Visions de l’Inde/Chapitre XII

Société d’Editions Littéraires et Artistiques (p. 357-376).

CHAPITRE XII

Vers l’Afghanistan


La guerre du Transvaal jugée par un savant hindou fils de roi. — Fierté redoutable des peuplades du Nord. — Une promenade dans Peshawour. — Apollon et Bouddha. — L’Encrier belliqueux. — Le Khyber-Pass. — Les Caravanes. — Un éiuir féministe, égalitaire et assassin.

I

La guerre du Transvaal jugée par un savant hindou fils de roi.

Dans le train du North Western Railway qui m’emporte aux frontières extrêmes de l’Inde, vers cet Afghanistan où nul chrétien ne pénètre même aujourd’hui sans danger de mort, je cause avec un Hindou de haute caste, de sang royal, et qui renonça à la vie paresseuse de son palais pour les études scientifiques. Il est aujourd’hui célèbre pour ses découvertes en électricité appliquée ; et, pour qu’il ait pu monter dans ce wagon de « first class » où les blancs seuls sont admis, il faut son nom, illustre deux fois par le talent et par la race, il faut surtout ce teint pâle, témoignage du pur sang aryen qui coule dans ses nobles veines.

La conversation s’achemine peu à peu vers une actualité encore brûlante à cette époque, — la guerre du Transvaal.

Tous deux nous tombons d’accord pour déplorer (ce fils de roi professe un patriotisme clairvoyant et sans lâches rodomontades) la décadence de l’âme indienne, son assoupissement sous les narcotiques, les superstitions, les liens multiples des castes. Ainsi quatre cent millions d’indigènes se livrent à l’absolue domination d’une poignée de blancs qui ont su leur en imposer. La guerre du Transvaal, au lieu d’affaiblir l’autorité britannique, fut si bien présentée là-bas par les Anglais qu’elle n’a fait — c’est étrange à dire — qu’augmenter leur prestige.

— Je mets de côté, bien entendu, lui dis-je, les multitudes profondes intéressées seulement par les quelques annas à gagner, leurs dieux, leurs animaux sacrés et leurs femmes. Ces foules ignorent tout, vivent et meurent dans une sorte d’hypnotisme indifférent, dont rien ne les fait sortir. Mais l’Élite ? Elle a reçu l’éducation européenne, discute les affaires de la cité, lit les journaux — ces extraordinaires journaux anglo-indiens représentant les Boers comme les pires sauvages, torturant les prisonniers, égorgeant les parlementaires. (J’ai lu cela). Ne fonde-t-elle pas quelque espoir, malgré les précautions anglaises, sur l’affaiblissement au moins momentané du Conquérant et ne discerne-t-elle point là un indice de secrète tare, amoindrissant cet organisme social de l’Angleterre, en apparence si robuste ?

— L’élite, me répondit mon noble et docte interlocuteur, ne sort pas de ce raisonnement qui a, en effet, une base de vérité : Vous nous dites, vous Allemands, Français ou Russes : « L’Angleterre est tombée, la guerre du Transvaal démontre sa faiblesse, elle s’y épuise et s’y ruine. » Nous répondons : D’abord, malgré toutes les difficultés, elle vint à bout de ces ennemis qu’elle fit prisonniers et extermina. Puis, si elle était si abaissée que vous le dites, pourquoi, vous autres peuples d’Europe, tous coalisés contre elle et la couvrant d’injures dans vos journaux, n’avez-vous pas osé, au nom de cette justice outragée dont vous parlez tant, prendre les armes pour lui imposer la paix ? Allez, l’Angleterre est plus forte que le reste du monde. Et la guerre du Transvaal l’a prouvé. »

II

Fierté redoutable des peuplades du Nord.

Les tribus du nord de l’Inde[1] — je les connais — n’ont rien de commun avec l’indigène efféminé et soumis des provinces ni avec les sophistes anglomanes ou anglophobes de Calcutta et de Bombay. Elles ne se sont pas croisées avec les nègres autochtones, dont le sang lâche et rusé a gâté la noble race indo-aryenne.

Étant l’hôte du colonel L***, « commissionner » à Peshavour, j’assistai à l’audience qu’il donne une fois par semaine à ces sauvages, fiers et fidèles quand on ne les a pas choqués.

Je les vis entrer dans leur costume pittoresque, précédés de leur sheik, qui prend la parole pour eux. Le colonel ne leur offrait pas de sièges ; ils s’accroupissaient à l’orientale après force salamaleks où il y avait bien moins de soumission qu’une certaine familiarité joviale et égalitaire. Néanmoins, par respect pour l’Angleterre dont ils sont les vassaux, ils se hâtèrent de dénouer un sac plein de roupies qu’ils mettaient aux pieds du colonel. Celui-ci, un vaillant officier et un gentilhomme, devant moi Français, sembla rougir tout de même d’accepter de ces sauvages, pareils à des enfants, des sommes lentement et peut-être péniblement amassées. Mais les devoirs de l’administrateur l’emportèrent sur les scrupules de l’officier, et les roupies furent acceptées.

N’empêche que ces cavaliers des déserts de Jamrud et du Khyber-Pass ont mine altière, le turban posé en arrière du front, la face blanche, le geste à la fois galant et guerrier !

Je suis un des rares Français que la passion de l’inconnu, le goût de l’aventure entraînèrent jusque vers l’Afghanistan. J’ai pénétré dans ce fameux Khyber-Pass, le défilé inexpugnable qui protège l’Inde Anglaise. Par là se précipitèrent tous les envahisseurs, avides des riches territoires du Sud. Là, sans doute, éclatera la plus formidable conflagration de l’avenir, celle qui mettra aux prises l’ours russe et le lion britannique. Les Anglais s’y attendent ; aussi ont-ils, avec le sens pratique le plus sûr, gagné à leur cause et acheté les Émirs de l’Afghanistan par une pension annuelle, assez importante, puisqu’elle atteint dix millions de francs. De plus, ils leur envoient des armes ; et ce petit peuple, agglomération de tribus guerrières et féroces, est devenu un rempart solide, hérissé de canons, contre les raids de quelque général russe, convoitant les lauriers du grand Mogol.

III

Une promenade dans Peshawour.

Déjà, quand je l’ai visité, ce pays, que depuis troublèrent des incursions de révoltés, n’était pas sûr. Il est défendu de se promener dans Peshawour après six heures du soir, si l’on est européen ; et, si on passe en simple promeneur, la ville vous reste fermée. À moins qu’on ne soit, comme je l’étais, l’hôte du « commissionner ». Celui-ci se procura la plus belle voiture du pays qu’un riche indigène met à sa disposition. Ce n’est pas une petite affaire que de se risquer au milieu de ces fanatiques. Il faut être entouré de soldats et de gendarmes. Aux portes de la ville, le secrétaire de la police nous rejoint avec sa cravache. Il devient notre guide. Nous passons tout d’abord devant le Mémorial du colonel Hastings. Il mourut de sa belle mort, dans a bonne ville de Peshawour, plus heureux qu’un autre colonel qui, sur la même place, fut massacré par des exaltés.

Cette cité n’a décidément que peu de rapport avec les autres agglomérations indiennes. Elle ressemble plutôt aux bourgades de Syrie, avec ceci de nouveau que les avenues sont très larges et claquantes de tentes ; les habitants sont presque blancs, vifs, altiers. On lit dans leurs yeux une indépendance, une force d’initiative que les Hindous ont complètement perdues. Ils ne vous convoquent pas à des achats. Ils nous regardent passer comme des échantillons d’une autre race sous le coup de feu de leurs yeux noirs. Sauf de très vieilles et de très pauvres, les femmes de Peshawour, scrupuleuses musulmanes, affectent de rendre invisibles leurs visages et les lignes de leur corps. La plupart restent chez elles, et celles qui se promènent s’enveloppent de la tête aux pieds avec un linceul blanc, criblé devant les yeux de petites ouvertures.

Ce vêtement est si strict qu’il fait de ces Èves ensevelies dans leur incognito, des sortes de moniales en cagoule ou plutôt de sacs ambulants. Par excessive rigidité, sur notre passage, beaucoup de ces hermétiques fantômes se détournent, sans doute pour ne pas offenser par notre image la pureté de leur regard et de leur pensée. Toujours suivis de notre escorte, nous pénétrons maintenant dans d’étroites ruelles assez propres, ressemblant, par le pittoresque des maisons et les accidents de la chaussée, à certaines « calles » de Naples. Elles sont pavées, et, par de larges incisions dans la pierre, coulent des ruisseaux.

Un riche indigène nous demande de visiter sa maison. L’entrée est un peu mal odorante, mais l’édicule est lui-même riche et bien orné. Je commence à connaître ces intérieurs orientaux. Ils sont pleins de joliesse et d’originalité, mais jamais cohérents et complets. Ils s’adaptent à ces races, dégénérées de leur splendeur antique et que ronge le ver irréparable des décadences. Il y a toujours quelque chose qui cloche dans les monuments et dans les âmes. Sur le papier à lettres d’un Anglais, j’ai lu cet exergue : Perfice quid tentes. Voilà un excellent principe que seuls suivent et savent appliquer les races et les individus forts.

Nous entrons dans la cour centrale que Baudelaire eût aimée et où soupire un éternel jet d’eau.

Tout autour, d’exquises galeries de bois ouvragé selon le merveilleux travail indien, inépuisable en variété et qui ressemble à la nature infinie et multiforme. Les plafonds sont chacun de petits chefs d’œuvre de coloris et de dessin; des fenêtres aveugles servent de niches où des vaisselles précieuses, des verreries rares sont exposées. Ces retraits se multiplient dans chaque chambre; ils y forment le panneau central, ils meublent l’appartement. Une note comique, c’est l’intrusion du mobilier anglais, une glace au bois sec et maigre tout à coup collée sur un mur, des fauteuils qui détonnent sur ces merveilleux tapis iraniens où il convient de s’accroupir. Et les lampes à suspension, les lustres à pendeloques envahissent de grossier clinquant ces chambres orientales si riches dans leur subtilité !

IV

Apollon et Bouddha.

Devant la magnifique villa du colonel-commissionner, des fragments de sculptures gisent, récemment extraits par les fouilles ; leur beauté correcte, intense, recueillie m’étonne. Ils figurent des Bouddhas assis et méditants ou, debout, dans l’attitude de l’enseignement et du prêche[2].

Que les yeux soient ouverts ou clos, je comprends que la vie intérieure rayonne ici, — non plus le délire, l’ivresse, la multiplication des bras agitant des coupes ou des glaives, des jambes lourdes de bracelets et contractées par les danses, comme dans les pagodes brahmaniques. Mon hôte m’explique obligeamment que je vois, en ces précieux débris, les traces d’une période que l’on peut appeler « gréco-bouddhique ». Elle sut réunir la beauté plastique de nos pères, les Hellènes, avec cette flamme toute spirituelle dont le grand Gautama illuminait son enveloppe de chair.

Inde prestigieuse, innombrable ! creuset de toutes les idées, de toutes les formes, voilà que devant ces pierres mutilées j’entends un de tes conseils les plus sages, celui de concilier enfin Apollon et Bouddha, c’est-à-dire l’impeccable aspect du corps et de la matière, eux aussi œuvres divines, avec les effulgescences de l’esprit et du cœur, par lesquelles le Sublime descend.

V

L’Encrier belliqueux.

Je décidai de prendre le petit train qui véhicule de ce poste avancé, Peshawour, au Khyber Pass, une seule fois par semaine. C’était le 5 avril, ainsi que le témoigne le permis qui me fut délivré par le capitaine « political officer Khyber at Peshawur. »

Tout d’abord je dois reconnaître, pour être juste, qu’en cette circonstance, comme d’ailleurs dans le cours de tout mon voyage dans l’Inde, le gouvernement du vice-roi et les compagnies de chemins de fer m’ont témoigné non seulement leur courtoisie, mais encore une bienveillance toute spéciale, qui ne fut pas plus accordée aux Russes qu’aux Allemands. On m’a laissé pénétrer dans le Khyber, et j’ai eu la licence de visiter le Népaul, alors que ce pays indépendant est resté fermé à des Allemands qui avaient fait demander par leur consul la permission de s’y promener.

Le matin de bonne heure, je rejoins à la gare de Peshawour le ministre des postes anglo-indiennes et le chef de la poste du Punjab : l’un, un Israélite anglais, l’autre, un Celte écossais. Ce pays immense que j’ai déjà traversé plusieurs ibis et que je dois parcourir encore, n’émane-t-il pas de terribles miasmes dont ma santé ébranlée se ressent déjà ? Je doute de l’Inde, j’ai le pressentiment de ces fièvres, qui, dans quelques jours, vont me terrasser et me conduire aux portes de la mort… Mais, auprès de mes deux nouveaux compagnons, mon angoisse se dissipe. Ils ne craignent pas l’Inde, eux ; depuis une vingtaine d’années, ils y voyagent en souverains des êtres et des choses, armés d’une santé inébranlée, d’une sérénité inviolable. L’Anglais est silencieux et gras, l’Écossais mince, grand et spirituel. Leur sollicitude à mon égard est inépuisable. Me voici dans leur confortable wagon, en route pour Jamrud.

Nous prenons le breakfast : des œufs sur du « beef » qui ressemble, par la minceur et la couleur, à du jambon ; quelques lampées de « wisky and soda », arrosant une « wonderful marmelad » achèvent de nous restaurer. Je suis en Angleterre dans ce wagon qui, sauf moi, ne porte que des Anglais. Les cigares s’allument.

Arrivés à Jamrud, nous trouvons nos tongas. Je paie et renvoie celle que le colonel-commissionner de Peshawour avait mise à ma disposition ; j’irai dans le véhicule de mes nouveaux compagnons. (C’est l’agrément du voyage que cette perpétuelle surprise, ce renouveau d’âmes autour de soi.

D’abord nous courons au fort.

Le fort de Jamrud est fait de terre amoncelée.

« Il est pareil à un encrier, » me dit en riant le chef de poste, Écossais très spirituel et bon vivant qui a traversé la France de part en part à bicyclette.

En effet, j’ai vu, dans les échoppes de l’Inde, des encriers qu’on eût pu croire les diminutifs de ce bastion. Seulement cet encrier-ci est plein de soldats afridis. Après avoir inscrit nos noms sur un registre, nous montons dans la tour où nous sommes reçus par un officier aimable, qui est le commandant de la place ; son visage mâle est balafré à la joue. C’est un Canadien.

Il a sans cesse à guerroyer avec les sauvages des environs ; ceux-ci tuent de temps en temps en embuscade les Européens qui se hasardent seuls dans la région. Les salles que nous visitons sont ornées de dessins jetés sur les murs par les crayons Imaginatifs du corps de garde, aux heures d’oisiveté et de sieste. Ils sont, pour la plupart, galants ou satiriques. Je m’arrête quelques secondes devant une esquisse qui représente un cavalier Afghan, pourfendant de sa lance un Russe qui lève désespéré les bras au ciel… C’est bien, en effet, contre la Russie que ce fort se dresse… La Russie hante le cerveau de mes compagnons dont les phrases railleuses commencent souvent avec : « Quand les Français et les Russes viendront conquérir l’Inde… » Je réponds en riant : « Pas encore… »

Je demande à passer la revue des soldats, comme on me l’avait offert. Mais les soldats sont difficiles à trouver… Il ont sans doute engraissé les champs boers… On n’arrive à me montrer qu’une quarantaine de vieux invalides afridis, la plupart décorés mais sérieusement éclopés et qui habitent pacifiquement l’hôpital. Ils sont restés « loyaux », me dit-on, pendant la « mutiny », la terrible révolte des cipayes.

VI

Le Khyber-Pass.

Nous voilà maintenant remontés en tonga et engagés dans le Khyber-Pass. Des piquets indigènes s’échelonnent sur de petits monticules qui commandent la route escarpée. De temps en temps un blockhouse plus imposant se montre. C’est un bastion troué de cinq ou six fenêtres, avec une porte par laquelle on trouve accès, grâce à une échelle levée par précaution chaque soir. Mais pas de forts sur les hauteurs, aucun canon. Tout cela est vide, et pourrait être enlevé par un coup de main hardi. J’en fais la remarque à ceux qui m’accompagnent. Mais ils ont une superbe confiance. « Vous voyez ces sentiers, pareils à de blancs lacets, sur les montagnes, me répondent-ils, c’est par là que nous monterions les « Maxim ».

Oui, mais peut-être trop tard…

Le soleil frappe dur sur le toit de tôle de notre tonga. Nous sommes en plein dans le défilé maintenant. Derrière nous, entre les pics qui la resserrent pour le regard, la plaine lointaine semble un lac où fume une brume légère. Autour de nous le grave paysage afghan évoque les idées de sécheresse, de pauvreté et de combat. Que de batailles antiques et récentes furent livrées là ! Les arêtes des rochers semblent des ossements. Les piquets qui, de trois cents mètres en trois cents mètres, nous présentent les armes, sont encore nécessaires pour calmer les fanatiques ou les brigands. Les chevaux nous emportent, couverts d’écume, impétueux. Cette route nouvelle, large et facile, a été creusée à côté du vieux chemin adopté par tous les conquérants qui se ruèrent des hauts plateaux de l’Asie sur le jardin de l’Inde, renversant les cités amollies pour y bâtir leurs temples hautains, leurs palais et leurs tombeaux, — à l’image des montagnes et des déserts d’où ils vinrent…

VII

Les Caravanes.

La scène devient pittoresque. Deux caravanes autour de nous. L’une vient de Caboul, l’autre de Peshawour. Elles emportent des tribus qui déménagent. Hommes, femmes, enfants, troupeaux, chiens, chameaux s’acheminent lentement, vers les cieux nouveaux. Ils n’ont point les visages terribles que feraient supposer les piquets menaçants. Ce ne sont plus, il est vrai, les Hindous mous et nerveux ; ce sont de graves visages comme j’en ai vu dans les déserts de l’Arabie, avec ce rayonnement de probité que seul donne le soleil des montagnes.

Probité et bon sourire, aménité robuste avec une familiarité goguenarde. Afghans et Afridis sont là qui nous regardent, sans méchanceté, avec une curiosité plutôt bienveillante. « Ce sont des hommes forts, doivent-ils se dire entre soi, ceux qui, si peu nombreux, sont venus de l’Occident et dominent déjà une si grande part de l’Asie. » Ou plutôt, ils ne se disent rien. Ils ne sont pas corrompus par les villes, leurs poumons ont respiré un air pur où la vénalité et le crime vulgaire ne traînent pas et ils nous considèrent comme de vagues frères plus riches et plus puissants. Ah ! si le fanatisme tout à coup les possédait, nous n’en mènerions pas large ! Ils s’écartent, et parfois, quand l’encombrement est trop grand pour que notre tonga continue sa route, mes compagnons anglais échangent avec eux, comme d’égal à égal (nous ne sommes plus dans l’Inde !) quelques paroles cordiales.

Toutes les routes sont maintenant pleines de chameaux velus, de moutons pressés et bêlants, de petits ânes qui dansent sous le double fardeau qui bat leurs flancs. Les femmes, de mine aussi vaillante que les hommes, portent sur leurs épais cheveux bruns les toiles chargées des vagues et pauvres objets, précieux pour leurs intérieurs vagabonds.

Leurs vêtements ne sont ni des robes, ni des tuniques, mais de lourdes peaux cousues, qui ressemblent à des haillons ; leur noble visage est embelli d’avoir regardé la superbe nature sauvage.

Les hommes ont de gros gourdins, parfois des fusils, et leurs chapeaux varient, depuis le turban opulent jusqu’au bonnet noir collé au front comme une peau nouvelle. Leur barbe descend vers la poitrine et les cheveux bouclent sur leurs épaules.

Mille détails pittoresques et touchants retiennent nos yeux. Parfois des chameaux bébés s’échappent, grimpant en révoltés les monticules. Les chiens aboient et bondissent à leur poursuite. Je remarque encore cette pitié envers les animaux qui est vraiment le doux apanage de toute l’Asie.

Les humbles chevreaux, les chiens, à peine nés, trouvent leur abri sous les tentes qui ont été disposées sur les ânes et les chameaux. Ces gentilles têtes blanches ou noires avec de gracieuses oreilles et des yeux clos se mêlent à des fronts d’enfants tout étincelants de joyaux barbares suspendus entre les yeux.

J’ai voulu noter telle quelle, sous le soleil violent qui oblige aux lunettes bleues, entre les pics rudes, cette émigration de tribus naïves et sauvages semblables aux peuplades antiques et que ne renieraient pas leurs ancêtres d’il y a mille ans, s’ils se levaient de la poussière des sépultures.

VIII

Un émir féministe, égalitaire et assassin.

Arrivés à Alis Mosjid, nous stoppons pour causer avec d’autres nomades. Ils veulent nous vendre des sandales de feuilles, ou, non sans une certaine insolence envers mes deux mentors, des fusils que, dans la guerre récente, ils ont pris aux Anglais ! L’un d’entre eux est un chef afghan illustre qui a souvent approché l’Émir et que mes accompagnateurs traitent avec une certaine considération.

Nous parlons de ce potentat mystérieux qui aujourd’hui est mort. Il ne tolérait guère à Caboul d’autres étrangers que le résident anglais et son médecin qui était une femme, une Anglaise. Il avait pour celle-ci une estime allant jusqu’au respect. À travers le récit de l’Afghan, l’image de son maître s’évoquait pour nous, fière, redoutable et pourtant puérile

Abdoul Rhaman[3] adorait l’électricité, les costumes européens, les glaces d’Oxford Street. Préoccupé des affaires de son peuple, il lui arriva de passer des journées entières en oubliant de manger, et, dans la nuit, il se levait tout à coup comme un somnambule pour lire les innombrables lettres que ses sujets lui adressaient directement.

Il fut un « féministe », cet homme qui prit cent concubines. Il défendit les mariages d’enfants si fréquents en Asie, et décréta que les filles ne s’uniraient qu’avec l’homme de leur choix. — Voilà une loi, me dis-je, qui n’est pas encore votée en France.

— Les veuves, que la coutume obligeait à épouser leur beau-frère, purent disposer de leur corps. Il adoucit la situation des esclaves. Tout prisonnier qui pendant sa captivité avait appris un métier manuel était aussitôt libéré et trouvait du travail dans les ateliers de l’État.

Abdoul Rhaman tenait à devenir populaire. Naturellement il n’y a pas de presse dans l’Afghanistan. Ce sont les chansons qui la remplacent. Un jour, en passant devant un bazar, l’Émir s’entendit plaisanter par un poète en de satiriques couplets qui de plus le traitaient d’assassin… Il descendit aussitôt de son éléphant et discuta avec son détracteur. Ainsi pratiqua-t-il l’égalité entre les hommes, prêchée par le Prophète.

Mais comme le poète ne paraissait pas se laisser convaincre aussi rapidement qu’il l’eût dû, Abdoul Raman lui maintint la nuque de la main gauche, et, de la droite, lui arracha la langue… Puis il continua sa promenade, satisfait d’avoir obéi au Koran et d’avoir fait respecter sa toute-puissance de Kahn…


Il était temps de rentrer à Jamroud. Nos chevaux piaffaient d’impatience. En retournant, tandis que nos regards s’égaraient sur les crêtes désarmées, l’Écossais me dit : « Quel embarras pour nous quand cet homme disparaîtra ! »

En effet, depuis, l’Émir Abdoul Raman est mort ; mais rien n’a été changé pour cela sur la face du monde, car les Anglais ont acheté son successeur.


  1. Récemuaeut le soulèvement des Owaziris causa de graves inquiétudes au gouvernement péninsulaire.
  2. En effet, avant d’avoir été, sous les Afghans, la troisième grande université musulmane après la Mecque et Boukkara, Peshawour, il y a vingt siècles, appartint au Bouddhisme avec cette ferveur impétueuse qui la caractérise, sous le nom de « Pourouch apoura » (la cité de l’Homme-Dieu).
  3. Ce titre signifie « la miséricorde de Dieu ». Si jamais appellation fut ironique, c’est celle-là. Abdoul Raman se montra impitoyable envers ses ennemis et traître envers les siens.