Visites aux villes d’art septentrionales. — La peinture à Bruges

Visites aux villes d’art septentrionales. — La peinture à Bruges
Revue des Deux Mondes6e période, tome 11 (p. 594-633).




VISITES AUX VILLES D’ART SEPTENTRIONALES

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LA PEINTURE À BRUGES


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L’extérieur des retables flamands relève presque toujours d’une esthétique sculpturale. L’oraison finie, l’œuvre se faisait en quelque sorte de pierre. Point de luxe inutile ; des figures en grisaille d’une plasticité toute décorative. Fermé, le « taveliau » s’incorporait au cadre d’architecture. La prière seule dévoilait les trésors cachés sous les volets. Ouvrait-on ceux-ci, les scènes pieuses s’offraient dans cette harmonie de tons purs qui fut le secret des Flamands du xve siècle ; et l’esprit du fidèle s’abimait dans un flot de lumières colorées et de grâces irradiantes. Telle était la vertu de cette peinture mystique.

Bruges est un retable de pierre qu’il faut contempler au soir tombant. A l’extrémité du Lac d’Amour, une grosse tour séculaire garde un pont qu’on dirait hors d’usage. Ne craignons pas de nous y engager et retournons-nous vers la ville. La flèche de Notre-Dame, comme suspendue sur les arbres et les toits, se réfléchit dans le visage immuable de l’étang. Divin prestige de l’illusion ! Parce qu’un paysage doux et harmonieux résume la beauté de la cité, nous croyons mieux connaître les œuvres de génie éparpillées dans les églises et les musées ! Et si la brise nocturne promène quelques rides sur le Minnewater, jadis bassin maritime, notre perception d’autrefois s’aiguise et s’affine. Bruges n’est-elle pas fille de la mer ? A quelle cause la peinture des Flandres et de la Wallonie doit-elle sa vigueur d’expansion si ce n’est à l’existence du trafic brugeois ? Les artistes affluèrent dans cette ville de commerce et de finance qui est devenue la cité des peintres mystiques. La mer favorisait l’exil et la renommée des retables. Des pirates parfois imposaient aux œuvres des destinations inattendues ; et la légende célébrait le capitaine qui apportait à l’étranger une peinture des Flandres ou supposée telle...

Aucun des chefs de l’école brugeoise, — Jean van Eyck, Memlinc, Gérard David, Jean Prévost, Lancelot Blondeel, Pierre Pourbus, — n’est né à Bruges. Et pourtant, admirer leurs œuvres, c’est dévoiler l’âme de la ville. Monumens et sites sont l’extérieur du retable urbain ; pour déchiffrer le visage intérieur de la cité, il faut ouvrir les volets du polyptyque et pénétrer dans les sanctuaires brugeois. Refaisons ici un pèlerinage qui depuis longtemps nous est cher plus que tout autre. Bien certain sommes-nous de faire regretter les mérites psychologiques d’un Vitet, la maîtrise d’un Fromentin ; mais nous arrivons un demi-siècle plus tard et peut-être sera-t-il utile de résumer les données récentes en un bref cicerone qui mesurera à nouveau la hauteur de ces phares immenses : Jean van Eyck, Memlinc, évoquera les maîtres élevés dans leur rayonnement et réveillera même un instant les ombres de la décadence.


Après son étonnante épopée démocratique et la lutte qu’elle soutint seule contre le roi de France, Bruges connut la grande prospérité matérielle et jusqu’en 1379, — alors commencent les funestes querelles avec les Gantois, — l’essor économique de la cité ne subit point d’arrêt[1]. Bruges devient le grand centre hanséatique, le siège du Deutscher Kaufmann et des grandes banques italiennes, la secrete camere der goeden coopliede, la chambre secrète des bons marchands. Toutefois le luxe cosmopolite, l’épanouissement communal (la Scepenen-huus, maison des Échevins, fut commencée en 1377) ne modifient pas la condition misérable du bas peuple et le problème social se pose avec une extrême violence ; on trouve des solutions dans le sang, on cherche des consolations dans la rêverie mystique. Les hérésies des Flagellans, Danseurs, Begards, Lollards compliquent les luttes de classes ; la Flandre pouvait périr dans l’anarchie, et voici qu’au contraire, avec l’aide des dynastes bourguignons, ces passions positives, ce mysticisme, cette richesse bourgeoise s’amalgament en substance immortelle dans les chefs-d’œuvre du XVe siècle.

Dès le milieu du XIVe siècle, Bruges avait envoyé à la Cour de France un maître auquel Charles V conféra le titre de pictor regis en 1372 : c’est Jean Bandol ou Baudol, dit Johannès de Brugis, Jehan ou Hennequin de Bruges, désigné comme l’un des inspirateurs du naturalisme septentrional pour avoir exécuté sur le premier feuillet d’une bible historiée (Musée Westreenen de La Haye) un portrait de son maître, de la laideur la plus ressemblante[2]. A Bruges même, les pingers et scilders (peintres de madones, saints, phylactères, armoiries, emblèmes) les huuscrivers et beeldescrivers (peintres de fresques, de tableaux, miniaturistes, héraldistes) venaient du Limbourg, de la Hollande, des bords du Rhin, de la Flandre wallonne. Le pouvoir tentaculaire de Bruges commence à s’exercer. De quelle valeur étaient les maîtres attirés par la cité ? Il nous est facile de dire qu’aucune frontière ne séparait l’art du métier, que les artistes se confondaient avec les artisans. Mais quel langage l’art balbutiait-il ?

Un portrait supposé de Saint Louis peint à la fresque dans le déambulatoire de l’église Notre-Dame, et le petit retable de la corporation des Tanneurs conservé à la cathédrale Saint-Sauveur, sont les uniques vestiges de la peinture brugeoise du XIVe siècle. Le Saint Louis présumé est debout tenant le sceptre d’une main, un livre de l’autre. Les couleurs bleues et rouges des vêtemens s’effacent et s’écaillent de même que les feuillages du fond. L’ovale des yeux s’allonge en amande, les doigts se recroquevillent en boucles bizarres, la hanche droite s’exagère en courbe démesurée, le manteau se complique en volutes multiples sur l’épaule gauche et sous la main qui tient le sceptre. Le peintre, — comme tous les septentrionaux contemporains, — est soumis aux doctrines des ateliers parisiens et s’enthousiasme pour les mièvreries de l’idéal gothique finissant. Son Saint Louis est un témoin de la Francisation des Flandres au milieu du XIVe siècle ; il doit dater des environs de 1340.

Le peintre du retable des Tanneurs n’est plus l’esclave de la même tradition ; on surprend dans sa peinture les indices malhabiles et touchans d’un art nouveau. Du Christ en croix placé au centre, trois petits anges noircis par les siècles recueillent dans des calices le sang qui s’échappe des mains et du côté. La Vierge s’évanouit dans les bras des Saintes Femmes ; en pendant, un centurion, que l’on peut prendre pour un soudard du temps, vaguement costumé à la romaine, est escorté de trois personnages plus ou moins orientaux. Aux extrémités de la composition dans de petites niches qui voudraient être des palais romans, se tiennent sainte Barbe et sainte Catherine. Le fond du retable est d’or gaufré ; les figures sont peintes à la détrempe ; de petites cernures noirâtres accentuent par endroits les contours et sont assez visibles autour des doigts. Un restaurateur, — je ne sais quand, — s’est malencontreusement servi de l’huile pour retoucher la tête, la robe et le manteau bleus de la Vierge, la tête de sainte Catherine. Le retable doit avoir été exécuté vers 1370, et l’auteur participe à ce grand mouvement cosmopolite de la fin du XIVe siècle qui, chez les septentrionaux, mélange timidement des accens autochtones à des emprunts italiens et à des réminiscences du gothique français. Le charme tout siennois des deux saintes du retable des Tanneurs se perpétuera dans l’art brugeois et brillera chez les princesses mystiques de Memlinc. A-t-on jamais songé à la ressemblance qu’une égale ardeur de civisme, de luxe, de foi, confère à Sienne et à Bruges ?


Le XVe siècle brugeois est un diptyque aux contrastes cruels. La richesse des marchands Espaingeulx, Portigalois, Bretons ; les vastes opérations de crédit des Portinari, des Guidetti ; la supériorité de Bruges sur tous les comptoirs d’argent de l’Europe occidentale ; les caraques et galées encombrant les bassins maritimes ; le luxe des colonies étrangères ; les draps d’or et de soie, les tableaux vivans, les cortèges éblouissans des visites princières et des noces ducales : c’est le premier aspect. L’ensablement du havre brugeois ; le Zwin ; la décadence rapide du commerce hanséatique ; l’exode des marchands qui, vers 1450, se repairaient encore en foule dans la ville ; l’abandon à la fin du XVe siècle de quatre à cinq mille maisons signalées comme « vagues, closes et venans en ruyne ; » l’avènement de la prospérité anversoise : c’est l’autre aspect. La mâle puissance des débuts du siècle s’avère dans le génie de Jean van Eyck ; la mélancolie des destins finissans se lit dans la suavité de Memlinc. Les ducs bourguignons associent leur sort, semble-t-il, à celui de la ville, et leur fortune ne survit pas à celle de la cité. L’idéal monarchique des princes de Bourgogne s’oppose au particularisme routinier des bourgeois flamands. Mais Bruges est pour les ducs un séjour favori de faste, d’art, — et le cadre de leurs noces légitimes. Ils s’éteignent avec la ville. Hasard sans doute ! Fatalité qui rend plus saisissante la beauté bourguignonne de la capitale des Flandres. On respire le XVe siècle bourguignon à Bruges, comme on respire le quattrocento médicéen à Florence.

Au début du XVe siècle, les frères van Eyck parurent qui assignèrent à la peinture septentrionale une place unique et dotèrent l’art chrétien de son plus subtil moyen d’expression. On a qualifié leur perfectionnement de la peinture à l’huile de procédé brugeois[3], tant Bruges est accapareuse de la parure artistique de son temps. La peinture à olle allait éclipser les arts d’entaillure et d’enluminure si brillans à la fin du XIVe siècle. Sur des fonds plâtreux, soigneusement polis et imperméabilisés, très souvent recouverts de feuilles d’or, on étendit des couleurs mélangées à un vernis huileux, parfaitement siccatif. Et désormais les peintres purent étaler sur leurs trencoirs en bois ou palettes, des matières propres à reproduire toutes les merveilles du monde. Un petit tableau de la cathédrale de Saint-Sauveur a pris rang dans le catalogue de Hubert van Eyck : Le Christ entre la Vierge et un donateur. D’une expression suave, d’une exécution moelleuse, le Christ entouré de quatre angelots est une fleur suprême de l’idéalisme gothique. Les têtes de la Vierge et du donateur, leurs mains, sont de la plus caressante douceur. Tout en interrogeant la nature, l’auteur s’accommode de formules archaïques : phylactères, robes curvilignes des anges, absence de perspective dans le carrelage de l’avant-plan. Autour de la peinture de Saint-Sauveur se groupent quelques œuvres attribuées également à Hubert van Eyck et dans lesquelles reparaît ce Christ, si glorieusement doux dans la mort, dérivé de l’art giottesque, introduit d’abord par Hubert dans ses miniatures sans rivales, puis, croit-on, dans ses tableaux.

L’aîné des deux frères ne semble pas mêlé à l’histoire de Bruges ; il est le fondateur de l’école de Gand et meurt dans la ville des Artevelde en 1426. Ses rapports avec la Cour de Bourgogne n’ont point laissé de trace. Les liens qui attachent Jean van Eyck à Philippe le Bon et à Bruges sont, au contraire, bien établis, et l’on sait que le grand prince d’Occident en toutes circonstances prodigue les attentions à son illustre peintre et « valet de chambre. » Le duc visite l’ « hostel » de l’artiste à Bruges et distribue de l’argent aux « varlets de Johannes Deyck ; » il réprimande ses receveurs d’avoir retenu la pension de son peintre ; il offre peu après six tasses d’argent au baptisement de l’enfant du maître et fait tenir le nouveau-né sur les fonts en son nom par le duc de Chargny. Des explorateurs d’archives ont révélé ces menues largesses que les chroniqueurs ordinaires de Mgr de Bourgogne ne prenaient pas la peine de relater. Le mécénat était fonction trop naturelle pour que les ducs s’en prévalussent devant l’histoire D’ailleurs, les peintres, si grands fussent-ils, restaient de petites gens, même un Jean van Eyck. Il avait été chargé d’aller peindre au Portugal le portrait de l’Infante Isabelle dont le duc briguait la main (1428-1429). Le Verbal du voyage nous est conservé en deux versions : portugaise et française. Il y est longuement question de Messires les ambassadeurs envoyés par le duc auprès du roi Jean, père de l’Infante ; on nous conte par le menu les tournois et fêtes auxquels la Gour portugaise les convie ; quant au maître, on le cite en passant : « Et avec ce lesdits ambassadeurs, par ung nommé maistre Jehan de Eyck, varlet de chambre de mondit seigneur de Bourgoingne et excellent maistre en art de peinture, firent peindre bien au vif la figure de madite dame l’Infante[4]. »

Au lendemain de ce voyage, le maître s’installa à Bruges, y acheta une maison, y acheva le polyptyque de l’Agneau, se maria, et devint père ; il mourut en 1441 après avoir vécu onze années de victorieuse maîtrise dans la grande commune flamande. Sa Madone van der Paele (1436) demeure l’essentielle parure du musée de Bruges qu’honorent pourtant des chefs-d’œuvre de Memlinc, de Gérard David, de Jean Prévost, de Pierre Pourbus. Le groupe de la Madone et de l’Enfant fut un thème cher au nouveau réalisme substitué définitivement à l’éclectisme du XIVe siècle par les imagiers de Philippe le Hardi ; les frères van Eyck, interprètes illustres des aspirations nouvelles, ont varié ce thème à souhait tout en restant dans une sorte de réalité contemplative. Dans le tableau de Bruges, Marie plane au-dessus des temps et l’immuabilité grandiose de son expression confère à la lourdeur humaine de ses traits une majesté épique. Cet art exprime la synthèse du mystère virginal. C’est par la peinture inégalable du décor, du milieu, des accessoires que la scène se localise. Ce génie épique est en même temps très intime et c’est sous ce double aspect qu’il se prodigue dans la Madone van der Paele. La localisation du chef-d’œuvre est aussi dans la miraculeuse réalité du donateur, maître Georgius de Pala, élu chanoine de Saint-Donatien en 1410, décédé en 1444. Portraitiste infaillible, Jean van Eyck surpasse, dans ce vieillard adipeux et de visage crevassé, tous ses célèbres portraits des années brugeoises : l’Albergati, l’Arnolfini, l’Homme au Turban, Jean de Leeuw, Baudouin de Lannoy. Réalise-t-il ici l’idéal du portraitiste moderne qui veut, comme l’a dit Hegel, un visage façonné par l’esprit ? Il ne se départ pas du calme de son génie épique. Son objectivité aboutit à des représentations d’éternité. Ce n’est pas l’homme avec ses servitudes et son orgueil ; c’est l’image d’un détachement irréel dans la fidélité physique la plus rigoureuse. Oserai-je dire que ce réalisme est de surface ? L’aspiration gothique, malgré tout, survit en Jean van Eyck ; et son Guillaume van der Paele, comme les figures des portails royaux du xiii’^ siècle, est installé dans l’immortalité. Le peintre cherche-t-il à traduire un sentiment momentané, à dramatiser par conséquent la figuré, il aboutit au sourire contracté et artificiel du saint Georges qui présente gauchement le donateur. C’est le sourire archaïque des marbres d’Egine et de l’Ange de Reims. Le saint patron est moins vrai que le donateur ; son attitude garde des raideurs de mannequin et sa réalité est surtout dans la beauté de son armure ciselée et dorée. Jean van Eyck est un tel peintre de la vie des choses que la précision des accessoires trompe ici sur la réalité de la figure. Le maître se hausse de nouveau aux vérités éternelles de sa nature épique dans l’évêque peint en pendant au saint Georges, saint Donatien, patron de l’ancienne cathédrale de Bruges, héros chrétien représenté de profil et immobilisé dans une méditation sans fin. Est-il besoin de redire à quel point la couleur est adaptée à ce style héroïque[5] ? Des notes graves et extraordinairement riches s’harmonisent sur une trame d’or et vibrent en accords prolongés. Merveilleux plain-chant pictural qui engendrera les plus subtiles mélodies de la peinture chrétienne...

Rien n’autorise le maintien au catalogue de Jean de la Tête de Christ du musée de Bruges, réplique sans doute (comme les saintes Faces semblables de Munich et de Berlin) d’une œuvre perdue du maitre ou de son frère Hubert. Avec le portrait de la Femme du Peintre (1439) nous remontons aux sommets de l’art « eyckien. » Ce chef-d’œuvre appartenait autrefois à la corporation des Peintres et Selliers et décorait la chapelle de cette gilde, bâtie en 1452 et devenue la chapelle des sœurs ligouristes. Un portrait perdu de Jean van Eyck servait de pendant à celui de sa femme. Ce dernier fut trouvé au marché aux poissons de Bruges en 1808 par M. Pierre van Lede qui en fit don au Musée. La femme de Jean van Eyck s’appelait Marguerite ; elle jouissait d’une rente viagère de 2 livres de gros par an sur la ville de Bruges, rente probablement acquise par son père et qu’elle risqua durant son veuvage dans une loterie tirée en février 1446. Tels sont les maigres renseignemens recueillis sur cette jeune femme blonde en laquelle le bon Bouchot a vu une bourgeoise pincée, désagréable, hautaine, monacale, embéguinée. Et l’impétueux critique plaignait le maitre... Cette épouse aux traits réguliers et fins, au front énergique, sut inspirer un chef-d’œuvre suprême à son mari. C’est avec orgueil j’imagine que Jean van Eyck dédia ce merveilleux ex-voto à sa jeune compagne ; c’est avec une légitime fierté qu’il y pouvait inscrire sa devise : Als ik Kan, comme je puis, — aussi bien qu’il m’est possible.

N’est-il pas permis aussi de parler de la « paisible objectivité » de Jean van Eyck, comme de celle des imagiers gothiques ? Quel maitre fut plus religieusement absorbé par les joies sublimes de son art ? Quel peintre comprit mieux la poésie des oratoires gothiques et créa pour les orner de plus précieux retables ? La splendeur héroïque de son réalisme le désigne comme le poète épique de la Flandre bourguignonne ; et le cadre idéal de sa Madone van der Paele, c’est une Bruges orgueilleuse de son or, toute vibrante encore de ses combats de légendes.


Il n’y a pas d’œuvres de Petrus Christus, de Roger van der Weyden, du maitre de Mérode à Bruges ; mais leurs noms et leurs personnalités ne sauraient se détacher de l’histoire artistique de la ville. Né à Baerle sur la frontière hollandaise, admis dans la bourgeoisie brugeoise en 1444, mort en 1473, Christus est un paysagiste de mérite, un « accessoiriste » de génie (surtout dans son saint Éloi considéré comme la première en date des peintures de genre) et de plus, il marche résolument dans la voie de l’individualisation ouverte par les van Eyck. Son Jugement dernier de Berlin (1452), réplique de l’œuvre eyckienne de l’Ermitage, range auprès du Christ des apôtres plus variés de visage que ceux de l’œuvre originale. De Roger van der Weyden, rapidement annexé à l’école brugeoise (Rugerius Bnigiensis, dit Cyriaque d’Ancône ; Ruggieri da Bruggia, écrit Vasari)[6], Bruges possédait jadis un chef-d’œuvre. C’était une Vie de saint Jean-Baptiste donnée à l’église Saint-Jacques en 1476, — une douzaine d’années après la mort de l’artiste, — par Baptiste del Agnelli, négociant de Pise. Albert Durer admira l’œuvre le 8 avril et la nota dans son Journal de voyage en même temps qu’une composition de van der Goes ornant la même église. Une autre œuvre de l’illustre peintre wallon, encore conservée aujourd’hui, se voyait jadis dans une commune des environs de Bruges, Middelbourg. C’est le triptyque de la Nativité du Kaiser Friedrich-Museum : « l’exoration colorée la plus pure qui soit dans la peinture[7]. » Ce retable fut commandé à Roger vers 1460 par le maistre d’hostel de Philippe le Bon, Pierre Bladelin, pour le village de Middelbourg fondé par lui. La Vie de saint Jean-Baptiste de l’église Saint-Jacques était sans doute conçue dans l’esprit narratif de la Nativité de Bladelin et avec un bonheur pareil dans la concrétisation des symboles. Mais ni le retable d’Agnelli, ni celui du célèbre « maistre d’hostel » ne renseignaient sur la puissance dramatique de van der Weyden, moins préoccupé dans sa Descente de Croix de l’Escurial de traduire les caractères physionomiques et individuels que de noter la gamme des émotions humaines. Roger fut grand portraitiste pourtant. On peut voir au musée communal de Bruges un portrait de Philippe le Bon que l’on classe parmi les nombreuses effigies du grand mécène mises au compte de l’atelier de Roger ; l’exemplaire n’est pas le moins attrayant de la série et rappelle que l’Asseuré, — c’est ainsi que les Brugeois qualifiaient leur prince, — distingua d’autres mérites que ceux de son peintre Jean van Eyck.

On sait que le maître de Mérode a cessé d’être Jacques Daret[8] et qu’on reconnaît en lui, en attendant quelque identification nouvelle, le maître de Daret, Robert Campin. Jacques Daret fut tout de même un maître notoire. « Conduiteur de plusieurs autres peintres soulz lui, » des cent trente-six peintres réunis en 1468 à Bruges à l’occasion des noces de Charles le Téméraire et de Marguerite d’York, c’est lui qui toucha les plus gros salaires. Son souvenir se mêle donc à celui d’une incomparable féerie bourguignonne. La personnalité mystérieuse du maître de Mérode s’impose à la mémoire devant une peinture de la cathédrale de Saint-Sauveur : un ensemble des environs de 1500 représentant le Portement de Croix, le Crucifiement, la Déposition de Croix. Faussement attribuée à Gérard van der Meire, l’œuvre est d’un peintre qui, à la veille de la période italianisante, emprunte encore des motifs au maître de Mérode. Le Mauvais Larron de ce dernier (Institut Staedel, fragment d’une vaste Crucifixion détruite) se retrouve dans cet ensemble de Saint-Sauveur ; la tête a changé, mais le dessin du corps, les plaies des jambes sont identiques. La Crucifixion originale se reproduit dans une copie de la Royal Institution de Liverpool où figurent les armes de Bruges. N’est-ce pas de Bruges aussi que provient l’Annonciation de la famille de Mérode ? Quels exemples la grande cité offrait aux artistes qui la visitaient ? L’incomparable conteur anonyme n’a-t-il pas répandu à l’avance dans son Annonciation de Mérode tout le gemüth d’un Bernhard Strigel, toute la grâce intime dépensée par Dürer dans sa Marien Leben[9] ?

Le grand « pourtraiteur » de Louvain, Thierry Bouts, n’est point étranger non plus à l’histoire artistique de Bruges. Son style inspire les débuts de Memlinc, et la cathédrale de Saint-Sauveur possède un Martyre de saint Hippolyte qui, s’il n’est de Bouts, est de son meilleur disciple, Le morceau capital de cette œuvre est celui des donateurs (Hippolyte de Berthoz et sa femme Elisabeth de Keverwick ?), agenouillés dans un beau paysage crépusculaire, plein d’une poésie fine, élégiaque et qui se retrouvera chez Memlinc. Ces donateurs sont si individualisés et si vivans qu’on les tient avec raison pour l’œuvre d’un autre artiste : Hugo van der Goes. Les mains charnues, les brocarts, les bijoux, les visages vus de trois quarts, tout résiste à l’analyse la plus rigoureuse, et les deux figures sont parmi les plus belles du XVe siècle. Le reste de l’œuvre est de Thierry Bouts, — ou de son meilleur disciple, ce maître de la perle du Brabant (peut-être le fils aîné de Bouts, Thierry II ?) à qui l’on assigne pour chef-d’œuvre une exquise Adoration des Rois de Munich.

Van der Goes, comme Roger van der Weyden, fut classé sans hésitation parmi les peintres brugeois par les chroniqueurs du XVIe siècle. Schilder van Brugghe, disent van Mander et Sanderus ; schilder van Gent, sommes-nous en droit de répondre en nous appuyant sur un document contemporain. Mais il s’en fallut de peu sans doute que van der Goes, dès ses débuts, ne s’installât à Bruges. Il travailla pendant dix jours et demi aux décorations du mariage de Charles le Téméraire avec Marguerite d’York et revint pour les fêtes célébrées à l’occasion de la réception solennelle de la femme du Téméraire, en qualité de comtesse de Flandre. On aime à croire que, dès ce moment, l’un de ses admirateurs fut Messer Tomaso Portinari, représentant des Médicis à Bruges. Une grande composition de van der Goes (Crucifiement ou Déposition de Croix, les renseignemens des chroniqueurs se contredisent quant au sujet) ornait le maitre-autel de Saint-Jacques et était peut-être bien un témoignage de la sûre munificence du Florentin. Le souvenir de cette œuvre se perpétue, croit-on, dans une série de Dépositions répandues en Belgique (un exemplaire aux Hospices de Bruges) et ailleurs. C’est pour enrichir d’un trésor inestimable la petite chapelle de Santa-Maria-Nuova à Florence, fondée en 1285 par son ancêtre direct Folco Portinari, père de la divine Béatrice, que Messer Tomaso fit commande à van der Goes du considérable triptyque de la Nativité, de cette tavola di Santa-Maria-di-Fiorenza devenue l’une des gloires des Offices et devant laquelle méditèrent les Ghirlandajo, les Pollajuoli, les Lorenzo di Credi... On a pensé que la Mort de la Vierge du musée communal de Bruges (copie ancienne à la cathédrale Saint-Sauveur) avait été exécutée par Hugo van der Goes, après qu’il fut entré au couvent de Rouge-Cloitre, près de Bruxelles, où son génie sombra dans une terrible maladie mentale. C’est un tableau dont les glacis ont disparu à la suite d’une restauration (1865), en sorte que les draps violacés du lit de Marie, le vêtement bleu de la Vierge, les manteaux rouges, orangés, vineux des apôtres ont perdu de leur valeur originale. Mais voici l’œuvre d’un maitre tout moderne qui reproduit littéralement les êtres en touchant leur âme, qui anime tous ses personnages d’un même souffle spirituel. Ce n’est plus la paisible objectivité de Jean van Eyck ; c’est presque la sensibilité inquiète de nos temps. Marie est endormie d’un sommeil suave, mais ses yeux s’entr’ouvrent, comme avides de contempler les béatitudes éternelles. Faut-il mettre au compte de la folie naissante l’invention pathétique que révèlent les gestes, les visages, les attitudes des apôtres fébriles ? En tout cas, devant cette œuvre où la maîtrise du dessin égale la profondeur de l’émotion, le moine Ofhuys, par qui nous connaissons les dernières années du pauvre dément de Rouge-Cloitre, pouvait encore écrire « qu’on ne trouvait en ce temps-là personne qui, dans l’art de la peinture, fût l’égal du frère convers Hughes. » Celui-ci mourut en 1492 et fut enterré dans le cimetière de Rouge-Cloitre.

Son enseignement, combiné avec celui de Thierry Bouts, se continue chez des épigones — tels le peintre de la Légende de sainte Lucie (église Saint-Jacques) et l’auteur d’une Légende indéchiffrable ou plutôt indéchiffrée, conservée au musée de la Chapelle du Saint-Sang. Le tableau de Saint-Jacques est de 1480 ; dans la partie centrale, sainte Lucie parle à sa mère et fait entrer chez elle des pauvres, qui ont cette réalité populaire introduite dans l’art par van der Goes ; la comparution de la sainte devant le consul Paschasius fait plutôt penser a Bouts ; dans le fond de la scène de gauche, on aperçoit Bruges dominée par les tours de Saint-Sauveur et de Notre-Dame. Le tableau du Saint-Sang, comme celui de Saint-Jacques, a quelque chose de dur et de sombre qu’on dirait emprunté à l’école catalane. Des peintres d’Italie et d’Espagne venaient étudier en Flandre. Ce n’étaient pas tous de simples apprentis ; ils ne se sont pas contentés d’emprunter et laissèrent quelque trace dans la peinture septentrionale.

Cet apport étranger ne doit pas être oublié si l’on veut s’expliquer l’évolution accomplie au dernier quart du XVe siècle, pas plus qu’il ne faut négliger les miniaturistes fort brillans à Bruges et à Gand et dont le génie d’un Memlinc est tributaire. Bruges possédait une confrérie de librariers (enlumineurs, écrivains, marchands de livres, scribes, relieurs, maîtres d’école, etc.) et ses membres furent souvent employés par le duc Philippe et par le seigneur brugeois Louis de la Gruuthuuse, lequel fonda l’une des plus considérables bibliothèques du temps. Les miniaturistes célèbres de la corporation brugeoise étaient Louis Liédet, ou Lyedet, Guillaume Vrelant ou Vredelant, Maurice de Haac, Jean Paradis. La Chronique de Hainaut (Bibliothèque royale de Bruxelles) renferme des compositions de Liédet et de Vrelant ; par malheur, nous ignorons qui exécuta la miniature géniale de la première page où Philippe, accompagné de son fils Charolais, de seigneurs, de chanceliers, apparaît tel que le décrit le chroniqueur Chastellain : «... haut homme, droit comme un jonc... plus en os qu’en charnure. » Quels progrès depuis les temps où Jean de Bruges représentait Charles le Sage dans sa librairie du Louvre !

L’esprit de celui que Jean Lemaire de Belge qualifie de « prince d’enluminure, » Simon Marmion[10], se discerne dans les délicieux volets de retable de la chapelle du couvent des Sœurs noires : la Légende de sainte Ursule en huit scènes d’une finesse de tons qui va dans les lointains jusqu’à la plus fluide transparence. Les édifices sont fantaisistes ; les gestes anguleux des personnages ramènent aux archaïsmes d’un Jacques Daret ; mais une note de gaieté populaire se mêle au récit mystique et dans la première scène, — Agripinus, roi des Pictes, entouré de sa cour, — un singe est tranquillement occupé à épucer un chien. Memlinc a des traits semblables dans ses petites compositions synoptiques. La Châsse de l’Hôpital est postérieure à la Légende des Sœurs noires. C’est dire l’importance de cette Légende. L’attrait de cette dernière s’augmente de l’enchantement qu’opèrent le décor et la ferveur ambiantes. Après une visite aux Sœurs noires et avant d’aborder Memlinc, il fait bon rêver au quai voisin en réveillant dans sa mémoire les vers de Rodenbach :


Le gothique noirci des pignons se décalque
En escalier de crêpe au fil dormant de l’eau...


Van Mander dit que Memlinc Horissait avant Pourbus, et qu’en échange de sa fierte de l’Hôpital Saint-Jean, on offrit plusieurs fois une châsse en argent pur. C’est tout ce que l’auteur du Schilderboek sait de maître Hans. Au XVIIe siècle, on racontait que Memlinc avait peint la fierté en reconnaissance des services que lui avaient rendus les frères de l’Hôpital. En 1753, Descamps imagine la légende du peintre Jean Hemmelinck, né A Damme au temps des van Eyck, soldat libertin, réduit à la misère et à qui un séjour à l’Hôpital Saint-Jean « ouvrit les yeux sur le dérangement de sa conduite. » Pour Viardot (1843), l’artiste, amoureux de la religieuse qui le soigne, reproduit dans ses œuvres « les scènes de l’Hôpital telles qu’il avait pu les contempler. » Chez Michiels, Memlinc revient à Bruges après le siège de Nancy, pâle, défait, les vêtemens en lambeaux ; il sonne à la clochette du monastère de Saint-Jean et s’évanouit ; recueilli par les frères, le malheureux lentement retrouve la santé ; il redemande ses pinceaux « au retour des mois embaumés, » tandis que le printemps chasse « les troupeaux de nuages qui blanchissaient les plaines du firmament[11]. »

Cette légende est aujourd’hui réduite à néant. Memlinc doit être né à quelques lieues de Mayence, au village de Mömling ou Mumling. Il adopta le nom de son lieu de naissance auquel les scribes brugeois donnèrent une physionomie de nom west-flamand. (Dans les textes contemporains le nom du maître se termine trente-deux fois par inc, quinze fois par ync, une fois par yncghe, une fois par ynghe et jamais par ing.) Hans Memlinc naquit vers 1430. Sans doute alla-t-il habiter d’abord Cologne ; il a figuré strictement, fidèlement les monumens de la grande ville rhénane dans sa Châsse de sainte Ursule. Fit-il son apprentissage dans l’atelier de Stephan Lochner ? Pour le prouver, il est insuffisant de souligner des affinités de sentiment entre les deux artistes et des réminiscences du Jugement dernier de maître Stephan dans celui de Dantzig attribué à Memlinc. Hans fut-il disciple de Roger van der Weyden comme le veut la tradition ? La mention dans l’inventaire de Marguerite d’Autriche d’ung petit tableaut d’ung Dieu de pityé de la main de Roger avec feulletz (volets) de maître Hans ; les empreintes du génie de Memlinc relevées dans le polyptyque de Beaune ; la vision que Memlinc garde de l’Adoration de Roger (Munich) en peignant sa délicieuse théophanie de l’Hôpital Saint-Jean, — autant de faits qui confirment la tradition. Faut-il reconnaître Memlinc dans un certain « Hayne de Brouxelles » signalé à Valenciennes et y peignant entre autres (1459) le cadre commandé à Roger van der Weyden par l’abbé Jean Robert ? Si oui, ce serait à Valenciennes même que Memlinc aurait subi le charme du prince d’enluminure Simon Marmion. Et après toutes ces remarques, nous devons bien avouer que les plus anciennes en date des œuvres certaines de Memlinc : le Triptyque de sir John Kidwelly (galerie du duc de Devonshire à Chatsworth) et le Martyre de saint Sébastien (musée de Bruxelles) décèlent moins l’influence de l’école de Roger ou de Simon Marmion que l’action directe du peintre de Louvain : Thierry Bouts. Le beau portrait du graveur Spinelli (musée d’Anvers), que l’on revendique bien à tort pour Antonello de Messine, est contemporain du Triptyque de sir John et du Martyre de saint Sébastien. Memlinc peignit ces œuvres à Bruges où il s’installa, croit-on, en 1468, l’année des noces de Charles le Téméraire et de Marguerite d’York. Le Vieillard du Kaiser Friedrich-Museum et son pendant, la Vieille dame du Louvre, mélancolique patricienne brugeoise qu’une mystérieuse correspondance rattache aux décors décrits par Rodenbach, doivent dater de 1470. Puis viendrait le Jugement dernier de Dantzig embarqué sur un navire hollandais, destiné à une église florentine et capturé en 1473 par le corsaire Paul Beneke. Mesurons le chemin parcouru par le maître depuis son arrivée à Bruges ; il est énorme ; c’est comme l’âme de la cité qui va l’inspirer désormais dans ses pages maîtresses et avant tout dans l’éblouissant Mariage mystique de sainte Catherine de l’Hôpital Saint-Jean.

Le chef-d’œuvre fut commencé en 1475, peut-être même un peu avant, et le maître y travailla pendant quatre ans. Jusqu’en 1637 le retable orna l’église de l’Hôpital ; envoyé à Paris en 1794, rendu en 1815, il fut restauré en 1817, — non sans quelque dommage (taches brunâtres sur les figures du panneau principal, repeints sensibles sur le volet de saint Jean à Pathmos). Le motif du triptyque de Sir John est repris dans le Mariage mystique, mais modifié au point d’aboutir à une conception nouvelle. Les deux saints Jean qui figurent dans les volets du triptyque de Devonshire paraissent cette fois dans la partie centrale aux côtés de la madone et derrière sainte Catherine et sainte Barbe. On ne reprochera pas à l’Enfant Jésus d’être un nouveau-né rabougri comme l’Enfant de van Eyck ; c’est un joyeux bambin à qui Memlinc donne pour compagnons de jeux des anges ravissans, — un petit organiste entre autres au sourire presque luinesque, — qui font partie de la Sainte Famille. Derrière cette sacra conversazione, de fines colonnettes se couronnent de chapiteaux historiés montrant notamment la Résurrection de Drusiane qui, aux yeux de certains critiques, représentait Memlinc malade emporté sur un brancard... Les épisodes de la vie des deux saints Jean se répartissent dans un paysage urbain vu à travers les colonnettes et s’achèvent dans les sujets des volets. Au fond du volet de droite, Salomé danse devant le tétrarque et au premier plan la fille d’Hérodiade tient un plateau sur lequel le bourreau pose la tête du Prophète. Le volet de gauche, — saint Jean à Pathmos, — rassemble les diverses visions de l’Apocalypse. A l’extérieur sont les portraits des donateurs, les deux frères Antoine Seghers et Jacob de Kueninc avec leurs patrons et les deux sœurs Agnès de Casembrood et Clara van Hulsen avec leurs patronnes.

Le retable glorifie la Vierge, le Sauveur, les deux patrons de l’Hôpital Saint-Jean et la double vocation des frères hospitaliers voués au Christ (comme sainte Catherine) et aux œuvres actives (comme sainte Barbe). La scrupuleuse fidélité du peintre aux textes sacrés amène quelque confusion dans les visions de saint Jean à Pathmos, et cette complication s’aggrave de quelque coquetterie. Promenant la Famine, la Guerre, la Peste et la Mort sur les rives étalées au milieu du panneau, Memlinc prend un plaisir spécial à imiter les reflets dans l’eau. Ce peintre adorable ne saurait renoncer aux grâces extérieures, même dans les pages où il met toute son âme. Ne risque-t-il pas avec les élégances de sainte Barbe et de sainte Catherine de verser dans les joliesses d’un peintre de la mode ? Il entend rivaliser pour la grâce des détails, la vérité contemporaine et locale, avec les miniaturistes Simon Marmion, Guillaume Vrelant, Louis Liédet. D’ailleurs, des liens logiques rattachent les petits épisodes johanniques du Mariage les uns aux autres, renforcent l’unité et la signification symbolique de l’œuvre, en même temps qu’ils rendent tangible le charme de Bruges par l’évocation d’un coin de la cité.

A quoi bon tenter une nouvelle analyse technique du chef-d’œuvre, et redire maladroitement après Fromentin la beauté de la sainte Catherine (Marie de Bourgogne ?) au visage exquisement juvénile, de la sainte Barbe (Marguerite d’York ?) aux paupières baissées, et l’attrait de ce clair-obscur emprunté à Jean van Eyck, mais employé avec des souplesses nouvelles et des distances plus fines entre les demi-teintes et les lumières ! Derrière la peinture on soupçonne une trame d’or, comme dans la Madone van der Paele, et quoi de plus admirable que ces petits anges sombres portant la couronne de Marie et volant devant un bandeau rouge du trône virginal ! Le volet de droite souligne à merveille la place de Memlinc dans l’art flamand en découvrant sa filiation avec Thierry Bouts, en révélant ce que Gérard David et Quentin Metsys lui devront. La Salomé de Metsys, coquette sinon casuiste, est en puissance dans celle de Memlinc. Van Eyck et van der Goes eussent reconnu l’œuvre d’un grand disciple dans les portraits des revers et de plus, à travers ces images, la ferveur de Bruges les eût touchés comme nous-même. Il est vrai que, dans son constant souci d’angélisation, de grâce surhumaine, Memlinc n’échappe pas à quelque formalisme ; il le rachète, — et dans quelle œuvre plus que celle-ci ? — par une douceur irrésistible, un rythme des masses jusqu’alors inconnu, une plus délicate observation des chairs, un mélange sans précédent de beauté humaine et de séduction céleste.

C’est vers 1475 que sortirent de l’atelier du maître la petite Passion du Christ (Pinacothèque de Turin), le charmant diptyque du Louvre : la Vierge de Jean du Gelier, les beaux portraits de Guillaume Moreel et de sa femme Barbara de Vlaemderberghe du musée de Bruxelles ; c’est de 1479 que date le ravissant triptyque de Jean Floreins, alias van der Ryst, autre joyau du musée de l’Hôpital. De tous les frères de la communauté, Jean Floreins échappa seul à la peste qui décima Bruges en 1489. Craignant de voir s’éteindre l’institution, il commit l’imprudence de recevoir comme frères quatre domestiques et quelques convalescens. Au lieu de soigner les malades avec zèle, ils négligèrent leur tâche, accusèrent Floreins d’avoir dissipé le bien des pauvres, détruisirent ses comptes et papiers, lui aliénèrent les sympathies des bienfaiteurs et entraînèrent les religieuses dans leur révolte. Ils prouvaient de la sorte leur reconnaissance au Seigneur qui les avait préservés du fléau et au pauvre Jean Floreins. Celui-ci, incapable de ramener l’ordre, continua de servir les malades comme simple frère jusqu’à sa mort, en 1504. La vue des images de Memlinc et des jardins de l’Hôpital « ourlés de buis » ne parlent pas seulement de ferveur et de charité chrétiennes... L’Adoration des Mages est au centre du triptyque de Jean Floreins. On y voit le donateur, son jeune frère Jacob et, entre saint Joseph et l’élégant roi nègre, — père des Maures fantastiques qui se multiplieront dans les retables anversois du XVIe siècle, — une tête d’homme encadrée dans une fenêtre étroite : Memlinc lui-même, dit la complaisante tradition. En pendant à la Nativité (volet de droite, la Présentation au Temple (volet de gauche) surpasse peut-être la solennité mystique de Roger de la Pasture ; les petits personnages aux teintes d’aquarelle y ont des airs d’éternité comme les figures héroïques de Jean van Eyck. Le retable de Jean Floreins est un acte de foi, le plus pur, le plus net, le plus suave que Memlinc ait formulé. Jésus y est adoré par sa mère et les anges (Nativité), par les Juifs (Siméon et Anne), par les Gentils (les Mages), et surtout par le peintre, car ici comme dans la belle réplique de Madrid, la fin dernière des Memlinc est la prière.

De 1480 datent le panneau de Munich, les Sept joies de la Vierge (il conviendrait mieux de dire : le Christ, lumière du monde), le triptyque d’Adrien Reyns (musée de l’Hôpital), d’attribution douteuse, enfin la Sibylle Sambeth (même musée), qui est tout simplement, croit-on, le portrait de Maria Moreel, fille du bourgmestre Guillaume. La pseudo-sibylle, détachée sur un fond noir, porte un hennin orné d’un voile finement transparent ; dans la peinture des tulles et linons de Flandre, Metsys sera l’élève de Memlinc. C’est en 1480 que le nom du maître apparaît pour la première fois sur le registre des peintres brugeois ; c’est en 1480 que Memlinc achète une grande maison : domus magna lapidea et deux maisons attenantes. Il était riche ; Bruges ne comptait que cent quarante bourgeois plus imposés que lui. Avec deux cent quarante-cinq citoyens il aida la cité à soutenir financièrement la guerre entreprise par Maximilien d’Autriche contre le roi de France. Peut-être sa femme Anne, fille de Louis de Vaikenaere (le mariage eut lieu entre 1470 et 1480), lui apporta-t-elle la fortune. Mais chargé de commandes, il devait gagner beaucoup d’argent. Ses élèves : Jean Verhanneman, Passchier van der Mersch, Louis Boels, sans doute l’aidaient. Les trois panneaux d’orgue du musée d’Anvers : le Christ et les anges musiciens où le grand art décoratif de la Renaissance s’élabore, sont vraisemblablement exécutés avec des collaborateurs et demeureraient l’œuvre maîtresse du peintre, si nous y trouvions les tonalités précieuses du Mariage mystique et du retable de Jean Floreins.

Le triptyque de Guillaume Moreel (musée communal de Bruges) fut terminé en 1484 et orna primitivement la chapelle fondée par Moreel dans l’église Saint-Jacques. Transporté à l’Hôpital Saint-Julien, lors des troubles religieux du XVIe siècle, exposé à Paris en 1794, il fut restitué à Bruges en 1813. Dans un beau paysage fluvial on voit au centre saint Christophe portant l’Enfant, saint Maur et saint Gille. Ces deux dernières figures respirent la noble et calme émotion que Bouts communiquait aux saints Jérôme et Bernard de son Martyre de saint Erasme. Et déjà toute la grâce vivante de Gérard David parfume le chef-d’œuvre de Memlinc. Le Saint Benoit des Offices et la tête de moine à la gouache du Louvre s’apparentent au divin saint Maur, image naturelle des plus hautes joies mystiques. Guillaume Moreel est agenouillé avec ses cinq fils et présenté par son patron Guillaume de Maleval sur le volet gauche ; en face Barbara de Vlaenderberghe avec ses onze filles est accompagnée de sainte Barbe. (Les grisailles de l’extérieur sont postérieures à la mort du maître.) Descendant d’une famille savoyarde établie à Bruges en 1336, les Morelli, Guillaume Moreel fut choisi comme bourgmestre en 1478 et vit son mandat renouvelé en 1483. Il défendit les privilèges brugeois contre les Français, puis contre Maximilien, qui le fit jeter en prison et refusa de l’amnistier en concluant la paix avec les Etats de Flandre. Dans la suite, Philippe le Beau indemnisa Moreel et les comptes de 1491 nous apprennent qu’il n’y avait que dix citoyens brugeois plus chargés d’impôts que l’ancien bourgmestre. Moreel appartenait à la puissante corporation des Epiciers que ne devait pas atteindre le reproche de béotisme. D’autres « cliens » de Memlinc en firent partie : Jean du (Relier, Adrien Reyns, Jacques Floreins.

Le pieux et familial retable de Jacques Floreins (Louvre) est contemporain de celui de Moreel et rassemble le donateur, sa femme, leurs Dix-huit enfans, présentés à la Madone par saint Jacques Majeur et saint Dominique. Le diptyque de Martin de Nieuwenhove (musée de l’Hôpital), achevé en 1487, ornait primitivement la salle des directeurs de l’hôpital Saint-Julien ; il fut enlevé par les Français en 1794, rendu à Bruges en 1815 et déposé à l’Hôpital Saint-Jean. Martin van Nieuwenhove, futur bourgmestre de Bruges, n’avait que vingt-trois ans quand Memlinc fît son portrait en y mettant le meilleur de son génie : tendresse, ingénuité, ferveur. Sur l’autre panneau du diptyque, la Vierge présente une pomme à l’Enfant ; l’idéalité de la madone ne va pas sans une légère fadeur ; mais une harmonie vaporeuse de teintes claires, azurées, duvetées comme du pastel justifie la popularité de la fine icône.

Les mêmes grâces délicates et un peu superficielles font le charme de la fameuse Châsse de sainte Ursule. Inaugurée solennellement le 21 octobre 1489par l’évêque Gille de Baerdemaker, cette fierté en forme d’édifice gothique renferme des reliques rapportées de Terre Sainte et offertes à l’Hôpital par Anselme Adornes, conseiller et ambassadeur du Téméraire. Les peintures terminées un peu avant 1489 comprennent huit panneaux et six médaillons. A l’une des extrémités, Marie avec l’Enfant protège deux sœurs de l’Hôpital : Jossine van Dudzeele et Anna de Moortele ; de l’autre côté, sainte Ursule abrite des compagnes sous son manteau. La légende, telle que le peuple la contait alors, se déroule sur les grands côtés en six compositions. La plus belle de ces scènes représente le pèlerinage de sainte Ursule arrivant à Rome ; le grandiose de la Présentation au Temple du triptyque de Jean Floreins y reparaît. La plus pittoresque des compositions est la dernière ; un archer élégamment cuirassé, en qui on a voulu reconnaître le fameux Dschem, frère du sultan Bajazet, ajuste la sainte défaillante. Dans cette jolie page, le peintre évoque les camps fastueux du Téméraire avec l’art fidèle et charmant d’un chroniqueur de la Cour de Bourgogne. Les médaillons du toit sont ou des travaux d’élèves ou des peintures maltraitées par les restaurateurs. Il s’en faut d’ailleurs que la Châsse soit le chef-d’œuvre de Memlinc. « Chef-d’œuvre de patience, plus voisin de la bijouterie que de l’art véritable, » a dit Vitet avec raison. Et il a comparé la Châsse au Mariage mystique de sainte Catherine où le peintre ne cherche pas seulement à nous séduire, mais veut nous toucher, nous faire penser, nous faire prier. Memlinc ne luttait pas toujours contre sa tendance au joli. Il agrémenta, semble-t-il, d’ornemens décoratifs pris à l’Italie, quelques œuvres de la fin de sa carrière. Dans la Châsse, des amorini sont sculptés sur les édifices de l’Arrivée à Rome. Pourtant la dernière œuvre du maitre nous ramène aux cimes du sentiment mystique. C’est le considérable triptyque à double volet de la Passion de Lubeck (7m, 50 de long sur 2, , 05 de large) peint pour le marchand Heinrich Greverade et daté de 1491. L’âme lyrique d’un Roger de la Pasture s’y épanche avec les richesses d’une palette à ce moment sans rivale.

Memlinc mourut le 11 août 1494 et fut enterré dans le cimetière de l’église Saint-Gilles. Il avait survécu sept ans à sa femme, laquelle lui avait donné trois enfans, Jean, Cornélie et Nicolas, encore mineurs en 1495. Un certain Jean Memmelingue est signalé en 1499 pour avoir peint le portrait d’Agnès Adornes. Est-ce le fils aîné du maître ? Nous ne savons rien des enfans de Memlinc. Que savons-nous d’ailleurs du maitre lui-même ? Il n’est plus question de légende à son propos, mais quelle aventure miraculeuse que celle de ce peintre formé on ne sait où, venu en Flandre on ne sait quand ! Ce qui est certain, c’est que le décor brugeois est inséparable des retables de Jean Floreins, de Guillaume Moreel, de Josse Willems. La Bruges des débuts du XVe siècle sert de fond aux œuvres épiques de Jean van Eyck ; la cité harmonieuse d’à présent est le cadre naturel des chefs-d’œuvre de Memlinc. Ce grand éclectique flamand absorbe en son génie la technique de Jean van Eyck, le lyrisme de Roger van der Weyden, la religiosité de Bouts, l’observation physionomique de van der Goes, le brillant esprit analytique des miniaturistes ; peut-être même, à la fin de sa carrière, devina-t-il le rôle que l’Italie allait jouer dans l’art des Flandres. Comment sa nature tendre n’aurait-elle pas succombé parfois dans l’extase de ces multiples admirations ? Mais à quelles hauteurs aussi cet éclectisme ne le mène-t-il pas aux heures inspirées ? Nul servilisme d’ailleurs dans les réminiscences ; l’unification des élémens est complète dans un idéal de douceur et de musical enchantement. Et nous ne pensons pas que ceci suffise à expliquer pourquoi Memlinc reste le peintre de Bruges ; mais ne pouvons-nous parfois nous contenter des lumières de notre sentiment ? La vitalité sociale de Bruges allait s’éteindre ; et voici qu’elle se reflète dans le miroir qu’un peintre de génie penche sur elle ; et sa beauté s’y reflète d’autant plus inoubliable qu’elle est alanguie et pleine de détachement rêveur. Un tel milieu, un tel art ne pouvaient mourir brusquement. La splendeur brugeoise survécut à la prospérité brugeoise. C’est en lo42qu’Adrien Barland écrit : « Pulcra simt oppida Gandavum, Antverpia, Bruxella, Lovanum, Mechlinia, sed nihil ad Brugas. » Et Memlinc se continue chez Gossart, Quentin Metsys, et trouve un grand disciple en Gérard David, lequel fit fleurir encore toute une école de maîtres mystiques par le secret des pures doctrines brugeoises.


Les excès du particularisme et de la démagogie furent au moins aussi funestes à la cité que le déplorable ensablement du Zwin. Les Brugeois croyaient éviter la ruine par le maintien d’un protectionnisme à outrance ; le pouvoir monarchique se heurtait à ce particularisme démodé et l’insurrection de 1488 contre Maximilien mit en conflit les deux tendances économiques. La ville resta frappée au cœur. Dans la folie du désespoir, l’héroïsme et la férocité du XIIIe siècle ressuscitèrent. Maximilien dut se constituer prisonnier aux yeux du peuple ; enfermé au Cranenburg, il voyait de ses fenêtres, au, milieu du forum brugeois, le hourdage de justice où se succédaient les tortures et décollations offertes en spectacle à la lie. Mais la vengeance du roi des Romains fut lourde ; un Guillaume Moreel, et plus encore un Peter Lanchals en connurent le poids. Rien ne pouvait plus enrayer l’œuvre du destin. Sacrifices particuliers, impôts nouveaux, loteries, appui du pouvoir monarchique sous le règne de Philippe le Beau, tout fut inutile. Le Zwin s’ensablait, les marchands fuyaient, les villes-sœurs se détournaient. Pour la Joyeuse entrée de Charles-Quint en 1515 les magistrats imaginent de représenter sur un échafaud la roue de la Fortune tenue par le prince et sa tante Marguerite aux pieds desquels est une vierge désolée symbolisant la ville, ce qui signifie « toute misère et extrême pauvreté de laquelle on ne se peut résourdre, sinon que cette roue soit tournée par la main mise des ditz deux personnages[12]. » Les Brugeois ne connaissaient pas la résignation. Sous la menace de leurs canons, ils voulurent forcer les navires cinglant vers Anvers à payer un droit. Délogés de leur fortin, ils acceptèrent que leurs amis de l’Ecluse s’alliassent aux pirates. Mais Anvers, accueillante aux principes modernes du libre-échange, protégée par la politique libérale des ducs de Bourgogne, favorisée par la découverte du Nouveau-Monde, devenait à son tour le premier comptoir d’argent et le centre commercial du Nord. Les derniers soutiens de Bruges, les Hanséates, finirent eux aussi par émigrer vers la nouvelle métropole. Sous Philippe II, le Zwin se fermait à jamais pour devenir peu à peu un désert de sable.

Gérard David se rendit à Anvers en 1515. La triple action religieuse, politique, littéraire de la Renaissance s’exerçait déjà avec force sur le milieu anversois. Des genres nouveaux naissaient, exprimant des aspirations plus profanes, plus individualistes, plus « réalistes. » Metsys lui-même, grand maitre mystique dans sa sublime Déposition, inspire par ailleurs l’école des « drôles » et déjà l’Italie, — sinon celle de Raphaël, du moins celle de Luini et de Francia, — modifie par endroits sa sensibilité native. Gérard David subit, lui aussi, des empreintes méridionales. Elles ne l’éveillent pas de la rêverie mystique où l’ont plongé l’admiration des maitres brugeois et le charme de la vieille cité. Et après lui quelques disciples portent à leur tour le flambeau d’une école qui veut vivre dans une ville où tout meurt...

Van Mander ne savait plus rien de Gérard David, sinon que Pourbus le tenait pour un grand artiste[13]. L’exposition des Primitifs de 1902 l’a popularisé et classé parmi les princes de la peinture flamande. Il naquit à Oudewater dans la Hollande méridionale, aux environs de l’année 1460, et ses premières œuvres sont d’un paysagiste préoccupé des aspects individuels de la nature, rattaché aux maitres de l’école de Harlem, Albert van Ouwater, Thierry Bouts, Gérard de Saint-Jean, et sollicité en outre par la vie de l’âme. Son arrivée à Bruges en 1483 ouvre une seconde période dans sa carrière, période de transition, de recueillement, d’assimilation pendant laquelle il étudia des chefs-d’œuvre de van Eyck, Roger, van der Goes, Memlinc, allant parfois jusqu’à les reproduire dans ses peintures. Memlinc le toucha plus que tout autre. N’est-il pas naturel d’ailleurs qu’un maitre illustre et vivant impose avec force son ascendant ? Rapidement initié aux grandeurs brugeoises, Gérard David était admis, le 14 janvier 1484, dans la Gilde de Saint-Luc et devenait quatrième juré de la corporation quatre ans plus tard. En 1488, premier travail pour la ville ; travail étrange. Après un séjour d’un mois au Cranenburg, Maximilien avait été transporté dans une maison que Jean de Gros venait défaire construire. Les Brugeois le gardèrent six semaines dans cette nouvelle prison. Voulurent-ils la rendre moins morose ? Toujours est-il que Gérard David fut chargé de peindre en rouge les grilles de fer qui barraient les fenêtres de la demeure.

Premier juré de la Gilde en 1495-96 et en 1498-99, « maître Gheraert » fut doyen de la corporation en 1501. Il avait épousé en 1496 une miniaturiste de talent, Cornélia Cnoop, fille du riche doyen des orfèvres. En 1509, il était admis dans la patricienne confrérie de Notre-Dame de l’Arbre-Sec, et en 1509, il offrait, — luxe jusqu’alors ignoré des peintres, — un retable (le chef-d’œuvre du musée de Rouen) au couvent des Carmélites de Sion, l’un des plus aristocratiques de la ville. Parvenu au troisième stade de sa carrière, Gérard David fut donc le peintre d’un milieu riche et pieux où les modèles étaient parens de ceux de Memlinc. Les deux magnifiques tableaux de justice du musée communal de Bruges s’inscrivent en tête de la période de maturité. Reconnaissons qu’ils sont brugeois surtout par les circonstances de leur exécution. Après la révolte de 1488, l’écoutète Peter Lanchals et d’autres magistrats furent accusés de prévarication, jugés, condamnés, décapités. Les nouveaux magistrats, pour maintenir leur pensée dans des sphères incorruptibles, décidèrent de commémorer cette œuvre de brutal assainissement. Bruxelles et Louvain possédaient des tableaux de justice. Bruges voulut avoir les siens et s’adressa à Gérard David. : En deux compositions il exposa l’histoire du juge Sisamnès rapportée par Hérodote et connue sans doute à Bruges par une version de Valerius Maximus.

Dans le premier tableau, Cambyse, vêtu de brocart et d’hermine, prononce un réquisitoire contre le juge prévaricateur et de ses doigts ornés de bagues il énumère les chefs d’accusation. (Ce roi barbu, aux cheveux bruns et bouclés avait servi jadis à Gérard David pour le Juge juif, qu’on voit dans un fragment de triptyque au musée d’Anvers.) Sisamnès, frappé de stupeur, regarde devant lui tandis qu’on l’arrête. Une vingtaine de personnes assistent à la scène. A droite et à gauche du trône judiciaire, des médaillons en camaïeu s’incrustent dans la muraille et semblent inspirés de décorations florentines. Au-dessus du trône, des amoretti tiennent des guirlandes de fleurs, de feuillages, de fruits, pareilles à celles des madones attribuées aux dernières années de Memlinc, mais d’une rigueur plus mantegnesque. Les armes de Philippe le Beau et Jeanne d’Aragon blasonnent la muraille. A travers les baies du fond, bien mis en perspective, un carrefour de Bruges (la place Saint-Jean fermée par l’ancienne Poorters looge ?) ; sur cette place une grande maison bourgeoise avançant son perron avec toit en voûte ; et, dans cette sorte de niche un homme remettant un sac d’or au juge. — Dans la seconde composition le juge est étalé nu sur la table du supplice, le pied et le bras droits liés par des cordes, la poitrine calée par des pitons de fer plantés aux aisselles. Quatre tortionnaires lui enlèvent avec méthode des lanières de peau, ce qui le fait crisser des dents. Les muscles de la jambe gauche sont mis à nu et le bourreau, couteau aux lèvres, retourne la peau du pied comme on ferait d’un gant. Etonnant prélude à la Leçon d’Anatomie ! La justesse à peindre des scènes horribles égalait chez ces Flamands leurs douceurs à rendre des émotions mystiques... Les raffinemens de l’histoire d’Hérodote sont rappelés fidèlement par Gérard David. La peau de Sisamnès, dûment travaillée, remplace sur le trône du juge le drap d’or du premier tableau, et le fils de l’écorché, devenu juge à son tour, est assis à la place de son père. — Comme dans le Jugement, les spectateurs, trop serrés les uns contre les autres, ont tous la tête au même niveau, et cette « isocéphalie » est un trait harlemois de l’art de Gérard David. Bouts s’évoque par le sérieux et le choix des types ; mais l’unité de l’action est plus marquée que dans la Légende d’Othon du pourtraiteur de Louvain. Les ombres brunes indiquent une vague connaissance du sfumato léonardesque, tandis qu’un détail trahit le miniaturiste, héritier des van Eyck : à droite du roi Cambyse, dans la scène de l’arrestation, le casque miroitant d’un soudard reflète l’image de l’église Saint-Jean à Bruges.

En 1498, le maitre termina pour l’Hôtel de Ville de Bruges un Jugement Dernier (perdu) et c’est vers 1500 sans doute (époque de ses Noces de Cana du Louvre et de son Adoration des Mages de Bruxelles) qu’il entreprit le retable de Jean des Trompes (musée communal de Bruges) tenu jadis pour un Memlinc, par Vitet entre autres qui préférait cette « étude de haute psychologie » à toute la production du peintre de l’Hôpital. Au panneau central figure le divin baptême dans les eaux du Jourdain. L’invisible se lit sur le visage du Sauveur et sur celui de saint Jean, plein de fermeté et d’humilité intraduisibles. Le bel ange, à droite du Christ, avec sa chape traditionnelle et cassurée à la façon des van Eyck, est une figure exquise, volontairement idéalisée, et si le manteau du saint Jean-Baptiste comme celui de l’Ange se plisse à l’ancienne manière, les manteaux des petits personnages du second plan sont classiques, ont perdu toute trace de contemporanéité. Malgré son conservatisme, le peintre subit l’esthétique nouvelle. — Sur le volet de gauche, saint Jean l’Evangéliste en qui se mélangent le mysticisme médiéval et l’inconsciente aspiration vers la beauté absolue, présente Jean des Trompes et son fils, tandis qu’en regard sainte Elisabeth patronne Elisabeth van der Mersch, première femme du donateur et ses quatre filles. A l’extérieur des volets ; Madeleine Cordier (seconde femme de Jean des Trompes, morte en 1509) et sa fille, suivies d’une Madeleine enturbannée, s’agenouillent dans un décor de hautes baies cintrées, moulurées à la toscane. — La qualité spéciale et analytique du site détaillé à l’intérieur, l’individualité des arbres, la transparence des eaux cristallines, la précision des fleurs trempant leurs tiges dans le fleuve baptismal, attestent une conception plus rigoureuse du paysage que celle de Memlinc. Vitet n’aurait pas dû se tromper sur ce point. L’unité technique de l’œuvre contredit l’attribution du paysage à Patinir, proposée jadis. Est-il permis de parler de l’unité du style ? Mettant plus de ressemblance exacte dans la nature inanimée, Gérard David tendait d’autre part à la synthèse de la nature vivante. Le sentiment de ses figures restait brugeois. Pour être fixé sur sa piété, il suffit de voir ses donateurs et donatrices ; les énormes grains de leurs chapelets sont à l’échelle de leur ferveur. Ses vierges sont gracieuses ; généralement elles baissent les paupières, et leur élégance n’est plus soumise aux modes du jour, comme celles des vierges de Memlinc. Il est rare aussi que l’Enfant apparaisse complètement dévêtu.

Gérard David fut reçu par la Gilde anversoise en 151S et y rencontra Quentin Metsys. Il s’inquiéta des recherches de dynamisme et de mise en pages de la nouvelle école. Il y paraît dans sa Transfiguration (église de Notre-Dame), œuvre peu agréable et de matière d’ailleurs usée. Les trois apôtres ont des attitudes mouvementées, diverses, mais gauches. Le Christ, fort noble, semble rigide à côté des disciples agités. Le paysage est d’une maigreur et d’une douceur péruginesques. L’impuissance à synthétiser les élémens nouveaux qui affluent dans l’art est manifeste. La grâce de Bruges en revanche se concentre dans une série de petites Madones des dernières années du maître. Celle du musée de Bruxelles est une « petite maman » qui donne le potage à l’enfant ; le petit Jésus est si désireux de ne point perdre une goutte qu’il s’apprête à lécher la cuillère. Et à travers la fenêtre ouverte, l’eau sommeillante où glissent des cygnes est un coin du Minnewater actuel.

Gérard David aurait dirigé avec sa femme un atelier d’enluminures. Ses types, ses paysages, ses groupemens se reconnaissent dans les deux tiers du Bréviaire Grimani, chant du cygne d’un art avant tout flamand, flamme suprême des fastes de Bruges. L’italianisme se répand dans le Bréviaire où les tendances anversoises s’imposent. Il est significatif que les plus remarquables successeurs de maître Hheraert : Joachim Patinir, Jean Gossart, le maître des demi-figures, prennent rang dans l’école d’Anvers. Pourtant la parole mesurée et conservatrice de Gérard David fut écoutée à Bruges même par Albert Cornélis, Ambrosius Benson, Adrien Ysenbrant, Jean Prévost, d’autres encore[14]. Ils furent fidèles à la ville où leur maître dormait son dernier sommeil. Gérard David était mort à la date du 15 avril 1523. Sa femme lui survécut et se remaria en 1529. Maître Gheraert fut enseveli sous la gigantesque tour de Notre-Dame. Que de souvenirs les vieux clochers érigent à la lumière du ciel !


D’Albert Cornélis, qui vécut à Bruges dans le premier tiers du XVIe siècle, on ne connaît que le Couronnement de la Vierge (église Saint-Jacques) commandé par les doyens des Foulons, lesquels chicanèrent au moment de payer. Les neuf chœurs des anges assistent au Couronnement, et leur floraison innombrable se dispose en rangées clairement concentriques, un peu à la manière des petits musiciens de Gaudenzio Ferrari à Saronno. David et Ezéchiel, bruns, barbus, et qu’on croirait échappés d’une œuvre de Gérard David, déploient des banderoles dans les angles inférieurs ; au sommet, Dieu le Père et Dieu le Fils couronnent Marie et sont assis sur un trône en style plateresque, expression ultime du gothique septentrional.

Adrien Ysenbrant (Isenbrant ou Hysenbrant) venait de Harlem. Il s’installa avant l’année 1510 à Bruges et y devint, suivant Sanderus, le disciple de Gérard David ; ce dernier l’employa sans doute comme collaborateur (très probablement pour les Noces de Cana du Louvre). Ysenbrant mourut en 1551, ayant exercé son art pendant plus de quarante ans à Bruges. On lui attribue un diptyque consacré à Notre-Dame des Sept Douleurs par Barbara de la Meere, veuve de Jooris van de Velde, bourgmestre de Bruges ; et le catalogue de l’artiste, doctement établi et pesamment rempli, s’échafaude tout entier sur cette attribution ! L’un des panneaux du diptyque est à l’église Notre-Dame de Bruges. Les sept médaillons illustrant les Douleurs de la Reine des Martyrs entourent une Madone, aux mains jointes, vêtue de noir, coiffée de linon blanc et assise sur un trône où le plateresque s’achemine vers les formes de la Renaissance. Le visage immaculé et douloureux de la Vierge laisse transparaître une foi et une résignation célestes. Le poète J. P. van Maie écrivait que la voix seule manquait aux figures d’Ysenbrant. Mais c’est ici une douleur qui n’a plus de voix. Et puisque cette Vierge fait penser avec obstination à Gérard David, ne faudrait-il pas la restituer à ce dernier ? L’autre volet du diptyque (musée de Bruxelles) rassemble Jooris van de Velde, sa femme, leurs neuf fils et leurs sept filles. Si Bruges se dépeuple au temps de sa décadence, ce n’est point la faute de ses notables, les Guillaume Moreel, les Jacques Floreins, les Jooris van de Velde...

Ambrosius Benson serait né en Lombardie ( ?). Reçu franc-maître à Bruges en 1519, il connut deux fois les honneurs du doyenné, — comme Gérard David et Jean Prévost, — et mourut avant 1550. L’œuvre la plus importante de son catalogue (hypothétique) est une Deipara Virgo du musée d’Anvers qui relève de Gérard David et s’apparente curieusement par le type, le modelé, la prédilection pour les velours pourpres, aux œuvres du maitre des demi-figures. Du peintre de cette Deipara, aucune œuvre à Bruges. Toutefois un triptyque de l’église Saint-Jacques nous ramène à sa production maîtresse. C’est une Deipara des Prophéties ordonnée en sa partie centrale comme celle d’Anvers et peut-être antérieure. Le peintre de cette Deipara de Saint-Jacques appartient certainement à l’école brugeoise et le volet représentant saint Jean à Pathmos le dit fidèle aux doctrines de Gérard David. On a choisi comme type des œuvres de cet artiste une Descente de Croix qu’inspirent les accens dramatiques de Quentin Metsys. Conservée à la Chapelle de la confrérie du Saint-Sang, elle a dicté le nom provisoire du peintre : « Maître du Saint-Sang. » Une Mater Dolorosa de la cathédrale Saint-Sauveur n’est pas sans ressemblance avec la Vierge de cette Descente de Croix. Elle aussi garde l’accent brugeois et y mêle l’inflexion pathétique suggérée par le génie anversois. On croit qu’elle interprète une œuvre perdue de Metsys dont il existe d’autres copies : son véritable auteur serait Jean van Eeckele (1er quart du XVIe siècle) que les actes désignent parfois sous le nom de Jan van Eyeck, — ce qui aide à faire comprendre comment Jean van Eyck, par la grâce des sacristains, était devenu le peintre de cette Madone au manteau bleu, découpé sur champ d’or. Jean Prévost ou Provost se rattache à l’école anversoise. Nous sommes fondé néanmoins à le situer dans l’entourage de Gérard David. La carrière de ce maitre né à Mons, en 1462, mort à Bruges en 1529, a été esquissée par nous dans la Revue[15]. Examinons seulement ses œuvres conservées à Bruges en démêlant leurs tendances. Ses œuvres ? Le Jugement dernier peint en 1515 pour la salle échevinale de l’Hôtel de Ville est la seule peinture de Prévost qui soit d’authenticité certaine. Intéressante quant au traitement du nu, elle manque d’unité, ajoute un portail gothique à un autel renaissance, fait alterner les ingénuités physionomiques de Gérard David, avec des mièvreries qu’on dirait empruntées aux nymphes botticelliennes. Jean Prévost est un héraut du früh Barok septentrional. Son Enfer sans vigueur est inspiré de Bosch. Mais on l’a dénaturé. En 1550, le Magistrat de Bruges chargea Pierre Pourbus d’effacer de ce tableau un char menant des ecclésiastiques dans les flammes. Le Jugement dernier de van Orley (musée d’Anvers) contemporain de celui de Prévost atteste une autre entente du style monumental de Rome ; Prévost, malgré tout, reste primitif. Sans doute ne demandait-il qu’à marcher de l’avant. Mais le milieu brugeois n’était pas très propice. L’artiste cependant s’assimila certains genres profanes de l’école d’Anvers comme en témoigne le Vieillard et la Mort du musée communal de Bruges. Devant ce vieux comptable qui délivre un reçu à la Mort, on songe aux Banquiers et aux Peseurs d’or créés par Quentin. Le musée des Hospices possède une œuvre du maître, non signalée que je sache. Elle est très voisine comme facture du brillant Martyre de sainte Catherine du musée d’Anvers et représente, je crois, le Bon Samaritain.

Après la mort de Gérard David, Jean Prévost domine l’école de Bruges et les épigones de maître Gheraert restent ses satellites. Comme tous les artistes wallons, Prévost contribua au succès des idées méridionales. Elles rencontraient toujours une sourde résistance à Bruges et l’on ne voit pas que les chefs du mouvement italianisant aient beaucoup séjourné dans la grande Commune. A Saint-Sauveur, — on ne sait par quel hasard, — est un joli portrait, aux teintes atténuées, de Charles-Quint jeune d’après van Orley (autrefois tenu pour un Philippe le Beau par van der Goes),et l’on ne sait comment Notre-Dame se trouve être propriétaire de l’important polyptyque commandé en 1534 à Bernard van Orley par Marguerite d’Autriche pour l’église du couvent de Brou-lez-Bourg en Bresse. Van Orley mourut avant l’achèvement de l’œuvre ; Marc Gheraerdt de Bruges la termina. Placé jadis sur le maitre-autel de Notre-Dame, le polyptyque agence le Couronnement d’épines, le Portement de Croix, la Descente aux Limbes, la Déposition de Croix, autour d’un grand Calvaire central. Le van Orley du beau triptyque de la Famille Hanneton (musée de Bruxelles) est reconnaissable dans les figures groupées au pied de la Croix et dans l’ample scène de la Déposition. Marc Gheraerdt, qui fit carrière en Angleterre, y devint peintre de la reine Elisabeth et laissa sa charge officielle à son fils, n’est pas seul responsable des ombres charbonneuses qui enfument les autres parties. Les calvinistes s’attaquèrent au retable, qui fut ensuite restauré par François Pourbus le Jeune en 1589. — Nulle apparence aussi que les « drôles » de la lignée anversoise aient été goûtés à Bruges, et c’est une munificence du ministre d’État, M. Auguste Beernaert, qui a doté le musée communal de Bruges d’un triptyque chatoyant : Paradis, Purgatoire et Enfer, dû à l’un des meilleurs continuateurs de Bosch. — Comment une œuvre de Michel-Ange a-t-elle pu être vénérée dès les débuts du XVIe siècle dans ce milieu obstinément gothique ? Il est vrai que la Madone de Jean Mouscron est moins surnaturalisée par l’idéalisme platonicien du Buonarroti que par le pur esprit de la Toscane quattrocentiste. Et l’on comprend que cette belle Vierge florentine n’a pas été accueillie en étrangère au pays de Memlinc et de Gérard David.


Mieux valait vivre en consentant au sacrifice d’une cure méridionale que de mourir en répétant des formes créées par des maîtres inimitables. C’est ce que pensa résolument Lancelot Blondeel[16]. Et cette fois Bruges se laissa persuader. Peintre, sculpteur, polychromeur de statues et d’écussons, dessinateur de cartons de tapisseries et de vitraux, ordonnateur de décors et de fêtes publiques, expert et restaurateur de tableaux, architecte, graveur, —géographe et ingénieur par surcroit, — Lancelot Blondeel représente à Bruges une génération d’italianisans multiformes, à qui sans doute le mot de Léonard n’était pas inconnu : il pittore dev’essere universale. Et bien que l’amour de Lancelot pour la décoration nouvelle s’étalât d’une façon presque agressive dans ses fonds dorés et ornementés, Bruges sut faire valoir les mérites de ce « moderniste « dont les œuvres ornèrent les édifices religieux et communaux, les logis corporatifs, patriciens et bourgeois.

Lancilotus, pictor brugensis praestantissimus, — ainsi le désigne Sanderus au XVIIe siècle, — naquit dans l’échevinage de Poperinghe vers 1496. Il aurait débuté comme maçon, — ce qui ne l’empêcha pas d’être reçu franc-maître dans la Gilde des Peintres dès l’année 1519. Les mérites du peintre sont éclipsés par ceux de l’ingénieur et du sculpteur. En 1546, il élabora le plan d’un port nouveau sur la mer à la hauteur de Heyst, relié à Bruges par une voie navigable à grande section avec canaux détachés vers Damme et l’Ecluse. Faute d’argent le projet échoua. Blondeel venait trop tard, — ou trop tôt. Avec le port de Zeebrugge, les hydrographes modernes ont réalisé une conception pareille à la sienne. Sculpteur, Lancelot est l’auteur d’une des merveilles de la plastique septentrionale : la Cheminée du Franc. (Peut-être fut-il dessinateur de statues ou modeleur de maquettes plutôt que sculpteur proprement dit.) Il dirigea les travaux de sa cheminée con amore, consulta des artisans experts à Gand, Malines, Bruxelles, prit avis du fameux Jean Gossart. Les magistrats le mandaient souvent pour qu’il les renseignât sur la marche des travaux et lui offraient des Kanne wyns. Les pots-de-vin étaient alors une grande marque d’honneur. On connaît cette Cheminée toute resplendissante des inventions juvéniles de la première Renaissance. Le travail des cinq statues en bois (Charles-Quint et ses ancêtres paternels et maternels) est admirable autant que celui du pompeux décor de colonnettes, d’amours, de blasons, de médaillons, — et, s’il est vrai que la Cheminée prend trop de place dans la salle qu’elle orne, il est certain aussi qu’elle dit mieux qu’aucune autre œuvre l’indéracinable passion artistique des Brugeois de jadis.

La plus ancienne peinture connue de Lancelot Blondeel est l’Histoire des saints Cosme et Damien, exécutée en 1523 pour la corporation des Chirurgiens-Barbiers de Bruges (église Saint-Jacques). Habillés d’étoffes finement nuancées, les deux héros dressent leurs sveltes silhouettes de damoiseaux dans d’inextricables combinaisons architecturales inspirées du style plateresque et tracées au vernis brun. Saint Luc peignant la Vierge (musée communal) et la Vierge entre saint Luc et saint Éloi (cathédrale Saint-Sauveur) datent de 1545 ; le système décoratif, toujours très développé, s’éloigne cette fois du style plateresque et s’inspire du style mis à la mode par le traducteur flamand de Vitruve, l’alostois Pierre Coecke. Dans le charmant tableau de Saint-Sauveur, la Vierge et l’Enfant apparaissent dans une niche très ornementée, érigée sur une sorte d’arc triomphal où pend une guirlande mantegnesque et à travers lequel fuit un paysage de montagnes romantiques. Jean Bellin semble avoir disposé les figures et leur groupement est unique, je crois, dans l’art des Flandres. L’art triomphal remérore qu’en 1549, les échevins de Bruges consultèrent le maître « quant aux places et aux patrons d’un arc de triomphe à ériger pour congratuler le prince d’Espagne (Philippe II) lors de sa Joyeuse entrée en ville. » Le Martyre d’un saint (1548, musée d’Amsterdam), dont le paysage justifie si bien l’éloge de van Mander : « Il (Lancelot) avait un vrai talent pour peindre les ruines et d’autres sujets d’architecture, » et les Scènes de la vie de la Vierge (attribution, cathédrale de Tournai) renseignent plus avantageusement sur les mérites picturaux de Blondeel que les tableaux de Bruges, lesquels d’ailleurs pourraient bien n’être que des bannières corporatives. Et peut-être partagerions-nous l’opinion flatteuse de Sanderus et de Guichardin sur Lancelot, si nous connaissions les œuvres perdues de l’artiste et notamment le Jugement dernier commandé par le Magistrat de Blankenberghe, en 1540. Enthousiaste des nouveautés méridionales, Blondeel restait l’admirateur fervent des gloires traditionnelles. Jan Scoreel et lui furent chargés de la première restauration du polyptyque de l’Agneau. S’étant acquittés de leur tâche, « ils baisèrent dévotement le retable en plusieurs endroits. » Cette humilité n’est-elle pas l’affirmation d’une maîtrise ? Blondeel mourut le 4 mars 1561, fut enterré au cimetière de Saint-Gilles où reposait Memlinc, et loué dans une belle épitaphe par le poète Edouard de Denc. Sa manière ne disparut pas avec lui, comme en témoigne au musée de Bruges un Saint Georges terrassant le dragon « sous les yeux de la princesse grimaçante et niaise[17]. » Au même musée est un curieux tableau provenant de l’église de Dixmude : la Naissance de la Vierge, où l’on a voulu voir une dérivation de l’art de Lancelot. Cette opinion est démentie par certains archaïsmes ; les types féminins remettent d’ailleurs en mémoire les figures de Jacob Cornelisz van Oostzanen d’Amsterdam, maitre de Scoreel dans les premières années du XVIe siècle.

Le gendre de Lancelot, Pierre Pourbus l’Ancien (ou mieux Peeter-Janz Poerbus), « bon peintre de figures, compositions et portraits d’après nature[18], » naquit à Gouda (Hollande), s’installa à Bruges aux environs de la trentaine, devint membre de la Confrérie de Saint-Georges en 1540, acquit en 1543 la maîtrise dans la Gilde des peintres, fut doyen de cette corporation et mourut dans sa ville adoptive le 30 janvier 1584. Le Magistrat de Bruges recourut souvent à ses talens divers et lui commanda entre autres une carte générale à laquelle il travailla pendant plusieurs années. Aux côtés de Lancelot, il peignit des torchères décoratives et dessina des costumes pour les rhétoriciens qui participèrent à la Joyeuse entrée de Philippe II. Ces artistes universels du XVIe siècle, enivrés de science et de théorie, redevenaient à l’occasion de simples ouvriers d’art. On a perdu toute trace d’une Légende de saint Hubert que van Mander vit à Delft et désigne comme la création la plus importante de l’artiste. Mais Bruges a gardé, de celui que l’on a dénommé son dernier peintre, quelques œuvres de valeur permettant l’estimation équitable de son robuste talent. Les plus anciennes sont au musée communal et datées de 1551 : les portraits de Jean Fernaguut et de sa femme Adrienne de Buuck et un grand Jugement dernier. Les portraits illustrent magistralement la race brugeoise du XVIe siècle. Fernaguut a vingt-neuf ans, sa femme dix-neuf. Placides, calmes, énergiques, ils détiennent l’héritage moral des grands ancêtres peints par Memlinc et Gérard David ; de plus, la facture de ces frappantes images, lisse, mouillée, est d’un technicien raffiné.

Le Jugement dernier, d’un coloris peu agréable, vaut également par une science supérieure. Les graphiques de la préparation apparaissent par endroits sous les glacis légers et les ombres s’obtiennent encore au moyen de hachures ; l’esprit de cette technique est strictement septentrional. Mais le modelé des corps nus, les élégances empruntées des têtes, les anatomies académiques sont d’un maître méridionalisé. Son italianisme toutefois a des accens primaticiens ; on le dirait né à Fontainebleau et peut-être Pourbus, comme d’autres Flamands, a-t-il connu l’art transalpin par les maîtres italiens de la Cour de France. La belle Vierge des Sept Douleurs (1556, église Saint-Jacques), assise dans une niche brunâtre et vêtue d’un manteau détérioré par le temps, émeut par les accens simples qu’avait su trouver le créateur pathétique de la Vierge des Sept Douleurs de Notre-Dame, et Pourbus reste à la hauteur du portraitiste des Fernaguut dans les images des donateurs, Josse van Belle en merveilleuse simarre doublée de zibeline, sa femme Catherine Ylaert et leurs quatre fils. La même année — 1556 — furent peints en deux groupes, les trente et un membres de la Noble Confrérie du Saint-Sang, alignant des têtes énergiques, ornées de barbes rousses ou brunes, à côté de visages florissans un peu salis par le poil du menton rasé. Ce sont les modèles de Pourbus qu’évoquent surtout les Flamands d’à présent et l’on rencontre plus souvent les plantureux confrères de Peeter-Jansz dans les rues de Bruges que le saint Jean de Memlinc ou celui de Gérard David.

En 1559, Pourbus signe la grande Cène de Saint-Sauveur où triomphent toutes les conventions prônées par les ateliers romanistes. Hélas ! l’âme flamande s’assimilait mal l’âme antique et l’idéalisme néo-platonicien de la Haute Renaissance. Ces apôtres aux toges impeccables sont bien ennuyeux ; mais quelle sûreté dans les architectures et quel charme dans le paysage ? Au revers de l’un des volets les quinze membres de la Confrérie du Saint-Sacrement, donateurs du triptyque, se pressent en rangées régulières, et leurs portraits sont parmi les plus vivans du maître. La Cène de l’église Notre-Dame (1562, restaurée en 1589 par Antoine Claeissins) n’a de vie et de relief que dans deux ou trois personnages qu’on devine peints d’après nature. En 1560, Pourbus peignait, pour la salle des fêtes de l’Hôtel de Ville, les effigies (perdues) de Charles-Quint et de Philippe II ; en 1561, il rompt avec la routine des têtes superposées en groupant les treize membres de la famille Berchem autour d’un clavicorde (collection du marquis de la Boëssière-Thiennes, Bruxelles) et, en 1573, il réunissait sur les volets de la Transfiguration de Gérard David (Notre-Dame) à gauche Anselme Boetius et ses sept fils, à droite la femme d’Anselme, Jeanne Voet et ses trois filles. Blondes, coiffées à la Marie Stuart, la poitrine chargée de chaînes d’or, les dames Voet n’ont plus l’immatérialité des patriciennes peintes par Memlinc : elles gardent leur coquetterie. Dans la partie centrale de son Adoration des Bergers de Notre-Dame (1574), le peintre ne se dégage pas de l’académisme de ses Cènes ; mais si son saint Joseph pose comme un modèle salarié, les donateurs, — sire Josse de Damhoudere, sa femme Louise de Chantraine, leurs fils et filles, — sont du meilleur Pourbus. Car le portraitiste ne craint pas de rivaux, et plus d’une de ses œuvres enrichit encore indûment les catalogues d’Antonio Moro, d’Adrien et Guillaume Key, d’autres contemporains notoires. Un beau portrait d’Adrien Key entré depuis peu nu musée de Bruges ne fait pas passer le couple Fernaguut au second plan. Pourbus habitait à Bruges une grande maison appelée Rome, et il n’était pas possible de voir atelier plus beau et plus confortable, déclare van Mander. On y enseignait la vieille pratique flamande ; pour la composition, on y recommandait, comme chez Lombard à Liège, la rigueur et la furia romaines. L’italianisme romantique des van Orley, des Gossart, de van Coninxloo, des van Clève s’acheminait vers le romantisme intégral des Floris. Le « dernier peintre de Bruges » eut pour élèves son fils François Pourbus Ier , Antoine Claeissins et Hubin Boven. François Pourbus Ier fit une belle carrière à Anvers et eut un fils, le célèbre Franz Pourbus II, lequel était peintre en titre de Vincent de Gonzague, duc de Mantoue, lorsque que Pierre-Paul Rubens, engagé à la même Cour, débuta modestement à ses côtés.


Pourbus fut bien le dernier peintre de Bruges, car la médiocre dynastie de Claeissins s’attarde avec un provincialisme persistant aux formules de la vieille école[19]. L’ancêtre fut Pierre Claeissins, peintre et enlumineur, maître en 1529, mort avant 1576, élève, croit-on, de Gérard David. Aucune de ses œuvres n’est connue et peut-être Pierre II et Antoine Claeissins passent- ils à tort pour ses fils. Pierre II, peintre de la ville de 1594 à 1621, fut cartographe, peintre de bannières, polychromeur d’édifices ; en cette dernière qualité, il dirigea la peinture et la dorure des croix, faîte et girouette de Saint-Sauveur. Que penser de ses peintures ? Pas grand bien.

Sa Résurrection de Saint-Sauveur (1585) est froide, violente et criarde ; Pourbus l’aurait jugée sans indulgence, malgré les centurions habillés par un archéologue. Sa Notre-Dame de l’Arbre-Sec de l’Hôpital de la Poterie (1608) peut faire la joie d’un folkloriste avec son étoffage d’ex-voto, ses figurines d’éclopés et d’exorcisés. La Vierge rappelle de loin Gérard David, tandis qu’un Ecce Homo de Saint-Sauveur semble d’un pasticheur d’Antonello de Messine. Le portraitiste a du mérite et quelques-uns des patriciens de la Convention de Tournai (1584, musée communal) ne pâliraient pas trop à côté de ceux de Pourbus. — Antoine Claeissins se forma chez Pourbus, devint peintre officiel de la ville et mourut probablement le 18 janvier 1615. « Peintre de grand style, » dit M. von Wurzbach. L’éloge est démesuré. La Cène de l’église Saint-Gilles (vers 1593) n’est qu’un décalque indigent des Cènes, académiques mais robustes, de Pourbus. L’empreinte de Pourbus est nette aussi dans les tableaux du musée communal : le Maeltyt van der beionyc commémorant l’entrée en fonctions d’un échevin et d’un clerc de la Trésorerie, et dans l’allégorie Mars foulant aux pieds l’ignorance (1605) où les muses vaguement primaticiennes se découpent sur une sèche reproduction du Minnewater, de Saint-Sauveur et du Beffroi. Les œuvres les plus archaïsantes d’Antoine Claeissins sont les plus défendables : le triptyque de Notre-Dame (1584) avec une grave Madone, à qui l’Enfant taquine gentiment le menton, et la Vierge adorée par saint Bernard (Saint-Sauveur), peinture probe, d’une polychromie anémiée et d’un gothicisme persuasif. — Aucune peinture n’existe a Bruges de Gillis, frère d’Antoine et de Pierre II, et qui fut peintre d’Alexandre Farnèse, de l’archiduc Ernest et des gouverneurs Albert et Isabelle.

Dans la galerie de ces Brugeois un peu fossiles, Jan van der Straet, illustre sous les divers noms de Stradanus, Stradano, della Strada, est une sorte d’enfant prodigue, qui mourut octogénaire et ne revit point le bercail. Né à Bruges en 1523, maître à Anvers en 1545, il vécut à Lyon, à Venise, à Rome, où il fut parmi les ordonnateurs du catafalque de Michel-Ange, à Florence, qui vit sa fortune, son amitié avec Vasari, sa mort enfin, survenue dans la quatre-vingt-quatrième année. Ses cartons de tapisserie justifient sa gloire et son tombeau de l’Annunziata. Sa peinture collige les pires maniérismes des successeurs de Buonarroti. Dans le triptyque qu’on lui attribue à l’église Saint-Sauveur (Présentation, Naissance et Mariage de Marie) l’académisme des architectures, des types féminins, des vêtemens dépasse tout l’effort des romanisans dans ce genre. Stradanus est plus catholique que le pape. Et quel amour agressif des couleurs enténébrées ! Les temps sont proches où les imitateurs du Caravage vont se complaire aux effets de soupiraux. Une peinture de Notre-Dame est mise au compte du terrible vériste : les Disciples d’Emmaüs. Mais l’œuvre est bien pondérée ; le Christ est d’un calme tout septentrional et, si la nature-morte était plus truculente, on croirait à un pastiche d’un des nombreux suiveurs flamands et hollandais de l’Amerighi.

Il y a toujours des peintres à Bruges au XVIIe siècle et Jacques van Oost, si inégal, si influençable soit-il, est un peintre de valeur. Né à Bruges en février 1601, maitre en 1621, il fit le voyage d’Italie, resta cinq ans à Rome, rentra en 1629 à Bruges, où il mourut, en 1671, n’ayant pas chômé un instant. Partout on rencontre ses grandes toiles décoratives, fortement colorées, d’ordonnance peu originale, souvent d’excellente pratique. À Notre-Dame, deux tableaux de maturité le disent fidèle à ses admirations italiennes : une excellente Vocation de saint Mathieu (1640), d’allure caravagesque avec une élégante figure de jeune spadassin en clair pourpoint au premier plan et quelques gracieux portraits féminins, et une très harmonieuse Adoration de la Vierge (1648) disposée en sainte conversation vénitienne, avec des opulences colorées et dorées prises à Véronèse. Nombreuses d’autre part sont les toiles où van Oost se borne à copier ou à interpréter Rubens (Saint François recevant les stigmates à Saint-Gilles ; Têtes de saint Jean et de saint Paul au maître-autel de Saint-Sauveur ; Vierge allaitant au musée des Hospices, etc.), ou à imiter van Dyck (Miracle de saint Antoine, Jésus montrant les Instrumens de la Passion à Saint-Sauveur ; Christ en Croix au couvent des Sœurs noires, etc.). Livré à ses propres inspirations, il perd toute fermeté de style et tombe dans le pire pathos comme avec son Christ triomphant de la Mort et de l’Enfer de Saint-Sauveur. Le charmant tableau du Béguinage : Sainte Elisabeth au pied du Crucifix, est de la fin de sa carrière ; il y revient à ses amours vénitiennes, silhouette des personnages véronésiens dans le fond et replace au premier plan, mais debout, le jeune homme en pourpoint de la Vocation de saint Mathieu.

Bruges regorge de portraits de van Oost, personnages moroses vêtus de noir (les meilleurs sont au musée communal et au musée des Hospices) et la liste est d’autant plus longue qu’elle s’augmente sans doute d’œuvres de van Oost le Jeune, passées au compte paternel. Jacques van Oost II (1639-1713) vécut plusieurs années à Rome et séjourna pendant quarante ans à Lille ; compositeur baroque (sa Sainte Marthe de Notre-Dame nous fixe à cet égard), il fut portraitiste de talent, non sans affinité avec van Dyck.

Bruges a gardé du XVIIe siècle quantité de grandes toiles ronflantes, peintes par les satellites de Rubens : Crayer, G. Seghers, van Hoeck, Erasme Quellyn, les frères Herregouts (l’un des deux mourut à Bruges), Liemakere, Backereel. La charmante Assomption de Boyermans (1676, église du Béguinage) séduit par la grâce de sa Vierge aux vêtemens roses pailletés d’argent. Le goût des Brugeois pour la peinture est toujours grand au XVIIIe siècle. Mathias de Visch, de Deyster, Garremyn composent le petit groupe des peintres locaux, très féconds et qui remplissent les places restées vides dans les églises. Garremyn passa pour un aigle. A soixante-dix-neuf ans, il épousa une jeune fille qui en avait vingt-quatre ; ses peintures de l’église Saint-Gilles (Rachat des esclaves par les Frères trinitaires) sont des turqueries pittoresques ; la mort ne le surprit qu’à quatre-vingt-sept ans. D’énormes et agréables peintures du dernier des van Orley décorent le transept de Saint-Sauveur (1725, Scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament). Elles servirent de cartons aux derniers lisseurs de Bruxelles, et ces tapisseries rehaussent d’une incomparable parure le chœur de la cathédrale aux fêtes solennelles.

Et voici qu’à l’aurore de l’âge contemporain apparaît la silhouette sympathique et désuète de Jos.-Benoit Suvée, directeur de l’Académie de France à Rome. Né à Bruges, le 3 janvier 1742, il se forma chez Mathias de Visch, se perfectionna à Paris, chez Bachelier et obtint le prix de Rome en 1771 contre Louis David. A la nouvelle du triomphe, Bruges la vieille ville des peintres, illumina. Vingt-sept voitures, un char de la Renommée, des musiques, toute une cavalcade allèrent cueillir le vainqueur aux abords de la cité ; après quoi, il y eut réception à l’Hôtel de Ville, remise à Suvée de deux flambeaux d’argent et banquet de cent vingt couverts. Revenu à Paris, après un premier séjour à Rome, l’artiste fut nommé peintre du Roi, puis emprisonné par la Terreur, ce qui lui permit de peindre l’unique portrait existant d’André Chénier (25 juillet 1794) et quelques autres effigies de condamnés, « dont la possession devait répandre un baume consolateur sur une femme ou des enfans à la veille d’être séparés pour jamais de l’objet de leur tendresse. » Libéré, nommé directeur de l’Académie de France à Rome, il installa l’école dans la villa Médicis et « dépensa généreusement sa fortune pour les réparations et embellissemens du palais. » Cet homme sensible mourut à Rome, le 9 février 1807, Le tableau du maitre-autel de Saint-Walburge, à Bruges, est son œuvre. On jurerait de loin un tableau dans la mauvaise manière jaunâtre de van Oost le Vieux. Aussi Alfred Michiels y retrouve-t-il quelques souvenirs de la palette flamande. « Le soldat terrifié de l’avant-plan plan est un mannequin d’atelier davidien. Au musée des Hospices est un Christ mort de Suvée, pénible étude d’amphithéâtre. Le panégyrique de ce parfait pédagogue tient en ces deux lignes d’un biographe ironique : « Il était passionné pour Rubens qui se trouvait, relativement à lui, aux extrémités opposées de l’art. »

Nous avons souvent brusqué notre pèlerinage en désignant avec une brièveté hâtive les autels les plus justement fleuris. Mais que désirons-nous, sinon raviver des émotions chez ceux qui ont vu Bruges ou éveiller chez les autres le désir de connaître la ville et ses peintres ? L’intelligence complète de Memlinc ne s’acquiert que par la vue de la mystique cité flamande. Mais van Eyck, van der Goes, Gérard David, Blondeel, Fourbus s’incorporent tous à cette cité où le disparate des édifices, la grâce des pignons en deuil, l’élan sans repos des tours et des clochers, l’adorable chaos des toits vermillon, les nappes dormantes des canaux, les murailles et les dômes de verdure se confondent et s’accordent en une vision idéale. Le temps a écrit ici, dans le « grand catéchisme du silence, » une inoubliable leçon d’éclectisme, d’un éclectisme qui s’épure et s’unifie dans le charme d’une beauté conforme aux êtres et à leurs penchans intimes. Le génie des maîtres palpite dans l’air brugeois. Et c’est pourquoi il faut rêver devant le pieux retable du Minnewater au soir tombant…

Fierens-Gevaert.
  1. Cf. pour l’histoire de Bruges à cette époque H. Pirenne, Histoire de Belgique, vol, II, p. 191 et suiv.
  2. Paul Mantz, La Peinture française, p. 136.
  3. Cf. Dalbon, Les Origines de la peinture à l’huile. Perrin, 1904, p. 147.
  4. Cf. Verbal du voyage de Portugal, 2e registre aux Chartes. Archives de Belgique.
  5. Nous l’avons fait longuement dans notre Renaissance septentrionale. Van Oest, Bruxelles.
  6. Van Mander mentionne deux Rogers ; l’un est le grand fondateur de l’école de Bruxelles ; l’autre est désigné par le vieux chroniqueur sous le nom de Roger de bruges. Les deux Rogers du Livre des Peintres ne sont sans doute qu’une seule et morne personnalité : Roger de la Pasture, dont nous avons entretenu les lecteurs de la Revue en septembre 1911.
  7. Huysmans : la Cathédrale.
  8. Cf. notre article de la Revue sur la Peinture wallonne, 15 sept. 1911.
  9. Cf. Docteur Reylaender, Die Eniwicklung des charakleristischen uncl Sittenbildlichen in der Niederländischen Malerei des XV. Jahrhunderts (Tilsitt, 1911).
  10. Cf. pour Simon Marmion notre article cité plus haut sur la Peinture wallonne.
  11. La bibliographie de Memlinc est considérable (Cf. la liste publiée par M. J. Weale en tête de son Memlinc des Great masters. Londres, G. Bell, 1901). Pourtant il n’existe pas de monographie digne du génie de maître Hans.
  12. Pirenne, Histoire de Belgique, vol. III, p. 219.
  13. C’est M. J. Weale qui a tiré G. David de l’oubli. Cf. son Gérard David painter and illuminator. Londres, 1895. Plus heureux que Memlinc, G. David a fait l’objet d’une monographie remarquable : Bodenhauser (E. von) Gérard David und seine Schule. Bruckmann, Munich.
  14. C’est M. Hulin qui a jeté le plus de clartés sur l’école de Gérard David. Cf. son Catalogue des Primitifs. Siffert, Gand, 1902.
  15. Cr. notre article sur la Peinture wallonne, 15 septembre 1911.
  16. Cf. James Weale, Lancelot Blondeel. De Plancke, Bruges, 1908, et Pierre Bautier, Lancelot Blondeel, Van Oest, Bruxelles, 1910.
  17. Pierre Bautier, op. cit.
  18. Van Mander, Schilderboek.
  19. Cf. James Weale. A family of flamisch painters. Burlington Magazine, juillet 1911.