Visions de l’Inde/Chapitre VI

Société d’Editions Littéraires et Artistiques (p. 221-235).

CHAPITRE VI

Le Taj


Le Tombeau d’amour. — La Leçon du Taj. — La Courtisane invisible. — L’inexorable orgueil.

I

Le Tombeau d’amour.

… De grand matin, j’ai enfin couru au Taj que tout Anglo-indien appelle, en effet, « la merveille du monde ».

Mon cœur battait comme le cœur d’un amoureux au premier rendez-vous ; et, comme les amoureux, j’ai marché vers une demi-déception. Décidément, je suis trop chrétien ou trop grec pour m’exalter devant cette architecture arabe. D’autres peuvent se pâmer ; moi, j’admire, mais je ne suis pas satisfait.

Je sais bien qu’il ne faut demander ni aux êtres, ni aux choses ce qui ne peut être en eux, il faut chercher seulement ce qui leur est propre. Vraiment je me sens injuste dans mon cœur qui trouve le Taj froid malgré le soleil qui le baise, sans mystère malgré son ombre intérieure, triste et désolé, malgré ses délicieux ornements.

Mon intelligence est meilleur juge. Elle saisit la puissante unité de ce monument, sa simplicité raffinée, la pensée d’harmonie qui s’en dégage.

C’est en plein xviie siècle, au moment où la puissance mongole était incontestée dans tout le nord de l’Inde, que le Taj fut construit de par la volonté de l’empereur Sha-Jahan pour y enclore la dépouille de sa begun préférée, « l’Exaltée du Palais, » Muntaz Mahal. Ce monument unique, même dans l’Inde où il a été très imité, est bâti en marbre blanc venu des carrières de Jeypore. Sauf les pierres précieuses, aucune autre matière ne s’y incorpora. C’est un octogone dont les quatre grands côtés ornés d’une porte monumentale se tournent vers les quatre points cardinaux. Le Dôme se gonfle, élancé quoique puissant, flanqué de quatre coupoles dont le sommet dépasse à peine sa base ornementée. Il se termine avec élégance par une flèche que surmonte le croissant doré de l’Islam. Deux rangs de grandes niches superposées font le tour du monument, répétant, plus petites de moitié, les quatre entrées principales qui les intercalent. Au fond de ces niches un croisillon laisse pénétrer une lumière délicate qui baigne l’intérieur, [’ne impression de régularité et de symétrie s’impose à l’œil charmé. Cette masse de marbre semble évidée. Lorsque dans les boutiques d’Agra ou de Delhi, des artistes offrent aux voyageurs des réductions du Taj en ivoire, on se rend compte à l’aspect de ces miniatures, que le tombeau de la Begun n’est qu’un bijou de femme dilaté en magnifique monument par l’orgueil de son époux. L’ensemble repose sur deux terrasses quadrangulaires superposées, de marbre toujours. La seconde est gardée à chaque angle par de sveltes minarets, dont la pointe est soutenue par huit piliers. Quatre frêles colonnes s’encastrent à chaque face du monument et, dépassant le toit-terrasse comme des lances, forment les fleurons d’une gracieuse couronne.

Une perpétuelle pénombre poudroie doucement l’intérieur de cet extraordinaire mausolée. Les murs au dedans sont des merveilles d’art, comme ceux du dehors. Tout un jardin immobile et marmoréen, une flore mi-italienne, mi-indienne s’y incruste avec une noblesse et une beauté un peu triste parce qu’il y manque le parfum. Le jaspe et l’agate ont collaboré avec le marbre noir, pour créer cette végétation aussi morte que les deux tombes oîj s’entrelace une flore artificielle, plus fine et plus précieuse encore. Elles sont entourées d’une haute grille, merveille de marbre cristallin, dentelle rigide que trouent des portiques élevés au fronton solennel.

Mais c’est au milieu de la chambre souterraine, où l’obscurité pèse jour et nuit, que reposent les impériales reliques, les ossements de Sha-Jahan et de Muntaz-Mahal. Les autres tombes que nous admirâmes précédemment ne sont que des tombes d’apparat. Celles-ci, véridiques, sont particulièrement vénérées des musulmans. Les femmes y prient ; des fleurs fraîches ou déjà flétries laissées là par de pieuses mains les encombrent ; de très vieux parfums séjournent dans l’air, symboles de ces âmes prisonnières du marbre et de la nuit.

… Ce matin, je ne fais qu’entrer un moment sous la coupole ; les deux tombeaux jumeaux s’allongent côte à côte, l’un plus haut, celui du maître, l’autre plus bas, celui de l’épouse. Ma voix est répercutée par l’écho comme si elle était devenue un bourdonnement d’abeilles ; dans la chambre souterraine, où les restes reposent en effet, c’est plus de pénombre encore, comme si le sommeil de l’éternité avait voulu s’envelopper de ces linceuls immatériels…

II

La Leçon du Taj.

J’ai entendu la voix silencieuse du Taj qui a parlé à mon esprit dans la glorieuse lumière du matin :

— Regarde-moi, m’a-t-il dit, toi qui préfères les crépusculaires cathédrales ou la beauté économe des temples grecs. Je veux enrichir ton esprit de données nouvelles. Tu croyais que les splendeurs asiatiques étaient toutes faites de désordre. Je suis un sourire de l’équilibre ! Mon poème de mort et d’amour a traversé les âges, respecté même de la guerre, parce que j’ai gagné l’immortalité par la beauté !

Un Hindou misérable m’offrit à ce moment une rose qu’il avait cueillie pour moi dans le jardin, espérant pour cette attention quelque bakchich. Je me dis qu’il vivait sans doute avec deux ou trois annas par jour, c’est-à-dire avec à peine six à huit sous. Une irritation me vint de ces monuments splendides autour desquels meurt une multitude d’affamés. Pendant vingt-deux ans, vingt mille hommes chaque jour travaillèrent sans relâche et les dépenses purent s’élever à quatre millions de livres. Les Rajahs et les Nababs en fournirent la moitié. Le reste sortit du trésor secret de l’empereur. On paya si mal les ouvriers que, malgré la quotidienne allouance de blé, ils périrent en foule… Ce rêve de marbre est un témoignage de deuil et de désespoir.

Je ruminais ma rancune quand la voix du Taj reprit :

— Comme les Européens d’aujourd’hui, tu as la superstition de la vie humaine et du bonheur matériel. Tu crois que vivre vaut mieux que faire une grande chose. Il n’en fut pas de même autrefois. L’important, c’est de laisser derrière soi un acte magnifique. Ces humbles ouvriers ne sont pas tant à plaindre que tu crois. Ils ont leur compte ouvert sur le livre de justice qui sera réglé à la fin des temps. La beauté est aussi nécessaire à l’univers que le pain et l’eau.

— Mais, répondais-je, ces pauvres natifs ne sauraient apprécier les mérites du Taj, tandis que des canaux d’irrigation eussent contribué positivement à leur bonheur.

— Qu’en sais-tu ? Tu les a vus s’asseoir sur la plate-forme qui est au milieu des jardins et ils regardent longuement cette maison blanche que construisirent leurs pères. Cette race est éminemment amoureuse de beauté. Les femmes sculptent leurs enfants selon un idéal qui surpasse le vôtre. Le moindre coolie, le plus petit colporteur, ont des gestes magnanimes. Ils sentent la beauté sans se l’expliquer. Et ils en vivent comme de l’air et du soleil. »

Alors, je regardai le miracle de marbre avec moins de tristesse… Nous ne savons jamais si nos sentiments d’aujourd’hui ne sont pas de simples superstitions que dédaigneront les peuples futurs et que l’Absolu méconnaîtra…


Je me laissai aller à mes impressions d’artiste et je reléguai un moment mon angoisse humanitaire. Le Dôme majeur s’allongeait dans le ciel, environné des quatre autres dômes, comme un patriarche de ses fils ; les quatre tourelles, qui, à une plus grande distance, cernent l’édifice, en complétaient l’harmonie ; et je longeai la route ombreuse près des bassins. Le portail majestueux s’ouvrait devant moi avec magnificence. J’eus un élan vers l’infini. Je remerciai la Cause mystérieuse de l’Univers qui m’a permis de voir les plus belles choses de la terre et d’en jouir et d’écouter leurs conseils pour que mon âme s’étudie à être belle à son tour. Qu’importe la richesse et même l’amour, s’ils doivent nous lier à un coin misérable du sol, comme un chien à son chenil ? Il faut, pour être grands, prendre conscience de la terre magnifique…

Ce n’est pas à l’Asie seulement que nous devons le Taj, mais aussi à la France. Un Italien de Venise, Geronimo Verroneo, prépara les plans et l’estimation ; mais l’artiste français Austin le marqua définitivement de son génie. La race latine, coopérant avec les luxuriances de l’Asie, devait réaliser un inouï spectacle…

Comme ce portique est solennel et charmant ! Comme ces arabesques se courbent bien en guirlandes ou en lyres ! Comme les versets du Coran, qui encadrent cette porte, semblent, avec leurs zigzags eurythmiques, une page de musique résumant en quelques notes l’harmonie secrète qui groupe ces lignes et ces blancheurs !

Je suis moins tourmenté que d’ordinaire par les guides ; je puis, seul, faire le tour du monument, admirer la double terrasse superposée, les mosquées identiques qui flanquent le Taj, la splendeur du gateway, la douceur des jardins, la souplesse des courbes de la Jumma, cette rivière aussi sacrée que le Gange. Je grimpe au sommet d’un des minarets où guette le vertige. Je m’assieds à l’orientale sur le marbre du kiosque supérieur à l’ombre d’une des sveltes colonnettes, sans même la protection d’un parapet…

Voilà l’Inde à mes pieds, l’Inde douce et pauvre en ses habitants, mais large et abondante en sa nature. Le paysage est un enchantement ; il ne faudrait pas seulement être un peintre pour rendre ces horizons, mais encore un magicien. La brume qui enveloppe le fort a une poésie de mousseline. Agra gît encore dans les voiles gracieux du matin. Un large bateau plat quitte le sable de la rive ; il emporte une native dans son sari rouge, avec sur la tête une buire de cuivre qui luit au soleil ; des gués sont délinéés par l’eau, comme des îles ; sur l’autre côté, le blé moissonné est distribué en gerbes dans un jardin. Le long de la terrasse se promènent des mullhas, occupés à enseigner le Coran à leurs jeunes disciples…

Oserai-je ce péché ? Cette nature est encore plus belle que ce marbre. Quand je regarde le Taj je suis gagné par l’insensibilité du marbre, par la sensation de lointain dans le temps. Voilà une autre race que la mienne ; elle a laissé son vestige, mais c’est un « vestige » seulement, quoiqu’il ait gardé la grâce et la grandeur.

Cette race, si forte, est restée incomplète. Si hardie, elle eut peur cependant d’inscrire le visage de l’homme sur ses temples et sur ses palais, parce qu’un prophète le lui défendit. Elle réagit contre l’anthropomorphisme, le zoomorphisme en délire des Hindous autochtones, qui du moins troublent, révoltent, inquiètent, passionnent ; elle est marquée à l’excès contraire et ainsi n’arrive pas à une synthèse supérieure de l’art. Les Hindous trop prodigues prostituèrent, défigurèrent les traits de l’homme et de la bête ; les Arabes, les Mongols, les Tartares trop avares ne voulurent sur leurs monuments que géométrie et fleurs. Toujours cette balance dans l’esthétique ou le gouvernement du monde, la pauvre famille humaine payant une exagération par une défaillance. Nos forces sont limitées par la nature et nous les diminuons encore par notre intempérance que suit une timidité. Quand viendra-t-il le temps où l’homme se déploiera en toute liberté, en tout courage, échappé aux liens des superstitions ou du servage social, le temps où il se réalisera tout entier, sans secousse, selon ses puissances intimes, déployées ?

Mais j’aurais tort, par mes scrupules, d’amoindrir, en la comparant avec un idéal encore dans les limbes de l’avenir, cette glorieuse réalisation du passé. — Voilà une symphonie de marbre dont les détails, travaillés avec une patience qui descend à la minutie, restent subordonnés à un ensemble majestueux. C’est un spectacle de sérénité, pour de longues générations. Elles viendront là reposer leur cerveau inquiet et comprendre que tout ce qui énerve et fatigue sera tôt ou tard rejeté.

III

La Courtisane invisible.

L’après-midi, je retourne au Taj ; la route est devenue plus poussiéreuse, la roue du soleil a fait aussi sa poussière dans le ciel, sa poussière d’or. Je me laisse porter par la voiture et le destin. Le Taj est encore plus beau dans les approches du soir. Il est plus blanc et plus pur. L’amour résulte davantage de ses lignes, la volupté émane mieux des cénotaphes. Amour, volupté et deuil tels que les magnifièrent des races, écartées de la nôtre, non seulement par des siècles, mais par le sang et l’idéal.

Cette impression de « différence » grandit lorsque de nouveau, dans l’intérieur du monument, je médite près de ces tombes d’apparat. Je n’y sens pas la douleur, je n’y trouve pas le regret et l’espoir. Seuls, l’orgueil et le faste s’étalent. Je suis là devant ces tombes comme devant des trésors, des joyaux !

Autour de moi se courbe et s’aère la merveilleuse balustrade faite de fleurs de marbre entrelacées. Et d’autres fleurs s’incrustent dans les tombes, des fleurs qui semblent aussi fraîches que des fleurs vivantes ; plus elles grimpent haut sur le cénotaphe, plus elles deviennent fines et légères, pareilles à des âmes volatiles qui danseraient leurs entrelacs exquis. L’écho est clair et subtil à l’exemple de ces guirlandes. Le gardien chante une strophe mongole où il est parlé de bataille et de caresses ; et la phrase revient à moi, — du dôme où elle a monté, — franche et frêle comme ces fleurs. Je ne puis m’empêcher de lever la tête, comme pour voir l’écho. Il me semble que cette répétition de sons n’est plus un phénomène physique… Là-haut doit habiter réellement la résurrection gazouillante de ce couple endormi à jamais.

Le souterrain prend aussi un nouvel aspect à la lueur des lanternes ; je ne me lasse pas d’admirer ces tombes de joailleries et de mosaïques ; les parcelles elles-mêmes du marbre étincellent, diamants de lait. Et c’est parmi cette couverture de mort, les scintillements de l’opulence comme pour continuer sur le dernier réceptacle de corps desséchés, le doux charme de la nature et le faste illusoire des vivants : les lapis-lazulis, les turquoises, les cristaux de roche, la malachite, le jaspe se pressent, multipliés… Oui, ces tombes sont d’énormes bijoux.

Je veux monter sur le sommet ; mon guide me suit. C’est, après un long et dur escalier, la révélation cette fois amoureuse de l’Inde. La nature prépare pour la nuit son lit de brouillards… des châles légers courent au-dessus des arbres, sur les palais ; autour de moi tourbillonnent les perruches, vertes comme les branches. Les corbeaux bleus s’éloignent, les vautours s’enfoncent comme des points sombres à l’horizon ; les exquis oiseaux chanteurs, les bêtes ailées innocentes restent seules auprès de moi et le Taj n’est plus qu’un grand nid blanc. Le ciel sur ma tête a la transparence d’un rêve de poète ; mais il s’épaissit, s’embourbe du côté de la terre, et surtout de la ville, comme triste d’être si bas. Le calme du jardin parfumé monte vers moi, avec la fraîcheur de ses nappes d’eau, devenues des lames d’ardoise transparentes. Les cyprès italiens qui longent les routes dallées ressemblent à des veuves immobiles ; les jets d’eau pleurent le départ de l’astre ; une reconnaissance complexe, sensuelle monte de la terre vers le ciel, pareille au soupir d’une femme brutalement aimée vers le visage enfin las de l’amant. Les oiseaux chantent, ils sont l’orchestre de l’amour ; car c’est de l’amour qui est répandu ici dans l’atmosphère et sur les choses. Ce magnifique paysage n’est qu’un boudoir, cette tombe est un lit… mais, ô prestige de l’Inde idéaliste ! les amants sont des morts dont la poussière elle-même n’est plus… Cependant, quand je traverse encore le jardin pour m’en aller, l’odeur des roses, des lilas, des oranges, d’autres essences aussi, plus subtiles et inconnues, me poursuit si enivrante que je me retourne, inquiet et charmé, comme si venait de se poser, autour de mon cou, le bras nu d’une courtisane invisible.

IV

L’inexorable orgueil.

Je roule de nouveau vers mon hôtel en songeant à l’étrange destin de la Bégun et de l’Empereur. Leur égoïsme subit une épreuve rude. L’une, « l’Exaltée du Palais », ne vit jamais achever le mausolée où maintenant le néant de ses restes repose. L’autre, l’empereur, le regarda étincelant et définitif, seulement quelques heures avant sa mort, avec des yeux vieillis et clignotants, désabusés même des spectacles les plus sublimes. Alors toute sa puissance — la plus grande de l’Asie — s’était évanouie comme une fumée, il était devenu le prisonnier de son fils, un esclave dans son propre palais. Quelles furent les pensées de Sha Jahan, sur sa chaise de marbre, dans son palais de marbre, en voyant là-bas ce tombeau de marbre éblouissant ? On dit que les pleurs lui vinrent aux yeux et qu’il se mit à sangloter.

En racontant ma visite au fort d’Agra, j’ai célébré ces larmes, que je croyais nobles et sereines. Mais l’histoire positive ne permet guère de voir en cette explosion de tristesse tant de grandeur d’âme.

Ce despote pleura-t-il à cause du poignant souvenir de celle qui l’attendait sous les mosaïques et les pierreries et qui mourut en lui donnant son huitième enfant ? Hélas ! le cœur des Asiatiques est desséché par le harem polygamique… Était-ce l’éclat disparu des tendresses et des jeunes années qui, ressuscité par le regret, amollissait la sensibilité du vieillard ? Hélas ! l’âme des conquérants durcit à l’image de leurs glaives… Mais il ne faut pas être un juge trop sévère et affirmer qu’aucun de ces sentiments délicats ne composât ce désespoir. Cependant il est certain qu’il se lamenta surtout de rancune et d’orgueil froissé. Car là-bas, de l’autre côté de la rive, le grand empereur avait rêvé un tombeau plus grand encore, un tombeau « pour lui tout seul » et qu’un pont d’argent sur la sainte Jumna aurait relié au tombeau de son épouse… Et Sha-Jahan pleura de n’être pas enseveli assez magnifiquement.


Qu’importe ce que nous accorde le destin ? Nous demandons toujours plus et nous souffrons jusque dans nos triomphes.