Voltaire (Faguet)/L’homme/V

CHAPITRE V

VOLTAIRE À CIREY.

(1734-1749)

Voltaire resta peu de temps à l’étranger ; mais il ne revint pas à Paris tout de suite. Il se retira avec Madame du Châtelet au château de Cirey, en Lorraine, et, pour un moment, dégoûté des vers et de la littérature, poussé du reste vers les sciences exactes par Madame du Châtelet « qui n’aimait que les mathématiques, » il donna successivement les Éléments de la Philosophie de Newton, l’Essai sur la nature du feu et sur sa propagation, les Doutes sur la mesure des forces motrices et sur leur nature.

Il n’abandonnait point pour cela les lettres, et n’avait aucune raison de leur être infidèle ; car en 1736 Alzire avait pleinement réussi. C’était l’ouvrage d’un bon poëte, disaient ses amis, et « d’un bon chrétien, » disait-il. Il y avait là-dedans « des sauvages » qui avaient plu infiniment aux civilisés ; il y avait surtout un vif sentiment de la tolérance qui avait visé le public du temps au point sensible. Enfin le succès avait été grand.

Lorsque Voltaire revint au théâtre avec Zulime, en 1740, il ne retrouva point la même faveur. Madame du Châtelet l’avait admirée ; le comte d’Argental, ami dévoué de Voltaire, avait eu quelques doutes sur elle. Le public fut de l’avis de d’Argental et exprima cette opinion plus vivement. La pièce fut jugée très froide. Mais Voltaire put se consoler par l’immense succès de son Essai sur les mœurs, qui parut la même année.

C’était le premier ouvrage sur la philosophie de l’histoire qui eût paru depuis Bossuet, et il était précisément la contre-partie de celui de Bossuet. Pour ces motifs, et surtout pour le second, il fut extrêmement applaudi. Voltaire passait décidément par ce livre de la classe des hommes de lettres dans celle des philosophes et des « penseurs, » pour employer un mot qui commençait à exercer beaucoup de prestige et qui n’a pas cessé d’imposer.

Cette année de 1740 est, du reste, un moment essentiel de la vie de Voltaire. Il se voyait salué comme savant, comme philosophe, comme historien ; les réputations du commencement du siècle commençaient à pâlir ; celles qui plus tard devaient balancer la sienne n’étaient pas nées encore ; et enfin son ami le prince royal de Prusse montait sur le trône sous le nom de Frédéric II. Voltaire était avec lui depuis plusieurs années en commerce constant et très affectueux. Il lui écrivait en verset en prose des choses aimables et quelquefois des choses sérieuses.

C’était, par exemple, une relation de ce qui se passait à Cirey, relation que le prince royal avait eu la bonne grâce de demander (1738) :

Vous ordonnez que je vous dise
Tout ce qu’à Cirey nous faisons :
Ne le voyez-vous pas, sans qu’on vous en instruise ?
Vous êtes notre maître, et nous vous imitons :
Nous retenons de vous les plus belles leçons
De la sagesse d’Épicure ;
Comme vous, nous sacrifions
À tous les arts, à la nature ;
Mais de fort loin nous vous suivons.

Ainsi, tandis qu’à l’aventure
Le dieu du jour lance un rayon
Au fond de quelque chambre obscure,
De ses traits la lumière pure
Y peint du plus vaste horizon
La perspective en miniature.
Une telle comparaison
Se sent un peu de la lecture
Et de Kircher et de Newton ;
Par ce ton si philosophique
Qu’ose prendre ma faible voix
Peut-être je gâte à la fois
La poésie et la physique.
Mais cette nouveauté me pique,
Et du vieux code poétique
Je commence à braver les lois.
Qu’un autre dans ses vers lyriques
Depuis six mille ans répétés
Brode encor des fables antiques ;
Je veux de neuves vérités.
Divinités des bergeries,
Naïades des rives fleuries,
Satyres qui dansez toujours,
Vieux enfants que l’on nomme amours,
Qui faites naître en nos prairies
De mauvais vers et de beaux jours ;
Allez remplir les hémistiches,
De ces vers pillés et postiches
Des rimailleurs suivant les cours…
Jardins plantés en symétrie,
Arbres nains tirés au cordeau.
Celui qui vous mit au niveau,
En vain s’applaudit, se récrie,
En voyant ce petit morceau ;
Jardins, il faut que je vous fuie ;
Trop d’art me révolte et m’ennuie.
J’aime mieux ces vastes forêts :
La nature libre et hardie,
Irrégulière dans ses traits,

S’accorde avec ma fantaisie.
 

C’était, une autre fois, de gracieuses flatteries avec lesquelles Voltaire faisait sa cour à l’homme du monde qui aima le moins être courtisé comme les rois le sont d’ordinaire, qui aima le plus à être adulé spirituellement :

« J’ignore actuellement votre situation ; mais je ne vous ai jamais tant aimé et admiré. Si vous êtes roi, vous allez rendre beaucoup d hommes heureux ; si vous restez prince royal, vous allez les instruire. Si je me comptais pour quelque chose, je désirerais dans mon intérêt que vous restassiez dans votre heureux loisir, et que vous pussiez encore vous amuser à écrire de ces choses charmantes qui n’enchantent et qui m’éclairent. Étant roi, vous n’allez être occupé qu’à mériter l’immortalité. Je n’entendrai parler que de vos travaux et de votre gloire ; mais probablement je ne recevrai plus de ces vers agréables, ni de cette prose forte et sublime qui vous donnerait bien une autre sorte d’immortalité si vous vouliez. N’importe ; je vous souhaite un trône parce que j’ai l’honnêteté de préférer la félicité de quelques millions d’hommes à la satisfaction de mon individu. »

Et c’étaient encore de salutaires et virils conseils sur « les devoirs de la royauté » ou du moins sur ceux des devoirs de la royauté que Voltaire mettait le plus haut dans sa considération (1736) :

Prince, il est peu de rois que les Muses instruisent ;
Peu savent éclairer les peuples qu’ils conduisent.

Le sang des Antonins sur la terre est tari.
 
Savoir fouler aux pieds la coupe de l’erreur

Dont veut vous enivrer un ennemi flatteur,
Des prélats courtisans confondre l’artifice.
Aux organes des lois enseigner la justice ;
Du séjour doctoral chassant l’absurdité.
Dans son sein ténébreux placer la vérité.

Éclairer le savant et soutenir le sage,

Voilà ce que j’admire, et c’est là votre ouvrage.
 

Et c’était enfin, par un raffinement de bonne grâce, un billet en vers écrit par Voltaire et supposé écrit par Madame du Châtelet, comme si ce n’était pas trop, pour louer dignement « le héros, » que le génie d’un grand poète s’exprimant par la bouche d’une belle dame. Madame du Châtelet est donc censée écrire au prince royal (1738) :

Un peu philosophe et bergère,
Dans le sein d’un riant séjour,
Loin des riens brillants de la cour.
Des intrigues du ministère,
Des inconstances de l’amour,
Des absurdités du vulgaire.
Toujours sot et toujours trompé.
Et de la troupe mercenaire
Par qui ce vulgaire est dupé.
Je vis heureuse et solitaire.
Non pas que mon esprit sévère
Haïsse par son caractère
Tous les humains également :
Il faut les fuir : c’est chose claire,
Mais non pas tous assurément ;
Vivre seule dans sa tanière
Est un assez méchant parti ;
Et ce n’est qu’avec un ami
Que la solitude doit plaire.
Pour ami j’ai choisi Voltaire ;
Peut-être en feriez-vous ainsi.
Mes jours s’écoulent sans tristesse ;
Et dans mon loisir studieux.
Je ne demande rien aux dieux
Que quelque dose de sagesse,
Quand le plus aimable d’entre eux[1]

À qui nous érigeons un temple
A, par ses vers doux et nombreux,
De la sagesse que je veux
Donné les leçons et l’exemple.
Frédéric est le nom sacré
De ce dieu charmant qui m’éclaire.
Que ne puis-je aller à mon gré
Dans l’Olympe où l’on le révère !
Mais le chemin m’en est bouché :
Frédéric est un dieu caché,
Et c’est ce qui nous désespère.
Pour moi, nymphe de ces coteaux,
Et des prés si verts et si beaux.
Enrichis de l’eau qui les baise.
Soumise au fleuve de la Blaise,
Je reste parmi mes roseaux.
Mais vous, du séjour du tonnerre
Ne pourriez-vous descendre un peu ?
C’est bien la peine d’être dieu
Quand on ne vient pas sur la terre !

Oh ! le joli billet d’invitation !

À ces agaceries flatteuses et spirituelles Frédéric n’était pas resté insensible et, lui aussi, en vers et en prose également, en prose nette et limpide, en vers durs et lourds, mais quelquefois vigoureux et pleins, il caressait ses amis de Cirey, avec l’affectation constante d’oublier absolument la distance sociale qui les séparait de lui. On est un prince royal, on est un héritier présomptif de la couronne, on va être roi ; mais on est philosophe, on appartient au « siècle des lumières, » et surtout on sait se faire des partisans à l’étranger, ce que malheureusement, depuis Louis XIV, la royauté française ne savait plus faire. — Or ce charmant prince royal ? en 1740, devenait roi. Il l’annonçait lui-même à Voltaire, avec toutes sortes de coquetteries très flatteuses, dans la lettre suivante :

Non, ce n’est plus du mont Rémus,
Douce et studieuse retraite,
D’où mes vers vous sont parvenus,
Que je date ces vers confus ;
Car dans ce moment le poète
Et le prince sont confondus.
Désormais mon peuple que j’aime
Est l’unique dieu que je sers ;
Adieu les vers et les concerts,
Tous les plaisirs, Voltaire même ;
Mon devoir est mon Dieu suprême.
Qu’il entraîne de soins divers !
Quel fardeau que le diadème !
Quand ce Dieu sera satisfait,
Alors dans vos bras, cher Voltaire,
Je volerai, plus prompt qu’un trait,
Puiser dans les leçons de mon ami sincère,
Quel doit être d’un roi le sacré caractère.

« Vous voyez, mon cher ami, que le changement du sort ne m’a pas tout à fait guéri de la métromanie et que peut-être je n’en guérirai jamais. J’aime trop l’art d’Horace et de Voltaire pour y renoncer. »

À quoi Voltaire, ravi, répondait, comme devant les cieux ouverts :

« Sire, si votre sort est changé, votre belle âme ne l’est pas ; mais la mienne l’est. J’étais un peu misanthrope, et les injustices des hommes m’affligeaient trop. Je me livre à présent à la joie avec tout le monde. Grâce au ciel, Votre Majesté a déjà rempli presque toutes mes prédictions. Vous êtes déjà aimé et dans vos États et dans l’Europe. Un résident de l’Empereur disait, dans la dernière guerre, au cardinal de Fleury : « Monseigneur, les Français sont bien aimables ; mais ils sont tous Turcs. » L’envoyé de Votre Majesté peut dire à présent : « Les Français sont tous Prussiens »… Il y a une chose que je n’oserais jamais demander au roi, mais que j’oserais prendre la liberté de demander à l’homme : c’est si le feu roi a du moins connu et aimé tout le mérite de mon adorable prince avant de mourir. Un mot de votre adorable main me ferait entendre tout cela… »

Et après la lettre intime, pleine d’une si cordiale naïveté, venait l’épître officielle, d’un ton plus soutenu et d’une allure plus oratoire, mais remplie des mêmes sentiments (1740) :

Quoi ! vous êtes monarque, et vous m’aimez encore !
Quoi ! le premier moment de cette heureuse aurore
Qui promet à la terre un jour si lumineux,

Marqué par vos bontés, met le comble à mes vœux !
 
Poursuivez ! Remplissez des vœux si magnanimes :

Tout roi jure aux autels de réprimer les crimes ;
Et vous, plus digne roi, vous jurez dans mes mains

De protéger les arts et d’aimer les humains.
 
Ainsi pense le juste, ainsi règne le sage ;

Mais il faut au grand homme un plus heureux partage
Consulter la prudence et suivre l’équité.
Ce n’est encor qu’un pas vers l’immortalité ;
Qui n’est que juste est dur, qui n’est que sage est triste.
Dans d’autres sentiments l’héroïsme consiste,
Le conquérant est craint, le sage est estimé ;
Mais le bienfaisant charme, et seul il est aimé.
Lui seul est vraiment roi : sa gloire est toujours pure ;
Son nom parvient sans tache à la race future.
À qui se fait chérir faut-il d’autres exploits ?
Trajan non loin du Gange enchaîna trente rois :
À peine a-t il un nom fameux par la victoire :
Connu par ses bienfaits, sa bonté fait sa gloire.
Jérusalem conquise et ses murs abattus
N’ont point éternisé le grand nom de Titus,
Il fut aimé : voilà sa grandeur véritable.
Ô vous qui l’imitez, vous, son rival aimable.
Effacez le héros dont vous suivez les pas :
Titus perdit un jour ; et vous n’en perdrez pas.

L’année était donc bonne pour Voltaire, et du reste toute la période de sa vie où nous sommes arrivés. Il avait le loisir, la vie luxueuse qu’il aimait, la sécurité, la gloire, la puissance, une santé qui n’avait pas été très bonne, dans sa jeunesse, qui devait devenir très fragile plus tard, et qui à cette époque était excellente, et enfin la puissance de travail, extraordinaire, qu’il ne cessa jamais d’avoir pendant soixante-cinq ans. Il se multipliait. Historien, philosophe, savant, il ajoutait sans cesse de nouveaux genres d’activité à ceux qu’il avait autrefois, sans délaisser les anciens :

Tous les goûts à la fois sont entrés dans mon âme,


disait-il, et il les satisfaisait tous. Il donnait au théâtre en 1742 Mahomet, pièce à tendances, comme nous disons de nos jours, où il flétrissait le fanatisme, et en 1743 Mérope, où il revenait à la conception dramatique de sa jeunesse, à la « tragédie sans amour, » mais cette fois avec un vrai talent et un plein succès. La pièce fut un triomphe. Mademoiselle Dumesnil y « fit pleurer le parterre pendant trois actes de suite. » Voltaire « ne pouvait paraître à la comédie sans qu’on lui battît des mains. » Bref, jamais pièce, depuis le Cid, n’avait si complètement enlevé tous les suffrages.

C’était le moment de frapper une seconde fois aux portes de l’Académie française. Voltaire n’y manqua point. Il avait des protecteurs, ce qui, à cette époque bien éloignée de nous, n’était pas inutile. Il était soutenu par le maréchal de Richelieu, son ami de jeunesse, et par Madame de Châteauroux, alors toute-puissante. Mais il était combattu par M. de Maurepas, le ministre. Il paraît que Voltaire alla trouver M. de Maurepas et lui demanda si, en effet, il devait le compter parmi ses ennemis, et que M. de Maurepas répondit : « Oui, et je vous écraserai. » Il l’écarta, du moins. « Après deux mois et demi de recherches, » dit Voltaire, « il trouva un évêque, » Paul de Luynes, depuis cardinal, pour l’opposer à l’auteur de Mérope. De Luynes fut élu. « Je crois, conclut Voltaire, qu’il convient à un profane comme moi de renoncer pour jamais à l’Académie et de m’en tenir aux bontés du public. » Il devait revenir sur cette décision.



  1. À savoir Frédéric lui-même.