Vision antique (fragments) - Le Sang de la plaie

Vision antique (fragments) - Le Sang de la plaie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 41 (p. 222-228).
POÉSIES

VISION ANTIQUE
FRAGMENS

HOSPES


Les Dieux m’auront été caressans et propices,
Je veux leur consacrer, au Temple, vingt génisses,
Et que l’encens s’élève en longs méandres bleus
Dans l’ascétique main des Flamines pieux,
Puisqu’il m’est accordé l’ineffable allégresse
De te voir sain et sauf à ton retour de Grèce,
Et, vers l’heure adorable où la clarté s’enfuit,
De t’avoir, ami cher, pour hôte cette nuit.
Vois, comme à l’unisson se sont mises les choses !
Dans ce jardin d’été s’ouvrent toutes les roses,
Et ne dirait-on pas que, pour mieux t’accueillir,
Elles tendent vers toi leur corolle à cueillir.
Dans ce bassin de jaspe où Phœbé se reflète,
L’onde moirée et bleue a pris un air de fête ;
Au mystique baiser de l’Astre pâle et blond,
Elle semble sortir de son rêve profond,

Et, bien que l’air soit calme et sans brise, personne
Ne peut savoir pourquoi l’eau doucement frissonne,
Ni pourquoi le murmure harmonieux du flot
Semble parfois un rire et parfois un sanglot.
Ecoute !… et du jardin, du feuillage des arbres,
Et du chant des oiseaux, de la fraîcheur des marbres,
Des béryls, des onyx incrustés au pavé
S’élève jusqu’à toi leur immense Salve !
Viens, la table est dressée au bosquet des glycines,
Tu m’apprendras l’Hellas et ses cités divines,
Où les temps accomplis ont reçu du Passé
Un trésor de beauté d’âge en âge amassé.
Tu me diras les cieux éternels et les grèves
D’où se sont embarqués les Peuples vers les rêves,
Les pampres empourprés qui bordent le chemin,
Que les dieux ont peut-être effleurés de leur main,
Et l’auguste Soleil qui, sur la blonde plaine,
A, comme un fruit divin, mûri le corps d’Hélène !


AMICUS


Ami, qui dès l’enfance, en notre Pompéi
Fus mon cher compagnon, tu seras obéi ;
J’éveillerai pour toi dans l’ombre des enceintes
De l’éternel sommeil l’âme des choses saintes ;
Tes yeux verront le soir, sous les traits de Phœbos,
S’illuminer le golfe et la mer de Délos,
Tel, au premier contact des mains audacieuses,
Rougit le chaste sein des Vierges amoureuses.
De Chypre, où flotte encor l’esprit pur de Zénon,
Dans la haute Acropole, au seuil du Parthénon,
Sentant passer sur nous le souffle de la Grèce,
Nos âmes refléter son exquise tendresse,
Nous irons, à Pal las, au pied de ses murs blancs
Chanter l’hymne ravi de nos deux cœurs tremblans.
Mais ce soir, si tu veux, pardonne à ma folie,
Laisse-moi respirer encore l’Italie !…

Dans ces grands vases d’or, la moisson de Pæstum
S’unit à la blancheur des lys d’Herculanum,
Et tandis que le vent emporte leur effluve
Vers la flamme qui brille au sommet du Vésuve,
Cet air chargé d’amour éveille le courroux,
Dans les Vivaria, des puissans tigres roux.


HOSPES


Viens donc, et sur le lit de pourpre, qu’on s’apprête
A poser sur ton front la couronne de fête ;
Qu’on emplisse ta coupe, et veuille le Destin,
Qui préside invisible et grave à ce festin,
Te faire retrouver, au sortir de l’Attique,
L’âme de la patrie en ce Falerne antique.
Car c’est à nos grands morts, frappés du coup fatal.
Que l’on doit la beauté de notre sol natal,
Et c’est la chair, le sang de ces héros insignes,
Qui germe dans nos blés et coule dans nos vignes.
Ah ! laisse pénétrer en ton être songeur
Le charme de la nuit limpide, ô voyageur,
Et que des noirs soucis ton cœur heureux s’allège.
Vois, sur l’or des vins grecs que rafraîchit la neige,
Les beaux flocons tomber sur le flot parfumé
Telles les albes fleurs d’un avril embaumé,
L’écume de la mer quand la vague déferle,
Ou, sur des cheveux blonds, la douceur d’une perle.
Et ne sois pas surpris si ce parterre en fleur,
Ami, ne dissimule aucun adroit jongleur ;
Nous n’aurons cette nuit ni baladins, ni danses,
Ni chanteurs ânonnant de lamentables stances,
Mais je veux, avant l’aube où point le jour nouveau,
T’offrir ce que les dieux ont créé de plus beau.
Je veux qu’il naisse en toi de sublimes délices,
Et que de tes regards émerveillés, tu puisses,
Agenouillé devant l’éternelle Beauté,
Contempler un instant, face à face, Astarté !

AMICUS


Que béni soit le nom qui parfume tes lèvres !
O grande Déité qui dispenses nos fièvres,
O toi que les amans éperdus et ravis,
Appellent de leurs vœux toujours inassouvis ;
Qui, dans les temps sacrés, et quand la race humaine
Était encor pure, ô belle Anadyomène,
De ces cœurs généreux et simples, avais fait
L’auguste sanctuaire où l’amour souriait.
Alors, sur les sommets, parmi les aubépines,
Tu contais aux bergers les légendes divines,
Et rendais immortels les noms de les élus !
Mais nous, moins fortunés, ne te parlerons plus,
Car, désertant le Temple et ses laideurs infâmes,
Tu regagnas l’Olympe et laissas dans nos âmes,
Qui depuis n’ont cessé, Vénus, de t’appeler,
Un grand vide éternel que rien n’a pu combler.
Aphrodite !… puisque ta présence bénie
Par notre indignité fut à jamais bannie,
Écoute nos sanglots monter vers toi le soir,
Et donne nous du moins le consolant espoir,
A travers la beauté de celles qu’on adore,
Intangible Splendeur, de te revoir encore…

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LE SANG DE LA PLAIE






Car ce que m’ont appris la ronce et les épines
C’est qu’il n’est rien de bon au monde que d’aimer.
Que même les douleurs de l’amour sont divines
Et qu’il vaut mieux briser son cœur que le fermer.
Émile Augier.


TON SOURIRE ET TON BAISER


Ta parole est comme un bruit de source, un soupir
Qu’entend le voyageur dans la forêt immense,
Quand, torturé de soif, épuisé de souffrance,
Il va tomber au pied d’un arbre, pour mourir.

Est-ce un dernier mirage avant de succomber ?
Il écoute, éperdu, la chanson de la vie,
Et comme lui, j’entends, sur mon âme ravie,
Tes paroles d’amour, goutte à goutte tomber !

Le regard de tes yeux est le tiède baiser
Que le soleil d’avril donne à toutes les roses ;
Au jardin de mon cœur toutes fleurs sont écloses,
Le regard de tes yeux est venu s’y poser.

Tes lèvres sont la coupe où je buvais ton sang
Et je n’ai désormais voulu d’autre breuvage,
Il a rendu mon cœur amoureux et sauvage,
Il a rendu mon corps invincible et puissant !

Et je suis bien semblable à ce lutteur géant,
Terrible fils d’un dieu qui féconda la Terre,
Qui n’était vigoureux qu’au contact de sa mère
Et, privé d’elle, était plus faible qu’un enfant.

Oui, je veux pour lutter ton rire et ta chanson,
Tendre mes bras lassés à ta fraîche caresse,
Et, courbé sur ton sein alangui de tendresse,
Sentir ma force naître avec un grand frisson !


VIATIQUE D’AMOUR


Lorsqu’après ces huit jours d’effroyable torture,
On arracha ton corps inerte de mes bras,
Ce qu’il survint alors je ne m’en souviens pas,
Lentement s’écoulait le sang de ma blessure.

Il semble que j’errai par des villes sans nombre,
Comme un fauve blessé que guettent les corbeaux,
De son corps déchiré, va, semant les lambeaux,
Et cherche, pour mourir en silence, un coin d’ombre ;

Comme lui, je me suis traîné jusqu’au rivage
Où le blanc Pausilippe, aux feux dorés du soir,
Incline sa beauté sur l’immense miroir,
Que la mer a sculpté dans ce golfe sauvage.

Et je crus que la mort bénie et maternelle
Viendrait vers son enfant pour le prendre, ignorant
Que si tout ne demeure ici-bas qu’un instant,
La souffrance d’amour est la seule éternelle !

Alors, toujours suivi des grands oiseaux funèbres,
Qui se nomment chagrin, angoisse et désespoir,
Morne, épuisé, hagard et chancelant, un soir
Je me remis en route à travers les ténèbres.

Seigneur ! que celle-ci soit l’étape suprême !
Sur la route ma trace est peinte avec du sang,
Tout est fini pour moi, Dieu juste et tout-puissant,
Elle est loin… je ne puis la rejoindre… et je l’aime !

Mais voici que soudain les cieux s’illuminèrent,
Ton fantôme surgît, souriant, tendre et doux,
Dans un dernier effort je me mis à genoux,
Les oiseaux de la mort, effrayés, s’envolèrent.

De ton corps rayonnait une lueur dorée,
Comme une clarté d’aube, au printemps, le matin ;
Dans l’éblouissement d’un rayon, au lointain,
Venise m’apparut dans sa splendeur pourprée.

Alors, tout au sommet du Campanile antique,
J’entendis dans le vent ta parole chanter,
Et je vis, aussi loin qu’un regard peut porter,
Ton sourire éclairer la mer Adriatique !


J’AI TANT AIMÉ…



A BAUDELAIRE
Au poète des angoisses, dont le portrait me regarde écrire.




J’ai tant aimé, j’ai tant souffert, j’ai tant pleuré,
Qu’au ravin de mes yeux la source s’est tarie,
Que la chair de ma face est à jamais flétrie,
Et qu’en mon cœur sauvage un démon est muré !

Privé d’Elle, maudit, damné, désespéré,
Je contemple en dedans son image chérie,
Je songe au goût de fruit de sa lèvre fleurie,
Où je buvais l’amour comme un fauve altéré !

Et toi, dont le regard m’examine en silence,
Baudelaire, Empereur de tous les Désespoirs,
Pontife de la Haine et de la Violence,

Dans quel creuset d’Enfer, mêlais-tu, tous les soirs,
Ta rancune éternelle à ta douleur immense,
Pour y polir ton Verbe au Feu de ta Souffrance !…

Jacques de Briey.