Voltaire (Ferdinand Brunetière)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 60 (p. 606-637).
◄  II
VOLTAIRE

III[1]
CIREY, VERSAILLES, BERLIN (1734-1754)


I

Fuyant l’orage que venait de soulever la publication des Lettres philosophiques, Voltaire s’était empressé de mettre d’abord la frontière entre lui et les ordres du roi. Ce n’était pas qu’il eût peur, il avait seulement « une aversion mortelle pour la prison, » ainsi qu’il l’écrivait à son ami d’Argental, et malade comme il prétendait l’être, « un air enfermé » l’aurait achevé de tuer. Mais, comme ni le roi, ni le ministre, — c’était alors M. de Chauvelin, — n’en demandaient autant, et que Voltaire le savait bien, il s’était promptement remis de sa première alarme, et tandis que l’on brûlait ses Lettres à Paris, il paradait au camp devant Philipsbourg, où c’était à qui lui ferait fête. Enfin, de là, tout à fait rassuré, comptant d’ailleurs au besoin sur ses nombreux et puissans amis, il rentrait en France, et après quelque hésitation sur le choix d’un asile, il acceptait au château de Cirey, — Cirey-sur-Blaise, dans le département actuel de la Haute-Marne, — l’hospitalité de Mme du Châtelet. Entre « cent maisons où l’on eût regardé comme un bonheur de l’avoir » et au besoin « où on l’eût caché entre sa peau et sa chemise, » il était d’ailleurs naturel que Voltaire donnât une préférence à l’amie dont le dévouement se marquait en des termes si vifs, — et figurés assurément, — mais tout de même un peu crus.

Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, née en 1706, mariée en 1726 au marquis du Châtelet-Lomont, mise aussitôt à la mode par le marquis de Guébriant, et successivement par « plusieurs autres, » sans en excepter le héros des alcôves du temps, le duc de Richelieu, avait contracté depuis déjà quelque temps avec Voltaire l’un de ces arrangemens où les sens avaient leur part, peut-être, mais l’esprit aussi la sienne, plus grande, et la vanité enfin ou même l’intérêt une plus grande encore. C’est un trait que Mme du Deffand, dans un portrait où dans une caricature qu’elle nous a laissé de la belle Emilie, n’a eu garde d’oublier, quoique étant de ses amies les plus particulières, et un autre témoin, plus naïf, mais non pas pour cela moins jaloux, Mme de Graffigny, y appuie à son tour, dans ses Lettres datées d’un séjour qu’elle fit à Cirey. « Elle m’a montré son bijoutier, dit-elle dans une de ces lettres, il est plus beau que celui de Mme de Richelieu, — le joli mot de femme de chambre ! — Quand elle était à Craon (chez les Beauvau), elle n’avait pas une tabatière d’écaille ; elle en a bien quinze ou vingt d’or, de pierres précieuses, de laques admirables, d’or émaillé… des montres de jaspe, avec des diamans ; des étuis, des choses immenses. » Mais tout cela n’empêche point qu’à ses heures, dans les intervalles que lui laissaient la passion de l’étude et celle du jeu, non moins fortes chez elle que celle des pompons, Mme du Châtelet, pendant de longues années, ait aimé, sincèrement aimé Voltaire, et qu’en échange des commodités ou du luxe de la vie, elle lui ait rendu, de son côté, d’utiles services, et de plus d’une sorte.

Avec une constante sollicitude, que ne devaient jamais lasser l’irascibilité, l’humeur contentieuse, les imprudences d’un homme qu’il fallait sauver de lui-même dix ou douze fois le jour, Mme du Châtelet allait veiller, quinze ans durant, sur les intérêts de Voltaire. En le retirant du grand monde, et en le fixant auprès d’elle à Cirey, non pas aussi longtemps qu’elle l’eût assurément voulu, ni sans être obligée de lui passer de nombreux voyages, qu’il aimait à faire seul, c’est de la carrière du bel esprit, c’est de la bagatelle et du badinage littéraires que cette marquise « à frisures » a vraiment et heureusement retiré ce grand homme. Si même, passionnée qu’elle était de mathématiques et de physique, élève distinguée de Clairaut, de Maupertuis, de Kœnig, sans enlever Voltaire au théâtre ni le détourner de la littérature, elle lui fit appliquer à des études plus solides une intelligence dont la vivacité ne risquait point d’y émousser sa pointe, un tel reproche, à peine digne d’un La Harpe ou d’un Marmontel, serait plutôt à nos yeux un éloge.. Et quand enfin on fait réflexion que Voltaire, ayant alors passé la quarantaine, était, si l’on peut ainsi dire, dans l’âge critique des écrivains, dans ce temps de leur vie où la direction qu’ils prennent va décider de leur talent et de leur gloire, on est tenté de dire qu’il importe assez peu que la belle Emilie ait eu le nez pointu, la bouche plate et les dents clairsemées. C’était l’affaire de Voltaire, cela, c’était celle de Clairaut, c’était celle de Saint-Lambert. Mais la nôtre est de dire qu’avide, si l’on veut, d’une célébrité que les Institutions physiques ou les Principes de Newton n’eussent point suffi pour lui assurer, Mme du Châtelet ne prit point, — sauf l’honneur du marquis son mari, — de si mauvais moyens d’y parvenir, ni si répréhensibles. Son influence, qui fut grande, a été bienfaisante sur Voltaire ; et la postérité, sans un peu d’ingratitude ou d’injustice, ne saurait être plus sévère à sa « célèbre amie » que Voltaire lui-même.

On employa les premiers mois à s’installer dans une grande bâtisse dont le délabrement témoignait de l’honnête misère des du Châtelet ; et, pour en faire à son « idole » un temple digne d’elle, Voltaire, s’il faut encore en croire Mme de Graffigny, ne lésina point sur les frais. Sculptures et tentures, cadres et glaces d’argent, plafonds peints et vernis par un élève du célèbre Martin, toiles de Watteau, de Pater ou de Lancret, rien n’y fut épargné. Voltaire aimait l’argent, mais il savait le dépenser, il s’entendait à bien vivre, et, plus aristocrate encore dans ses goûts que dans ses écrits, il était de ceux, comme disait naïvement un autre grand homme, « qui eussent perdu plus de la moitié de leur esprit, s’ils eussent été à l’étroit dans leur domestique. » Ayant ainsi réglé les choses, et rendu Cirey habitable, on se mit des deux parts au travail : Mme du Châtelet à ses Institutions physiques, et l’hôte généreux du logis à ses Elémens de la philosophie de Newton.

Les travaux scientifiques de Voltaire, — travaux de vulgarisation, comme ses Elémens de la philosophie de Newton, ou travaux originaux, comme l’Essai sur la nature du feu, ou le Mémoire sur la mesure des forces motrices, — ne sont pas, dit-on, sans valeur. Les Élémens de la philosophie de Newton, faciles et même, par endroits, amusans à lire, ont achevé de ruiner la physique cartésienne, telle du moins que Fontenelle, un demi-siècle auparavant, l’avait si galamment exposée dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes. Quant à l’Essai sur la nature du feu, je ne sais s’il ne serait pas un peu aventureux d’y vouloir voir, comme on l’a fait, des pressentimens de la théorie mécanique de la chaleur, quoique d’ailleurs on y trouve des expériences adroitement conduites, quelques faits nouveaux, et des vues ingénieuses. Mais bien plus qu’à la science, et il importe ici de l’observer, c’est surtout à Voltaire que ses études scientifiques profitèrent. On ne dira point qu’elles l’unirent plus étroitement à son Emilie, ce serait une mauvaise plaisanterie, ni même qu’elles lui donnèrent des habitudes d’esprit qui ne fussent pas déjà les siennes. L’usage de la physique et de la géométrie n’a pas plus donné à Diderot, par exemple, la précision, la simplicité, le parfait naturel de Voltaire qu’à leur ami d’Alembert l’agrément ou la clarté du maître. Mais elles furent un titre pour lui quelques années plus tard à exercer sur les encyclopédistes une espèce d’autorité qu’assurément ces Baconiens n’eussent jamais reconnue à l’auteur de Zaïre ou de l’Histoire de Charles XII, s’il n’eût été l’auteur aussi du Mémoire sur la mesure des forces motrices.

Non seulement les travaux scientifiques de Voltaire étendirent dans l’Europe littéraire et savante sa réputation d’universalité, mais encore, auprès de la génération nouvelle, ils furent comme le signe ou la preuve de sa compétence à intervenir dans la discussion des idées du siècle. Chez cet homme en qui ses admirateurs n’avaient vu qu’un modèle, on vit un « maître, » et ce n’est pas tout à fait la même chose. Ou encore, du rang de « bel esprit » ses travaux scientifiques le promurent au rang de « philosophe, » et l’on sait, et nous dirons bientôt ce qu’allait devenir dans la seconde moitié du XVIIIe siècle la dignité, l’éclat et le prestige de ce nom.

En attendant, l’occasion lui parut favorable d’essayer d’entrer à l’Académie des sciences. Le vieux Fontenelle, il avait alors quatre-vingt-deux ans, dont les titres assurément n’étaient pas plus spéciaux que les siens, allait donner sa démission de secrétaire perpétuel, en 1739 ; l’Académie française, pleine alors, comme en tout temps, d’utilités littéraires, l’avait déjà repoussé ; il lui parut plaisant, lui poète, auteur du Mondain et du Temple du Goût, de se voir le confrère des Clairaut et des Maupertuis, — plaisant, et d’ailleurs encore plus avantageux. Car en ce temps-là, comme dit Condorcet, les Académies étaient de sûrs asiles non seulement contre « l’armée des critiques hebdomadaires, » que l’on supprimait quand ils attaquaient un académicien, mais aussi, dans une certaine mesure, contre l’arbitraire du pouvoir lui-même. Il y a toujours ainsi, dans les démarches de Voltaire, par-dessous les raisons apparentes, une raison secrète, et s’il faut quelquefois la chercher dans sa vanité, bien plus sûrement la trouve-t-on toujours en la cherchant dans son intérêt. Quoi qu’il en soit, averti sans doute qu’on lui fermerait l’Académie des sciences, comme l’autre, et précisément pour les raisons qu’il y avait d’entrer, il en avait à peine formé le projet qu’il y renonçait. D’autres visées lui étaient effectivement survenues, et sa fortune, il le croyait du moins, allait prendre une face nouvelle.

Quatre ans auparavant, dans les derniers jours du mois d’août 1736, tandis que l’on cabalait à Paris contre lui, il avait reçu d’Allemagne l’épître la plus flatteuse et la plus inattendue : « Monsieur, lui disait-on, quoique je n’aie pas la satisfaction d’être connu de vous, vous ne m’en êtes pas moins connu par vos ouvrages. Ce sont des trésors d’esprit, si l’on peut s’exprimer ainsi, et des pièces travaillées avec tant de goût, de délicatesse et d’art, que les beautés en paraissent nouvelles, chaque fois qu’on les relit… » La lettre continuait sur ce ton, plusieurs pages durant, louant tour à tour la Henriade, la Mort de César, le Temple du Goût, et se terminait par ces mots, qui passaient encore les autres : « Si mon destin ne me favorise point jusqu’au point de pouvoir vous posséder, du moins puis-je espérer de voir un jour celui que depuis si longtemps j’admire de si loin, et de vous assurer que je suis, avec toute l’estime et toute la considération dues à ceux qui, suivant pour guide le flambeau de la vérité, consacrent leurs travaux au public, Monsieur, votre affectionné ami. » Toutes ces belles choses étaient enfin signées FREDERIC, prince royal de Prusse. C’est la première lettre en effet de cette longue Correspondance entre les deux hommes extraordinaires qui devaient remplir la moitié de leur siècle du bruit de leurs intrigues, de leurs batailles et de leurs victoires.

De quel ton Voltaire s’empressa de répondre à son royal admirateur, à peine ai-je besoin de le dire. Ce prince, qui venait ainsi à lui, n’était-il pas en effet sa revanche, revanche de ses ennemis, des Desfontaines et des Rousseau, revanche de l’Académie, revanche du Parlement, des ministres, du roi même ? Aussi quand une affaire nouvelle, avec le Mondain, une sotte affaire, sottement soulevée par M. de Chauvelin, vers la fin de l’année 1736, vint l’obliger à passer quelques mois en Hollande, il s’en fallut de bien peu que, laissant là Mme du Châtelet, qui se tuait cependant d’écrire et d’agir pour lui, l’ingrat ne poussât dès lors jusqu’en Prusse, avec l’intention de s’y fixer. C’était trop tôt : à peine émancipé de la tyrannie domestique de son brutal de père, Frédéric, du fond de la solitude qu’il s’était arrangée à Rheinsberg, en attendant l’heure de ceindre la couronne, ne pouvait rien pour ses amis. Mais la correspondance continua, de jour en jour plus flatteuse des deux parts, plus caressante, plus familière, vrai commerce d’amoureux autant x que de philosophes, dont Emilie ne tarda pas à prendre ombrage, et à bon droit, il faut le reconnaître, puisque enfin si nous ne démêlions pas aujourd’hui l’intérêt que Voltaire y avait, les suites qu’il en attendait, les espérances de fortune qu’il y fondait, nous pourrions croire qu’en vérité cet homme si fin y perdit la tête. Il convient seulement d’ajouter, puisqu’en effet on ne l’a point assez dit, que dans ce long échange de petits vers et de madrigaux en prose, les adulations de Voltaire ne passent point, ni même n’égalent toujours les flagorneries de Frédéric. C’est qu’il n’importait guère moins à Frédéric d’avoir Voltaire dans son jeu qu’à Voltaire de pouvoir s’honorer publiquement de la faveur du prince. Comme deux royautés qui voyaient l’une et l’autre approcher l’instant de régner, ils traitaient de puissance à puissance ; et, pour Voltaire, qui n’était pas des deux le moins subtil, il avait déjà l’intention bien formée de tirer de cette politique, il ne savait encore quoi, mais quelque chose pourtant de plus réel, de plus effectif et de plus solide que des satisfactions de pure vanité.

Sur ces entrefaites, au commencement de l’année 1740, comme le poète était à Bruxelles, pour y suivre un procès de la maison du Châtelet, et en même temps surveiller de plus près l’impression de l’Anti-Machiavel du prince, qui se faisait à La Haye, chez le libraire van Duren, il apprenait que son Frédéric était devenu roi. Et il recevait, à la vérité, l’ordre un peu tardif de s’opposer par tous les moyens qu’il pourrait inventer à la publication du livre, mais aussi, par compensation, il était prié de se rendre prochainement à Clèves pour s’y offrir en personne aux complimens de Sa Majesté Prussienne.


II

La rencontre eut lieu au château de Moyland, près de Clèves, dans l’automne de 1740, et, chose étonnante, elle ne rabattit rien de l’admiration du poète ni du roi l’un pour l’autre. Ce fut même celui-ci qui, pour exprimer la sienne, trouva le mot ou le cri le plus éloquent : « J’ai vu ce Voltaire que j’étais si curieux de connaître, écrivait-il à Jordan, l’un de ses confidens littéraires ; la du Châtelet est bien heureuse de l’avoir ! » Et pour le malheur, comme pour le désespoir de « la du Châtelet, » on ne se sépara point que le poète n’eût promis d’aller, dans l’année même, continuer à Berlin les entretiens commencés à Clèves. De graves événemens, en précipitant l’exécution de sa promesse, devaient donner à ce voyage une signification toute particulière, et, en réveillant chez Voltaire des ambitions mal éteintes, le rejeter dans les agitations de la vie du monde et des cours.

On s’est beaucoup et agréablement moqué de ces ambitions diplomatiques ou politiques de Voltaire, et sans doute, puisqu’elles n’ont abouti, comme nous l’allons voir, qu’à la confusion de ce maître railleur, il serait difficile de les prendre au sérieux. Oserons-nous dire pourtant qu’elles ne paraissaient alors déplaire à personne ? N’était-ce pas en effet notre ministre des Affaires étrangères lui-même, Amelot, qui moins de quinze jours après l’avènement du nouveau roi de Prusse, et avant l’entrevue de Moyland, recommandait à notre ambassadeur, dans le cas où Voltaire se rendrait à Berlin, « que l’on ne manquât point à le prévenir de quelques attentions, pour acquérir ainsi le droit de se servir de lui ? » Mieux encore que cela : n’était-ce pas l’ambassadeur, marquis de Valori, qui, de son côté, devançant les instructions du ministre, écrivait à « l’ami déclaré du roi, » comme il l’appelle dans sa correspondance officielle, « de la manière la plus pressante, » pour lui offrir un appartement dans l’hôtel même de l’ambassade, et qui ne craignait pas, lui, le représentant de Sa Majesté Très Chrétienne, de se faire un titre auprès de Frédéric du bon témoignage et de la recommandation de Voltaire ? Si donc Voltaire, à son tour, ne conçut pas pour lui-même une moindre estime ou de moindres espérances qu’Amelot ou Valori, nous ne saurions nous en étonner, ni trouver sa présomption tellement impertinente ou sa vanité si naïve. Rien de plus naturel au contraire qu’il crût faire merveille, après l’entrevue de Clèves, de proposer des services dont il savait que l’on attendait l’offre. L’empereur d’Allemagne venait de mourir, laissant sa fille, Marie-Thérèse, et son gendre, François de Lorraine, aux prises avec les plus grands embarras. L’Europe, à peine remise de la guerre de la succession de Pologne, était attentive et inquiète. On sentait ou l’on soupçonnait que le nouveau roi de Prusse n’était pas homme à laisser se rouiller dans le repos des casernes la formidable armée qu’il avait héritée de son père, — ni ses écus sommeiller dans leurs coffres, pourvu qu’il en tirât un honnête intérêt. Déjà même, la seule question que l’on se posât était celle de savoir contre qui Frédéric allait faire le premier essai de ses forces. À ce jeune homme de vingt-cinq ans dont personne encore ne connaissait l’extraordinaire ambition, l’énergie de volonté, la profondeur de dissimulation, Voltaire se flatta qu’il pourrait arracher son secret ; et il faut bien dire qu’à la cour de France, après le ministre et l’ambassadeur, le ministre des Affaires, le cardinal Fleury, s’en flatta et le crut comme lui. Deux lettres du cardinal accréditèrent donc ce poète auprès de Frédéric, en qualité, si l’on peut ainsi dire, de plénipotentiaire ou d’ambassadeur bénévole, sans caractère proprement officiel. Et lui, laissant là de nouveau Mme du Châtelet, il partit pour Berlin où Frédéric le recevait moins encore en ami qu’en maîtresse longtemps et impatiemment attendue.

Il est vrai que ce fut tout, et pour le reste ses tentatives échouèrent assez piteusement contre l’ironique discrétion de son hôte. Les lettres de Fleury qu’il montra, contenaient beaucoup de complimens, mais pas assez d’engagemens, ni de propositions utiles. Il semble aussi que sa pétulance déplut à Frédéric, la familiarité de ses manières, la liberté de ses jugemens sur les petits vers de Sa Majesté. Enfin leur mutuelle avarice faillit brouiller les deux amis quand Voltaire, ayant élevé la prétention d’être défrayé de son voyage, — dont la note montait à 1 300 écus, — le premier mouvement de ce roi économe fut de serrer les cordons de sa bourse. Mais si la réalité des faveurs importait sans doute à Voltaire, il tenait bien plus encore à l’apparence, dont il avait calculé l’usage qu’il ferait à Versailles, et Frédéric, de son côté, sans parler des services qu’il attendait prochainement du poète, s’il commençait à faire la grimace, était pourtant toujours sous le charme. On se quitta donc sans rancune, à peine avec un peu de mépris l’un pour l’autre. Voltaire toucha ses 1 300 écus. Il prit d’ailleurs le parti d’attendre du temps la connaissance des intentions du prince, ce qui ne le mit pas à plus de quinze jours. Il put se dire aussi, pour se consoler de son échec diplomatique, et si du moins il y songea, qu’après tout, ni le marquis de Beauvau, ni le marquis de Valori, qui étaient « de la carrière, » n’avaient mieux réussi que lui.

Mais il profita tout de suite du service qu’il avait voulu rendre, s’il ne l’avait pas rendu, en faisant jouer à Lille une pièce d’« un goût si nouveau » sur « un sujet si délicat » qu’en toute autre circonstance on en eût interdit assurément la représentation. C’était ce Mahomet qu’il devait dédier quelques années plus tard au bon pape Benoît XIV. Ce qui d’ailleurs indique assez démonstrativement qu’à Versailles même on ne pensa point qu’il se fût trop mal acquitté de sa première mission, c’est qu’à dix-huit mois de distance on lui en confiait presque officiellement une seconde. L’insuccès de celle-ci devait le dégoûter d’en accepter une troisième.

Sa fortune politique avait en effet suivi celle de son royal correspondant. Aussi longtemps que Frédéric avait lié sa cause à la nôtre, le ministère et l’opinion même avaient traité Voltaire en confident du vainqueur de Molwitz. Quand ce vainqueur, assez content de la part qu’il s’était taillée dans l’héritage de Marie-Thérèse, avait conclu sa paix particulière, l’indignation publique avait rejailli sur Voltaire. Maintenant qu’on voulait à tout prix renouer l’alliance prussienne, on s’adressait à Voltaire de nouveau, comme à l’homme de France le plus propre, sinon peut-être à la négocier, du moins à la préparer dans l’esprit de Frédéric. La mort même de Fleury, survenue dans ces entrefaites, bien loin d’affaiblir cette espèce de confiance, l’avait plutôt accrue. Car, si Voltaire avait ses ennemis dans le conseil, Maurepas et Boyer, l’ancien évêque de Mirepoix, qui venaient cette année-là même de lui barrer pour la seconde fois l’entrée de l’Académie française, il y avait des amis, et il en avait en dehors du conseil, mais non moins puissans en cour, Tencin, Richelieu, Mme de Châteauroux, qui n’était encore que Mme de la Tournelle. Ses amis voulaient l’employer, ses ennemis voulaient l’écarter : on s’avisa de tout concilier en lui donnant une mission secrète auprès de Frédéric, et, pour mieux la masquer, on convint de l’envelopper des apparences d’une disgrâce ou presque d’un exil. Voltaire, assez peu délicat sur le choix des moyens, entra volontiers dans l’esprit de ce rôle : « J’écrivis au roi de Prusse, dit-il lui-même dans ses Mémoires, que je ne pouvais plus tenir aux persécutions du théatin Boyer, et que j’allais me réfugier auprès d’un roi philosophe, loin des tracasseries d’un bigot. » Frédéric répondit à cette perfidie par une autre, en faisant parvenir au théatin, par une voie détournée, quelques extraits choisis des lettres où Voltaire l’habillait si bien. Ce n’était pas la première fois que, pour fixer Voltaire auprès de lui, il essayait ainsi de lui couper la retraite, et, en lui fermant la France, de ne lui laisser d’asile qu’à Berlin. Mais de plus, il voulait savoir la vérité sur la mission du poète, si c’était une mission ou si c’était un exil, et au fait le moyen ne s’en trouva pas moins efficace qu’ingénieux et que malhonnête.

Ce qu’il advint de cette seconde mission, Voltaire l’a conté lui-même, dans ses Mémoires, en l’arrangeant, comme on peut croire et en s’y donnant modestement les airs d’avoir ramené Frédéric à l’alliance française. « Que la France déclare la guerre à l’Angleterre, lui aurait dit Frédéric, et je marche. » Mais en réalité, nous le savons aujourd’hui, Frédéric se joua de Voltaire, comme il le pouvait faire, sans le moindre danger, d’un diplomate qui n’était pas officiellement accrédité. Il raisonna volontiers avec lui sur les effets et les causes, sur l’état de l’Europe, sur la situation de la Prusse et sur celle de la cour de France.

Peut-être même tira-t-il de lui, comme sans en avoir l’air, sur les intrigues de la cour de Versailles, sur Louis XV, sur Mme de la Tournelle, d’utiles et précieux renseignemens. Mais il ne lui laissa rien deviner de ses vraies intentions, qu’au surplus à ce moment c’est à peine s’il avait formées, et le poète, pour la seconde fois, s’en alla comme il était venu. Ce qui l’excuse uniquement du mensonge de ses Mémoires, c’est qu’il crut peut-être qu’il avait en effet réussi ; c’est que les événemens s’arrangèrent selon son désir et celui de la cour de Versailles ; c’est enfin qu’à Versailles même, et quoi qu’il en ait dit, on le traita comme s’il avait réussi. Revenu de Berlin, il continua de correspondre avec Amelot, toujours ministre ; quand Amelot eut été remplacé par le marquis d’Argenson, c’est à lui, Voltaire, que l’on recourut pour rédiger des pièces de quelque importance, les Lettres du Roi à la tsarine Elisabeth, ou les Représentations aux États généraux de Hollande. Enfin, et comme si décidément on voulait se l’attacher pour toujours, au commencement de l’année 1745, on lui donnait « une pension de deux mille livres, une expectative de gentilhomme ordinaire, et le brevet d’historiographe de Sa Majesté. » Il est vrai qu’à toutes ces faveurs subites, il y avait d’autres raisons, moins méritoires peut-être, mais plus puissantes aussi que les diplomatiques.


III

S’il avait en effet compris, et de bonne heure, on l’a vu, ce que la richesse ajoute, non seulement à l’indépendance, mais à la considération sociale de l’homme de lettres, Voltaire n’avait pas moins habilement démêlé ce qu’y peuvent apporter encore de surcroît l’étendue des relations mondaines et leur diversité. C’est le secret de cette volumineuse Correspondance, dont on peut dire que la moitié n’est peut-être pas arrivée jusqu’à nous. Princes et grands seigneurs, diplomates et militaires, petits-maîtres et magistrats, hommes de lettres et gens d’affaires, beaux esprits, fermiers généraux, jésuites et jansénistes, comédiens ou bohèmes, Voltaire n’a jamais laissé tomber, si je puis ainsi dire, une amitié utile. Lorsque Thiériot, son factotum, s’appropriait jadis les souscriptions de la Henriade et se plaignait impudemment qu’on les lui eût volées, Voltaire n’en croyait rien, mais Voltaire ne s’en fâchait pas. C’est que Thiériot fréquentait les cafés littéraires, c’est qu’il entretenait les communications de Voltaire avec la bohème littéraire du temps, c’est enfin, qu’à mesure que le poète se séparait ou s’éloignait de la « canaille des beaux esprits, » ses confrères, Thiériot continuait de le représenter parmi eux. Il ne se fâchait point davantage quand, à quelqu’une de ses spirituelles et amusantes flatteries, son héros et son débiteur, le duc de Richelieu, répondait par quelque impertinence ou quelque grossièreté : c’est d’abord que Richelieu n’en usait point avec tout le monde aussi familièrement, c’est qu’il avait l’oreille du prince, et c’est enfin que, si les ambitions de Voltaire devaient quelque jour aboutir, Richelieu en était l’intermédiaire désigné par avance. De Paris à Versailles, entre Thiériot et Richelieu, du café Procope jusque dans les petits appartemens de Louis XV, à tous les étages où à tous les degrés de la société de son temps, Voltaire avait ainsi quelqu’un qui le suivait ou qui l’aidait, dont il avait su lier les intérêts aux siens et confondre la cause avec celle de sa fortune, de son succès ou de sa gloire. Celui-ci composait donc, pour la première d’Alzire ou de Mérope, le parterre de la Comédie ; celui-là, Ximenès ou La Morlière, mettait complaisamment son nom aux ouvrages que le maître ne voulait pas avouer ; un autre lui communiquait les arrêts du conseil, avec lesquels il se faisait des rentes ; un autre encore l’indiquait ou l’imposait aux « bienfaits du roi, » et tous ensemble, ils travaillaient à lui préparer cette singulière et prodigieuse fortune à laquelle n’auraient pu suffire ni son esprit sans son argent, ni son talent sans ses relations, ni son génie lui-même sans sa science et son art de l’intrigue.

Mais c’était surtout des femmes qu’il excellait à savoir se servir, de toutes les femmes, — et notamment des favorites, car je ne dis rien des grandes dames : la célébrité les attire, et les moyens qu’elles ont [leur permettent] de s’en passer la curiosité. Je ne dis rien des comédiennes : jamais une Gaussin ne s’est acquittée complètement envers l’auteur de Zaïre, une Clairon envers celui de Tancrède ou de Sémiramis. Mais, bien jeune encore, toutes les maîtresses du Régent, l’une après l’autre, la piquante Mme d’Averne ou la superbe Parabère l’avaient vu tourner autour d’elles et s’empresser à leur plaire. Du temps de « Monsieur le Duc, » on l’avait connu parmi les plus assidus courtisans de la dangereuse marquise de Prie ; la duchesse de Châteauroux, nous le rappelions tout à l’heure, l’avait pris hautement sous sa protection ; et, à la vérité, elle venait de mourir ; mais cette mort même allait avancer encore les affaires de l’heureux homme. Il y a dans la vie des passes où tout nous rit, tout nous aide et tout nous succède, et Voltaire, en ce moment, en traversait une.

Tandis qu’en effet on intriguait dans les appartemens pour mettre en la place de Mme de Châteauroux quelque autre grande dame, Louis XV, en voluptueux naïf et pressé qu’il était, se laissait prendre aux provocations hardies d’une jeune femme, celle qui fut depuis Mme de Pompadour, que l’on appelait alors Mme Lenormant d’Etioles, et, de son nom de jeune fille, Antoinette Poisson. Or, le mari, M. d’Etioles, neveu du fermier général Lenormant de Tournehem ; le père, François Poisson, créature des Paris, qui avait tripoté comme eux, pour eux ou avec eux dans les fournitures militaires, — c’était une source inépuisable d’enrichissement que les fournitures militaires sous l’ancien régime, — la mère aussi, la jeune femme, Voltaire connaissait de longtemps tout ce monde, et assez familièrement pour avoir été l’un des premiers informé du nouveau choix du maître. On dispute même sur le point de savoir si ce fut lui qui « tint la plume, » comme on disait alors, entre le roi et Mme d’Étioles, ou si c’était le futur cardinal de Bernis. Mais en associant le premier dans ses vers le nom de la favorite au nom glorieux de Fontenoy, mais en s’intéressant, comme il disait, « à son bonheur » et en y intéressant tous ses amis de cour, mais en achevant enfin l’éducation mondaine et politique de la première maîtresse qu’un roi de France eût choisie dans le Tiers-État, Voltaire lui rendit tant de services qu’après avoir été des partis d’Étioles et de Brunoi, il méritait bien d’être aussi du bagage que la « divine marquise » allait introduire avec elle à Versailles. Et c’est ainsi qu’au mois d’avril 1746, non seulement avec l’agrément, mais sur l’ordre du roi, qui « fit écrire » à cette occasion, Voltaire était élu de l’Académie française, que l’on augmentait bientôt sa pension et qu’au mois de décembre de la même année, il recevait le brevet déjà promis de gentilhomme ordinaire de la chambre. On trouvera dans la péroraison de son Discours de réception le témoignage éloquent de sa reconnaissance, dont quelques-uns de ses biographes sont encore confus pour lui.

C’est qu’ils n’ont bien vu ni son caractère, ni sa politique. Homme du monde autant qu’homme de lettres, ces distinctions ou ces faveurs, qui n’en sont point pour eux, étaient pour lui d’un prix considérable. Et d’abord elles le séparaient de la foule des gens de lettres en lui donnant un état dans le monde et un rang à la cour. Tel, de nos jours, un poète ou un chimiste qui devient préfet, sénateur ou ministre. Cela lui fait plaisir, puisqu’il a cherché à le devenir, et son nouveau titre s’ajoute à ses autres moyens d’action. Quand on veut agir sur les hommes, on ne saurait faire le dédaigneux de ce qu’ils estiment ou de ce qu’ils désirent. Mais Voltaire s’était flatté de quelque chose encore de plus. Contenue jusqu’alors par ses intérêts et ses ambitions, son incrédulité, quoique bien connue, n’était pas encore devenue militante, et l’on pourrait presque dire que ses pires audaces n’avaient guère passé celles de Montesquieu dans ses Lettres persanes. Il avait d’ailleurs des représailles à exercer sur un certain parti de cour, mi-mondain, mi-dévot, et dans lequel, avec les siens, se trouvaient tout naturellement enrôlés les ennemis de Mme de Pompadour. La même aristocratie qui souriait des prétentions du nouveau gentilhomme de la chambre était celle qui chanson nait les « façons bourgeoises » de la petite Poisson. Les « frondeurs jansénistes » qui reprochaient à Louis XV le scandale de sa conduite, c’était les mêmes « imbéciles fanatiques » dont les préjugés s’opposaient aux progrès de la raison. La petite cabale de la reine était presque moins indignée de subir le contact de Mme de Pompadour que de voir le prince approché de si près par l’auteur de Mahomet, — encore bien que le pape en eût agréé la dédicace, — et des Lettres philosophiques. Voltaire crut, il avait le droit de croire, que la favorite, fidèle à une ancienne amitié, s’aiderait de lui contre leurs ennemis communs, de la bonne volonté des gens de lettres pour elle contre les coalitions de cour, et qu’ainsi le règne du libertinage préparerait celui de la philosophie. Puisque, pour attaquer utilement les préjugés que l’on voulait détruire, c’était d’en haut qu’il les fallait prendre, et avant tout les ruiner dans l’esprit du maître, en les lui rendant importuns, il avait calculé que personne n’en serait plus capable que Mme de Pompadour. Et au fait, avec les années, le calcul ne se trouva point faux. C’est pourquoi, considérant les faveurs dont il était l’objet comme le signe du renouvellement de l’alliance entre Mme de Pompadour et lui, la joie qu’il en laissa voir n’en passa point, ou du moins de bien peu, la très réelle importance. Pour soulever au besoin l’opinion, et en tout cas la diriger, on lui donnait le seul point d’appui qui lui manquât encore. Et si nous ajoutons enfin qu’aimant l’argent comme il faisait, une charge de gentilhomme ordinaire valait de 70 à 80 000 livres du temps, soit aujourd’hui de 300 à 400 000 francs, qu’il ne déboursa point, mais qu’il sut très bien se faire rembourser quand il résigna ses fonctions, on connaîtra tous les motifs qu’il avait de faire éclater toute sa reconnaissance. Ils étaient tous de poids, et l’on se demande comment Condorcet, par exemple, qui était cependant un Français du XVIIIe siècle, ne les a pas mieux appréciés.

Malheureusement, dans ses calculs, Voltaire n’avait oublié que deux points : le premier, que de longtemps encore la favorite aurait à peine assez de tout son crédit pour elle-même, bien loin d’en pouvoir faire largesse à des alliés aussi compromettans qu’un Voltaire ; et le second, qu’il était, lui, l’homme du monde le moins capable de suivre un dessein qui n’eût pas demandé moins de prudence que d’habileté, de patience que d’adresse, et de sang-froid que d’intrigue. C’est ainsi qu’il eût fallu d’abord qu’il s’étudiât à ménager l’amour-propre de la favorite, et, précisément, c’est ce qu’il ne fit pas. Tout en l’accablant de flatteries, mais de flatteries outrées, sous lesquelles elle était trop femme et trop fine pour ne pas sentir percer le mépris, il affecta sur elle de petits airs de protection, ou de supériorité, qui n’avaient rien sans doute que de naturel, mais dont il eût dû prévoir qu’elle se blesserait, et en effet dont elle se blessa. Le roi n’aimait pas beaucoup les gens de lettres, et, en vérité, pour les services qu’il en tira, nous pouvons bien le lui pardonner : Voltaire, au lieu d’apprivoiser insensiblement la répugnance du maître, en voulut triompher de haute lutte, et, selon sa coutume, à force d’irrespectueuse ou d’impertinente familiarité. En lui donnant un titre et un rang à la cour, on pensait avoir adouci l’âpreté de son humeur contentieuse ; et voilà que le premier usage qu’il faisait d’une faveur encore mal assurée, c’était pour faire supprimer des libelles, emprisonner des libraires, engager des procès scandaleux, y mêler indirectement les ministres, la favorite, le roi même. Un plus habile y eût succombé. Aussi, quelques mois s’étaient-ils à peine écoulés que sa vanité, l’indiscrétion de sa conduite, encore plus que celle de son langage, avaient détourné de lui non seulement les faveurs royales, mais lassé ses plus chauds protecteurs. Ses ennemis n’avaient eu qu’à le laisser faire, pour l’user dans son nouveau rôle. Et déjà, de toutes parts, il sentait le terrain se dérober sous lui, quand un petit événement de cour vint hâter l’instant de la crise.

A Fontainebleau, dans l’automne de 1747, un soir, au jeu de la reine, Mme du Châtelet perdait, je ne sais contre quels grands seigneurs, une somme de plus de 84 000 livres. Voltaire était derrière elle, attentif et un peu ému. La marquise allait cependant s’acharner et doubler probablement sa perte, quand il lui fit observer, à mi-voix et en anglais, qu’elle jouait peut-être avec des fripons. On l’entendit, et des chuchotemens significatifs ne tardèrent pas à lui prouver qu’on l’avait trop bien compris. La marquise prit peur, et, en effet, l’aventure pouvait devenir tout à fait fâcheuse ; ils quittaient donc le cercle de la reine, et, commandant aussitôt des chevaux, ils parlaient si précipitamment que leur voiture ayant eu besoin d’une petite réparation sur la route, ils manquaient de la laisser en gage chez le charron d’Essonnes. Le lendemain, après avoir délibéré, ils revenaient sur leurs pas, et Voltaire demandait asile à la duchesse du Maine qui le cachait dans son château de Sceaux. C’est là que, dissimulé tout le jour aux regards indiscrets, ne sortant de sa retraite, pendant quelques semaines, que de nuit pour venir causer avec la duchesse, il écrivit quelques-uns de ses plus jolis contes, Micromégas et Zadig entre autres, jusqu’au moment où Mme du Châtelet venait l’informer que, l’affaire étant oubliée, rien ne l’empêchait plus de se montrer ou de se laisser voir. Il s’était toutefois si bien trouvé du séjour de Sceaux qu’il y demeura encore tout le mois de décembre. Quand il partit, il ne fit que toucher à Versailles, où la cour était revenue depuis le mois de novembre, le temps à peine de prendre langue, et de Versailles, comme s’il commençait à comprendre qu’après l’avoir ailleurs si bien servi, sa personne lui nuisait plutôt à la nouvelle cour, il reprit avec Mme du Châtelet le chemin de Cirey.

Mais l’ancien charme n’y était plus, et ni lui, ni son Emilie ne tardaient à s’en apercevoir. Il faut dire aussi que le voisinage de cette petite Cour de Lunéville, où le roi Stanislas, moins dévot que la reine sa fille, achevait en paix ses vieux jours sous l’amoureuse domination de la marquise de Boufflers, ce bruit d’intrigues et de fêtes modestes, mais tout de même à l’étiquette, ne pouvait manquer d’exercer son attrait sur ce couple à peine échappé de Versailles. Ils n’y durèrent donc pas longtemps, et tandis que Mme du Châtelet, dont les ardeurs augmentaient avec l’âge, s’en allait tomber aux bras de Saint-Lambert, — Saint-Lambert, ce dragon moins fameux dans l’histoire pour avoir rimé les Saisons que pour avoir hérité des amours de Voltaire avec Mme du Châtelet, et prévenu la passion de Jean-Jacques pour Mme d’Houdetot, — Voltaire, du fond de la Lorraine, s’évertuait à refaire sa situation compromise.

Pour se réconcilier la faveur de la reine, qui avait tous les bons sentimens d’une personne sincèrement pieuse, il faisait intervenir ce bonhomme de Stanislas, qu’il avait d’abord et entièrement séduit. Il s’efforçait à reconquérir les bonnes grâces de Mme de Pompadour, en lui communiquant une version de l’Histoire de la Guerre de 1741 où elle pouvait lire ces paroles, à l’endroit du traité d’Aix-la-Chapelle et de la conclusion de tout l’ouvrage : « On apprendra avec surprise que cette paix fut le fruit des conseils pressans d’une jeune dame du plus haut rang, célèbre par ses charmes, par ses talens singuliers, par son esprit et par une place enviée. » Et le morceau se terminait par une espèce de parallèle entre l’impératrice Marie-Thérèse et Mlle Poisson, dont on entend assez que tout l’avantage était pour la seconde. Il essayait encore, pour s’assurer de la réalité de son pouvoir et de son crédit, de faire interdire par la police et au besoin d’ordre du roi, je ne sais quelle parodie de sa Sémiramis. On dirait une répétition du rôle qu’il jouera plus tard, si ce n’était une reprise de celui qu’il avait déjà joué à Cirey : l’auteur était seulement devenu plus habile, les spectateurs plus nombreux et la scène plus vaste.

Aussi peut-on croire que, s’il ne s’était agi de ramener à lui que les femmes, Voltaire eût sans doute réussi, mais il y avait les hommes, Richelieu même, avec lequel il s’était maladroitement brouillé, Maurepas, le Dauphin et sa cabale, enfin le roi, contre la dédaigneuse indifférence de qui venaient l’une après l’autre échouer toutes ses manœuvres. C’est ainsi qu’ayant composé un Panégyrique de Louis XV, et l’ayant fait lui-même traduire en plusieurs langues, le roi ne daignait pas seulement s’informer quel en était l’auteur. Car, pour rendre la flatterie plus sensible ou pour la pouvoir, au besoin, désavouer, Voltaire ne mit pas de nom à ce petit ouvrage. Et nous pouvons supposer qu’à quelque temps de là, lorsqu’il perdit sa charge de gentilhomme ordinaire en en conservant le titre et les fonctions, c’est qu’une autre mésaventure avait achevé de l’éclairer sur les sentimens du maître. A moins encore qu’il ne se fût lui-même embarrassé dans son propre piège, et qu’ayant peut-être menacé d’abandonner la cour, on ne l’eût pris au mot tout de suite et mis poliment en demeure de s’exécuter. Mais un dernier coup vint achever de tuer ses espérances ou ses ambitions, quand, avec une grande connaissance de son endroit le plus sensible, ses ennemis imaginèrent d’aller déterrer, pour le lui opposer dans la faveur de Mme de Pompadour et du roi, son « censeur » ordinaire et habituellement assez malveillant, l’auteur oublié d’Atrée et de Rhadamiste, le vieux Crébillon le tragique. Il comprit que le moment était venu de changer de tactique. Comme il s’y préparait, la mort inattendue de Mme du Châtelet vint lui en donner une raison de plus et lever peut-être le dernier obstacle qui l’eût empêché de le faire plus tôt.

On sait où et comment mourut Mme du Châtelet : à Lunéville, de suites de couches, et entre les bras, ou en présence du moins de M. du Châtelet, Voltaire et Saint-Lambert à la fois. La douleur de Voltaire, encore qu’un peu gênée par de certaines découvertes que l’on raconte qu’il fit dans les secrets de la marquise, fut cependant vive et sincère. Sa vie s’en trouvait, en effet, comme désemparée, et il n’y a pas d’affection de quinze ans dont ta mort ne remue douloureusement les restes. Mais d’abord il lui fallut démêler avec ceux de son amie des intérêts de toute sorte étroitement confondus, et ce fut l’emploi des quelques jours qu’il alla passer à Cirey, pour la dernière fois, en compagnie de M. du Châtelet. Puis, après avoir vaguement songé à se retirer à Senones, près de dom Calmet, le savant auteur des Recherches de la Bible, dont il devait plus tard se moquer si cruellement ; après avoir aussi songé, dit-on, à se réfugier en Angleterre, auprès de son ancien ami Bolingbroke, il reprit assez tristement le chemin de Paris, où il n’avait d’autre logis que celui qu’il occupait en commun avec la du Châtelet. Malgré ses amis, il s’y réinstalla. « Je ne crains point mon affliction, écrivait-il à d’Argental, je ne fuis point ce qui me parle d’elle, » et à un ancien ami de la marquise : « Les lieux qu’elle a habités nourrissent une douleur qui m’est chère. » Mais, dans la même lettre, et comme il avait dû louer l’hôtel tout entier, il proposait à cet « ancien ami » de lui en sous-louer une partie.


VI

On pourrait s’étonner que, dans ce désarroi de ses habitudes, Voltaire n’eût pas pensé, et avant tous les autres, à son grand ami de Prusse. Il lui avait écrit tant de fois, et en tant de manières que Mme du Châtelet était l’unique lien qui l’attachât à son ingrate patrie ! C’est qu’en ce temps-là même, il n’était pas content-du grand ami, qui, s’il témoignait un vif désir, de le « posséder, » en montrait moins de l’obliger, et nulle complaisance à subir ses caprices. D’ailleurs, et tout flatté qu’il fût de se voir comparer à « l’éléphant blanc, pour lequel le roi de Perse et le Grand Mogol se font la guerre, » il ne distinguait pas bien dans les lettres de Berlin les propositions effectives et solides d’avec les promesses incertaines et vagues. Avant de s’expatrier, il voulait pourtant, comme l’on dit, savoir à quoi s’en tenir. Il voulait encore, puisqu’on lui opposait Crébillon, ne pas quitter la France avant d’avoir écrasé l’Electre et le Catilina de son rival sous le succès de son Oreste et de sa Rome sauvée. Enfin et surtout, à la veille de prendre une résolution qui risquait, à son âge, d’engager sa vie tout entière, puisqu’il approchait de la soixantaine, il était bien aise d’y penser mûrement et, pour cela, de voir, d’écouter, de consulter, de prendre le vent de l’opinion, de s’assurer qu’en un mot son dépit n’allait pas l’induire en sottise.

Du côté de la cour, c’était une partie perdue ; nous l’avons dit, et il en avait eu des preuves assez convaincantes. Il avait trop d’ennemis, sa personne même déplaisait trop au roi, à la reine, au dauphin. Si l’on ne peut pas dire qu’on le craignît encore, on s’en défiait et la prévention contre lui paraissait insurmontable.

Mais, du côté de l’opinion, qui commençait à devenir souveraine, en attendant qu’elle fût bientôt la seule, où ses affaires en étaient-elles ? N’ayant encore donné aucun de ses grands ouvrages, ni son Siècle de Louis XIV, ni son Essai sur les Mœurs, aucun encore de ses pamphlets, il ne tardait pas à s’apercevoir qu’il ne passait, aux yeux du monde et des plus qualifiés parmi les gens de lettres, que pour un bel esprit, le mieux rente d’ailleurs, mais non pas le premier entre les beaux esprits. Nous en avons de curieux témoignages. On ne le prenait pas au sérieux, on ne le croyait pas capable, en dépit de son Charles XII et de son historiographie, d’écrire jamais « une bonne histoire ; » pour lui préférer Crébillon, les comédiens et la ville s’accordaient avec la cour, et Collé avec Montesquieu ; on trouvait plus de génie à Rousseau, non pas Jean-Jacques, mais Jean-Baptiste ; on trouvait plus d’esprit à Piron. « Lorsque je vins en France, écrivait Grimm, bien des années plus tard, c’était le ton général et dominant de traiter M. de Voltaire comme un bel esprit… Montesquieu, Fontenelle étaient de cette opinion… Je me rappellerai toute ma vie l’étonnement et la confusion d’un jeune nigaud, débarquant d’Allemagne avec la plus haute admiration et le plus profond respect pour M. de Voltaire, et l’entendant traiter d’homme médiocre en tout par des gens qui parlaient en oracles. » La mémoire de Grimm ne le trompait pas. Telle était bien sur Voltaire, aux environs de 1750, l’opinion commune de ses contemporains d’âge ou de réputation, celle de l’auteur de l’Esprit des Lois, celle aussi, je pense, de l’auteur de l’Histoire Naturelle. Et, au fait, en comparaison de ces grandes œuvres, du long travail et de l’application d’esprit, de la force aussi de génie dont elles étaient les monumens, qu’était-ce que le bagage de Voltaire ? que Mérope et que Zaïre ? que Charles XII et Micromégas ? que les Elémens de la philosophie de Newton ou que les Lettres philosophiques ? Les amusemens d’un homme d’infiniment d’esprit, de « jolies choses, » comme disait Montesquieu, des bagatelles, dont le nombre, mais surtout l’air d’aisance et d’improvisation dissimulait ou dérobait aux yeux ce que nous y voyons aujourd’hui de réel, de solide mérite et, par endroits, de profondeur même. La signification ne s’en dégageait pas encore, et en effet, c’était la suite qui devait nous apprendre à en mesurer nous-mêmes la portée.

Il se retournait alors du côté du public, il en appelait des loges au parterre, à ses « bons Parisiens, » et il s’irritait de ne pas les trouver mieux disposés pour lui. Ses ruses de guerre, maintenant éventées, après avoir vingt ans amusé les rieurs, commençaient à les lasser eux-mêmes et ne servaient plus qu’à le déconsidérer. On ne pardonnait plus au gentilhomme ordinaire, à l’académicien, à l’homme de plus de cinquante ans les incartades que l’on avait jadis passées si aisément au petit Arouet. Ses procès, ses querelles, ses disputes fatiguaient également l’attention. Plus favorisé de la fortune et des circonstances qu’aucun homme de lettres, il se faisait moquer quand il accusait son temps d’ingratitude ou ses rivaux d’envie. On pensait que le vieux Crébillon, dont il avait juré de refaire toutes les pièces, avait plus à se plaindre de lui que lui de Crébillon. On le trouvait importun, et même indécent, quand du fond de sa loge, aux représentations de son Oreste, il gour mandait à voix haute les spectateurs qui ne l’applaudissaient point. D’autres encore lui reprochaient qu’on ne voyait point clair dans son jeu, que sa situation n’était pas nette, que sa philosophie ne l’empêchait point de courtiser les maîtresses. Et il y en avait enfin qui ne s’accommodaient point de la familiarité de ses relations avec Frédéric, puisque, quand il partira pour Berlin, on criera dans les rues de Paris son portrait ou sa caricature : « Voilà Voltaire, le fameux Prussien ! Voyez-le avec son bonnet de peau d’ours ! A six sols, le fameux Prussien ! » Ce n’était pas une petite affaire que de remonter ce courant, et il y allait falloir, avec bien de l’adresse, bien du bonheur aussi.

Car les plus sévères ou les moins indulgens, c’étaient peut-être les nouveaux philosophes, les d’Alembert, les Diderot, les Rousseau, tous moins âgés que lui de dix-huit ou vingt ans, tous plébéiens de mœurs comme d’origine, tous encore étrangers ou rebelles à ces ménagemens dont Voltaire, pour les faire passer, enveloppait ses hardiesses. Celui-ci, qui affectait de ne pas lui donner son nom même de Voltaire, lui reprochait sa condescendance au faux goût de son temps : « Dites-nous, célèbre Arouet, combien vous avez sacrifié de beautés mâles et fortes à notre fausse délicatesse ! et combien l’esprit de la galanterie, si fertile en petites choses, vous en a coûté de grandes ! » Celui-là lui reprochait le ton de courtisanerie qui gâtait ses meilleurs ouvrages : « Ce que je ne saurais lui passer, disait-il, c’est cette avidité démesurée avec laquelle il a toujours travaillé à capter la faveur des grands, qui l’a si souvent avili aux yeux des honnêtes gens, et dont je trouve de nouvelles traces dans l’Histoire de la Guerre de 1741. »

Le premier de ces reproches est de Rousseau, dans son Discours sur les Lettres, et le second de Grimm, dans cette Correspondance qu’il n’envoyait pourtant qu’à des princes. Mais un troisième, — c’est l’abbé Raynal, — discernait dans Zadig, selon ses expressions, un « respect pour les mœurs et le culte reçu qu’on n’avait vu depuis longtemps dans aucun livre de ce genre. » Et, sans doute, c’est qu’il comparait intérieurement Zadig aux romans de Crébillon, à l’Écumoire ou au Sopha ; mais, éloge ou critique, ce curieux jugement n’est pas moins significatif. Philosophes et encyclopédistes, ils avaient, dès leur premier pas, franchi les limites entre lesquelles Voltaire s’était contenu jusqu’alors. Comme les obscénités des Bijoux indiscrets avaient laissé loin derrière elles les gravelures de la Pucelle, de même les hardiesses des Pensées sur l’Interprétation de la Nature, des premiers volumes de l’Encyclopédie, et bientôt du Discours sur l’Inégalité allaient passer toutes celles des Lettres philosophiques. En effet, elles allaient attaquer jusque dans leurs fondemens les préjugés que Voltaire considérait encore comme nécessaires au maintien même, à la conservation et au progrès de l’institution sociale.

Un autre eût-il peut-être essayé de lutter de pied ferme et sur place ? Voltaire, avec moins d’audace et plus de sens, pensa, lui, qu’en ôtant d’abord sa personne du milieu des discussions, il enlèverait à ses adversaires le principal objet de leurs attaques, en même temps qu’à lui-même l’occasion prochaine de ses pires imprudences. Et c’est ainsi que, ses hésitations tombant l’une après l’autre, il se décidait, au mois de juillet 1750, non sans regrets, à partir pour Berlin.


V

L’arrivée fut un enchantement. « Enfin me voici dans ce séjour autrefois sauvage, écrivait-il à son ami d’Argental, le 24 juillet 1750, et qui est aujourd’hui aussi embelli par les arts qu’ennobli par la gloire. Cent cinquante mille soldats victorieux ! point de procureurs ! Opéra, comédie, philosophie, poésie, un héros philosophe et poète, grandeur et grâces, grenadiers et Muses, trompettes et violons, repas de Platon, société, et liberté ! Qui le croirait ?… Je suis tout honteux d’avoir ici l’appartement de M. le maréchal de Saxe ! On a voulu mettre l’historien dans la chambre du héros :


A de pareils honneurs je n’ai point dû m’attendre ;
Timide, embarrassé, j’ose à peine en jouir.
Quinte-Curce lui-même aurait-il pu dormir,
S’il eût osé coucher dans le lit d’Alexandre ? »


En même temps que l’appartement du maréchal de Saxe, Frédéric, d’ailleurs, lui donnait encore la croix de l’ordre du Mérite, le titre de l’un de ses chambellans, et vingt mille francs de pension. Malgré cela, la seconde impression ne tardait pas à corriger notablement la première : « On sait donc à Paris, ma chère enfant, — écrivait-il en effet à Mme Denis, sa nièce, dès le 6 novembre de la même année, — que nous avons joué à Potsdam la Mort de César, que le prince Henri est bon acteur et n’a point d’accent et est très aimable, et qu’il y a ici du plaisir ? Tout cela est vrai, mais… Les soupers du roi sont délicieux, on y parle esprit, raison, science ; la liberté y règne ; il est l’âme de tout cela ; point de mauvaise humeur, point de nuages ou du moins point d’orages. Ma vie est libre et occupée… mais… mais… Opéras, comédies, carrousels, soupers à Sans-Souci, manœuvres de guerre, concerts, études, lectures ;… mais… mais… La ville de Berlin, grande, bien mieux percée que Paris, palais, salles de spectacles, reines affables, princesses charmantes, filles d’honneur belles et bien faites, la maison de Mme de Tyrconnell toujours pleine et souvent trop… mais… mais… Ma chère enfant, le temps commence à se mettre à un beau froid. » Il ne s’était pourtant écoulé guère plus de trois mois entre l’une et l’autre lettre.

C’est qu’à dire vrai, si ce poète et ce roi étaient faits pour se comprendre, et au besoin pour se servir, ils l’étaient moins pour s’entendre ; et, dans l’espèce de « mariage » qu’ils venaient de contracter, il y avait eu, des deux parts, erreur sur la personne. Encore plus Français qu’on ne le croit, que peut-être il ne le croyait lui-même, Voltaire, qui achevait d’écrire en ce temps son Siècle de Louis XIV, arrivait à Berlin tout imbu de l’idée traditionnelle de la supériorité d’un roi de France sur un électeur de Brandebourg. Frédéric, à ses yeux, n’était qu’un barbare, un Teuton ou un Borusse, auquel d’ailleurs il savait gré d’aimer les lettres, les arts de France, et en particulier les vers de l’auteur d’Œdipe et de La Henriade, mais tout de même un barbare, qui devait s’estimer trop heureux de posséder à sa cour, si c’en était une, le maître du beau langage et des élégances de l’esprit. Joignez à cela l’orgueil et la vanité propres à l’homme de lettres, qui, comme il ne voit pas de plus noble exercice que celui d’écrire et de penser, ne s’incline jamais qu’en grimaçant devant les autres puissances, les subit sans les reconnaître, et ne le leur dit point, mais ne peut s’empêcher de le leur faire sentir. Comment Voltaire s’était-il flatté que Frédéric lui passerait ce genre de revanche ? ou qu’il ne démêlerait pas dans ses respects affectés cette nuance de mépris protecteur ? Mais Frédéric, de son côté, ne connaissait pas entièrement Voltaire, et le prenant pour un d’Arnaud, pour un d’Argens, pour un La Mettrie, pour un Maupertuis supérieur, il l’avait cru facile à vivre, souple et plat courtisan comme eux. C’était une autre sorte d’homme. En réalité, personne au monde n’a fait dire à Voltaire ce que Voltaire ne voulait pas dire, personne au monde n’a pu retenir la liberté de sa plume, encore moins celle de sa conversation, et, ce qui l’honorerait encore davantage, s’il les avait quelquefois mieux choisis, il y a de certains points sur lesquels personne au monde ne l’a fait céder ni transiger… qu’après coup. A ses dépens, aux dépens de sa fortune et de sa sécurité, quitte ensuite à s’envelopper de dénégations ou de flatteries, il a toujours fallu que Voltaire vengeât sans mesure les intérêts de son goût littéraire, de son amour-propre, de ses idées offensées. Frédéric lui-même n’allait pas tarder à s’en apercevoir, et dans cet homme qu’il avait espéré si maniable, si ployable en tous sens, si complaisant à tous les caprices d’un maître, il n’allait pas tarder à trouver des résistances auxquelles, depuis dix ans maintenant qu’il régnait, ses convives des soupers de Potsdam, ses académiciens, ses « conseillers privés » et ses généraux ne l’avaient point habitué.

D’autres motifs, plus apparens, intervinrent pour brouiller ces deux grands amis. Le roi, qui était économe, lésina sur les frais ; il mesura parcimonieusement au nouveau chambellan le sucre et la chandelle ; il rabattit, avec une ironie volontiers insultante, cet amour-propre universel ; il le réduisit durement à ses attributions de « maître à écrire » et de bel esprit ou de bouffon de cour ; il l’inquiéta sur le caractère même et la suite de leurs rapports, en disant, en laissant ou en faisant répéter que « quand on a sucé l’orange, on en jette l’écorce. » Voltaire, qui était avide, s’engagea dans de laides affaires, y compromit son titre et le nom du roi, soutint contre un juif un procès scandaleux ; il importuna Frédéric de ses démêlés particuliers avec d’Arnaud, qu’il lui fît chasser, avec Fréron, qu’il l’empêcha de prendre pour correspondant, avec La Beaumelle, avec les libraires de Francfort ; il se mêla de politique ; il « cabala, » il « intrigua, » il mit le trouble « dans une maison, ce sont les expressions du roi, qui avait été en paix jusqu’à son arrivée. » Mais, comme on le voit assez par quelques-uns de ces détails eux-mêmes, c’était au fond qu’on ne pouvait s’accorder, et que les deux dignités ou les deux vanités rivales se faisaient un nouveau grief de chacune des concessions qu’elles avaient l’air de se consentir. Voltaire voulait, pour la seule raison qu’il était Voltaire, qu’on lui permît des incartades uniques, et, traitant avec lui de puissance à puissance, qu’on l’exceptât non seulement des lois, mais des convenances, que l’on lui conférât pour ainsi dire en Prusse un privilège d’exterritorialité. Frédéric, avec son génie dominateur et absolu, n’admettait pas qu’un chambellan se distinguât d’un autre, que l’on prétendît continuer à la cour, publiquement, — car pourquoi pas aussi à la parade ? — la pétulante, l’irrespectueuse familiarité du tête-à-tête, et que l’on donnât enfin, dans cette grande caserne qu’était son royaume, l’exemple de sortir du rang. Une querelle presque insignifiante, en leur faisant passer à tous deux les bornes où ils s’étaient contenus jusqu’alors, allait précipiter la rupture de cette inégale et querelleuse amitié.

Parmi les Français établis à Berlin, et dont Voltaire jalousait, non pas peut-être la situation, mais les privautés qu’il voulait seul avoir auprès du roi, se trouvait le président de l’Académie des sciences, Pierre-Louis Moreau de Maupertuis, « natif de Saint-Malo. » Il ne manquait ni de mérite, ni de monde ; il avait moins d’esprit et de modestie. Voltaire, qui le connaissait de longue date, pour s’être jadis initié sous lui au newtonianisme, l’avait revu d’abord avec plaisir, mais bientôt irrité des grands airs qu’affectait ce géomètre, il avait commencé de le harceler d’épigrammes, auxquelles l’autre ne répondait qu’en redoublant de hauteur et de morgue. Les choses tournèrent tout à fait à l’aigre, quand Maupertuis, pour donner à l’auteur du Siècle de Louis XIV une preuve non douteuse de son mauvais vouloir, se fut avisé de prendre contre lui le parti de La Beaumelle. C’est alors, en effet, qu’une dispute s’étant élevée, dispute scientifique, où un poète n’avait que faire, entre Maupertuis et Kœnig, autre ancien ami de Voltaire, autre professeur de Mme du Châtelet, autre académicien de Berlin, Voltaire s’empressa de prendre à son tour en main la cause de Kœnig et de publier, pour la plaider, dans la Bibliothèque raisonnée, — c’était un des nombreux journaux littéraires qui se faisaient alors en Hollande, — un article violent et injurieux contre Maupertuis.

Indifférence ou dédain, Maupertuis ne répondit pas ; étant malade, il fit le mort ; et l’affaire en fût demeurée là, si le roi ne s’était senti plus blessé que le président lui-même de son Académie de cette façon de le traiter. Les autocrates n’aiment point que l’on ridiculise les personnes constituées en dignité. Mais au lieu de réprimander Voltaire, Frédéric écrivit une brochure, beaucoup plus longue que l’article de la Bibliothèque raisonnée, et plus injurieuse aussi, où les mots de « mensonge, » de « grossièreté, » de « scélératesse » étaient les plus doux qu’il eût trouvés pour qualifier la conduite et les procédés « infâmes » de son chambellan. Il va sans dire que cette guerre discourtoise se faisait sous le masque. Mais c’était en de pareilles occasions qu’avec toute sa malice, éclatait toute l’obstination des rancunes de Voltaire, et, si l’on considère son naturel peureux, tout son courage aussi. Bien loin de reculer, il se piquait, s’animait à la lutte, et quand il avait énuméré à Mme Denis ou aux d’Argental toutes les bonnes raisons qu’il avait d’être prudent, il passait outre. Il répondit donc à la brochure du roi par une autre brochure, la fameuse Diatribe du docteur Akakia, l’un de ses pamphlets les plus vantés, quoique d’ailleurs la bizarrerie des idées de Maupertuis lui-même en fasse tout le sel ; et comme il pensait bien que le roi ne lui permettrait pas de le faire imprimer, il soutira, c’est le seul mot qui convienne, l’autorisation nécessaire, en la sollicitant pour une autre brochure dont les feuilles furent habilement mêlées à celles de la Diatribe. La Diatribe du docteur Akakia parut ainsi dans les derniers jours de l’année 1752.

Frédéric se fâcha pour tout de bon cette fois, et ce qu’il n’eût considéré que comme une plaisante pantalonnade, si Voltaire l’eût faite à Versailles, lui parut à Berlin presque un crime de lèse-majesté. La brochure, saisie chez l’imprimeur, fut brûlée en grand appareil de la main du bourreau, sans autre forme de procès, et Voltaire dut signer le plus humiliant désaveu, suivi de promesses plus humiliantes encore. Même on dit qu’il craignit un moment que Spandau, par exemple, ne lui devînt une Bastille en Prusse. Aussi, dès qu’il fut rassuré, n’eut-il plus d’autre préoccupation que de fuir au plus vite un ami si brutal, et renvoyant à, Frédéric sa croix du Mérite et sa clef de chambellan, n’osant pas toutefois lui dire ses véritables desseins, il lui fit demander un « congé » pour aller prendre les eaux de Plombières. Le roi, cruellement facétieux, répondit qu’il y avait à Glatz, en Silésie, des eaux qui valaient pour le moins celles de Plombières ; mais, comme Voltaire insistait, il finit par céder, et lui permettre de quitter son service. La rupture était consommée. Le 23 mars 1753, à Potsdam, à la parade, Voltaire prenait publiquement congé de Frédéric pour ne plus le revoir. Il se dirigeait vers la frontière, à petites journées, s’arrêtant sur sa route à Leipzig, pour y décocher un dernier trait à l’adresse de Maupertuis ; à Gotha, où il ébauchait ses Annales de l’Empire à Cassel, à Wabern, très désireux de revoir la France, mais très incertain de l’accueil qu’il y recevrait, et, si par hasard on n’y voulait pas de lui, très hésitant sur le choix d’un séjour.

Une dernière aventure, celle de Francfort, son carrosse arrêté aux portes d’une ville impériale par un résident du roi de Prusse, lui-même et sa nièce gardés à vue dans une chambre de l’auberge du Bouc, traités en criminels, leurs bagages éventrés, séquestrés et finalement quelque peu pillés pour y retrouver les « poésies » du roi, tous ces pénibles incidens lui apprirent du moins que l’Allemagne avait cessé d’être sûre pour lui. C’est pourquoi, au mois de septembre de la même année 1753, il repassait le Rhin, et venait attendre à Strasbourg le résultat des démarches que ses amis faisaient à Versailles pour qu’il lui fût permis de rentrer à Paris.

Quand il n’aurait dû aux trois années qu’il venait de passer auprès de Frédéric que de pouvoir écrire ses Mémoires, — un autre pamphlet, mais combien supérieur à la Diatribe du docteur Akakia ! — ce serait déjà quelque chose. Voltaire n’a rien laissé de plus vif ni de plus mordant, et, de tous ses « ennemis, » le roi de Prusse l’a le mieux inspiré. Car, en général, avec tout son esprit, c’est à trop peu de frais qu’il maltraite les autres, et par exemple, dans ses « Fréronnades » comme dans la Diatribe, la grossièreté, l’injure et l’outrage ont plus de place que la bonne plaisanterie. Rien de plus froid que l’Écossaise, rien de plus odieux que les Anecdotes sur Fréron, rien de moins spirituel, il faut bien le dire, que les Lettres sur la Nouvelle Héloïse. La polémique de Voltaire contre les personnes se réduit à leur imputer les intentions les plus basses et à les qualifier des adjectifs les plus insultans : quiconque pense de lui moins de bien que lui-même, et le dit, est un « cuistre, » est un « fripon, » est un « galérien, » et il l’imprime en toutes lettres. Voilà, en vérité, de bien délicates et de bien agréables railleries ! Mais dans ses Mémoires, pour nous tracer une inimitable esquisse de son royal ami, de la cour de Prusse au XVIIIe siècle, de leurs coquetteries et de leurs brouilleries, il s’est souvenu qu’il était « du monde, » et nous ne répondons pas qu’il n’y ait point calomnié son modèle, mais il l’a fait galamment, plaisamment et d’autant plus habilement.

Ne serait-ce pas peut-être qu’au fond il a toujours aimé Frédéric, en dépit de leurs querelles ? qu’il s’est toujours senti pour lui « douceur de cœur ? » et qu’il lui est enfin demeuré reconnaissant des services qu’il se rendait bien compte lui-même qu’il devait à cette royale intimité ? On en indiquera de très grands tout à l’heure, dont nous pourrions bien avoir nous-mêmes profité. Mais, déjà en quittant Berlin, Voltaire savait ce qu’il devait à Frédéric d’accroissement de réputation, d’importance et de gloire. Ce qu’il était venu chercher auprès du vainqueur de Molwitz et de Freyberg, du conquérant de la Silésie, du roi bel esprit et philosophe, du seul prince enfin de l’Europe d’alors qui fût un juge du mérite, il l’y avait effectivement trouvé : la consécration de supériorité qu’on lui refusait dans sa propre patrie. Que dans les rapports qu’ils avaient eus, l’amour-propre du poète eût supporté plus d’une fois de dures, d’insolentes et de féroces rebuffades, cela n’empêchait point qu’en gros, et à distance, pour les Parisiens, pour l’Académie, pour la cour de Versailles, Voltaire et Frédéric n’eussent traité sur le pied d’égalité ou de réciprocité. Le même roi, dont la politique et la guerre venaient de faire, en dix ans, d’un ancien client de la France ou de l’Autriche, leur rival redouté, avait publiquement reconnu, dans la personne de Voltaire, et non seulement reconnu, mais courtisé le pouvoir nouveau de l’esprit. C’est ce que Voltaire comprit admirablement, que, grâce à Frédéric, un rôle inespéré s’offrait à l’homme de lettres, celui de maître de l’opinion et que, pour s’en emparer, il n’avait, lui Voltaire, qu’à continuer d’être lui-même. Si maintenant on ajoute à cela que dans presque toutes les luttes qu’il avait entreprises, dont il n’avait encore osé pousser aucune à fond, il se sentait assuré de trouver toujours un appui ou un encouragement à Berlin, on achèvera de comprendre qu’en s’éloignant de Frédéric, il n’ait pas pu s’en détacher, et encore moins le haïr. Ils avaient tous les deux trop de haines ou de mépris communs, et sur les rares articles où ils ne s’entendaient point, ils n’avaient, pour les accorder dans le silence, qu’à vivre éloignés l’un de l’autre.

On ne saurait d’ailleurs s’expliquer autrement qu’après avoir, pendant trois ans, dévoré plus d’affronts à la cour de Prusse qu’en vingt ans à la cour de France, il ait continué jusqu’à son dernier jour d’opposer non seulement le génie de Frédéric à la majestueuse nullité de Louis XV, mais la « liberté » de Potsdam à la servitude de Versailles. Car c’est bien en cela que l’on le peut accuser à bon droit d’avoir manqué de patriotisme, quand, aux dépens des Welches, il a célébré le « libéralisme » et la a philosophie » d’un Frédéric d’abord et plus tard d’une Catherine II, les plus autocrates, les plus absolus, et au besoin les plus cruels de l’Europe du XVIIIe siècle. Il savait cependant comment on entendait à Berlin la liberté d’écrire, et le cas que l’on faisait à Saint-Pétersbourg des droits de la pensée. Mais dès qu’il s’agissait d’attaquer Rome et le « fanatisme, » il était sûr d’avoir avec lui, pour l’applaudir et pour l’encourager, le prince protestant et l’impératrice « orthodoxe, » et la seule liberté qu’il considérât comme essentielle, après celle d’insulter des ennemis, c’était celle de bafouer l’Inquisition et la Papauté. Peut-être aussi, croyait-il, en discréditant avec la religion le gouvernement de son pays que, s’il favorisait les jeunes ambitions de la Prusse et de la Russie, il servait, en préparant l’avènement de la conception de l’État moderne, égalitaire et athée, il servait la cause de l’humanité. C’est ce que l’on ne comprendra pleinement qu’un peu plus loin, si nous réussissons à dégager de ses nombreux écrits historiques sa conception de l’histoire et de la philosophie de l’histoire. Le moment en est arrivé, puisque c’est effectivement pendant son séjour à Berlin qu’il a publié son Siècle de Louis XIV et achevé de relier par-là les parties successives de son Essai sur les mœurs…….[2].

…………………………………..

D’autres ont pu, comme Carlyle lui-même, qui parlait tout à l’heure, se perdre ou s’abîmer dans ce que l’on nommerait assez bien la mystique de l’Histoire : il manque décidément à Voltaire de l’avoir soupçonnée seulement, — et l’une des qualités que l’on vante le plus en lui [la clarté] n’est pas très éloignée d’être l’un de ses pires défauts.

Oserai-je ajouter qu’il en est de l’agrément si vanté de ses Histoires comme de leur clarté ? C’est du moins ce qui m’a frappé toutes les fois que depuis le collège il m’est arrivé de relire son Charles XII. Pour la justesse, pour la sobriété, pour la rapidité du style, quelques narrations en sont devenues à bon droit « classiques. » C’est d’ailleurs de l’histoire suffisamment exacte, étant de l’histoire presque contemporaine, dont les témoins vivaient, régnaient encore, à l’époque où l’écrivait Voltaire.

Et, après tout, son Charles XII est demeuré pour nous le singulier personnage dont l’allure héroïque et folle avait attiré-sur lui l’attention de l’historien. Mais enfin, c’est de l’histoire romanesque, de l’histoire trop arrangée, de l’histoire dont l’agrément même semble nuire à sa véracité, quelque chose de très supérieur et pourtant d’analogue à ces Mémoires dont Courtilz de Sandras avait inondé la librairie du XVIIe siècle, ou, si peut-être on trouvait la comparaison désobligeante, quelque chose d’analogue aux « nouvelles historiques » de l’abbé de Saint-Réal : Don Carlos, par exemple, ou La conjuration des Espagnols contre Venise. Auteur dramatique, ce qui a séduit Voltaire dans le sujet de Charles XII, c’est évidemment comme il était facile, en s’y prenant bien, d’intéresser le lecteur à ces aventures extraordinaires, mêlées de succès et de revers, eux-mêmes suivis d’un dénouement tout fait : la mort tragique, et mystérieuse de son héros sous les murs de Frederickshall. Il y a si bien réussi que l’on fit dans le temps, que l’on fait quelquefois encore difficulté de croire que les choses se soient passées comme il les a contées. Et, effectivement, sa façon de mettre son personnage en scène, de ramasser sur lui tout l’intérêt, de le rendre principal acteur jusque dans les occasions où il ne fut qu’indirectement et secondairement mêlé, tout cela, c’est de l’art, mais un art qui tient moins de la vérité que d’un agréable mensonge, plus conforme aux traditions du théâtre français qu’à celles de l’histoire, et moins digne enfin d’un émule de Bossuet que de l’auteur d’Œdipe et de Zaïre. Il devait bientôt s’élever de lui-même à une conception plus sévère de l’histoire.

C’est en 1732, dans une lettre à son ami Thiériot datée du mois de mai, que nous le voyons parler pour la première fois de son Siècle de Louis XIV. Sans doute, en écrivant le récit des aventures de son Charles XII, l’inutilité de tant d’argent, de bravoure et de sang dépensés lui était apparue clairement ; et ce qui confirme la supposition, c’est cette phrase que nous lisons encore dans son Discours sur sa propre Histoire : « Telle est la misérable faiblesse des hommes, qu’ils regardent avec admiration ceux qui ont fait du mal d’une manière brillante et qu’ils parleront plus volontiers du destructeur d’un empire que de celui qui l’a fondé. » Nous plaçons dans nos éditions ce Discours en avant de l’Histoire de Charles XII ; il est donc bon de savoir que c’est à la fin du tome second de l’édition originale qu’il parut pour la première fois, formant ainsi comme une espèce de conclusion ou de résumé de tout l’ouvrage. Mais une autre phrase y précisait encore davantage la pensée de Voltaire : « Certainement il n’y a point de souverain qui, en lisant la vie de Charles XII, ne doive être guéri de la folie des conquêtes. Car où est le souverain qui pût dire : J’ai plus de courage et de vertus, une âme plus forte, un corps plus robuste ; j’entends mieux la guerre que Charles XII ? Que si, avec tous ces avantages, après tant de victoires, ce roi a été si malheureux, que devraient espérer les autres princes qui auraient la même ambition, avec moins de talens et de ressources ? » Le raisonnement n’est pas inattaquable, et même, si c’en était le temps, il serait facile d’y répondre. Mais nous n’essayons ici que de suivre et de marquer le progrès ou l’évolution des idées de Voltaire sur l’histoire. Et à ce point de vue c’est une dernière phrase qu’il nous suffira de citer : « Les princes qui ont le plus de droit à l’immortalité sont ceux qui ont fait quelque bien aux hommes. Ainsi, tant que la France subsistera,… on excusera les grandes fautes de François Ier en faveur des sciences et des arts dont il a été le père,… on bénira la mémoire de Henri IV,.. on louera la magnificence de Louis XIV, qui a protégé les arts que François Ier avait fait naître. » Le Siècle de Louis XIV est tout entier sorti de là.

Aucun sujet ne pouvait mieux convenir à Voltaire. Né, pour ainsi dire, sur les confins de l’un et l’autre siècle, il avait connu et fréquenté les derniers survivans du grand règne, au Temple les Vendôme, à Saint-Ange les Caumartin, à Vaux le vainqueur de Denain, combien d’autres encore, et de moindres, mais non pas peut-être de moins bien informés, comme Fontenelle, par exemple, dont la prudence et la discrétion notaient pas à l’épreuve d’une délicate flatterie, comme la vieille Ninon, dont le dernier amant, l’abbé de Châteauneuf, avait même été son parrain, comme Mme du Noyer, la mère de sa Pimpette. Et plus tard, en Angleterre, n’avait-il pas été l’hôte de Bolingbroke et l’ami de Prior, deux des négociateurs des traités d’Utrecht ? Avant donc de concevoir l’idée de son Siècle de Louis XIV, on peut dire qu’il en était nourri.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 novembre 1910.
  2. [Ici prennent fin les placards conservés par M. Jusserand. Le manuscrit donne en plus les quelques pages qui suivent. Malheureusement, après les mots il servait, en préparant l’avènement (voyez ci-dessus), il y manque cinq feuillets, environ cinquante lignes d’impression. — J. B.]