Volapük et Lingvo Internacia/Avant-propos

Traduction par Auguste Demonget.
Auguste Ghio (p. I-VII).

AVANT-PROPOS



« Depuis Balthazar Claës, Descartes et Leibnitz, l’idée d’une langue universelle n’a pas cessé de hanter l’esprit des chercheurs. Ç’a été peut-être, avec le mouvement perpétuel et la direction des ballons, l’écueil où ont sombré le plus d’intelligences.

Son importance ne se discute plus, au siècle de la vapeur et de l’électricité, en cette époque d’activité fiévreuse, où la vie sociale, cessant d’être claquemurée comme autrefois dans le cercle étroit des frontières, doit rayonner, sous peine de mort, sur l’univers entier ; où Melbourne, San-Francisco, Zanzibar, Shang-Haï ou Batavia sont plus près de Paris, au propre comme au figuré, que ne l’étaient, pour nos pères du siècle dernier, Carpentras ou Quimper-Corentin.

Il n’est pas aujourd’hui un seul peuple civilisé qui ne soit en relations commerciales avec les trois quarts des autres peuples du monde, ce qui suppose, pour la facilité et la sécurité des affaires, que chaque négociant devrait posséder, au bas mot, soixante ou quatre-vingts langues diverses.

Inutile de dire que semblable phénomène n’existe probablement nulle part.

Il y a là une nécessité si impérieuse que, de tout temps et partout, il a spontanément surgi des moyens indirects d’y pourvoir.

Comme toujours, le besoin créait l’organe.

Ce furent le grec dans l’Antiquité, et le latin au Moyen Âge, qui unirent ainsi l’humanité pensante et lettrée. De même aujourd’hui, les divers idiomes de l’Europe se partagent, pour ainsi dire, le travail et les attributions.

L’anglais est surtout la langue du commerce.

Le français est la langue diplomatique. Il est également encore la langue de la science, de la philosophie, de l’art, celle que s’honorent, sous tous les climats, d’écrire et de parler les gens cultivés, en dépit de la rivalité de l’allemand qui, depuis une quinzaine d’années, s’efforce de lui disputer ce monopole.

Ce qui domine ailleurs, c’est une sorte de patois, assemblage de mots de toute provenance, débris d’innombrables langues, arbitrairement amalgamés, et que tout le monde comprend… à peu près.

Dans les ports de la Chine, on parle le pidgeon ; dans le Levant, la langue franque ; dans l’Asie centrale, le djagnitaï ; en Algérie, le sabir.

Autant de palliatifs insuffisants.

Personne ne songe à proposer l’adoption d’une langue disparue, comme le grec ou le latin, à titre de langue universelle. On ne ressuscite pas les morts, on ne remonte pas le cours de l’histoire. Il suffit, d’ailleurs, d’avoir entendu la singulière musique que, pour nos oreilles françaises, fait une phrase latine dans la bouche d’un Anglais, d’un Allemand ou même d’un Italien, pour comprendre que semblable choix aboutirait simplement à reculer la difficulté sans la résoudre.

Ajoutons, enfin, que l’idiome universel réclamé est surtout destiné à exprimer des besoins et des choses modernes, sans vocables correspondants dans les langues de l’Antiquité. Allez donc rédiger une lettre de change dans la langue d’Homère ou une commande pour une usine d’électricité dans la langue de Virgile !

Il ne saurait être question davantage de s’en tenir à l’une quelconque des langues européennes vivantes.

En théorie, c’est ce qui paraît le plus simple. Mais, en pratique, c’est tout une autre affaire. Il faut tenir compte des jalousies nationales, qui n’ont même pas pu se mettre d’accord sur une question beaucoup moins palpitante, beaucoup moins immédiate, sur le choix d’un méridien universel.

Puis, toutes les langues vivantes sont hérissées de difficultés. Les exceptions y pullulent ; à moins d’être « doué », on n’arrive à en posséder une à fond qu’au prix de longs et de patients efforts. »


Ainsi s’exprimait Thomas Grimm, il y a quatre ans, en présentant le Volapük aux lecteurs du Petit Journal.

Un jeune médecin russe, le docteur Esperanto, de Varsovie, vient de résoudre d’une façon magistrale, après douze ans d’étude constante, ce problème d’une langue scientifique internationale auquel le monde savant travaille depuis si longtemps. Il a formé une langue d’une logique et d’une simplicité vraiment remarquables, qui peut être apprise en deux jours au plus, et qu’il a appelée LINGVO INTERNACIA.

On lira plus loin l’intéressant travail de M. Einstein, faisant toucher du doigt toutes les imperfections du Volapük et la supériorité incontestable du nouveau système. Un étudiant de l’université d’Uppsala, écrivait dernièrement à M. Einstein une lettre se terminant ainsi :

« Oni miru je lingvo, en kiu oni post du tagoj da lernado povas skribi leteron, kiel mi esperas kompreneble, koankam nature ne senerare. »

Ce qui veut dire : « On doit s’étonner d’une langue pour laquelle on peut, après deux jours d’étude, écrire une lettre, je ne dirai pas sans faute, mais tout au moins d’une façon compréhensible. »

Depuis l’apparition de son livre sur la Lingvo internacia, au mois de septembre dernier, M. Einstein a reçu quantité de lettres semblables de tous les pays : de Russie, de Pologne, de Lithuanie, de Suède, de Norvège, de Danemark, d’Angleterre, de Hollande, d’Autriche, d’Italie, d’Amérique, et toutes témoignent de l’enthousiasme que leurs auteurs ont éprouvé à l’étude de la langue du docteur Esperanto, admirant sa belle sonorité (ressemblant en cela à la langue italienne) et sa facilité extraordinaire d’assimilation.

M. Einstein, bien connu par ses intéressants travaux sur l’histoire de la civilisation, entre autres par sa « Solution du problème religieux », a été un des propagateurs les plus anciens et les plus actifs du Volapük de Schleyer, sur lequel il a écrit, disséminés dans plusieurs journaux et revues, plus de deux cents articles et études. C’est lui qui, le premier, a exposé d’une façon simple et pratique la question d’une langue universelle, d’après tous les essais tentés jusqu’à ce jour. Mais, le Volapük qu’il a professé pendant quatre ans, en le présentant comme le paladium de l’union des peuples, à une époque où l’on faisait preuve, dans son pays, du chauvinisme le plus ridicule (il a eu quelque courage à le faire), le Volapük ne lui a plus suffi dès qu’il a eu remarqué qu’il n’avait été que l’avant-coureur nécessaire de la lingvo internacia. Pour lui, Schleyer n’avait fait qu’ébaucher l’œuvre, et c’est le docteur Esperanto qui l’a achevée. Je crois, en effet, qu’Esperanto est bien le Messie qui doit délivrer les peuples des difficultés de langage et amener ainsi leur union spirituelle. Il faudra bien, tôt ou tard, que les volapükistes eux-mêmes le reconnaissent, et j’attends avec une certaine impatience le résultat de ce fameux Congrès qu’ils doivent tenir pendant l’Exposition : ce sera, sans doute, la répétition de la confusion qui s’est produite dans l’Antiquité, sur l’Euphrate, à la construction de la tour de Babel ! Du reste, le trouble que M. Einstein a apporté dans le camp volapükiste, est déjà si grand, que bon nombre de ses adeptes ont déserté pour passer à la Lingvo internacia ! J’espère bien amener le même résultat en France lorsque la langue d’Esperanto sera connue, et, confiant dans le bon sens de mes compatriotes, je n’ai aucun doute sur le choix qu’ils feront alors : entre le système très imparfait de l’abbé allemand et celui remarquablement supérieur du médecin russe.

L’American Philosophical Society a été la première société savante qui ait combattu l’épidémie volapükiste, et un de ses membres les plus autorisés, M. Henri Philipps, a déclaré que la Lingvo d’Esperanto était le meilleur système de langue universelle qui ait été créé jusqu’à présent, le plus simple et le plus rationnel. « Il est établi, dit-il, d’après les meilleurs principes ; ses mots n’ont pas été formés selon le bon plaisir de l’auteur (comme en Volapük) mais empruntés soit au français, à l’anglais, à l’allemand et aussi au latin. Le docteur Esperanto s’est sagement abstenu d’altérer les mots qui se ressemblent dans toutes les langues. La Lingvo internacia est, sous tous les rapports, d’une facilité remarquable et ne soutient pas la comparaison avec le Volapük. »

Et M. H. Philipps termine en disant :

« Le docteur Esperanto est des plus modestes et bien que son œuvre soit remarquable il la soumet à l’opinion publique avant de lui donner une forme définitive. Il demande à ce que chacun fasse la promesse d’apprendre son système lorsqu’il sera prouvé que dix millions d’individus s’y seront ralliés. Je ne puis qu’encourager tout le monde à faire cette promesse bien anodine, la chose en vaut la peine. »[1]

La Lingvo compte déjà un grand nombre d’adhérents et, parmi ceux-ci, je relève les noms : de M. Nilson, ingénieur à Gefle (Suède), qui, dans son journal le Mekaniske Arbetaren, a donné, en partie, la traduction du travail de M. Einstein ; M. le docteur Daniele Marignoni à Crema, qui a fait également cette traduction dans le Journal volapükiste de Milan, et, parmi les volapükistes militants, que les excellents travaux de M. Einstein ont convertis : M. H. van de Stade, chef d’institution à Arnhem (Hollande), M. John Runstrïm à Stockolm qui, déjà au 1er octobre 1888, écrivait : « La Lingvo internacia shajnas al mi esti la plej bela lingvo kiu mi iam studis, kaj tial mi deziras efective ke tuta mondo prenos ĝin ». (La lingvo internacia me semble être la plus belle langue que j’aie jamais étudiée, et c’est pourquoi, je désire ardemment que tout le monde l’apprenne). Je citerai encore : M. E. Wahl, à Saint-Pétersbourg ; M. V. Stein, professeur de Volapük à Copenhague, qui sans grammaire et sans dictionnaire, pouvait déchiffrer une lettre écrite dans la langue d’Esperanto, sans même l’avoir apprise ; M. G. Henricklund, qui vient de faire paraître, en langue suédoise, la grammaire de la Lingvo ; M. R. Geoghegen, professeur au collège d’Oxford ; M. Georges Henderson, à Londres, l’inventeur de la Lingua, langue universelle formée d’après le latin ; M. le Dr  Bauer, à Agram, le fameux inventeur du Spelin, qui, après un échange de vives polémiques avec M. Einstein, a fait enfin amende honorable en lui écrivant : « Votre brochure est bien écrite ; j’en ai eu du plaisir. Que la paix soit faite ! Le même droit pour tous ! Le meilleur doit vaincre. »

Je dois une mention toute spéciale à M. A. Grabowski, chimiste, directeur technique de la fabrique Derbenev-Dmitrovka, à Moscou, auteur de deux ouvrages en lingvo internacia : La nêga blovado (la tourmente de neige), nouvelle de Pushkin, et La Gefratoj (frères et sœurs), comédie en un acte, de Goethe. M. Grabowski manie la lingvo avec une habileté remarquable. Une chose est vraiment surprenante, c’est qu’avec si peu de mots, avec l’aide seulement d’environ quarante syllabes radicales, on peut rendre n’importe quel sujet de la façon la plus correcte et la plus claire. C’est un véritable tour de force et celui qui, après avoir étudié la Lingvo d’Esperanto, donne encore la préférence au Volapük, celui-là est, sans contredit, un imposteur. Nous avons, je pense, déjà assez de ces imposteurs en politique et en religion sans avoir besoin encore d’imposteurs en Volapük !

Que ceux donc qui s’intéressent à l’important problème d’une langue universelle, veuillent bien nous lire (la grammaire et le dictionnaire de la Lingvo vont paraître incessamment) et nous donner en toute franchise leur opinion. Le docteur Esperanto, ce jeune ami de notre pays, ne se croit pas, comme Schleyer, infaillible ; il accepte avec reconnaissance tous les conseils judicieux et sait tenir compte des observations sérieuses qui lui sont présentées, car il ne considère pas son œuvre comme parfaite, les choses parfaites n’étant pas de ce monde.

Pour en revenir au Volapük, je crois que le bonhomme est bien malade ; le journal de M. Kerckhoffs, à Paris, vous dira bien, comme ses confrères à l’étranger, que l’œuvre de Schleyer est en pleine prospérité et que ses adeptes — par millions ! — augmentent sans cesse. La vérité, c’est que les affaires vont au plus mal dans le clan volapükiste, ce qui faisait dire au savant viennois M. le docteur F.-S. Krauss : « Ici, il y a bien encore quelques professeurs de Volapük, mais d’élèves point. » Absolument comme chez nous, quoi !

Les motifs pour lesquels le Volapük périclite de si misérable façon, sont exposés clairement dans la brochure d’Einstein, et, en ma qualité d’ancien volapükiste, j’ai crû de mon devoir d’en faire une traduction littérale pour ouvrir enfin les yeux à mes compatriotes. Et j’espère, qu’avec l’esprit droit et éclairé qu’ils possèdent, le moment n’est pas éloigné, où l’on criera un peu partout chez nous : « Vive la Lingvo d’Esperanto ! À bas le Volapük de Schleyer ! »

Auguste DEMONGET

Paris, Mai 1889.


  1. Que tous ceux qui s’intéressent à l’œuvre du docteur Esperanto veuillent bien me faire parvenir leur adresse. Écrire : A. Demonget, 8, boulevard de Clichy, Paris. — Voir les bulletins d’adhésion à la fin de l’ouvrage.