséances, d’une politesse achevée, d’une galanterie exquise, respectueux sans bassesse, caressant sans fadeur, et toujours aisé, il lui suffit d’être en public pour prendre naturellement l’accent mesuré, les façons discrètes, le demi-sourire engageant de l’homme bien élevé qui, introduisant les lecteurs dans sa pensée, leur fait les honneurs du logis.

Êtes-vous familier avec lui, et du petit cercle intime dans lequel il s’épanche en toute liberté, portes closes ? Le rire ne vous quittera plus. Brusquement, d’une main sûre et sans avoir l’air d’y toucher, il enlève le voile qui couvre un abus, un préjugé, une sottise, bref quelqu’une des idoles humaines. Sous cette lumière subite, la vraie figure, difforme, vitreuse et plate, apparaît. C’est le rire de la raison, agile et victorieuse. En voici un autre, celui du tempérament gai de l’improvisateur bouffon, de l’homme qui reste jeune, enfant, et même gamin, jusqu’à son dernier jour et « fait des gambades sur son tombeau ». Il aime les caricatures, il charge les traits des visages, il met en scène des grotesques, il les promène en tous sens comme des marionnettes. Il n’est jamais las de les reprendre et de les faire danser sous de nouveaux costumes. Au plus fort de sa philosophie, de sa propagande et de sa polémique, il installe en plein vent son théâtre de poche, ses fantoches : un bachelier, un moine, un inquisiteur, Maupertuis, Pompignan, Nonotte, Fréron, le roi David, et tant d’autres, qui viennent devant nous pirouetter et gesticuler en habit de Scaramouche et d’Arlequin.

Quand le talent de la farce s’ajoute ainsi au besoin de la vérité, la plaisanterie devient toute-puissante, car elle donne satisfaction à des instincts universels et profonds de la nature humaine, à la curiosité maligne, à l’esprit de dénigrement, à l’aversion pour la gêne, à ce fonds de mauvaise humeur que laissent en nous la convention, l’étiquette et l’obligation sociale de porter le lourd manteau de la décence et du respect. Il y a des moments dans la vie où le plus sage n’est pas fâché de le rejeter à demi, et même tout à fait. — À chaque page, tantôt avec un mouvement rude de naturaliste hardi, tantôt avec un geste preste de singe polisson, Voltaire écarte la draperie sérieuse ou solennelle, et nous montre l’homme, pauvre bimane, dans quelles attitudes ! Swift seul a risqué de pareils tableaux.

À l’origine ou au terme de tous nos sentiments exaltés, quelles crudités physiologiques, quelle disproportion entre notre raison si faible et nos instincts si forts ! Dans quel bas-fonds de garde-robe la politique et la religion vont-elles cacher leur linge sale !

De tout cela, il faut rire pour ne pas pleurer, et encore, sous ce rire, il y a des larmes ; il finit en ricanement ; il recouvre la tristesse profonde, la pitié douloureuse. À ce degré et en de tels sujets, il n’est plus qu’un effet de l’habitude et du parti pris, une manie de la verve, un état fixe de la machine nerveuse lancée à travers tout, sans frein et à toute vitesse. — Prenons-y garde, pourtant : la gaieté est encore un ressort, le dernier en France qui maintienne l’homme debout, le meilleur pour garder à l’âme son ton, sa résistance et sa force, le plus intact dans un siècle où les hommes, les femmes elles-mêmes, se croyaient tenus de mourir en personnes de bonne compagnie, avec un sourire et sur un bon mot. (Les Origines de la France contemporaine, tome Ier.)

L’ancien régime était encore debout, malgré sa décadence croissante depuis trois siècles. Il s’agissait non de comprendre et de juger, mais de combattre et de détruire ces institutions qui pesaient encore sur la raison et la conscience de la société moderne, et qui faisaient obstacle aux réformes les plus justes et les plus urgentes, dans l’ordre religieux, politique et social. Écrasons l’infâme ne fut point seulement un cri de colère échappé au plus irritable de nos grands écrivains ; ce fut le mot d’ordre de tout un peuple de philosophes, de publicistes et de pamphlétaires. Écrasons l’infâme, c’est-à-dire guerre à l’ennemi, avec toutes les armes que la passion met dans les mains, avec la déclamation, avec l’injure, avec l’outrage, avec la calomnie, furor arma ministrat. « Mentez, mentez toujours, mes amis, pour la bonne cause ! » criait Voltaire. C’est dans cet esprit que furent jugées et dénoncées à l’opinion publique toutes les doctrines, toutes les institutions du passé, religion, philosophie, monarchie, noblesse et clergé. Dans ce furieux assaut la religion et le clergé reçurent les plus rudes coups. Nulle étude sérieuse, embrassant tous les côtés de son objet. Nulle véritable critique, faisant équitablement la part du vrai et du faux, du bien et du mal, de la raison et de la superstition. L’infâme, c’est tout ce qui touche à ce passé avec lequel on veut en finir à tout prix. (Lettre au Courrier du Dimanche, septembre 1881.)

Un écrivain qui en tout est l’opposé de Bossuet, Voltaire, publie son Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations. Dans cet ouvrage, il ne se propose pas d’expliquer les révolutions des empires par l’intervention de la Providence. « Trois choses, dit-il, influent sans cesse sur l’esprit des hommes, le climat, le gouvernement, la religion. C’est la seule manière d’expliquer l’énigme du monde. » Il ne bornera donc pas l’histoire au récit des événements ; mais il essaiera de montrer comment la plupart de ces événements sont sortis, pour ainsi dire, comme une conséquence naturelle, du climat et des institutions politiques et religieuses. Point de vue tout nouveau, comme vous le voyez, et purement humain. Plus d’hypothèse grandiose, plus de surnaturel, et surtout plus d’exclusion. Les peuples, que Bossuet avait pour ainsi dire retranchés de l’humanité, rentrent dans leurs droits et reprennent la place qui leur revient...

Mais ce qui importe dans un ouvrage de ce genre, c’est l’idée générale. Quelle est celle qui a guidé et soutenu Voltaire dans cette vaste revue des peuples ? Plus d’une fois il a détourné les yeux avec horreur du spectacle que lui présentaient les choses humaines. Que de guerres atroces ! que de crimes ! que de folies ! Il semble que les hommes n’aient été créés que pour se déchirer : l’ambition, la cupidité, la vanité, le fanatisme surtout, exercent en tout temps, en tous lieux, les plus cruels ravages. Quoi ! l’histoire du monde ne serait-elle que l’inventaire des maux que les hommes se sont faits les uns aux autres ? Gardons-nous de le croire. Divisés et ennemis sur tant de points, ils sont unis sur un point essentiel, la loi morale. Celle-ci n’est pas arbitraire et variable comme les lois écrites ; elle n’élève pas entre les peuples des barrières artificielles, elle les fait tomber ; elle doit peu à peu se communiquer pour ainsi dire de la conscience à l’intelligence, et préparer ainsi une harmonie universelle. (La Prose, huitième leçon.)



FIN DES JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.