Vivre sa vérité/02

Baconnière (p. 10-30).

AUTOUR DU MONDE :
LES ÉTATS-UNIS, HONOLULU

Aux États-Unis, Pierre Cérésole est frappé par l’entrain, la joie de vivre de ce peuple. Dans ce milieu de gens « pratiques », il souffre de n’être qu’un « intellectuel ». Brusquement il décide de continuer son voyage vers l’Ouest en gagnant sa vie comme ouvrier.

Période d’abord très dure : il n’est qualifié pour aucun travail manuel.

Enfin à Petaluma en Californie, il est embauché dans une grande exploitation pour l’élevage des poulets. À Santa-Maria, aux gisements de pétrole, il fait du travail de nuit : surveiller, nettoyer, remettre en train les pistons de pompage qui s’encrassent.

Après plusieurs mois de travail, il a gagné de quoi s’embarquer comme passager sur le trois-mâts R. P. Rithet. Il quitte San-Francisco la dernière semaine de septembre et arrive à Honolulu le 15 octobre 1910.

Dans les îles Hawaï, impossible pour un blanc de trouver du travail manuel. Il commence donc par donner des leçons privées, puis on le charge d’un cours de littérature française au collège français de l’Université, et, bien vite, il est introduit dans la société américaine la plus brillante, la plus désœuvrée et la plus fortunée ; avec humour il note l’effet qu’il doit produire : « Pauvre garçon ! Il détonne en société comme une vérité dans un article nécrologique. »

Malgré l’effet déprimant que font sur lui la richesse fabuleuse de beaucoup d’hommes d’affaires et de grands propriétaires, et l’étalage de leur vie de luxe effrénée, Pierre s’éprend désespérément d’une femme mariée appartenant à ce milieu brillant et frivole. C’est la première fois qu’il aime : il a trente-deux ans, elle trente-six. Habituée à des hommages moins discrets, il semble qu’elle se soit fait un jeu cruel de cet amour si profond et si pur. La lecture des Carnets montrera à quel prix Pierre s’est arraché à cette passion et combien cette lutte déchirante l’a mûri.

Dans ce même milieu, avec plus de netteté qu’auparavant, il se rend compte de l’injustice sociale et commence à en ressentir, dans son cœur, le douloureux écho ; là aussi il a la première velléité de se débarrasser de son argent : chargé de donner des leçons de mathématiques à l’un des membres de l’ancienne famille royale dont le chef était le roi Kalakaua, il reçut de ce dernier une somme équivalant à une petite fortune. Ce n’était pas dans son programme, et il s’en défit en faveur d’une œuvre du pays. On trouve l’écho de ce geste dans deux petites notes de son journal : « Ces soixante-quinze mille francs que je donne — juste un petit grain de poussière comparé à ce que ces gens possèdent… — Un grain de poussière peut, à la rigueur, rompre l’équilibre et faire basculer les masses. » Et plus loin : « Je suis débarrassé de ces quinze mille dollars. »

1909.

eeiLe grand pouvoir est celui de l’esprit. Où est l’idéal ? Je ne sais, jugez-en vous-même, cherchez, allez au plus noble, — pas nécessairement le plus difficile.
eeiLes idées morales forment l’échafaudage qui soutient la vie ; l’échafaudage est horriblement compliqué ; il y a une grande quantité de pièces inutiles sans doute, et d’autant plus que la construction se développe. Ce qui était nécessaire ne l’est plus ; de nouveaux soutiens, en revanche, deviennent indispensables.

Il ne faut toucher à cet échafaudage qu’avec la plus grande circonspection. Il y a des gens qui devancent leur temps, et voient que telle règle jugée fondamentale n’est plus qu’un empêchement ; mais d’autres sont des ignares qui ne discernent pas l’importance de ce qu’ils enlèvent.

Enlevez les pièces avec une extrême prudence, par voie d’essai. Il faut des tempéraments révolutionnaires pour que de vieux échafaudages ne gênent pas les travailleurs ; il faut des conservateurs, pour que tout ne s’écroule pas d’un coup.

eeiLa dialectique tue, la seule règle c’est de s’élever au-dessus de soi-même, de s’effacer devant qui peut mieux servir.
eeiLa vérité est la jeunesse éternelle.
1910. Honolulu.
eeiL’ennui, c’est que je vais être payé pour admirer Britannicus et Athalie. Le cas ou jamais d’appliquer le principe : ne parler que de ce qu’on aime.
eeiOn trouve dans toutes les professions mal payées le rebut intellectuel mêlé aux gens les plus nobles.
eeiLà-bas, c’était la mécanique à enseigner à des ânes ; ici, la littérature à enseigner à des femmes. Ça risque d’être épouvantable… Où est l’âne ? hélas !
eeiIl a de l’esprit ?

— Non, mais il a longtemps vécu en Chine.

Il a des notions de sociologie ?

— Non, mais il a dormi dans un bunkhouse en Californie.

C’est un géologue ?

— Non, mais il a failli tomber dans un volcan.

Un métallurgiste ?

— Non, mais il a vu les hauts fourneaux S. M.

Un ingénieur ?

— Non, mais il a causé, assis dans un fauteuil rouge, avec M. Curtiss des turbines à vapeur, le soir des essais sur le Dakota.

Un électricien ?

— Non, mais M. Puppin des Téléphones lui a parlé.

Un ami des pauvres ?

— Non, mais M. Rath, directeur d’une maison d’accueil, lui a montré son système.

Un chrétien militant ?

— Non, mais le 18 décembre il fut trois fois au sermon en un seul dimanche.

Etc…., etc….

Il sait sourire ?

— Non, c’est un raseur.

eeiLe nom de Jésus-Christ a écrasé son œuvre : il est devenu notre idole ; votre idole, c’est le nom.

La meilleure justification de l’athéisme, c’est la révolte contre la vénération des mots.

Je propose qu’enfin nous renoncions à son nom, qui nous a divisés, et revenions à son œuvre, qui nous unira.

eeiLes criminels, c’est vous et moi qui ne voulons rien faire, qui nous cramponnons à un sac d’écus comme planche de sauvetage — au lieu d’accepter les ailes de la justice pour monter dans le ciel — qui frémissons parce que le pain sera moins blanc et la maison moins belle, et qui ne frémissons pas à l’idée que la lumière viendra, que le cœur s’ouvrira, que l’humanité verra sortir de son cœur même les fleurs que nous ne pourrons plus, peut-être, demander à la terre.

Éternel, donne-nous la volonté
Éternel, donne-nous la force.

eeiLâcher sa rente ! Lâcher sa rente ! C’est plus difficile encore que pour le chameau de lâcher sa bosse — et c’est ce qui empêche de passer par le trou de l’aiguille.
eeiQuel monde immense ce serait, où chacun pourrait regarder chacun dans le blanc des yeux avec la conscience qu’il ne lui vole rien, qu’il n’a pas mis le pied sur son dos ou sur le dos des siens pour s’élever à l’endroit où il est. La conscience qu’il a simplement fait fructifier le plus qu’il pouvait les dons que l’Éternel lui a faits, sans chercher à
étouffer autrui. Les passions de la lutte ne nous pousseront plus, mais la joie de la justice nous fera marcher ; on pourrait s’appeler frères sans grimace.
eeiBeethoven dans le Pacifique. — Un salon froid, porte vitrée en carreaux de couleur. Pas beaucoup de choses aux murs (grand avantage chinois et japonais).

De magnifiques meubles chinois, sculptés, lourds, avec des incrustations de nacre ; un petit dressoir, bonheur du jour, plus simple, avec des drôles de plaquettes en écaille, pas joli, mais antique et traditionnel, pour autant que je puisse risquer une opinion. Un cancrelat et un autre être rampant se poursuivent au plafond.

Monsieur est Américain. Madame est Chinoise et Hawaïenne. Mais la merveille, c’est cette enfant étrange qui doit avoir treize ans. Impossible d’apercevoir dans ce salon autre chose que sa figure et ses yeux, et quand je tâche de regarder ailleurs, j’ai l’impression que mes yeux tournent absurdement dans le vide.

Des cheveux superbes, bruns, serrés, abondants ; le teint légèrement bronzé, l’œil large, profond, bleu, d’un bleu qui fait penser absurdement qu’il doit être chinois parce qu’on ne sait à quoi le rattacher, les lèvres minces et fines, une voix sonore, pleine, lancée avec une magnifique impertinence d’enfant. Rien ne m’a jamais transpercé comme ce visage depuis que j’avais huit ans et suis tombé en admiration passionnée devant une ou deux figures.

Mlle K. jouait la Sonate au clair de lune.

Beethoven, la Chine, Hawaï, les lourds meubles incrustés de nacre, cette merveilleuse enfant.

Éternel, Éternel…

Cette figure était fabuleuse.

Sans doute, K. n’est pas la première interprète de Beethoven dans le monde, mais on le retrouvait.

À moi tout seul, en face d’un piano en pleine vieille Allemagne, j’étais incapable de le retrouver, et là c’était bien mieux que les restes immortels d’un musicien déchiré : c’était Beethoven.

Je l’ai entendu dans tant de circonstances ; chez M. dans sa chambre d’interne, dans la douce fumée des pipes et l’odeur du café, où les dimanches après-midi mortels étaient transfigurés ; chez L. à Paris, dans son appartement finement meublé de meubles du XVIIIme siècle ; à la grande salle de la Tonhalle, présenté par un chef d’orchestre scientifique, exigeant pour lui et le public ; à Munich ; à Chicago, où, en cercle, les musiciens célèbres, morts, figés, regardent avec sévérité ce qu’on fait de leurs œuvres.

Et maintenant, voilà Beethoven de nouveau, avec des palmiers et des cocotiers et des cancrelats, et le cratère de Diamond Head, et Kaimuki et Waikiki à l’horizon.

Beethoven, dont l’âme tourne à présent autour du mystère étrange de cette enfant de l’Asie, de l’Amérique et du centre du Pacifique. Elle est adorable.

Regarder si profondément, si profondément dans un éclair qu’il ne reste enfin et après qu’un éblouissement.

Elle a fait mine de partir. Elle s’est rassise ; jamais je n’ai ressenti d’une manière aussi impérieuse et embarrassante la nécessité absolue et l’impossibilité radicale en même temps de regarder ailleurs.

Elle est restée là un moment, si gracieuse, cette figure fascinante.

Elle est restée là, blanche et légère sur les lourdes sculptures chinoises noires, je pense juste le temps de sentir l’impression profonde qu’elle produisait. Conquérir, conquérir dès le début ! Un jour… Et elle est partie pour ne plus revenir, en sautant sur un pied.

1911.
eeiL’effort du rentier énergique : mettre son fils à l’abri des luttes !
eeiLa honte d’avoir laissé à ses descendants de l’argent, au lieu d’une preuve de confiance en leur courage.
eeiQuand le socialisme serait économiquement idiot, votre conscience ne vous laisse pas le droit de reculer comme devant une bataille désespérée.
eeiPremière règle : aucune expression d’idée ne peut constituer un blasphème.
eeiDepuis que j’ai fait des choses insensées humainement et qui ont été après coup ce que j’ai fait de mieux dans ma vie, je n’ai plus peur de suivre la poussée interne… en priant Dieu que ce soit bien Sa voix qui me fasse mouvoir et non celle de ma vanité.

Je ne reviendrai pas… ou je reviendrai un homme fort. C’est un beau combat. Nous vivons dans un temps merveilleux où de toute part ça craque, et les hommes commencent à comprendre… ils cessent d’être effrayés des choses puissantes, belles et nobles. Nous nous éveillons. La peur de changer d’univers, de se lancer, de croire, d’être enthousiaste, — Seigneur, que je puisse débarrasser des gens de cet horrible fardeau ! Je dois réussir… Et si je ne réussis pas, un autre réussira à ma place. La vérité est splendide comme le soleil.

eeiLa peur, le principal ennemi ; surtout la peur de soi-même ; la peur de n’être pas à la hauteur, la peur de recommencer indéfiniment les mêmes fautes ; le plus grand danger c’est de pactiser avec l’ennemi qui est en soi :

Peur de lâcher son argent,

Peur de sortir de son milieu,

Peur de changer de métier,

Peur de voir les choses comme elles sont,

Peur des noms, des systèmes, des mots,

Peur de la mort.

Je n’ai point de courage ; je veux en avoir ; j’en aurai, dussé-je tomber cent fois sur mon nez d’ici là.

Je suis une âme faible, mais qui voudrait être forte.

eeiJ’ai encore un amour-propre autre que celui de marcher droit à la grande lumière… et cet amour-propre me trouble. Il faut s’en séparer.

Il faut consentir à se voir ridicule et à côté, longtemps encore. La poussière qui est sur mes souliers m’humilie trop, et l’air abruti que j’ai quand je suis fatigué.

eeiSi je ne désire que des choses nobles et grandes, je ne vois pas pourquoi je ne les obtiendrais pas. Je suis même sûr, en y réfléchissant, de les obtenir, car avec une idée noble de la vie, quoi qu’il arrive, c’est le résultat voulu… (Un peu mystique et nuageux, mais réel.)
eeiJe suis un peu fou sans doute, mais pas plus qu’il ne faut pour être le bon serviteur d’une noble cause.
eeiOn peut être grand à perpétuité à condition de se cramponner obstinément à ce qu’on doit faire. C’est net et solide ; je sens ça comme un manche d’acier dans la main, comme une marche de granit sous le pied.
eeiDans cette automobile, seul, je rattrape ces femmes japonaises en jupes courtes, les cheveux relevés enveloppés de toile, avec un chapeau de paille juché là-dessus ; toutes s’écartent, se rangent ; je rattrape des Japonais et des Chinois
empilés dans la diligence. L’automobile longue, propre, complète, bien construite — générations d’hommes qui ont travaillé pour arriver à ces écrous, à ces laitons bien montés, solides, honnêtes — court régulièrement sans secousse sur la route. Je passe devant une boutique… un homme salue. Est-ce un cabaretier qui soigne, en ma personne, sa clientèle riche supposée ? Je rattrape un vieux Hawaïen ; celui-ci salue encore… Le beau, le noble, le splendide salut de l’homme humble, sans envie, qui, voyant passer un riche dans son auto, — au lieu de se dire : « Voilà une canaille qui m’a volé » — se dit : « Voilà un homme supérieur qui, par son travail, s’est acquis une situation supérieure ; il honore l’humanité, il nous honore tous, saluons-le… »

Dans cette auto, touchant la vie libre et supérieure des gens qui parle tranquillement de faire ceci ou cela sans rencontrer nulle part la barrière : « Et l’argent ? »… voyant la manière dont ils parlent, dont ils vivent, et pensant à ce que ces existences de Japonais, là, le long de la route, représentent d’efforts, de limites, de privations, — Mon Dieu, j’ai senti l’énormité, l’énormité de la grande entreprise à tenter.

Certitude grande et haute : c’est que l’entreprise ne réussira, ne « se mettra en branle », qu’entre les mains de celui qui en est digne. Vous, mes enfants, l’effort est trop grand pour vous, vous n’entrerez pas dans cette terre promise, mais pourquoi ne prépareriez-vous pas vos enfants ? J’ai senti nettement — net comme la portière de l’automobile sous ma main — les efforts, les sacrifices énormes, inouïs, qu’il faudra que les riches fassent pour accepter cette réduction en faveur de ces malheureux Chinois et Japonais. La réduction juste seulement, mais quand même elle sera dure. Ils vont lutter, lutter à mort. Étrange ! j’ai senti là, comme physiquement, concrètement, comme si je l’avais dans la gorge, ou dans l’estomac, ou dans le poing — qu’il faudra une lutte lourde, pénible, sanglante peut-être, pour les réveiller, pour les amener à marcher, à changer. C’est le glaive dont parle l’Évangile.

La justice, le devoir, l’idéal, le sacrifice : le cadeau le plus précieux qu’on puisse vous apporter.

eeiMon Dieu ! ce que j’ai menti, menti, menti…

Cet après-midi, thé sur la véranda splendide de M. G. W. Causé, seuls ; une de ces conversations à prétention morale où on affecte de toucher de graves questions… Stérilité, stérilité… On sait que ça ne changera rien. Déshonorant.

Seigneur, fais-nous passer vivant à travers ces choses nauséabondes. Ah ! vous causez questions sociales — pour vous amuser — en souriant — sans être résolus à changer !

Il n’y a pas de droiture, pas de liberté. Ah ! sur cette véranda, devant ce service à thé charmant, et ces fleurs — et pendant que cette petite Japonaise, là dans le coin, attend vos ordres — ah ! nous parlons de la moralité du monde, de la société ! C’est un mensonge de plus.

Votre âme y succombera.

Comme je vous aime, vous, gens grossiers qui dites, aveuglés : « Cochons d’aristocrates, cochons de riches ! tire-toi ou je te casse la gueule ». Comme ces paroles sont saines et fraternelles et hautes au prix de ce robinet d’eau tiède que nous avons laissé couler.

C’est que je n’ai pas voulu leur faire de peine. Il y a du cœur, de l’âme, de l’affection chez ces gens, enfouis dans un profond, profond, profond fumier…

Oh ! Madame, à quelle déshonorante affaire je me suis laissé aller parce que, toute riche que vous êtes, vous êtes une âme sœur que je ne voulais pas blesser ; — pas le courage, naturellement. Le ciel m’est témoin que je n’y mettais pas d’autres pensées basses. Ce n’est pas de l’argent, de l’influence, une situation, que je sens. Non ; mais, plus horrible peut-être, je veux être « bienvenu », être apprécié, être « l’ami ».

Pour ne pas voir une figure froide se tourner vers moi, j’ai renié l’éternel ; j’ai souri, minaudé. Ah ! que ces contremaîtres me fassent suer dans le fossé en me couvrant de leur mépris pour expier cette situation.

Éternel, éternel…

Imbécile, pauvre type… Sourire, sourire de traître qui me reste figé autour des lèvres… comme la graisse d’une horrible tartine, comme le collant infâme d’une dose d’huile de ricin.

eeiCe Romain Rolland là-bas, c’est un roc. Nous pourrons à coup sûr y lancer notre ancre.
eeiCe qu’il y a de plus dangereux chez l’ennemi, ce sont ses vertus, parce que, sur ce point, il nous a nous-mêmes comme alliés nécessaires.
eeiSi je ne puis rien faire avec harmonie, eh bien, je ferai « rien » avec harmonie.
eeiIl y a longtemps, pour moi, que le christianisme a abandonné, ou débordé, toutes les églises ; à elles de s’ajuster, si elles veulent.
eeiLa meilleure musique pour moi, c’est celle que je n’entends pas, celle qui fait rêver.
eei« Je crois en Dieu » ou « je n’y crois pas », « Il y a un Dieu » ou « il n’y en a point »… sont des expressions verbales éventuellement aussi excellentes l’une que l’autre pour signaler ce qui importe : la force morale, la foi, l’espérance, la charité. Je dirai donc : chaque fois qu’en écartant une formule vous sentez qu’une partie de votre force morale va chanceler, maintenez-la comme on maintient l’échafaudage aussi longtemps que la clé de voûte n’est pas posée, ou que le ciment armé n’a pas pris. Et tout aussi fort : Chaque fois qu’en maintenant une formule vous sentez que vous entamez votre force morale, que vous l’affaiblissez, démolissez-la sans pitié.

Ne tremblez donc pas : sachez que tous vos mots, toutes vos croyances exprimées sont des approximations éternellement inadéquates. Le crime est de vouloir fixer par l’autorité de l’église ou de la Bible. Il faut que l’homme s’habitue à voir le soutien matériel de sa foi morale devenir de plus en plus élevé, sublime. La marche vers l’agnosticisme pour une plus grande force morale est inéluctable. Notre rôle est de tâcher de secouer les échafaudages de temps en temps pour voir si nous ne pouvons pas maintenant dégager notre construction et la rendre plus spacieuse et plus noble.

eeiParfois vraiment, il semble que l’éternel s’éclipse… la réalité est là, dure, froide : plus d’enthousiasme, plus de communication, la mort tout près… Hourrah ! c’est le moment de se cramponner ; et, puisqu’on a vu la lumière un moment, marcher droit sans elle, pour l’amour d’elle, quand bien même on ne devrait plus la revoir jamais — ce qui est impossible, senti impossible !

Toute pensée non égoïste fait revenir la lumière.

1912.
eeiCes lumières sur les bas-fonds, des gens qui pêchent… À chaque lumière une âme correspond.
eeiOn dit que chez les grands lycoperdons il y a un spore, sur les 100 millions ou milliards, qui aboutit à reproduire un champignon ; jugez maintenant la philosophie de ce système de spores : ces malheureux doivent se croire intégralement inutiles… Il n’y en a qu’un, rarissime, qui se doute à quoi la compagnie sert, et les autres se demandent, pessimistes : Seigneur, qu’est-ce que nous fichons là ? Pour les hommes c’est peut-être semblable ; sur plusieurs milliards, il y en a un qui a fait autre chose que naître, vivre et mourir (le Christ en deux ou trois mille ans).

Être bas, bas, près de terre, près de l’éternel. La paix, la solitude.

eeiC’est facile d’avoir une vie régulière et ordonnée — autrement dit : de vouloir avec régularité — si on ne veut pas de grandes choses.

On ne peut fixer les itinéraires d’avance et marcher avec une régularité parfaite ailleurs que dans les pays parfaitement plats et sans obstacles.

eeiToute l’éducation que vous donnez à vos enfants est viciée, non seulement par l’argent que vous leur laisserez, mais encore par celui dont ils vous voient jouir, sachant que vous ne l’avez pas gagné.

Money is a curse (l’argent est une malédiction).
Il y a ceux qui ne le disent, ni ne le croient.
Il y a ceux qui le disent, mais ne le croient pas.
Et il y en a peut-être qui le disent et qui le croient.
Y en a-t-il qui le croient sans le dire ?

eei1er mars 1912. Sur un bateau, d’une île à une autre, dans l’archipel Hawaï. — La Claudine commence à danser… Étendu sur le pont près d’un canot ; la mer vue entre le canot et le bordage paraît tout près, elle bondit vers moi, en écume blanche sous la lune brillante… à chaque instant il me semble qu’elle va m’atteindre.

Tout à coup, basculée générale, tout le monde balayé contre le bordage : matelas, Canaques, Japonais, récipients en fer blanc, planteurs… et moi j’y suis déjà ; un bonhomme s’assied sur moi… Je pense à mon rêve où le bateau basculait ; je pense à nager, je pense au froid et aux requins.

Peu importe ! sentiment curieux : oui, le bateau peut assez bien me verser dans la mer ; il n’en fera rien. J’ai bien des choses à faire encore. Le pont violemment s’incline vers l’avant, l’hélice vibre subitement, nous plongeons,… on a l’impression que la machine s’enfonce comme un bélier dans le sein de l’océan… on serre les dents, on voudrait entrer plus profond, à fond, dans cette masse résistante. Toute la machine se relève, repart, oscille en arrière en roulant sur le côté, mouvement hélicoïdal qui impressionne le système nerveux. Gémissements.

Me voilà dans le canal, entre Oahu et Mani : nuit superbe, l’étoile polaire brille souriante si loin de nous, qui a vu tant de naufrages. Je suis fatigué, tout s’efface, s’alourdit dans ma tête. La mer qui roule ; l’océan immense, la grandeur éternelle, l’océan qui vous soulève, qui vous roule sur le sommet et dans l’abîme… Puissance, harmonie prodigieuse.

eeiDieu veut des hommes forts. Il se fiche pas mal des mazettes. Hardi, les mazettes !
eeiLa prière sincère, c’est de retourner avec sincérité et détente à son travail.
eeiLe char embourbé près du haut de la pente ; beau de voir des hommes s’évertuer, apporter des planches, tirer le véhicule du pétrin. Faire ça !
eeiVous ne pouvez vous tirer du pétrin que par la grâce de Dieu.
eeiJe consens absolument, de tout mon cœur, de toute mon âme, de toute ma pensée, et sans amertume, à être repoussé dans le coin, si telle est la loi.
eeiLes uns ont la pensée organisée comme la machine d’un transatlantique, par chaudière, tiges, pistons, manivelles ; le tout poussant toujours la même hélice et faisant avancer le bateau à toute vitesse vers un but donné.

D’autres ont un esprit semblable aux voiles qui sont sur les vaisseaux, attrapant les courants d’air voulus, marchant paisiblement, un peu moins sûrs que les transatlantiques parce qu’ils dépendent plus des circonstances.

Et certains de ces vaisseaux à voiles sont manœuvrés par des marins qui changent d’idée à chaque instant, ne savent pas diriger leurs voiles et n’arrivent à aucun port.

Enfin il y a ceux qui n’ont ni vapeur, ni voile ; leur âme, c’est une vieille cargaison pourrie, et ils errent dans les mers jusqu’à ce que le sort ait pitié d’eux et les brise complètement sur un rocher furieux.

eeiQuel effort pour se tenir sur la ligne droite ! Cet effort marque un état anormal. La vraie bonté est naturelle.
eeiSentiment absolu. Je ne l’aime pas pour ce que je ne vois pas, mais pour ce que je vois, quoi que puisse être le reste.
eeiFemme, j’ai vu là-bas, aux gisements de pétrole, autour des flammes immenses qui montaient sur la colline, au flanc des chaudières, dans la vapeur rugissante, des centaines et des centaines de pauvres papillons de nuit qui sortaient des ténèbres, — traits rapides, lancés vers la lumière en courbes étranges ; attirés, aveuglés, se précipitant et résistant… Courses effroyables, luttes entre des forces mystérieuses autour du pôle dangereux. Quelques-uns entraient, et quand même ce n’était que lumière et pureté ils mouraient là, par terre, les ailes brûlées, agonisant d’une mort horrible. D’autres, après des cercles, des cercles, s’éloignaient, revenaient, s’éloignaient et revenaient encore, et, avec des efforts terribles, s’arrachaient à la lumière et rentraient dans la nuit. — Rentrer dans la nuit… Éternel.
eeiMettre l’amour avant tout, avant l’Éternel ?

Pauvre ami, jamais tu ne reverrais ta patrie ; ni la petite, ni la grande.

eeiSi la chasteté est une vertu pour l’homme, elle ne l’est que comme l’annonce d’une vue profonde, immense de l’amour.
eeiIl faut toujours traiter les gens avec lesquels on a des difficultés comme des êtres avec qui on se réconciliera un jour parfaitement, et respecter et aimer en eux d’avance l’ami qu’on retrouvera plus tard.

Éternel, extrais de nous ce qu’il y a de bon, et jette la lie au fossé ; Éternel, Éternel…

eeiLa loi de Dieu n’est pas même dans les dix commandements ; elle est dans nos cœurs.

Dieu, c’est la recherche, l’effort, la vie ; ce n’est pas une certaine morale définie, mais c’est certainement la subordination de l’égoïsme de quelque intensité qu’il soit. Il ne faut attacher Dieu fixement à aucune autre chose.

eeiSoir du 25 avril. — Froid, froid et beauté. Un quart de lune sur les palmiers et l’océan. Quelle splendeur ! En rentrant, erré sous la lune ; arrivé au fond du jardin, près d’un feu ; sans bruit, une flamme sort d’un côté puis, soufflée par le vent, de l’autre. Feu silencieux, feu sacré, feu mystérieux, feu qui féconde ; feu qui détruit. Éternel, Éternel. Paix dans le silence, et la pureté, et la force.
eeiUn jour, un jour, de tout ce beau sentiment ne restera que poussière, un vague souvenir. S’il ne me fait rien faire de mal, ni penser rien de bas, il en restera un parfum puissant dans toute ma vie ; une force immense.
eeiJ’ai le désir acharné de m’élever au-dessus de toutes les terreurs, de toutes les mesquineries, de toutes les laideurs, de toutes les trahisons, de tous les égoïsmes.
eeiJamais rien, jamais, non jamais rien de mal ; non pas seulement parce que le retour est terrible, mais parce que c’est la vraie mort.
eeiLa femme qui admire ses vertus est pire qu’une courtisane ; elle a organisé un petit temple individuel infime ; elle a fermé la porte à l’éternel.

L’autre a démoli toutes les murailles ; elle n’a rien bâti ni pour elle-même, ni pour Dieu. Bien mieux vaut un désert qu’une bâtisse mesquine. La femme qui a cédé à toutes ses passions, c’est comme un désert : le vent souffle puissamment où il veut. Mais un jour, sur cette vaste étendue, quelque chose peut apparaître.

Le Christ a senti cela parfaitement, quand il a accepté le parfum que la pécheresse a versé sur ses pieds.

Tous ces gens à morale sombre dont l’essence est le renoncement oublient complètement l’essentiel. L’essentiel n’est pas la morale, si indispensable, si absolument indispensable et respectable qu’elle soit,… l’essentiel c’est la joie, la splendeur, la magnificence de chacun, de tous.

La vertu n’est qu’un moyen, l’essentiel c’est la vie, la vie splendide.

Le fait considérable, c’est que la vertu est un élément essentiel de la vie. Sans dévouement, sans sacrifice, le terrain où la fleur de vie splendide apparaît est rapidement épuisé.

eeiÉternel Dieu, prends mes affaires entre tes mains, et conduis-moi à travers ces impasses en me laissant un cœur sans mesquineries et sans bassesses.
eeiJe serai content de fournir seulement un peu de boue pour le grand bâtiment.
eeiUn des grands plaisirs du diable sera d’avoir des églises partout, où l’on vénérera l’Éternel dans des cérémonies gratuites et grotesques, où tout le monde se croira sincère… et ne fera que des grimaces.
eeiIl n’y a pas d’erreur plus complète que de s’imaginer que l’Éternel regarde avec un sourire satisfait ces petites vertus pâles. Ce que l’Éternel aime, c’est la vie belle, puissante, intense, et tout ce qui est de nature à l’affermir, à la faire durer dans le monde, forte et active avant tout.
eeiJe sens avec une netteté féroce l’incompatibilité de la règle chrétienne de fraternité avec cette manière de vivre sur le dos des ouvriers.
eeiLe devoir. Mot sec et affreux. Je ne veux pas servir un mot ; je veux obéir à une force.
eeiQu’ainsi toutes ces choses soient dispersées, mortes ; que cet amour soit vain, que rien n’en puisse sortir, qu’il ne puisse s’épanouir, c’est une nécessité mystérieuse, comme la mort elle-même. J’y suis habitué. Il faut voir ça et glorifier l’Éternel.

La souffrance de cet amour est comme celle de la mort. Il faut la regarder en face. L’accepter, accepter la solitude. Éternel ! Éternel.

eeiMon Dieu, quelle solitude dans un espace où il y avait quelque chose de si beau ! Comme si la mort avait passé.
eeiCet homme ne veut pas mentir… Il est dangereux !
eeiIl faut vivre avec un seul grand bonheur : la foi ou quelque chose de ce genre ; et dédaigner le reste.
eeiCe qui prouve combien le métier de pasteur est horrible, c’est qu’après le sermon, en déjeûnant chez le ministre, chacun sent qu’il est de mauvais goût de parler religion, de s’entretenir de l’esprit, — pauvre homme, il doit en être fatigué ! — de mauvais goût comme de parler toujours à un épicier de ses macaronis et de ses pruneaux secs.
eeiLe mot de devoir, ou même d’impératif catégorique, m’horripile. Je ne suis plus un enfant ; je veux maintenant qu’on me montre autre chose que ce mannequin, utile pour des esprits primitifs. Je ne nie absolument rien de son contenu, mais je veux lui voir une raison positive. Cette raison, c’est l’amour, l’amour profond, étendu à tous.

Pas une seule fois, le Christ n’a eu ce mot de devoir à la bouche. Aimer Dieu.

eeiJe veux servir l’esprit, et non des préjugés. Acier.
eeiVous ne combattrez l’amour que par une autre splendeur, par un amour plus haut.
eeiVous dites : Quelle tristesse de penser que l’altruisme le plus beau n’est autre chose, après tout, que de l’égoïsme raffiné.

Je dis : Quelle joie de penser que l’égoïsme, quand il est raffiné et cesse d’être imbécile, est identique à l’altruisme le plus beau.

Vous avez dit : Quelle tristesse de penser que le pur diamant, quand on va au fond des choses, n’est que du vil charbon.

Je dis : Quelle joie de penser que le vil charbon, quand on considère sa nature essentielle, nous fournit tout ce qu’il faut pour faire un pur diamant.

eeiFaire, faire. On ne combat pas la tendance à une mauvaise action en tâchant de ne pas la faire, mais en en faisant une autre bonne. Appeler Dieu à son secours pour l’action.
eeiLa joie de pouvoir être votre frère, de vous parler à tous, ô hommes.
eeiSois frère, agis en frère avec les autres hommes, et partout tu seras chez toi, chez tous les honnêtes gens ; et la terre t’appartient.
eeiIl faut toujours que j’aie des « explications » avec les gens. Ça prouve combien ma façon est désordonnée, rocailleuse, absurde ; pas douce, continue, harmonieuse.

Renoncer à ce système ; aller doucement de l’avant.

eeiL’église, c’est une voie de garage où on a remisé le christianisme pour l’empêcher de gêner la circulation des affaires sur la grande voie. Le mécanicien du train remisé fait parfois des efforts pour se remettre en marche (d’autres boivent des chopes), et, quand il est très audacieux, il siffle !
eeiPlus on aime, plus l’idée qu’on pourrait ternir son idéal devient odieuse.
eeiDu temps où il y avait des esclaves, les bonnes gens comme vous, au cœur large, bon et généreux, ne voyaient pas non plus la nécessité morale de supprimer l’esclavage.
eeiIl n’y a que la droiture et la sincérité. Le reste est souffrance horrible.
eeiComme c’est triste, les grandes choses souillées.
eeiEmerson a une parole grande et assez dangereuse : The only sin is limitation (le seul péché est la limitation, la restriction). Je sens ça si vivement ! Admettre la liberté, même là où je ne puis l’approuver.
eeiLa terre est un poème, un poème immense…, que les gens n’ont pas le temps de lire parce qu’ils sont occupés au bureau.
eeiCette habitude de servilité affreuse à l’égard de la Bible, de l’évangile ; ce parti pris d’admirer, d’adorer tout le détail ; ce rejet du sens critique, de la liberté, de la souveraineté personnelle ! Incroyable et détestable.

Ils ont le parti pris de tout trouver admirable dans ce livre ; c’est une insulte à la vérité, à la raison, un premier crime fondamental… et ils prêchent !

eeiCe qu’il faut pour la conversation mondaine, c’est du sable fin pour remplir des trous minuscules ; de petites
pensées. Ce malheureux garçon n’a à sa disposition que des blocs durs, et n’arrive pas à en placer un seul de toute la soirée.
eeiJe suis incapable de faire de l’argent, mais je sens qu’il convient de ne pas m’en glorifier trop.
eei« Pourquoi dans tel ou tel cas se bien conduire ? » — Pour une mélodie de Beethoven, haute et noble.
eeiPousser ses racines très profond, tous les jours un peu.
eeiÀ Dieu : Je ne suis qu’un crétin, mais en toi je puis tout être et tout comprendre ; je saisis les choses qui m’échappent. En toi je deviens universel… Laisse-moi aller et faire mon petit ouvrage, bien, consciencieusement, et ainsi je participerai…
eeiIl ne faut pas prétendre dire à la rose comment s’arranger ; mais on peut être la brise ou le souffle chaud qui passe, murmure son opinion, et modifie ses formes, un peu.
eeiSur mer, en route pour le Japon. — Un missionnaire sombre, ascète, qui joue de l’harmonium, pendant qu’une troupe de comédiens joue de la guitare et chante sur le pont.

Je ne sais pas si je me suis joint à cette société de théâtre par goût, par principe, par faiblesse,… ou par esprit de contradiction.

Le désir humain que rien d’humain ne me reste étranger.

Il y a longtemps que je suspecte la vraie religion d’être du côté des troupes de comédiens plutôt que du côté des théologiens.

eeiLes Français sont, au point de vue des idées, dans un état de révolution, de guerre perpétuelle ; ils vivent sous la tente, perpétuellement en campagne ; ils n’ont pas le bienfait de la paix ; mais aucune crise ne les surprend.