Visions mystiques dans l’Angleterre du moyen-âge
Il y avait jadis trois recluses pour lesquelles un religieux écrivit un livre. Cela se passait au XIIIe siècle, en Angleterre, Personne ne sait plus le nom de ces recluses, mais le livre a subsisté de nos jours, il rencontre quelques lecteurs curieux, et il a la grâce naïve d’un miroir qui conserverait le reflet d’une époque disparue. Il s’appelle The Ancren Riwle et, même pour ceux qui sont familiarisés avec l’anglais moderne, ce titre a besoin d’une traduction : il signifie tout simplement la Règle des Recluses.
Un vieux livre qui revient au jour suscite naturellement des discussions ; les unes porteront sur l’auteur, les autres sur les destinataires de l’ouvrage ; d’autres encore sur la langue dans laquelle il fut composé. Celui-ci fut traduit en latin, mais l’original en est semi-saxon. Une première version voulait que cette œuvre fût destinée à des cisterciennes de Tarrant : cette version doit être abandonnée. Si les trois recluses furent jamais cisterciennes, elles le devinrent plus tard, et elles ne l’étaient pas encore, quand elles inspirèrent notre auteur. Elles étaient sœurs, et vivaient retirées du monde, avec des servantes. De pieux amis s’occupaient de leur existence matérielle.
Elles avaient cherché la retraite, afin de prier et de méditer, de se consacrer aux bonnes œuvres. Elles étaient, semble-t-il, jeunes et belles, car l’auteur les félicite d’avoir suivi la voie austère, alors qu’elles brillaient de tout l’éclat de la jeunesse. Elles paraissent n’appartenir encore à aucun ordre défini : si on les interroge sur ce point, leur conseiller les engage à répondre qu’elles appartiennent à l’ordre de Saint-Jacques. Qu’est-ce à dire ? questionnera peut-être l’interlocuteur. Elles devront alors l’interpeller à leur tour, et lui demander où la religion est mieux définie que dans l’épitre canonique de saint Jacques :
« La vraie religion, déclare cette épître, consiste à visiter les veuves et les orphelins, dans leurs tribulations, et à se garder immaculé dans le siècle. »
Il y a double règle : règle extérieure, règle intérieure. La règle intérieure ne varie pas ; la règle extérieure varie, selon les circonstances. Celle-ci doit aider celle-là. Le jour où la règle extérieure deviendrait pour cette règle intérieure une entrave au lieu d’une aide, il faudrait consulter le confesseur sur les dispenses requises.
Si nos trois recluses ne dépendent encore d’aucun couvent, il ne convient nullement de supposer qu’elles se sont retirées du monde pour mener une vie paisible et oisive ; elles se sont astreintes à l’obligation de réciter les heures canoniales. Des versets de psaumes, des strophes d’hymnes, des formules de prières, leur sont indiqués. Nombreuses nous y retrouvons les formules de prières pour les morts. Il leur est recommandé de prendre quelques momens du jour et de la nuit pour penser à toutes les douleurs de l’humanité. Dans leur petite maison aux étroites fenêtres et aux épais rideaux, — l’auteur tient beaucoup à cette étroitesse des fenêtres et à cette épaisseur des rideaux, — elles ont le devoir d’éclairer et d’élargir leur âme, de l’élargir pour embrasser la pensée de toutes les misères humaines, et de l’éclairer aux rayons de l’amour divin. Nous devinons là quelques pressentimens de sainte Thérèse et de sainte Catherine de Sienne. Au XIVe siècle, sainte Catherine de Sienne recommande. à ceux qui soignent les malades, d’avoir, en pansant chaque blessure, « compassion du monde entier en présence de la Divine miséricorde. » Au XVIe siècle, sainte Thérèse dit à ses filles : « Ayez toujours des pensées généreuses ; par là vous obtiendrez du Seigneur la grâce que vos œuvres le soient également... J’ai fait voir combien il est avantageux que les désirs soient grands, lorsque les œuvres ne peuvent l’être... Les âmes que Dieu a conduites à un état si relevé doivent en tirer parti pour sa gloire, et ne pas se confiner dans d’étroites limites. » « A quelque moment du jour et de la nuit, insistait déjà notre auteur anglais, rappelez dans votre esprit ceux qui sont malades, qui ont du chagrin, qui souffrent l’affliction et la pauvreté, les douleurs qu’endurent les prisonniers lourdement enchaînés de fer ; pensez spécialement aux chrétiens qui se trouvent chez les païens... Pensez aux chagrins de tous les hommes, et soupirez devant Notre-Seigneur... »
De telles pensées doivent les occuper, mais il ne faut pas qu’elles écoutent les rapports des bavards et des médisans. L’auteur de la Règle les soupçonne de se glisser partout, ces bavards et ces médisans, et, à l’entendre, nulle clôture ne serait assez stricte pour les décourager. Ici je note, en ce lointain XIIIe siècle, une pointe d’humour britannique qui m’apparaît assez pittoresque chez le vieil écrivain : « Les gens disent des recluses que chacune, ou presque, connaît une vieille femme qui lui nourrit les oreilles ; une babillarde de potins qui lui raconte toutes les histoires du pays ; une pie qui jase de tout ce qu’elle voit et entend ; de sorte que c’est un dicton commun : « Du marché, de la forge et du couvent, se rapportent les nouvelles. » Le Christ sait que c’est un triste dicton, celui qui assimile un couvent — le lieu qui devrait être de tous le plus solitaire — à ces endroits où résonnent tant de discours inutiles ! Plût à Dieu, chères sœurs, que toutes les autres fussent aussi éloignées que vous d’une pareille folie ! »
Notre auteur ne perd jamais l’occasion de donner à ses sœurs spirituelles quelques louanges délicates. Cependant il leur conseille fortement d’éviter les flatteurs, de ne pas écouter les flatteries ; leur recommandant le silence, il cite Sénèque, et souhaite que leur parloir soit très petit, sans doute pour n’accueillir que peu de personnes.
Il est donc bien évident que ces recluses occupent toute une petite maison, et non pas seulement une cellule attenant à l’église, comme celle où plus tard nous rencontrerons Dame Julienne ou Juliane de Norwich. S’entr’aimer, prier, voilà ce qui doit remplir leur vie : prier avec ferveur, prier avec des larmes ! L’auteur, comme ses contemporains Jacopone et Dante, croit de toute son âme à la puissance des larmes. « O larme, chante Jacopone, tu as une grande force avec beaucoup de grâce. » Et Dante nous raconte l’histoire de Manfred dont l’âme fut sauvée pour une petite larme, una lacrimetta.
Dans leur étroite maisonnette, derrière leurs petites fenêtres voilées de doubles rideaux, les recluses ont à cultiver en vertus le champ de leur âme, à soigner, à guérir ces maux spirituels qui peuvent les atteindre jusqu’au fond de leur ermitage. Le jardin des vertus semble être, pour les blessures de l’esprit, ce qu’était, pour les blessures du corps, le jardin des simples au couvent de Sainte-Hildegarde. L’envie se guérit par l’amour, l’orgueil par l’humilité qui renferme la sagesse, l’indolence par la joie spirituelle et par la lecture. Le bon auteur, prévenant ses lectrices contre le mal et leur indiquant les remèdes, leur dépeint certains vices sous la figure d’animaux symboliques que l’on croirait échappés des piliers d’une église voisine.
Il est d’avis qu’il vaut mieux quelquefois moins prier et lire davantage, car la lecture est une prière et saint Jérôme recommande d’avoir toujours un bon livre en main. Personne ne nous dit quelle bibliothèque ces recluses ont à leur disposition, — peut-être celle de leur directeur spirituel ou celle d’un monastère voisin. Elles sont des femmes cultivées pour lesquelles leur conseiller se donne la peine d’orner son texte de belles citations latines ; et son petit livre, qui se répandit à cette époque, fut traduit en français et en latin. Nos recluses elles-mêmes savent le français et le latin, comme elles savent l’anglais, ce qui semble prouver qu’elles ont reçu l’éducation d’un couvent. La prieure de Chaucer aimait, on s’en souvient, à parler français, un français un peu spécial, un peu insulaire, sans doute, bien différent de celui qui résonnait sous le ciel de Touraine et d’Ile-de-France.
La sollicitude de l’auteur s’étend à tous les détails de la vie. Il ne veut pas qu’elles multiplient les vœux et les promesses ; il leur prescrit des jeûnes et des abstinences ; il trouverait mauvais qu’elles invitassent des amies à prendre un repas avec elles, car elles sont mortes au monde, et les morts ne mangent pas avec les vivans. Il les engage à communier quinze fois par an, à s’y préparer par de sérieuses confessions, à éviter les embarras qui tombent sur Marthe.
Leur part est celle de Marie. Les recluses ne doivent pas être des ménagères, ni des fermières ; il les désapprouverait de garder des animaux, de posséder du bétail, et cependant il leur permet le luxe d’un chat, d’un unique chat. Qu’elles se vêtent de noir ou de blanc, « pourvu qu’elles soient simples ; » elles sont autorisées à marcher pieds nus en été. Elles peuvent écrire ou recevoir des lettres, avec une permission. Et même lorsqu’elles sont souffrantes, elles doivent se divertir par des histoires instructives. Leurs servantes iront deux par deux leur acheter le nécessaire, et se distingueront par une mise austère indiquant leur état religieux.
A certaines pages, on trouve de ces minuties qui nous introduisent dans l’intimité des recluses, et nous rendent en quelque sorte témoins de leur vie quotidienne. A d’autres, nous retrouvons l’écho des principes déjà connus : une belle leçon sur la maladie, par exemple, et sur l’office spirituel qu’elle a mission d’accomplir dans l’humanité : « La maladie est le médecin de l’âme, en guérit les blessures, et l’empêche d’en recevoir de nouvelles... La maladie fait comprendre à l’homme ce qu’il est, et lui enseigne à se connaître soi-même. La maladie est l’orfèvre qui, dans la béatitude du ciel, enrichit la couronne... » Ceux qui ont renoncé à leurs biens se trouvent à même de donner les plus belles aumônes, et font la charité même aux rois.
Tout ce petit livre divisé en huit parties qui s’appellent : Du Service Divin, de la Garde du Cœur, Leçons et Exemples moraux, des Tentations et des moyens de les éviter, de la Confession, de la Pénitence, de l’Amour, Devoirs domestiques et sociaux, veut préparer le cœur des recluses à devenir, par l’amour, le sanctuaire de l’Hôte Divin.
Il y avait, sans doute, au XIIIe siècle, une littérature pour les recluses, et l’Angleterre paraît en avoir été spécialement favorisée, puisqu’elle vit éclore le Luve Ron de Thomas de Hales qui est, d’après son titre, une Chanson d’Amour et qui nous représente un très beau poème d’amour mystique :
Une vierge du Christ m’a demandé instamment de composer pour elle une chanson d’amour...
Jeune fille, vous devez comprendre que l’amour de ce monde est rare,
Fragile, sans valeur, faible, décevant ;
Les hommes hardis passent ici-bas comme le vent souffle ;
Sous la terre, ils gisent froids, fauchés comme l’herbe du gazon.
Le poète dépeint la misère et l’instabilité de la vie. De même que Villon s’écrie : « Mais où sont les neiges d’antan ? » Thomas de Haies demande où sont Paris et Hélène, Amadis, Tristan et les autres amoureux célèbres.
Le seul amour qui dure, le seul amour qui vaille est celui du Christ. Le poète chante l’amour du Christ et la beauté de sa maison où n’entrent ni la haine ni l’orgueil, mais où l’on se réjouit avec les anges.
Ce poème, jeune fille, je vous l’envoie, ouvert et non scellé,
Vous demandant de le dérouler, et de l’apprendre tout entier par cœur.
Puis soyez très gracieuse, et enseignez-le fidèlement à d’autres jeunes filles.
Celle qui le saura tout entier s’en trouvera réconfortée.
Si jamais vous êtes assise solitaire, prenez ce petit écrit.
Et chantez-le sur des notes douces…
Le monde où l’on chante cette chanson d’amour est celui où l’on médite la Règle des Recluses. L’époque où elle se chante est le siècle qui vit naître Dante et mourir saint François d’Assise. Dante devait nous dire le poème des fiançailles qui furent conclues entre François d’Assise et la Pauvreté. La suavité, la tendresse, la délicatesse de cet âge ont pénétré dans la chanson mystique de Thomas de Hales, comme dans les vers de Dante, écrits au XIVe siècle, mais encore tout imprégné des influences du XIIIe.
Nous ne connaissons pas ces recluses, mais peu nous importe : elles nous ont introduits dans une Angleterre du Moyen âge que, de leur petite fenêtre grillée, nous avons cru voir un moment revivre.
Leur humble maison doit se blottir à l’ombre d’une église dont les chants parviennent jusqu’à elles. Et le marché, le foyer ne sont peut-être pas loin, où les discordantes voix humaines répètent les discordantes nouvelles qui ne doivent pas troubler la paix harmonieuse de leur âme. Elles lisent l’Écriture, elles méditent, et peut-être il arrive que, pour chasser l’indolence spirituelle, la mélancolie, l’Acedia, l’une d’elles se chante à voix basse le poème de Thomas. Étrange monde que celui de ces recluses qui, se blottissant à l’ombre d’une église, dans leur cellule ou leur maisonnette toute vibrante du son des cloches, ne marcheront plus par les chemins des hommes, afin d’éviter que la poussière du siècle s’attache à leurs pieds nus !
Vêtues de noir ou de blanc, avec leurs livres, leurs servantes, le chat permis par leur directeur, — comme M. de Rancé devait permettre un oiseau à Mme de la Sablière, — elles avaient à consoler des âmes en détresse, car la mission des recluses était une mission de prière et de charité. Ayant renoncé pour elles-mêmes aux peines et aux joies de la vie, elles hospitalisaient dans leur âme les peines et les joies de tous les êtres humains. Peut-être conversaient-elles à travers un rideau, quand elles avaient à recevoir des personnes du dehors. Elles acceptaient de n’être pour leurs frères humains qu’une voix qui console, — cette chose légère, ailée et presque immatérielle : une voix ! — une voix qui console en portant ici-bas des paroles d’en-haut ! N’ayant plus à donner aucun des biens extérieurs, elles donnaient discrètement de leur vie intérieure, de leur âme. Ainsi, des pauvres, l’humanité a reçu ses plus beaux trésors.
Dépouillées de tout ici-bas, comme ornement de leur pauvre cellule, elles conservaient un crucifix.
Un siècle après que fut écrit The Ancren Riwle, une autre recluse anglaise, Juliane de Norwich, fixant les yeux et la pensée sur son crucifix, en reçut des enseignemens si sublimes, des révélations si mystérieuses que les âmes de notre temps y cherchent encore une lumière et une consolation.
D’où venait cette Juliane ? Personne, ici-bas, ne le sait ! Elle habitait une cellule bâtie contre l’église de Norwich, de manière à ne perdre aucune note des chants ou des orgues. Il paraît que le « reclusage » de Norwich dépendait d’un prieuré de bénédictines, le prieuré de Carrow, et l’on a songé que Juliane était une moniale de ce couvent, qu’elle avait désiré une vie solitaire, et l’avait obtenue, avec la permission de la prieure. L’église subsiste encore aujourd’hui, — petite église du XIVe siècle, où l’anglicanisme maintient le crucifix, La tour de cette église, beaucoup plus ancienne, remonte peut-être à l’époque saxonne. Sous Henri VIII, on a détruit le petit ermitage dont les fondations, cependant, ont été découvertes de nos jours. Peut-être les cendres de Juliane reposent encore dans ce sol : il était d’usage de creuser la tombe des recluses sous la cellule qu’elles avaient habitée pendant leur vie.
Juliane se considérait comme une femme illettrée. Dom Gabriel Meunier, qui est le traducteur français et le préfacier de son livre, remarque avec justesse que, dans sa simplicité, le style de la recluse recèle un certain art, et que plusieurs réflexions dénotent une culture intellectuelle supérieure à ce que sa modestie nous eût fait attendre. Sans doute elle se trouvait illettrée en se comparant aux savans de son temps. Elle ne maniait pas le latin comme sainte Gertrude, mais la phrase que nous cite D. Gabriel Meunier nous montre assez la valeur et la portée de son esprit : « La perfection, écrit-elle, a deux belles propriétés qui sont la rectitude et la plénitude. » Quel qu’il fût, cet esprit devait disparaître, s’anéantir, devant la grandeur du monde révélé.
Juliane, nous dit-on, mourut centenaire. Elle vécut à une sombre époque qui fut celle de la guerre de Cent ans. On l’a quelquefois identifiée avec une Juliane Lampit, qui reçut un legs d’un chevalier, combattant d’Azincourt.
Quels échos du monde, — de ce monde troublé, — lui parvenaient-ils à travers la fenêtre grillée de sa petite cellule ? Qu’entendit-elle de ce siècle qui vit lutter les rois et pleurer les reines, — siècle où Shakspeare place ce jardinier qui, sur une plante de romarin, recueillit une larme de reine ? Certainement elle connaissait la détresse des âmes et elle disait : « All is for love. Tout est pour l’amour. »
Autour d’elle il y avait une ville laborieuse et riche, renommée pour le commerce des laines ; son église, sa cellule étaient placées dans le plus beau quartier d’alors ; dédaigneuse des intérêts matériels, elle ne songeait qu’aux intérêts spirituels, non seulement de sa cité, mais de l’univers.
« Tout est pour l’amour... Tout finira bien... » Voilà ce que répète Juliane, ce qu’elle entend à travers ses révélations. Voilà ce qu’elle devait répondre aux pèlerins douloureux et déconcertés qui se présentaient à sa petite fenêtre grillée pour l’interroger : Amour, confiance, repos en Dieu...
Que s’était-il passé dans cette cellule ? Un événement silencieux, ignoré de la plupart des hommes, mais un événement tel que la petite église, exilée aujourd’hui du catholicisme, en a conservé le souvenir jusque dans son exil. Elle maintient que cette humble recluse du XIVe siècle fut une de ses gloires.
Juliane voulait commencer une vie nouvelle. Sans doute elle avait un peu plus de trente ans. Elle pria Dieu de lui envoyer une grave maladie dont la guérison serait une sorte de résurrection, de renaissance dans cette nouvelle vie. Tous ceux qui l’entouraient croyaient qu’elle allait mourir. Elle avait reçu les sacremens. Elle était prête. On l’avait redressée, et, très doucement, elle regardait le ciel où montait son espérance. Sa paix était profonde. Elle s’abandonnait à la miséricorde de Dieu. Volontiers elle eût dit comme saint Martin : « Je ne refuse pas de vivre, et je ne crains pas de mourir... »
Soudain, sa vue s’affaiblit. Toute la chambre lui parut obscure. Seul le crucifix que lui présentait le prêtre demeurait lumineux, comme ayant conservé la clarté du jour, et ses yeux quittèrent la douceur du ciel pour ne plus se fixer que sur le crucifix. Alors le mystère de l’amour divin se découvrit devant elle. Juliane y pénétra de tout l’élan de son âme et de son cœur. Elle en rapporta pour les hommes un sublime message, des paroles magnifiques, et c’étaient des paroles sereines, c’était un message de paix.
Elle écrivit son livre longtemps après l’époque de ses révélations, mais rien n’était alors plus intensément présent à son esprit, que ces heures de miracle ; et les pages en apparaissent baignées d’une mystérieuse lueur qui n’appartient pas à ce monde.
« Notre-Seigneur, dit Juliane, me donna une vue spirituelle de l’intimité de son amour. Je vis qu’il est pour nous tout ce qu’il y a de bon et de réconfortant. Et ainsi, selon ce que j’ai compris, il est comme un vêtement qui nous enveloppe, nous entoure, nous serre avec un amour si tendre qu’il ne peut jamais nous quitter... Quand notre cœur et notre âme ne se sentent pas à l’aise, c’est que nous cherchons ici-bas un repos dans des choses qui, en raison de leur petitesse, ne sauraient nous les procurer... Mais quand, par amour et de plein gré, l’âme s’anéantit pour posséder Celui qui est tout, c’est alors qu’elle peut goûter le repos spirituel. » « La bonté de Dieu, déclare-t-elle un peu plus loin, embrasse non seulement toutes ses créatures, toutes ses œuvres, mais elle s’étend bien au delà sans aucune limite, car il est l’Infini. »
La Rédemption est l’œuvre de cette bonté. Juliane nous découvre tout à coup, de sa cellule étroite, d’immenses horizons spirituels, quelque chose comme le ciel d’une nuit étoilée, où des vérités émergent du mystère en s’illuminant comme des étoiles.
« Dieu est tout ce qui est bon, selon moi, affirme-t-elle, et ce qu’il y a de bon dans la créature, c’est Lui... »
« Si je ne regarde que moi seule, je ne suis absolument rien. Mais je suis, je l’espère, en union de charité avec tous mes frères dans le Christ. Or, dans cette union, réside la vie de l’humanité qui sera sauvée. Dieu est tout ce qui est bon, selon moi (elle le répète encore, cela revient comme un leit motiv) et Dieu a fait tout ce qui existe, et il aime tout ce qu’il a créé ; aussi celui qui aime généralement tous les Chrétiens pour l’amour de Dieu aime-t-il tout ce qui est. En effet l’humanité qui sera sauvée comprend tout : les Créatures et le Créateur ; car Dieu est en l’homme, et tout est en Dieu : qui aime ainsi aime donc tout. »
Juliane sait parfaitement que, dans cet ordre sublime, une expression peut la trahir ; et elle ne veut point que sa doctrine soit confondue avec le panthéisme. Elle croit Dieu présent dans l’âme des élus comme sainte Thérèse le croit présent au centre du château de la vie intérieure. Elle sait que l’humanité sauvée a pour chef et pour tête du corps mystique le Dieu fait homme, le Christ. ;
C’est une époque troublée que celle de Juliane : l’Angleterre était alors travaillée par l’hérésie de Wiclef et celle des Lollards, et les partisans de ces doctrines les colportaient à travers le pays, quoiqu’elles ne semblent pas avoir atteint la région de Norwich. Juliane devait connaître l’atmosphère spirituelle de son époque. Elle regardait l’Église comme l’arche de salut, et proclamait sa foi dans cette Église, son obéissance à ses directions : « En tout ceci je crois ce que la Sainte Église croit, prêche et enseigne. Car la foi de la Sainte Église, que j’avais comprise jusque-là (et que j’espère, avec la grâce de Dieu, avoir bien gardée en pratique), était continuellement présente à mon esprit : c’est bien ma ferme volonté de ne jamais accepter quoi que ce soit qui puisse lui être opposé. »
Si certaines expressions de Juliane courent le risque d’être interprétées dans le sens panthéiste, elle les corrige par d’autres déclarations. Ce que voit Juliane, ce n’est pas l’opération des créatures, mais l’opération de Dieu dans les créatures, « car il est le point central de tout ; c’est lui qui fait tout. » Il accomplit ses œuvres avec douceur ; « aussi l’âme qui a détourné ses regards des jugemens aveugles de l’homme pour les porter sur les suaves et magnifiques jugemens de Dieu jouit-elle d’un grand repos... Je vis d’une façon très certaine que jamais il ne change ses desseins en quoi que ce soit. Toutes choses ont donc été, même avant d’être faites, établies par lui dans l’ordre qu’elles conserveront pour toujours. » Jésus, dit-elle, semble lui dire : « Vois, je suis Dieu, je suis en tout, je fais tout, je n’ai jamais retiré ma main d’aucune de mes œuvres, et il en sera toujours ainsi. Vois, je conduis chaque chose à la fin que je lui ai assignée de toute éternité, avec la même puissance, la même sagesse, le même amour qu’en la créant. »
Elle regarde son crucifix, elle lit sur le crucifix toutes ces révélations, et, cependant, la plus profonde des douleurs que la terre ait portées ne lui dissimule pas la joie de l’Eternité. Que se passe-t-il dans la pauvre cellule dénudée où cette âme brûle comme un cierge au feu de l’amour divin ? Elle vit sans doute dans le silence et dans l’obscurité cette brûlante épopée intérieure que nous décrira sainte Thérèse ; mais, au lieu de la chanter en toutes ses phases comme la réformatrice du Carmel, la recluse de Norwich nous laisse longuement méditer sur quelques mots condensés en une formule si brève qu’on pourrait l’inscrire au chaton d’une bague : « Ainsi, dit-elle, je voyais Dieu et je le cherchais ; je le possédais et je voulais l’avoir davantage. » Autre aspect de la pensée de Pascal : Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé.
« Cette vision, ajoute Juliane, m’enseigne que la recherche continuelle de l’âme plaît beaucoup à Dieu, car celle-ci ne saurait faire plus que chercher, souffrir et avoir confiance. »
Chercher, selon Juliane, est aussi bon que contempler, tant qu’il plaît à Dieu de laisser l’âme à cet exercice. Le tout, c’est de s’attacher à Dieu en toute confiance. Que Dieu nous dispense la ferveur ou nous laisse dans la sécheresse, c’est, déclare-t-elle, « toujours avec le même amour. » Et « c’est sûrement sa volonté que nous nous efforcions de nous maintenir dans la joie autant que possible. »
Pourtant ceux qui aiment Jésus souffrent de la souffrance qu’il a subie à l’heure de sa mort : « Tous ceux qui étaient ses amis souffrirent en raison de leur amour. Et tout le monde en général ; c’est-à-dire que ceux qui ne le connaissaient pas sentirent que tout leur manquait, sauf d’être secrètement et puissamment conservés par Dieu. »
L’Evangile nous raconte que, à la mort du Sauveur, les pierres se fendirent, et Juliane de Norwich, par une grâce spéciale, semble-t-il, connut la mystérieuse détresse que ressentirent alors les âmes. L’histoire n’enregistre que les rumeurs bruyantes, et la plupart de ces âmes ne surent même pas quel nom donner à leur détresse. Elle outrepassait toutes les limites de leur compréhension, et aucune parole humaine n’était capable de l’exprimer. En regardant son crucifix, Juliane a vu les effets de la Rédemption dans les âmes, et le frémissement des âmes à l’heure où s’opérait leur Rédemption.
Quel spectacle se découvrait aux yeux de cette recluse qui, derrière sa petite fenêtre grillée, avait, renoncé aux spectacles du monde visible ! Elle connut le frisson qui, quatorze siècles plus tôt, traversa les âmes dans les cités, dans les déserts, à travers les îles fleuries des mers hellènes, dans les forêts obscures de la Gaule et de la Germanie, à Rome même, sur ce forum où, dans le crépuscule, toute une guirlande d’églises exhale aujourd’hui l’Angélus.
Juliane a regardé la douleur, mais elle croit à la joie, et elle le dit en mots saisissans : « Le bonheur durera éternellement, tandis que la douleur est temporaire : elle sera réduite à néant pour tous ceux qui seront sauvés. Dieu veut donc que nous ne nous laissions pas aller à nos épreuves, avec tristesse et chagrin, et qu’au contraire, nous les surmontions au plus tôt, en nous maintenant toujours dans une joie inaltérable. »
Cela revient à dire qu’il nous faut vivre en nous-mêmes conformément à ce qui de nous-mêmes peut être immortel, mais elle savait que, dans cette vie, l’impression du nuage qui passe assombrit quelquefois une âme humaine. « Il y a, en effet, deux parties en nous, l’extérieure et l’intérieure. La première, notre enveloppe charnelle et périssable qui est maintenant dans la douleur et l’épreuve, et qui le sera toujours en cette vie. Je la ressentais beaucoup en ce moment ; c’était elle qui se repentait. La seconde qui est une vie élevée et bienheureuse, toute de paix et d’amour ; celle-ci, je la sentais encore plus profondément, et c’est en elle que, fortement, sagement, avec une volonté bien arrêtée, je choisis Jésus pour mon ciel. Ce fut pour moi l’occasion de constater que cette partie intérieure est vraiment maîtresse et souveraine ; qu’elle n’est nullement opprimée par la volonté de l’autre, et qu’elle n’y a aucune part, mais toute la volonté est faite pour être unie à Notre-Seigneur Jésus. »
Cette expérience de Juliane peut être rapprochée de plusieurs enseignemens de grandes mystiques : sainte Catherine de Gênes et sainte Thérèse. On étonnerait beaucoup les profanes en leur affirmant que le mysticisme a de sublimes précisions. Pour eux, qui dit mystique dit nuageux, flottant et vague. Ils seraient bien étonnés de découvrir que la géographie de ce monde mystérieux se dessine avec des contours aussi nets, aussi déterminés que ceux des îles et des continens. Leur surprise augmenterait encore s’ils voyaient ce monde régi par des lois infiniment délicates, mais si solides, quoique subtiles, si rigoureuses quoique nuancées, innombrablement nuancées ! Sainte Catherine voit exister simultanément dans la même âme des abîmes de joie et des abîmes de douleur. Sainte Thérèse nous parle d’un ciel de l’âme où Dieu habite, et d’un cœur inconnu qui s’éveille en son âme, plus profond que son propre cœur. Il y a, entre les mystiques, des analogies surprenantes et d’incontestables différences. A Gênes, Catherine Adorno, — sainte Catherine de Gênes, — nous parlera de cette double vie, connue par expérience, d’une façon toute directe. Quel que soit le pays, quels que soient le climat, la région, le milieu, l’hérédité, l’éducation, le mysticisme est un, mais les mystiques nous offrent des physionomies individuelles d’une originalité saisissante. Le monde ne peut méconnaître l’originalité d’une sainte Thérèse ou d’un saint François d’Assise. Les paroles les plus hautes sur la destinée humaine, les plus profondes sur l’âme et sur la vie, n’ont-elles pas été dites par ces mystiques qui, méprisant la philosophie et la littérature, ont dépassé les sommets de la philosophie et de la littérature ?
Le Mystère de Jésus : ce titre inépuisable, ce titre pascalien, pourrait convenir au livre de la recluse. « Le point de vue le plus élevé auquel on puisse se placer pour considérer la Passion, écrit-elle, c’est de se rappeler quel est celui qui souffrait... Et ce fut pour les péchés de chaque homme qu’il souffrit, et il vit les douleurs et les chagrins de chacun ; et par bonté comme par amour, il les partagea. » Ceux qui se penchaient à la petite fenêtre voilée et grillée de Juliane pour lui confier une peine ou un remords recevaient d’elle cette assurance : « Pour les péchés de chaque homme... Il a vu les douleurs de chacun. » C’est quelque chose comme : « Je pensais à toi dans mon agonie. »
« Il a souffert pour les péchés de chaque homme, il a vu les douleurs de chacun, il a eu compassion de chacune de nos souffrances. » Ainsi murmurait la douce voix de la recluse invisible derrière sa grille et son rideau. Ses interlocuteurs s’éloignaient, sentant le regard de Dieu posé sur leur blessure. Pour ceux qui voulaient savoir davantage, elle avançait un peu plus dans le mystère, et elle leur confiait, sans doute, ces autres paroles que le Christ murmurait à son oreille : « Si je pouvais souffrir encore plus, je le ferais. » Elle recueillit ces mots en regardant son crucifix. « Bien que la douce humanité du Christ ne puisse souffrir plus d’une fois, sa bonté peut ne jamais cesser d’offrir : chaque jour, il est prêt à accomplir le même sacrifice, si cela se pouvait. Car s’il disait qu’il veut pour mon amour créer de nouveaux cieux et une nouvelle terre, ce serait peu de chose en comparaison ; car il pourrait le faire chaque jour, sans aucun effort de sa part, s’il le voulait. Mais s’offrir à mourir, par amour pour moi, un nombre de fois qui dépasse la raison humaine, c’est là, selon moi, la suprême offrande que Notre-Seigneur puisse faire à une âme... » De sa cellule attenant à l’église, Juliane devait voir chaque jour se célébrer le sacrifice de la messe et se renouveler la suprême offrande.
Comment n’eût-elle pas appris de son crucifix le sens surnaturel de la souffrance ? « Pour quelques souffrances endurées ici-bas nous aurons éternellement un degré supérieur de connaissance de Dieu que nous n’aurions jamais eu sans cela. » « Tout est pour l’amour... Tout finira bien, » redisait-elle. Et plus d’un pèlerin de ce siècle troublé, — tous les siècles sont troublés, — souhaitait sans doute d’entendre cette parole de l’invisible recluse derrière sa petite fenêtre grillée. Elle avait vu plus loin que ne regardent habituellement les yeux humains, et elle avait confiance, — une confiance souveraine, enveloppante, et qui, des sommets spirituels où elle se tenait, découle, lorsque nous lisons le livre, sur les sommets de notre âme.
Juliane eût aimé la réponse de Jeanne d’Arc à ses interrogateurs : « Il y a plus de choses dans le livre de Dieu que dans les vôtres. » Juliane est de ces mystiques qui semblent avoir lu quelques lignes du livre merveilleux et mystérieux. Sainte Catherine de Gênes recevait des révélations sur le problème de la justice, de l’ordre et du péché ; Juliane, elle, eut des lumières sur le rôle de la souffrance et du péché dans le plan du monde et dans l’histoire des âmes. Sans doute elle a connu l’anxiété de son siècle. Elle a connu jusqu’à cette plainte sourde que la vie fait entendre au fond des âmes, pareille à celle de l’Océan lointain au fond des nuits silencieuses. « Jésus nous regarde si tendrement qu’il voit dans toute notre vie d’ici-bas une pénitence... » Cette aspiration nostalgique, ce soupir de l’âme vers Dieu parmi les obscurités et les angoisses de l’existence terrestre, c’est, — s’il faut croire Juliane, — la plus subtile et la plus acérée des pénitences. « C’est là une vraie pénitence, en effet, et la plus forte de toutes, à mon avis, car elle ne finira que quand nous serons rassasiés, quand nous posséderons Dieu comme notre récompense. Aussi veut-il que nous établissions nos cœurs dans ce qui nous surpasse, c’est-à-dire que nous les transportions de la peine que nous éprouvons dans la béatitude à laquelle nous avons confiance. »
Ce premier regard jeté sur l’œuvre de Juliane nous fait pénétrer dans l’intimité d’une de ces recluses que nous connaissions de si loin, et qui nous apparaissent à une telle distance de notre siècle ! Que les idées du monde nous apparaissent confuses, inexactes et courtes ! Il était, ce me semble, plus facile humainement de se représenter ces recluses solitaires comme des âmes assoupies, hébétées par la solitude, retranchées de l’humanité vivante, que comme des âmes étrangement en éveil, raffinées et aiguisées par l’ordre surélevé de leurs préoccupations, mystérieusement unies à toute l’humanité dans ce qu’elle comporte de plus vaste et de plus haut. Telle cependant nous apparaît Juliane. Et, de même qu’une lettre vraiment belle, vraiment profonde, a parfois quelque chance de nous dépeindre son destinataire aussi bien que son auteur, des œuvres comme la Règle des Recluses et comme l’Échelle de Perfection font deviner que telles étaient plusieurs de ces recluses, et nous divulguent leur idéal, celui du moins auquel elles prétendaient conformer leur vie. Toute la souffrance du monde trouve un écho dans le cœur de Juliane. Elle souffre de la douleur de son siècle. Chaque être de son siècle souffre d’une douleur particulière, mais dans son âme, à elle, dégagée de ses propres douleurs comme de ses propres joies, elle accueille la douleur de tous. Elle l’accueille et elle l’élève. Elle est l’encensoir où cette douleur s’embrase et qui la dirige vers le Ciel. Je suis sûre que Juliane n’a rien ignoré de son siècle qui fut le siècle de la guerre de Cent ans, et que le cri des immenses détresses a atteint la fenêtre de sa petite cellule. L’Angleterre même était troublée. Ce fut le siècle de Du Guesclin et du Prince Noir, de sainte Brigitte de Suède et de sainte Catherine de Sienne. On voyageait à cette époque : les uns allaient de foire en foire et les autres de pèlerinage en pèlerinage. Les nouvelles se propageaient rapidement à travers la Chrétienté. L’auteur de The Ancren Riwle nous apprend que ces nouvelles trouvaient facilement accès dans la cellule des recluses. Peut-être Juliane a-t-elle entendu parler de sainte Catherine de Sienne, servante inspirée de la Papauté. Peut-être a-t-elle entendu parler de sainte Colette de Corbie, qui fut en France recluse comme elle, avant de devenir réformatrice des Clarisses et d’accomplir des missions diplomatiques. Au soir de sa longue vie, peut-être a-t-elle entendu parler de Jeanne d’Arc.
Elle a souffert pour son siècle, et c’est un magnifique spectacle de contempler cette douleur d’un siècle qui monte dans une seule âme en prière. Cette douleur, elle aide son siècle à la porter. Ainsi les bras du seul Moïse, ces bras levés sur la montagne, soutiennent pendant le combat l’effort de toute l’armée : elle souffre une véritable agonie de l’âme : « Je criais intérieurement de toutes mes forces : Ah ! Seigneur Jésus, Roi de Béatitude, comment serais-je soulagée ? »
Spectacle pathétique et sublime ! Cette vie, au lieu de se restreindre à la cellule qui l’emmure, s’élargit et s’étend jusqu’à embrasser l’univers. Aucun roi chef de peuple n’envisage de pareils horizons. Le P. Dalgairns de l’Oratoire nous définit en termes heureux cette faculté que possède Juliane d’être en communion avec l’atmosphère spirituelle et morale de son temps : « Voici, dit-il, une pauvre recluse anglaise qui a des visions, et ces visions ne sont pas indignes d’être lues à côté de celles de sa grande contemporaine sainte Catherine de Sienne... Juliane est une recluse très différente des créatures imaginées sur de semblables données par les littérateurs. Bien loin qu’elle soit comme amputée de toute sympathie pour sa race, son esprit est délicatement et tendrement sensible à toute modification de l’atmosphère spirituelle en Angleterre. Elle ressentait chaque orage par un choc électrique jusqu’au plus profond de son être... les quatre murs de son étroit logis semblaient s’écarter et se déchirer, et non seulement l’Angleterre, mais toute la chrétienté apparaissait à sa vue. »
L’ébranlement que causait à Juliane la vue de la souffrance et du péché ne pouvait cesser que par une surnaturelle confiance : « Tout finira bien.. » Nous pénétrons ici dans la partie la plus belle, la plus mystérieuse et comme la plus sacrée de son œuvre.
Le P. Dalgairns remarque que la confiance de Juliane n’est pas une confiance purement sentimentale. La souffrance du monde la pénètre d’une sorte de commotion douloureuse, elle regarde son crucifix, et elle a confiance, et sa confiance découle de sa foi. Cette confiance a sa source dans une vue profonde des attributs divins. « Il me serait possible de faire que toutes choses soient bien, et je puis faire que toutes choses soient bien, et je ferai que toutes choses soient bien, et tu verras toi-même que toutes sortes de choses seront bien. » Elle reçoit de Dieu cette consolation.
Mais il y a la souffrance, il y a le péché. Quelles sont les ressources de l’âme ? Quel est le rôle de la prière ?
Juliane, dans sa cellule, a médité pendant plus d’un demi-siècle sur cet événement qui se place aux environs de sa trentième année : ces seize révélations lues sur un crucifix pendant une maladie physique qui ressemblait à une agonie. Il s’agissait d’une maladie surnaturelle, et au lieu des incohérences du délire, un enchaînement de vérités lui apparaissait. Songez donc ! Quel homme vivrait uniquement dans le souvenir d’un fait glorieux ou tragique dont il aurait été jadis témoin ? Parmi les contemporains de Juliane, certains avaient guerroyé à Poitiers, à Azincourt, mais est-il possible de les concevoir uniquement occupés de la bataille célèbre où ils avaient combattu ? Le fait silencieux qui se passa dans la cellule d’une recluse, pendant quelques heures, en ce même XIVe siècle, fut tel qu’il absorba toute la vie de cette recluse, ou une grande part de sa vie. Elle la passa dans le souvenir et dans la méditation perpétuelle de ce souvenir. Il est vrai qu’elle avoue elle-même avoir laissé les faveurs divines s’effacer dans sa mémoire, mais faut-il prendre à la lettre cet aveu ? Par l’infirmité humaine, le souvenir avait pu pâlir ; elle se reprochait cette faiblesse, lorsque, à la veille du jour où elle devait se mettre à écrire, la bonté de Dieu ranima dans son esprit l’intensité de ces visions. Et, lorsqu’elle en écrivit le récit, quinze ans après l’heure des révélations, elle l’entremêla de certaines pensées graves, fortes et profondes, qu’il suscitait en elle. Le livre qui s’était ouvert pour elle sur le crucifix surpassait infiniment toutes les œuvres des hommes et tous les livres de la terre.
« Ah ! mon bon Jésus, reprenait cette anxieuse Juliane, comment pourrait-il se faire que tout aille bien, étant donné le grand mal que le péché fait à la créature ? Et je désirais, autant du moins que je l’osais, recevoir sur ce point quelque déclaration bien nette qui fût de nature à me rassurer. » Peut-être, à l’exemple de l’apôtre saint Thomas, Juliane était-elle un peu trop lente à se convaincre, mais le Seigneur s’apitoya devant cette anxiété : pour toute réponse il lui donna de nouvelles lumières sur l’œuvre de la Rédemption. « Cela équivalait à dire, ajoute-t-elle, en nous pressant d’y faire attention : Puisque j’ai réparé le plus grand mal, tenez pour certain que je réparerai aussi tous ceux qui sont moindres, »
L’humble vie quotidienne s’ennoblit et s’embellit quand elle s’éclaire de pareils reflets. Jésus regardera « les plus petites actions comme les plus grandes. Rien, pas même la moindre chose, ne doit être oublié, ni perdu... » « Il y a une Œuvre que la sainte Trinité accomplira au dernier jour. » Juliane n’a pas un doute, elle croit fermement ce que l’Église enseigne, elle proclame sa foi, mais elle voudrait savoir, elle a soif de savoir, et c’est une soif pathétique qui fait le drame secret de sa vie de recluse.
Juliane raconte que Notre-Seigneur lui dit : « Il convient que le péché existe, mais, sois sans inquiétude, tout est bien, tout finira bien. » Elle aperçut alors les horribles résultats du péché, « mais, ajoute-t-elle, je ne vis pas le péché, car je crois qu’il n’a pas de substance, ni aucune sorte d’être, et on ne saurait le connaître autrement que par la souffrance qu’il cause. » A la même époque environ, Tauler écrivait : « Le péché n’est rien par lui-même ; il n’a ni être ni substance, et il ne peut produire que le mal en donnant la mort à ceux qui le commettent. » « Quant au mal, en général, nous explique M. Léonce de Grandmaison, le mystique tend à lui dénier tout caractère positif ; là encore, il est en complète entente avec les grands théologiens scolastiques. Saint Thomas, en particulier, concilie admirablement le caractère négatif du mal, avec les dures expériences qui nous montrent dans cette privation d’un bien requis, indispensable, une perversion réelle trop évidente. » Juliane recueillit encore d’autres paroles : « Il est vrai que le péché est cause de ces souffrances, mais tout ira bien, oui, tout ira bien, aie confiance : tout finira bien. »
L’angoisse de cette femme voisinait avec les préoccupations des grands docteurs et des grands mystiques. Elle n’était pas qu’une sentimentale. Il est permis de songer qu’elle possédait une vigoureuse et lucide intelligence. « Dieu, certes, déclare M. Léonce de Grandmaison, est maître de ses dons ; il peut choisir pour se communiquer privément à elle toute âme qu’il daigne admettre à son amitié. Et même, si l’on garde devant les yeux, comme plus caractéristiques, les états sublimes, extraordinaires, dans lesquels la faculté humaine est élevée au delà de sa portée normale, il est clair qu’il n’y a pas à chercher, dans les antécédens psychologiques de ceux qui en sont les sujets, une préparation habituelle, ou une aptitude naturelle, qui expliquerait pleinement ou qui exigerait ce libre don. Il reste certain, néanmoins, que l’action divine tient compte, même en les perfectionnant, même en les surélevant, des élémens naturels qu’elle rencontre, et s’y attempère. »
Juliane nous semble donc avoir été douée d’une vigoureuse intelligence et d’une sensibilité délicate. « Aie confiance, tout finira bien. Je vis, dit-elle, dans ces paroles un merveilleux mystère profondément caché en Dieu, mystère qu’il nous révélera un jour dans le ciel. Nous verrons alors la vraie raison pour laquelle il a permis que le péché fût commis, et nous nous réjouirons éternellement de le connaître. » « Le Seigneur notre Dieu m’a révélé qu’une Œuvre sera faite, que lui-même accomplira. » Elle s’accomplira pour tous les élus. » C’était comme si Notre-Seigneur m’avait dit : « Vois donc ! n’y a-t-il pas là matière à t’humilier ? N’y a-t-il pas là matière à te réjouir en moi ? »
Quelques lignes nous donnent ainsi un plan pour l’histoire mystique d’une âme. Plan secret et magnifique ! sorte de rythme analogue au mot de Pascal : s’offrir par les humiliations aux inspirations !
S’humilier est le premier abaissement, le premier anéantissement volontaire. « Il faut qu’il croisse, et que je diminue, déclarait saint Jean. » L’eau comble le vide que fait la terre en se creusant. L’amour de Dieu comble le vide que cette âme creuse en elle-même par son abaissement. A l’âme qui aime il est donné de se renoncer. Le renoncement descend à une profondeur où n’atteint pas la simple humiliation. Il descend aux racines de l’être. Il faut que l’âme qui se renonce ainsi soit poussée par l’amour. Sans l’amour, elle n’atteindrait pas à ce renoncement. Mais, dès qu’elle y atteint, elle renouvelle le don de son être à Dieu depuis les racines, et elle arrive au principe de son être qui est Dieu. Et comme le premier abaissement de l’humilité lui a donné l’amour, le suprême abaissement du renoncement lui donne un degré supérieur d’amour, de sorte qu’elle voit ses affections, sa vie même, transportées en Dieu, et qu’elle trouve en Dieu cet épanouissement de la joie spirituelle qui est le plus haut couronnement de l’amour.
Rien n’était dit au hasard dans un livre comme celui de Juliane, et quelques mots nous révèlent les étapes d’une épopée mystique, — un de ces voyages de l’âme, analogue à celui que sainte Thérèse nous décrit dans le Château intérieur. Elle rencontre parfois sainte Thérèse dans ces hautes régions. « Durant sa vie passagère ici-bas, notre âme ne peut arriver à se connaître elle-même... » Ainsi parle Juliane. « Pour moi, déclare sainte Thérèse, je ne trouve rien à quoi l’on puisse comparer la beauté ravissante et la capacité prodigieuse d’une âme. Non, quelque vive que soit la pénétration de nos esprits, ils ne peuvent parvenir à s’en former une idée. » Juliane ne connaît pas les magnifiques développemens de sainte Thérèse, mais la recluse du Moyen âge, comme la sainte de la Renaissance, écrit telles phrases qui pourraient être l’aboutissant ou la conclusion d’un traité de philosophie.
Le style de sainte Thérèse a la richesse de l’art qui fleurit à son époque et l’ardeur du ciel d’Espagne. Celui de sainte Catherine de Sienne possède l’infinie suavité du Moyen âge mystique en Italie, et une splendeur d’images qui fait songer à Dante. Le style de Juliane a le trait un peu grêle de certains sculpteurs médiocres. Quelque chose comme une apparente sécheresse, mais aussi le charme mystérieux et profond qui nous retient devant ces sculptures, lorsque nous nous sommes avisés de les regarder un peu longuement.
Ce qu’indiquent les œuvres d’une Gertrude, d’une Mechtilde, d’une Juliane, d’une Angèle de Foligno, d’une Catherine de Sienne, comme la mission d’une sainte Colette de Corbie ou d’une bienheureuse Jeanne d’Arc, c’est l’existence, à travers la Chrétienté du Moyen âge, d’un profond courant de vie intérieure. On lui doit le soulèvement des cathédrales, et quelque chose de sa suavité s’est exprimé dans tel geste de saint, telle flexion d’un cou de madone ; quelque chose de sa profondeur s’est reflété dans les tons ardens et riches des vitraux qui font rêver de trésors spirituels, des vitraux dont le bleu de mystère, émouvant comme celui des nuits d’été, semble être une couleur de l’âme. Les vieux maîtres verriers ont opéré ce prodige de spiritualiser les couleurs en les pénétrant de lumière. Ces écrits mystiques du Moyen âge, trop peu connus, ont la beauté des cathédrales gothiques et des verrières lumineuses. Il y a là des nuances humaines, et comme les couleurs des vitraux, elles sont spiritualisées, enveloppées et traversées de lumière. L’âme d’une Juliane est enveloppée et traversée de lumière : « Notre âme ne peut arriver à se connaître ici-bas, » disait-elle. Un peu plus loin, nous trouvons : « Je vis tout à fait clairement qu’il nous est plus facile d’arriver à connaître Dieu qu’à connaître notre âme. Car celle-ci est si profondément enracinée en Dieu, et si précieusement conservée par lui, que nous ne pouvons pas en acquérir la connaissance, si nous ne connaissons d’abord le Créateur avec lequel elle est unifiée... Dieu est plus proche de nous que notre âme, car il est le fondement qui la soutient. Si donc nous voulons arriver vraiment à la connaître, — et vivre avec elle dans une union aussi délicieuse qu’intime, — c’est donc dans le Seigneur notre Dieu, en qui elle est renfermée, qu’il faut la chercher. »
Parfois les expressions des mystiques les trahissent, et feraient songer à un panthéisme qui n’a rien de commun avec leur pensée. Ce qu’ils ont à dire est inexprimable. Les mots humains éclatent, car le mystère qu’ils veulent y introduire est celui de l’infini. Mais le contexte nous éclaire toujours suffisamment sur la portée précise du texte. M. Léonce de Grandmaison le remarque, à propos de certaines paroles de sainte Catherine de Gênes. « Le propre centre de chacun est Dieu même, » disait cette sainte. Et encore : « Mon Moi est Dieu, et je ne reconnais pas d’autre Moi que mon Dieu lui-même. » « Il serait souverainement injuste et, plus encore, inintelligent, commente M. de Grandmaison, de s’arrêter à ces expressions passagères de sentimens ineffables. En réalité, et c’est là le fruit le plus général et doctrinalement le plus précieux de l’expérience mystique, nulle part on ne trouve mieux dégagée, plus frémissante de sentiment, plus criante de vérité que chez les saints, dans ces hauts états, la notion véritable de Dieu, de sa créature et de leurs rapports mutuels. » Ce sont ces phrases de lumière frémissante, ces cris de profondeur, qui parfois nous étonnent dans le texte des mystiques, et qui dépassent toutes les beautés de l’art humain, et des philosophies humaines.
Juliane que nous avons entendue parler à peu près comme Platon sur la double vie de l’homme : « Il y a deux parties en nous, l’extérieure et l’intérieure..., » tandis que Platon affirme : « Il y a deux parties en nous : l’une plus puissante et meilleure destinée à commander, l’autre inférieure et moins bonne à laquelle il convient d’obéir, » Juliane a des pensées qui s’offrent aux plus hautes méditations des philosophes. Platon, certes, eût été frappé de certaines d’entre elles, des mots par lesquels elle proclame pour l’être humain les délices de vivre en union avec son âme. « Rien de terrestre, dit Platon, ne doit l’emporter sur ce qui tire son origine du Ciel, et quiconque a une autre idée de son âme ignore l’excellence du bien qu’il dédaigne. » Juliane s’entend à proclamer cette excellence, lorsqu’elle dit : « L’âme est créée pour être la demeure de Dieu, et sa demeure à elle est l’Incréé. »
Le Moyen âge est une époque où de simples femmes ont dit des paroles si profondes que les philosophes de la Grèce en eussent été stupéfaits. Qu’elles les aient écrites ou dictées, elles-mêmes sans doute, en les relisant, les trouvaient inférieures à ce qu’elles avaient entendu ou ressenti : « C’est singulier ! c’est étonnant ! » s’écriait Angèle de Foligno, s’adressant à son secrétaire, et nous croyons retrouver dans ces exclamations l’accent familier de la grande mystique. « Qu’avez-vous donc écrit ? Je ne reconnais pas cela. Je ne sais comment vous faites ; vos paroles n’ont aucune saveur ; elles servent tout au plus de loin à me rappeler celles que j’ai entendues. » « Ceux qui sentent le plus Dieu, déclare Juliane, osent le moins parler de Dieu ; parce que ce qu’ils sentent est ineffable et infini ; ils croient que tout ce qu’ils disent ou peuvent dire en comparaison, est comme si ce n’était rien. » Ce n’est pas sans surprise que nous voyons l’Angleterre de Chaucer faire écho à l’Italie de Dante.
Juliane, tout occupée du monde spirituel et de la vie intérieure des âmes, songe beaucoup au rôle mystérieux de la prière. Elle a dit : « La Bonté de Dieu est bien au-dessus de toute prière, et elle s’abaisse jusqu’au dernier de nos besoins. La prière instante est un vouloir véritable et persévérant de l’âme, ne faisant qu’un avec la volonté de Notre-Seigneur, grâce à une opération de l’Esprit-Saint aussi douce que secrète... Notre Sauveur la porte plus haut, dans le trésor où elle ne périra jamais... Par la prière, l’âme accorde pour ainsi dire quelque chose à Dieu... Plus Dieu se montre à l’âme, plus elle le désire avec l’aide de sa grâce. Mais lorsque nous ne le voyons pas, c’est alors que nous sentons le besoin de prier Jésus, à cause de nos défaillances, pour qu’il vienne à notre secours. Mais aucune prière ne saurait obtenir que ce soit Lui qui se plie à nos volontés, car son amour est toujours égal à lui-même... ; La miséricorde et le pardon sont toujours dans cette vie mortelle le chemin qui nous conduit à la grâce. »
L’âme de Juliane, comme l’âme de tant d’autres mystiques, nous apparaît ainsi qu’une harpe suspendue entre ciel et terre, et frémissante à tous les souffles de l’infini. Nous avons recueilli seulement quelques-uns de ses accords. Juliane nous donne quelques pensées lumineuses sur la Communion des saints. « Dieu veut, dit-elle, que je me sente aussi liée à lui par l’amour que s’il avait fait pour moi seule tout ce qu’il a fait ; voilà ce que chaque âme devrait se dire intérieurement. La charité divine établit entre nous une telle union que, lorsqu’on la comprend bien, on ne saurait s’isoler ; aussi chaque âme doit penser que Dieu a fait pour elle tout ce qu’il a fait, » Sainte Catherine de Sienne, la glorieuse contemporaine de Juliane, termine une de ses prières par ces mots : « La conformité entre les hommes est si grande que, lorsqu’ils ne s’aiment pas, ils s’éloignent de leur propre nature. »
Juliane affirme bien haut qu’elle n’a pas à s’enorgueillir de ses révélations, que toute âme peut en retirer autant de grâces qu’elle-même. « Le fait de ces visions ne me rend pas meilleure ; ce sera seulement si mon amour pour Dieu s’en est accru, et si elles augmentent le vôtre plus que le mien, elles vous seront plus profitables qu’à moi. »
Et le jour vint où elle acheva son livre. Elle avait encore de longues années à vivre, à prier, à se taire, à ne parler que pour consoler des âmes tristes, guérir des âmes souffrantes, apaiser des âmes inquiètes, revivifier des âmes mortes. Les pèlerins lui parlaient sans connaître son visage, mais ils entendaient sa voix et dans cette voix passaient toutes les vibrations de l’âme. Elle ignorait leurs traits, mais elle apprenait d’eux leur secret le plus intime, le plus profond, celui que ne soupçonnaient pas toujours les êtres humains compagnons de leur vie quotidienne, et dont ils ne s’étaient jusqu’alors jamais entretenus qu’avec Dieu. Quels étranges rapports avaient ces recluses avec les créatures et leur Maître ! Peut-on imaginer ces vies d’où tout le superflu était banni, uniquement vouées à l’unique nécessaire ! Et Juliane vécut soixante-dix ans après avoir eu ses révélations, cinquante-cinq ans après les avoir écrites. Elle qui avait tant désiré terminer de bonne heure son existence terrestre, elle fut soumise à cette épreuve d’une vieillesse prolongée, mais elle avait trouvé dès ici-bas sa consolation. Elle savait que le don magnifique de l’au-delà n’était point pour elle seule, qu’elle devait le communiquer aux autres âmes, et que l’âme qui le recevrait avec le plus d’amour serait celle qui, le plus, y participerait. « Tout est pour l’amour... Tout finira bien, » répétait-elle.
Elle avait appris à vivre dès ici-bas au milieu des choses fugitives, comme si déjà son âme était entrée dans l’éternité.
Et son volume se ferme comme un poème sur un admirable chant d’amour qui résume toute sa doctrine, tout son enseignement :
« Depuis le jour où tout ceci me fut révélé, j’avais souvent désiré voir, d’une façon encore plus claire, quelle avait été l’intention de Notre-Seigneur en me faisant ces révélations. Un peu plus de quinze ans après, je reçus spirituellement, dans mon entendement, la réponse suivante : Tu voudrais savoir ce que ton Seigneur a voulu dire ? Sache-le bien, c’est l’amour qu’il avait en vue. Qui t’a révélé tout ceci ? L’amour. Que t’a-t-il montré ? V amour. Et pourquoi l’a-t-il fait ? Par amour. Si tu t’y attaches fermement, tu le découvriras encore bien davantage. Mais tu n’y trouveras sûrement jamais autre chose que de l’amour.
« Ainsi ai-je appris que l’amour était uniquement ce que Notre-Seigneur avait en vue.
« J’ai vu très clairement qu’avant de nous créer. Dieu nous aimait, d’un amour qui ne s’est jamais ralenti et qui ne se ralentira jamais. C’est avec cet amour qu’il a accompli toutes ses œuvres, qu’il a fait tout ce qui nous est profitable ; et c’est dans cet amour que notre vie est immortelle. Pour nous, la création a été le commencement. Mais l’amour qui l’a porté à nous créer était en lui de toute éternité ; et, quand nous avons commencé d’être, il nous aimait déjà d’un amour sans commencement. Et tout ceci, nous le verrons en Dieu, pendant l’éternité. »
Après cela, Juliane pouvait se taire : nous savons quelle plénitude était enveloppée de son silence. Nous savons moins quels interlocuteurs s’approchaient de sa petite fenêtre grillée et voilée, pour consulter l’invisible recluse. Sans doute ils représentaient les types variés de l’Angleterre contemporaine : moines et laïcs, hommes d’armes et marchands, servantes et châtelaines. Il y avait des dames somptueuses qui portaient des fortunes dans les pierreries de leurs ceintures et de leurs hennins, et qui aimaient à voir dans les tournois jouter des chevaliers portant leurs couleurs ; il y avait des âmes troublées par les spectacles de détresse qu’offrait un pareil temps : « Tout finira bien, tout est pour l’amour, » leur affirmait-elle. Il y avait des voyageurs qui revenaient du continent sur l’île verdoyante et fleurie « cet autre Eden, ce demi-Paradis, » suivant les expressions poétiquement attendries de Shakspeare, cette « pierre précieuse enchâssée dans l’argent des eaux, » et ceux-là rapportaient d’étranges nouvelles : ils disaient le rôle miraculeux joué dans le retour de la Papauté à Rome, par une tertiaire dominicaine à la voix inspirée, Catherine Benincasa, fille d’un teinturier de Sienne. Dom Gabriel Meunier se plaît à imaginer non sans vraisemblance que plus tard un des hommes d’armes qui virent dresser ou qui dressèrent le bûcher de Rouen, ébranlé par la mort de Jeanne, et conservant au fond de son âme obscure un remords, put consulter la recluse de Norwich. Comme on voudrait savoir en ce cas la réponse que lui adressa dame Juliane, elle dont le regard découvrait de si belles perspectives dans l’histoire inconnue des âmes !
Elle eut peut-être la visite de quelque malheureux troublé par les Lollards, qui prêchaient une sorte de panthéisme et le renversement des hiérarchies : Juliane recommandait aux hommes de s’attacher à l’Église comme l’enfant s’attache à sa mère. « Les arbres fruitiers de notre pays sont flétris, dit un personnage de Shakspeare, dont le poète a fait le contemporain de cette époque, et des météores effraient les étoiles fixes du ciel. La lune au pâle visage jette sur la terre un regard sanglant, et des prophètes émaciés, en chuchotant, prédisent des changemens terribles. Les riches ont l’air triste et les gueux dansent, les premiers craignant de perdre ce dont ils jouissent, et les autres attendant des jouissances de la rage et de la guerre. Ces signes présagent la mort et la chute des rois… »
Ainsi le poète nous définit l’une des périodes de l’époque où vécut Juliane. Elle vit peut-être, à travers son rideau, défiler des pèlerins analogues à ceux que Chaucer nous montre réunis un soir de printemps dans l’auberge de Cantorbery : le chevalier naïf et magnanime, tout prêt à devenir un modèle pour don Quichotte ; la jolie prieure un peu affectée qui parle le français à la mode de Stratford-atte-Bow et qui ignore l’accent de Paris ; le jeune écuyer, fils du chevalier, élégant, fleuri, brodé, paré comme une prairie en fleurs ; le moine, le marchand, la brave femme des environs de Bath, habile à tisser le drap, qui peut-être a connu une vie accidentée, mais qui a expié ses erreurs par maint voyage et maint pèlerinage, allant trois fois à Jérusalem, visitant Rome, Bologne, Cologne, la Galice, Saint-Jacques, « experte, dit Chaucer, à voyager par les routes. » Types curieux d’humanité ! Le Moyen âge pacifique voyageait pour la dévotion et le commerce, pour les pèlerinages et les foires, et ce furent de pareils visiteurs que réconforta sans doute Juliane. Mais elle ne vit ni l’accoutrement minable du bon chevalier, ni la tenue accorte et brillante de son fils, ni les recherches de la prieure, ni les aventures de la bonne femme de Bath : son regard plongea jusqu’au point mystérieux de leur âme où se préparaient, à travers les contingences, les maladies, les erreurs, les faiblesses, dans l’ombre, les futures floraisons de l’Eternité. Tant il est vrai que les choses humaines ont de multiples aspects, selon les différens étages auxquels elles apparaissent ! Le même être peut sembler comique et tragique, vulgaire et sublime, ridicule et touchant ; Juliane ne savait plus que les choses profondes, qui ne sont jamais ni comiques, ni vulgaires, ni ridicules ; elle en connaissait de tragiques, de sublimes et de touchantes, mais elle connaissait surtout des horizons d’éternelle sérénité.
Elle vécut donc cent ans, mais elle avait transporté sa vie « de la peine qu’elle souffrait dans le bonheur qu’elle attendait avec confiance, » et ce bonheur vint à elle... Juliane de Norwich mourut par un soir inconnu du XIVe siècle, tout à la fin du Moyen âge, laissant la mémoire d’un prénom féminin, avec un petit livre de lumière. Sur ses lèvres mourantes volèrent sans doute une dernière fois les mots qu’elle aimait et qui lui avaient donné le sens du monde et l’orientation de la vie : « Tout finit bien... Tout est pour l’Amour. »
LUCIE FELIX-FAURE GOYAU.
- ↑ The Ancren Riwle edited by James Morton. (N° LVII des publications de la Camden Society. Londres, 1853. — Préface du P. Dalgairns à l’édition de Walter Hilton, The scale or ladder of perfection (Westminster, Art and Book Company, 1908). — Revelations of divine love, recorded by Julian, ancboress at Norwich, anno Domini 1373, édit. Grâce Warrack. (Londres, Methuen, 1901.) — Julienne de Norwich, Révélations de l’amour de Dieu, traduites par un bénédictin de Farnborough. Paris, Oudin. — William Ralph Inge, Studies of English mystics : St Margaret’s lectures (Londres, Murray, 1907). — Léonce de Grandmaison, L’Élément mystique dans la religion (Recherches de Science religieuse, 1910).