Voilà pourquoi les hommes meurent en Irlande !

VOILA POURQUOI LES HOMMES MEURENT EN IRLANDE !

Quelques faits entre mille montreront comment, en Angleterre, l’aristocratie, non contente de posséder le sol presque entièrement, exerce encore sur le domaine public les plus audacieuses rapines.

Les biens de l’État sont passés, en grande partie, par des baux nominaux perpétuels, aux mains des grandes familles, et ce qui en reste, grâce à une loi récente qui défend de l’aliéner pour plus de trente-trois ans, est affermé à l’aristocratie un quart environ de sa valeur. Parmi les domaines administrés en régie, il en est qui ne couvrent pas les frais d’administration. Une forêt, du revenu brut de 200,000 francs, a coûté de frais 220,000 francs, et lorsqu’il s’agit de réformer ces abus, les fureurs de l’aristocratie se couvrent des plus ridicules mensonges.

Pour aider ces nobles modérés à élever leur famille, 25 millions environ sont distribués aux plus nécessiteux. Par exemple, le duc de Wellington reçoit 1 million ; le duc de Gratton, 361,800 francs ; lord Brougham, 125,000 francs ; les Thurlow, une indemnité annuelle de 275,000 francs pour des places inutiles supprimées à la chancellerie, etc., etc.

Puis les sinécures : une grande dame est balayeuse du mail du parc ; une autre, huissier en chef de la cour de l’échiquier. Lord Beresford est emballeur et dégustateur aux frais de l’Irlande ; la duchesse douairière de Manchester reçoit 75,000 francs comme percepteur des douanes à l’exportation, etc., etc.

Le lord chancelier reçoit 375,000 francs ; le lord chancelier d’Irlande, 200,000 fr. ; le lord lieutenant d’Irlande, 500,000 francs, etc.

Enfin, les places gratuites, dont tels honoraires s’élèvent à 2 millions. Mais nous abrégeons cette revue.

Voilà pourquoi les hommes meurent en Irlande !

En vérité, les sauvages cannibales sont moins odieux que ces élus de la civilisation, qui, la bouche empâtée des mots d’honneur et de justice, dévorent la substance du pauvre ! Au récit de ces faits, l’on comprend pourquoi la pourpre royale était couleur de sang humain.

Voyez, au milieu d’un peuple de valets, cet homme à la cambrure fière, au geste hautain, dont la poitrine est chamarrée de décorations ; c’est un des puissants et des honorés de la terre. Du caprice de cet homme dépend l’existence de tout un peuple, épars sur ses vastes domaines, peuple sans possession, auquel il accorde ou refuse à son gré le travail. Aussi siége-t-il dans les conseils de l’État, et décide-t-il de la paix ou de la guerre, des lois et de l’administration. On signale dans les événements sa main ou sa volonté. Sa faveur est un titre, sa protection est une richesse. Juge et soutien de la morale publique, sa parole flétrit, absout ou condamne, envoie celui-ci au bagne, celui-là à l’échafaud. — Qui donc oserait mettre en doute l’honneur d’un tel homme ?

Eh bien, tout vulgaire qu’il est en réalité, ce grand seigneur matérialiste, il revêt à mes yeux les formes fantastiques du vampire. Je le vois tout dégouttant des sueurs, du sang et des larmes de ceux auxquels il vole son luxe. Dans le tissu de ses riches habits, dans les dorures de son palais, dans le velours de ses meubles, dans ses mets, dans tout ce qui l’entoure et le crée en quelque sorte, je vois l’usement de la vie du prolétaire. Le meurtre est en lui et sur lui ; il s’en nourrit et s’en pare, il l’exhale et le respire.

— Eh ! quoi, s’écrie-t-il, moi lord d’Angleterre, traité de voleur et de meurtrier ! Quel est cet insensé folliculaire ? Tout est bien : l’Angleterre a cent peuples vassaux ; le trône est assuré ; la paix et l’intrigue fleurissent, et notre abondance augmente chaque jour. L’Irlande, il est vrai, meurt de faim et le prolétaire anglais pourrit dans ses caves ; mais que faire à cela ? C’est l’ordre de la nature et la loi des États que le plus grand nombre soit sacrifié au plus petit et qu’un seul commande à plusieurs. Qui soutient le contraire est un être abominable, ennemi de l’ordre et de la propriété.

Monseigneur, veuillez faire avec moi un petit calcul. Prenons pour exemple une part de votre fortune, et, dans cette bouchée de 500,000 f. que vous paie l’Irlande, voyons combien il y a de vies d’hommes : mille à peu près, sous notre régime d’individualisme ; car, vous le reconnaîtrez, monseigneur, vous qui ne pouvez vivre à moins d’un million, ou deux, ou trois, de revenu, 500 francs sont plus qu’il ne faut à un Irlandais.

Or, vous le voyez, monseigneur, le calcul est simple : l’Irlande, qui meurt de faim, vous paie 500,000 francs, ci 500, 000 fr.

À 500 francs par chaque Irlandais, cela fait mille hommes, soit 1, 000 h.

Sainte chose, monseigneur, que la propriété de nos temps !

Et toi, fille de ces nobles bandits, colombe élevée au repaire du tigre, sais-tu ce que valent tes gracieuses parures et tous ces colifichets dont tu fais tes délices ? combien coûtent tes triomphes et tes plaisirs ? — Non, aveuglée par l’orgueil, tu te crois innocente, et dans l’avenir, ce beau nid de rêves, tu oses accoupler l’amour et l’égoïsme, l’injustice et le bonheur. Tu ne sais pas quels gémissements éveille chacun de tes sourires ; tu ne vois pas autour de toi ces ombres plaintives qui te demandent compte de leur vie moissonnée avant le temps. Ce bracelet qui pare ton bras délicat, vois, il est tout imprégné des larmes de la veuve d’un mineur. Cette robe, si finement brodée, acheva d’épuiser la vue d’une ouvrière, jeune fille comme toi, comme toi jalouse d’être belle et d’être aimée, et qui dut, par misère, sacrifier sa beauté et son avenir d’amour à ta beauté d’un soir, à ton triomphe d’une heure. Ces perles, que de douleurs elles contiennent, depuis celles du pêcheur qui les ravit à la mer jusqu’à celles de l’ouvrier qui les monta, et dont les efforts industrieux durent succomber sous l’usure de ton père ! Oui, jusques dans le bouquet de fleurs que tu respires, il y a de la mort et de le douleur, car ce bouquet, tu l’achètes de l’argent qu’après le paiement de l’impôt, n’eut pas la mère de famille pour donner du pain à ses enfants, de celui que n’eut pas le moribond pour l’achat d’un remède salutaire.

Viens, pénétrons dans ces rues étroites et fangeuses où ton pied ne posa jamais, dans les bouges où se façonnent, en vue de ton caprice et de ta commodité, ces objets de toute sorte. Écoute le souffle fiévreux des travailleurs. Vois leurs yeux éteints, leurs poitrines creuses, leurs joues desséchées. Écoute avec l’oreille de l’âme, et, du fond de ces cerveaux et de ces cœurs d’hommes, compte, si tu le peux, tous les désirs qui s’élèvent en vain. Analyse, si tu le peux, tous les ravages qu’y fait le désespoir et toutes les tortures qu’y exerce la déception incessante des aspirations légitimes de l’être humain.

Mais tu détournes la tête. Que te dirait d’ailleurs un tel examen que ne te révèle, dans la rue, la vue du premier mendiant ? Tu n’attristeras point ton front de ces réflexions austères, et tu préféreras, lorsqu’elles viendront te frapper au milieu des fêtes, répéter l’anathème qu’on jette à la misère, à ses effets et à ses révoltes ; et, passant par mégarde auprès du pauvre, tu relèveras avec soin le pan de ta robe de peur qu’il ne touche à ses haillons.

Cela semble fantastique, exagéré : c’est mathématique cependant.

Et ce n’est pas notre faute si l’égoïsme et la cupidité dépassent l’imagination ; ce n’est pas notre faute si l’évidence est précisément ce que l’esprit humain ne voit pas. — La guerre n’est-elle pas encore, aux yeux du plus grand nombre, une chose nécessaire, juste et belle ? C’est un fait d’ailleurs, et dès que c’est un fait, il n’y a plus rien à dire : — ce serait attenter au culte du monde. — Or, c’est encore un fait que les hommes, outre la guerre accidentelle faite à coups de fusil et de canon, s’assassinent à l’ordinaire, et se dévorent les uns les autres. C’est un fait, c’est-à-dire, une chose à laquelle il ne faut point toucher, sous peine d’attenter à l’ordre et à la propriété.

LÉO.