Voltaire (Faguet)/L’homme/XI

CHAPITRE XI

VOLTAIRE À PARIS — SA MORT.

(1778)

Il était prié et supplié depuis longtemps de venir à Paris jouir, quelque temps au moins, de sa gloire. Il y était porté par l’amour des applaudissements qu’il eut toujours :

Romains, j’aime la gloire et ne veux point m’en taire ;


par le désir de revoir ses amis : « Je ne travaille à Irène, écrivait-il à d’Argental, que pour avoir une occasion de venir à Paris jouir de la bonté que vous avez de m’aimer toujours : c’est là le véritable dénouement de la pièce ; » — par cette impatience qu’ont tous les vieillards de revoir leur pays d’enfance et de jeunesse, et où l’instinct populaire voit, non sans quelque raison peut-être, un « mauvais signe. »

Il hésita longtemps, remettant de jour en jour ce voyage qui lui tenait au cœur.

« Un homme de mon âge, qui vient de bâtir quatre-vingt-quatorze maisons, qui est ruiné [il exagère], qui a dix procès, et dix actes de tragédie sur le corps, n’a pas de quoi rire. Quand est-ce que ce pauvre écloppé aura le bonheur de vous embrasser ?…

Enfin il se décida. Ce fut sa dernière imprudence. Il fit lentement le long voyage de Ferrey à Paris, par la Bresse, Lyon, le Maçonnais et la Bourgogne. Il arriva à Paris le 11 février.

Son premier billet fut pour sa vieille amie, la marquise du Deffand :

« J’arrive mort, et je ne veux ressusciter que pour me jeter aux genoux de Madame la marquise du Deffand. »

Il était vraiment malade en effet, surmené par le déplacement, par la préoccupation, la correction et les incidents de répétition d’Irène ; par l’Académie où il fréquentait et qu’il excitait à entreprendre ce Dictionnaire historique de la langue française que devait faire plus tard notre Littré ; par un Agathocle, dernière tragédie, qu’il se pressait d’achever.

Le 16 mars, Irène fut jouée avec un applaudissement enthousiaste. La sixième représentation, à laquelle il assista, fut une véritable apothéose.

Le 20 avril, il travaillait encore à remanier Agathocle.

« Vous m’avez ordonné, écrivait-il à d’Argental, de dépouiller le quatre [le quatrième acte] pour habiller le cinq. Depuis cinq heures du matin je déshabille fort aisément ce quatre ; mais je crains d’être un mauvais tailleur pour le cinq. La généreuse secrétaire [Mme d’Argental] est priée de corriger, au second acte, un petit couplet d’Argide, qui me paraît un peu trop brutal pour un prince aussi noble et aussi vertueux que lui. Il faudrait, je crois, tourner ainsi cet endroit :… »

Le 16 mai, il écrivait encore ce joli billet à l’abbé de Lattaignant :

Lattaignant chanta les belles ;
Il trouva peu de cruelles ;

Car il sut plaire comme elles.
Aujourd’hui plus généreux,
Il fait des chansons nouvelles
Pour un vieillard malheureux.

Je supporte avec constance
Ma longue et triste souffrance,
Sans l’erreur de l’espérance ;
Mais vos vers m’ont consolé ;
C’est la seule jouissance
De mon esprit accablé.

« Je ne peux aller plus loin, monsieur. M. Tronchin [son médecin, témoin du triste état où je suis, trouverait trop étrange que je répondisse en mauvais vers à vos charmants couplets. L’esprit d’ailleurs se ressent trop des tourments du corps ; mais le cœur du vieux Voltaire est plein de vos bontés. »

Enfin le 26 mai, dans son lit de mort, on lui apporta la nouvelle que Lally-Tollendal, qui avait été condamné et exécuté injustement, et dont Voltaire avait poursuivi avec acharnement la réhabilitation, venait en effet d’être réhabilité solennellement, par cassation de l’arrêt du parlement qui l’avait condamné. Voltaire se réveilla de l’assoupissement où il était plongé depuis quelques jours, pour écrire au fils de Lally :

« Le mourant ressuscite en apprenant cette grande nouvelle. Il embrasse bien tendrement M. de Lally. Il voit que le roi est le défenseur de la justice. Il mourra content. »

Il s’éteignit le 30 mai 1778, âgé de quatre-vingt-trois ans six mois et dix jours.

Son corps fut transporté, par les soins de son neveu, l’abbé Mignot, à l’abbaye de Scellières, en Champagne. Il en fut ramené en 1791, par ordre de l’Assemblée nationale, et conduit au Panthéon le 41 juillet avec une pompe triomphale. Le bruit a couru que sous la Restauration ses cendres, ainsi que celles de Rousseau, auraient été enlevées de ce lieu et jetées au vent ; mais il n’y a rien de prouvé à cet égard. On aime mieux croire qu’il repose là, après la vie la plus agitée, la plus traversée, la plus active et la plus remplie qui ait jamais été celle d’un homme de lettres, et plus agitée même que celle de beaucoup d’hommes d’action.