Visions rustiques
Revue des Deux Mondes5e période, tome 20 (p. 352-359).
POÉSIES

VISIONS RUSTIQUES


LE COMBAT


Les deux béliers, la haine au cœur, les yeux sanglans,
De qui le mufle écume et dont la laine sue,
Entre-choquent leurs fronts dans un bruit de massue
Et se heurtent sans trêve en de brusques élans.

Les cornes font vibrer les cornes, et les flancs
Palpitent. Mollement, sur sa couche moussue,
L’agnelle du combat sauvage attend l’issue,
Et son odeur rend fous les deux mâles brûlans.

Chaque brute est pour l’autre une vivante cible.
Le féroce rival au rival irascible
Porte des coups où sonne un double acharnement ;

Et la Nature, en son effroyable mystère,
Encadre cette lutte épique horriblement
Dans l’épique grandeur d’un paysage austère.


L’ŒUVRE ÉTERNELLE


Luttant contre la pluie et la bise glacées,
Héroïque sans gloire, illustre sans témoins,
Les souliers lourds de glaise et vaillant néanmoins,
Laboure un paysan perdu dans ses pensées.

L’église par la plaine immense ébranle un glas ;
Très haut passe en criant un vol triangulaire ;
Des nuages hâtifs la fuite s’accélère ;
Le laboureur toujours marche et jamais n’est las.

Fier même d’opposer son visage aux rafales
Qui le font malgré lui frissonner par momens,
Il guide avec le soc deux étalons fumans
Dont s’enlèvent au loin les croupes triomphales.

Il marche, et les sillons succèdent aux sillons.
Content d’un sort qu’il n’a connu meilleur ni pire,
Sa poitrine élargie et vigoureuse aspire
L’espace dans l’averse et dans les tourbillons.

Or, tandis que le vent l’enivre et qu’il s’acharne,
Et que le coutre entame et déchire le sein
De la glèbe, d’où monte un effluve acre et sain,
Pulvérisant l’argile et dispersant la marne ;

Tandis que seul au creux de son vallon natal,
Où la Nature en vain contre lui s’exaspère,
Il fait le geste obscur de l’aïeul et du père,
Et qu’il plonge au sol rude un plus rude métal

J’évoque cette chaîne innombrable d’ancêtres,
Qui, tels que lui, sans trêve ont souffert et lutté ;
Qui, pleins de foi robuste et de ténacité,
Ont empreint ces guérets de leurs vertus champêtres.

J’évoque, imaginant son passé douloureux,
Le séculaire effort de cette épique race,
Que n’abat nul labeur, que nul faix ne harasse,
Et que grandit l’épreuve à la taille des preux.

Je songe aux défricheurs de lande et de broussaille
Qu’à l’horizon choisi rien ne put arracher,
Qui s’unirent jadis autour de ce clocher,
Et de qui l’âme encor dans la cloche tressaille.

Et je voudrais parfois en un rêve fervent,
De mes débiles mains dirigeant leur charrue,
Vaincre, comme eux, du sol la résistance accrue,
Et, comme eux, me griser des colères du vent.


VIEUX CHEVAUX


J’aime les vieux chevaux de labour. Il me semble,
Le soir, quand de la tâche ils reviennent ensemble,
Que chaque bloc de glaise à leurs sabots resté
Mêle une gloire à leur rustique majesté.
Leur regard est plus terne et leur marche plus lasse ;
Mais, si l’ancienne ardeur aux ans lourds a fait place,
Ils rentrent de leur pas tranquille et régulier,
Le col roide élargi par l’ampleur du collier,
La croupe et le poitrail massifs, flairant la crèche
Et le tiède repos sur la litière fraîche,
On les sent prêts encore aux efforts vigoureux,
Et ce retour est comme un triomphe pour eux.
Parfois pourtant leur tête à la rude crinière
S’incline vers le sol, pensive et prisonnière,
Afin d’en aspirer les effluves subtils.
Peut-être alors les vieux serviteurs songent-ils
A la prochaine étreinte, à l’étreinte sacrée
De la terre qu’ils ont si longtemps labourée.


FENAISON


L’œuvre des faulx est faite et l’immense prairie
Semble rase. Le sol, que jonche le foin mûr,
Savoure éperdument les caresses d’azur
Qui frôlent sa parure à peine défleurie.

C’est le soir. La lumière aux ombres se marie,
Les faucheurs pour rentrer tournent l’angle du mur,
Et bientôt un arôme épars en l’air obscur
S’exhalera de l’herbe odorante et flétrie.

Ainsi marche le temps coupant sur son chemin
Nos rêves d’aujourd’hui que flétrira demain,
Car la chimère morte est d’une autre suivie ;

Mais la nuit est si vaste à nos regards bornés
Qu’il faut que les bonheurs eux-mêmes soient fanés
Pour que le souvenir en parfume la vie.


L’HEURE TORRIDE


Tout l’océan des blés frissonne, roule, ondoie,
Se courbe, se relève aux baisers chauds du vent,
Et gonfle à l’infini, qu’il fait souple et mouvant,
Ses houles de splendeur, d’opulence et de joie.

L’air embrasé creusant des remous spacieux
A laissé par endroits dans la moisson trop mûre
Un sillage, et le souffle estival y murmure.
La torpeur d’un midi brûlant tombe des cieux.

Les ondulations se prolongent au large,
Font amplement frémir les épis lourds de grains
Dont l’innombrable peuple aux rythmes souverains
Envahit l’horizon majestueux qu’il charge.

Seul, émergeant là-bas des hautes vagues d’or
D’où fuse et vibre un vol musical d’alouette,
Impassible et dressant sa noire silhouette,
Malgré l’effluve ardent, un homme marche encor.

Et l’obscur paysan semble une ombre égarée,
Ou figure un pêcheur depuis longtemps parti,
Que le hameau croyait dans l’abîme englouti,
Et qui, vainqueur des flots, rentre avec la marée.


LE VANNEUR


Les épis lourds et qu’a mûris l’ardeur solaire,
Foule innombrable éparse au tranchant de l’acier,
Ont répandu déjà leur trésor nourricier,
Car le froment sacré s’étale et couvre l’aire.

Reconnaissant du tendre et mystique salaire
Qu’il sait en son robuste amour apprécier,
Un tâcheron sépare, avec son van grossier,
L’ivraie et le grain pur d’un geste séculaire.

Le ciel bleuit, que nul orage n’a troublé,
Et dans la vaste cour, l’humble vanneur de blé
Travaille seul parmi les gerbes amassées.

O mon âme, où Dieu mit des fermens de vertu,
Pareille au tâcheron agreste, puisses-tu
Ne retenir aussi que de bonnes pensées.


LA RÉCOLTE


Le ciel voilé d’octobre, à la terre indulgent,
Est taché par endroits de nuages d’argent
Que frôle un souffle amer d’exhalaisons salines.
Les grappes par milliers saignent sur les collines,
Comme saigne le pampre aux feuillages rougis.
La joie et les rumeurs désertent les logis
Dont tout le peuple, ainsi qu’une ruche, murmure
Autour des ceps dorés par la vendange mûre,

Et bourdonne, essaimé dans les enclos voisins,
Et s’éclabousse avec les rubis des raisins.
Or, sans les voir, j’entends les humaines abeilles,
Enflant de fruits juteux l’osier fin des corbeilles,
De leur rire sonore emplir les horizons ;
Et, dans la gloire des suprêmes floraisons,
La louange sans fin des coteaux et des plaines
Monte de toutes parts vers l’Automne aux mains pleines.
Et toi, mon cœur, ô cœur stérile aux rythmes vains,
Cœur où n’ont fermenté que d’indignes levains
Comme en un sol ingrat et dur qui se révolte,
Qu’attends-tu pour mûrir la tardive récolte ?
Glèbe aride aux sillons desséchés, qu’attends-tu
Pour mûrir la vendange intime de vertu,
D’héroïsme et d’amour si longtemps espérée ?
Regarde : autour de toi, tout s’agite, tout crée ;
Le soleil gonfle encor les grappes ; le pressoir
Les écrase, et, de l’aube attendrie au doux soir,
Les rudes tâcherons accomplissent leur tâche.
Vois : dans l’universel effort, cœur vide et lâche,
Seul, tu n’aimes aucun labeur utile, et seul,
Traînant ton rêve aux champs qu’a fécondés l’aïeul,
Au lieu des vins de pourpre et d’ambre, tu n’apportes
Aux hommes que l’écho de tes musiques mortes,
Et la cendre de tes chimères, où l’on sent
Mourir la foi virile et le désir puissant.


LE TROUPEAU


Des hauts sommets où croît, près de touffes d’absinthe,
Le sauvage lentisque ou le vert romarin,
Dévale le troupeau, que le soir purpurin
Eclabousse de braise et d’ambre et d’hyacinthe.

Des Angélus épars meurt la caresse sainte.
Mais la bande, insensible aux appels de l’airain,
Bondit, piétine et fait vibrer le dur terrain
En regagnant la ferme et sa lointaine enceinte,

Dans la majestueuse âpreté du décor,
Agrestement nimbés d’une poussière d’or,
Dispersés quelquefois par de brusques paniques ;

Tels passent les brebis pesantes, les légers
Agneaux, les vieux béliers aux colères cyniques
Qu’effarent la stature et les cris des bergers.


UN AÏEUL


Un soleil épuisé des mornes soirs d’hiver
S’abîme, acteur sanglant de quelque tragédie ;
Et la pourpre, embrasant tout le ciel, incendie
La forêt, que parfois effleure un souffle amer.

Comme l’Astre, accablé par des tâches sans nombre
Un très vieux laboureur prêt à sombrer aussi
Au fleuve légendaire et sans trêve grossi,
Grêle, sur l’horizon rouge érige son ombre.

Les bœufs qu’il aiguillonne arrêtés un instant,
Les naseaux frémissans, le mufle blanc d’écume,
Et comme enveloppés d’une vapeur qui fume,
Rêvent, tandis qu’au large une rumeur s’entend.

L’homme a dans le regard le vide de l’espace
Qu’il voit, depuis l’enfance, impassible et muet,
Comme si nulle ivresse en lui ne remuait
Devant tout ce qui germe, éclôt, décline et passe.

C’est, par l’inquiétude éternelle hanté,
Un de ces paysans à la face terreuse
Dont l’austère visage, ainsi qu’un champ, se creuse,
Sillonné par l’angoisse et par l’anxiété.

Jusqu’au bout il conduit le soc héréditaire
Que jadis lui légua sa race, et l’on croirait
Que, tel un sphinx, il garde un antique secret,
Un secret que sa bouche à jamais devra taire.

Sait-il que, sans l’appui robuste de ses bras,
Crouleraient les cités comme des choses vaines,
Et que ses os, ses nerfs, ses muscles et ses veines
Sont la vie et le pain de ses frères ingrats ?

Sait-il que, sans le coutre agreste qui féconde
Le guéret séculaire où frissonnent les blés,
Les peuples pâliraient, soudainement troublés,
Et, de stupeur saisi, chancellerait le monde ?

Peut-être. Mais le vieux laboureur ne veut pas,
Lui qu’un rayon suprême en mourant illumine,
Qu’à nos yeux effarés se dresse la famine,
Et c’est pourquoi d’aïeux obscurs il suit les pas.

Et, bien qu’auréolé d’apothéose astrale
Il vibre avec ses bœufs dans une gloire d’or,
Ce paysan courbé semble porter encor
L’héroïque fardeau de la glèbe ancestrale.

LEONCE DEPONT.