Visages de la vie et de la mort/Les noces d’or

Édition Privée (p. 214-227).


LES NOCES D’OR


À Claude-Henri Grignon.


IL y aurait bientôt cinquante ans que les époux Mattier, fermiers dans le rang du Carcan, près de Chambly, étaient mariés. Comme les Huneau, leurs troisièmes voisins, avaient célébré à l’été leurs noces d’or et qu’ils avaient reçu de riches cadeaux de leurs parents, le père Julien Mattier crut qu’il serait opportun de fêter le cinquantenaire de son mariage avec Amanda Level, la fille de l’ancien forgeron. Et lorsqu’il disait fêter, ce n’était pas faire bombance et célébrer joyeusement qu’il avait dans l’idée, car il était d’une grande frugalité. En plus, il était pauvre, avait toujours été pauvre et les siens l’étaient aussi. Mais il voulait réunir ses enfants qui, pour la circonstance, lui apporteraient sûrement quelques présents. Jamais il n’avait manqué d’accrocher tout ce qu’il pouvait. L’occasion se présentait belle. Il fallait en profiter. Ayant donc décidé en lui-même de cette réunion de famille, il alla en dire un mot à sa fille Mélanie qui cuisinait des soupes et des tartes au fond d’un quick lunch de pauvres, de la rue Craig, à Montréal. Chaque fois qu’il allait en ville, vendre ses produits au marché, il allait la voir, histoire de dîner sans bourse délier. Il mangeait, puis : Ma fille paiera, disait-il au patron.

Il avait toujours agi ainsi. Toute sa vie il avait exploité ses enfants. Lorsqu’il s’était marié à l’âge de 23 ans, son père lui avait donné comme patrimoine cinq cents piastres en argent, une paire de chevaux estropiés et une charrette. Avec cela, il s’était établi. Il s’était acheté une terre de cinquante arpents qu’il avait payé quatre mille piastres et s’était mis à travailler ferme pour acquitter sa dette.

Les années s’étaient écoulées, le temps avait passé. Mattier avait eu quatre enfants, trois filles et un garçon. Afin d’économiser et d’aider son mari, la femme Mattier travaillait aux champs avec son homme lors de la fenaison et des récoltes. Les enfants aussi, avaient fait très jeunes l’apprentissage des rudes travaux de la terre. Et l’on ménageait. Aux repas, l’on ne mangeait que des soupes maigres, du pain rassis, des pommes de terre, du lait écrémé et peut-être deux livres de lard par semaine. La crème, le beurre, les œufs, les rôtis de porc et les autres produits étaient portés au marché de la ville et vendus. L’hiver, le fermier Mattier confectionnait des balais de branches de bouleaux et ses enfants fabriquaient des chevilles de bois, des tiges pointues, qu’il allait vendre aux bouchers qui s’en servaient pour leurs rosbifs. L’on ménageait, l’on vivait pauvrement, très pauvrement, pour payer l’hypothèque sur la terre.

Une hypothèque sur une terre, c’est comme le cancer ou la syphilis. Un homme achète une ferme. Il emprunte disons deux mille piastres ou plus pour commencer et la grève d’une hypothèque. Il lui communique alors la maladie. C’est comme un garçon avarié qui couche avec une belle fille et lui communique son mal. Ça guérit presque pas. Ça traîne, ça empire, puis souvent, c’est la mort tristte et lamentable. Le fermier travaille dur pour payer son hypothèque. S’il a de la chance, il réussira à se défaire du fardeau dont il s’est chargé, à guérir la maladie. Mais souvent, c’est le contraire. Il est en retard pour ses paiements. Sa dette grossit. Au bout d’un certain nombre d’années, le cultivateur est parfois obligé d’emprunter de nouveau. C’est une deuxième hypothèque, à un taux plus élevé. La maladie s’aggrave, la situation devient critique. Il faut rencontrer de gros intérêts. Une malchance arrive. Il faut donner une troisième hypothèque. Pour cela, il faut trouver une garantie additionnelle, un billet promissoire. Alors, on va voir un parent pour lui faire endosser l’effet. Trois hypothèques sur une terre. La maladie est arrivée à sa dernière période. Pas de remède possible. La belle terre que vous aviez achetée à l’âge de vingt-cinq ans, alors que vous étiez plein de courage et d’énergie, vous vous la faites enlever à cinquante, après avoir travaillé, sué, peiné, et vous vous en allez les mains vides, les forces épuisées, le corps usé, le cerveau en détresse, pendant qu’un autre plus jeune recommence à son tour la même expérience.

Le père Mattier était ladre, violent, têtu, injuste, âpre au gain, dur pour lui et les siens, dans son désir d’amasser de l’argent pour payer la terre, faire disparaître l’hypothèque. Il se privait lui et sa famille pour économiser, économiser davantage. Lorsqu’on était à table, il regardait chaque bouchée que ses enfants avalaient et ses regards étaient un reproche muet. Et toujours mal vêtus, en haillons. Il fallait ménager, ménager toujours. Les enfants avaient peu fréquenté l’école et étaient restés ignorants, illettrés.

La famille vivait dans une vieille maison en bois, une vieille maison penchée, de quatre pièces : la cuisine, la salle à manger et deux chambres. Au-dessus, il y avait un grenier où l’on gardait la farine, le tabac, les pois et le blé d’Inde pour la soupe. Le toit avait constamment besoin d’être réparé car l’eau des pluies passait à travers, à maints endroits. Les trois filles couchaient dans un sofa, une large caisse qui se repliait et que l’on fermait le jour. Pour le garçon, il dormait tout simplement sur la peau de buffle qui servait l’hiver au père pour se protéger contre le froid lorsqu’il allait au marché, à la ville.

Parfois, le père Mattier faisait des rêves.

— Quand on aura fini de payer la terre, disait-il, on se fera bâtir ane belle maison en briques avec des chambres en haut.

Pour eux, ces chambres d’en haut représentaient le dernier mot du luxe et du confort.

Naïfs, crédules, les enfants croyaient cela ferme. Ils oubliaient un moment leur vie de misères et de privations, voyaient déjà en imagination la belle maison en briques avec ses chambres en haut.

— Ben, moé j’coucherai dans celle d’en avant, pis j’mettrai des crochets pour mes robes, déclarait Mélanie.

Elle était en guenilles à ce moment, mais sûrement lorsque la maison de briques serait construite, elle aurait des robes.

Et alors, la mère elle-même, aussi simple, aussi innocente que ses petits, voyait la bienheureuse maison. Ce qu’elle était belle ! Il ne fallait pas l’endommager, salir les pièces.

— Descends de la chambre d’en haut ! Que je ne te voies pas dans la chambre d’en haut ! criait-elle, fâchée à Mélanie.

Ces imaginaires chambres d’en haut c’était son salon. Il ne fallait pas y entrer, y mettre les pieds.

Lorsqu’Emma, l’aînée des filles avait eu quatorze ans, le père assuré qu’elle pourrait gagner quelqu’argent s’était pressé d’aller lui trouver une place de servante. Il l’avait engagée à la ville dans un restaurant où elle lavait la vaisselle, les planchers et les crachoirs. Et chaque mois, le père venait retirer ses gages qu’il empochait jusqu’au dernier sou.

Ensuite, ce fut le tour de Mélanie. Il la plaça chez un couple âgé, un hôtelier retiré des affaires qui vivait avec une vieille maîtresse. Là encore, il passait régulièrement chercher l’argent qu’elle gagnait. Ensuite, ce fut Rosalie, la plus jeune des trois qui partit. Le père Mattier retirait maintenant les gages de ses trois filles.

Lorsque les travaux ne pressaient pas trop, le père louait son fils Eugène chez les voisins, mais allait lui-même se faire payer ses journées.

Un jour, le fils fatigué de ce régime, s’était fâché, était parti. Il s’était dirigé vers la ville où se trouvaient ses sœurs. Par nécessité, il avait volé. La première fois, il avait dérobé la montre d’un pensionnaire dans la maison où il logeait. Il avait été arrêté et envoyé en prison pour quinze jours. Une deuxième fois, il avait pris une sacoche dans un auto. Cette fois, il avait passé deux mois à l’ombre, comme disent les journaux.

Le père Mattier était maintenant seul pour faire ses travaux. Il continuait d’aller chercher les salaires de ses trois filles et de vendre les produits de sa ferme. Il réalisait de bons montants, mais il était maladroit, sans dessein, malchanceux.

Une fois, sa grange et sa remise avaient brûlé à la fin de l’été, avec toute la récolte de l’année et un bonne partie des instruments aratoires.

Et pas un sou d’assurance. Alors, pour reconstruire et se greyer à neuf, il avait grevé sa terre d’une deuxième hypothèque. Puis, par son entêtement, il avait eu un procès qu’il avait perdu et qui lui avait coûté gros. Une fois encore, il avait endossé un effet promissoire de cinq cents piastres pour son frère Trefflé et il avait été obligé de payer. Une année, il eut une fameuse récolte de pois, mais comme sa grange était déjà remplie de foin et d’avoine, il avait mis ses pois en meules, cinq meules, et avait attendu à l’hiver pour les battre. Mais alors, arrosés par les torrentielles pluies de l’automne, les pois avaient gonflé et germé et se trouvaient impropres au commerce. Au lieu de les vendre une piastre et quatre sous le minot comme il l’aurait pu, s’il les avait battus à l’automne, ses pois ne pouvaient maintenant plus servir que comme nourriture pour les porcs. Et puis, car la liste de ses calamités était interminable, son beau cheval bai qu’il comptait bien vendre deux cents piastres, s’était brisé une jambe et avait dû être abattu.

Il avait fallu grever la terre d’une troisième hypothèque.

La dette était comme une charrette lourdement chargée qu’un cheval tente de monter en haut d’une côte. Elle avance, puis sa masse l’entraîne en arrière et elle recule malgré les élans de la bête attelée aux brancards et qui tire à plein collier. Toute la famille pousse aux roues, à l’arrière, pour aider. Grâce à ces efforts combinés, la charrette avance un peu. Il semble un moment qu’elle va réussir à monter, à arriver en haut ; un trait ou le bascul se brise, et la charge recule de nouveau. Le feu, le procès le billet promissoire, les pois gâtés, le cheval perdu, avaient fait reculer, reculer…

L’on était tout au bas de la côte.

Trois hypothèques, c’était grave, grave…

Puis, les filles avaient cessé d’être les dociles et patientes pourvoyeuses de leur père. Elles avaient pratiquement fini de lui donner un revenu. À la fin, elles avaient secoué le joug et il n’en tirait presque plus rien. À l’âge de quatorze ans, il les avait mises en service à la ville.

Mais à laver des planchers et des crachoirs dans un restaurant, on ne devient pas rosière. Emma était devenue putain dans un bordel de la rue Cadieu. Elle était là depuis des années.

Mélanie elle, avait eu un sort presqu’aussi triste. Son premier patron, le vieil hôtelier-rentier, l’avait prise de force le jour même où elle était entrée dans sa maison. Depuis, elle avait fait bien des places. Elle avait finalement échoué dans un petit quick lunch où, pour un prix modique, les vagabonds, les affamés venaient tromper leur faim en mangeant des nourritures grossières et frelatées préparées avec de la graissaille et des huiles rancies. Comme cuisinière, elle recevait un modeste salaire, mais elle se faisait gruger, rançonner, par l’un des habitués de la place qui lui faisait payer cher les quelques faveurs qu’il lui accordait. Elle n’avait jamais un sou à elle.

Quant à Rosalie, elle avait fini par se marier, mais son mari l’avait abandonnée au bout de quinze mois. Alors, elle s’était mise à louer des chambres et elle vivait maritalement avec l’un de ses pensionnaires.

Pour ce qui était d’Eugène, il y avait beaucoup d’obscurité dans sa vie et ses faits et gestes étaient peu connus de sa famille.

Tout en travaillant sur sa terre, le père Mattier pensait souvent à ses enfants qui avaient mal tourné. Il pensait aussi aux hypothèques…

Puis, il était vieux. Il avait perdu les forces, le courage, l’ambition. Il avait les cheveux gris, la figure tannée, ridée, maigre, et il avait un petit œil, le droit, qui ne restait qu’à moitié ouvert.

Mais il avait des tracas et plus que jamais, il était violent, dur et irritable.

En septembre, il fêterait ses noces d’or et il recevrait quelques présents. Et l’idée des cadeaux le distrayait.

— Tu sais, ça va faire cinquante ans le 20 septembre qu’on est mariés ta mère et moé, Dis on va fêter nos noces d’or, annonça-t-il à Mélanie, après qu’il eut dîné aux frais de sa fille dans la sordide gargote de la rue Craig.

— Oui ? Ben, on ira vous voir. Ce sera le 20 septembre ?

— Le 20 septembre. Tu l’feras savoir à tes sœurs et à ton frère.

— Oui, oui, c’est ça.

Et le vieux retourna chez lui.

À une semaine de là, le vieux Mattier reçut une communication qui produisit en lui une profonde perturbation. C’était un avis du notaire l’informant que la troisième hypothèque, au montant de six cents piastres, renouvelée tacitement depuis dix ans, devrait être payée à la Toussaint. Le prêteur était mort et l’on avait besoin de l’argent pour régler la succession. Les six cents piastres il ne les avait pas et il savait qu’il ne pourrait les trouver. Emprunter à nouveau, ce n’était plus possible, car la valeur des terres avait diminué. Alors ? Et le désastre, la catastrophe, apparut au vieux fermier. Toute sa vie, il avait travaillé pour payer des intérêts et maintenant, dans sa vieillesse, sa terre allait lui échapper, allait lui être enlevée. Il devint taciturne, nerveux et plus irritable que jamais. La nuit, il se tournait et se retournait sur son vieux lit, dans sa vieille maison, incapable de dormir. Il songeait à l’hypothèque qui deviendrait due à la Toussaint.

Les jours s’écoulaient, sombres comme ceux d’un condamné à mort.

Puis la date du cinquantenaire de son mariage arriva.

Ses trois filles et son fils arrivèrent le midi à l’heure du dîner. Ils se retrouvaient dans la vieille demeure de jadis. Souvent, dans leur jeunesse, il avait été question de bâtir un jour une belle maison en brique avec des chambres en haut, mais elle n’avait jamais été construite. C’était toujours la vieille bicoque penchée, avec ses quatre petites pièces, ses fenêtres basses et son pauvre grenier.

C’était une journée grise et triste. Le ciel était chargé de gros nuages noirs, menaçants. Un temps d’enterrement plutôt qu’un jour de noces d’or.

Mélanie avait apporté de la mangeaille de son restaurant pour le repas de fête.

Emma présenta à son père une montre dorée achetée chez un marchand juif. Mélanie lui offrit une pièce d’or de $2.50 et Rosalie donna à sa mère une demi-douzaine de cuillers| à thé en simili vermeil.

— Mais, ma pauvre fille, tu sais ben qu’on a jamais sucré not thé, remarqua la vieille, pour souligner l’inutilité du cadeau.

Quant au fils Eugène, il avait deux flacons de gin ornés d’une étiquette d’or, une nouvelle marque de genièvre qui venait d’être mise sur le marché.

L’on se mit à table, mais le père était taciturne. Le fils déboucha l’un des flacons et tout le monde prit un coup.

— J’en prendrais ben un autre, fit le père.

Et de nouveau, les verres furent remplis et vidés.

L’on mangea et l’on causa. Puis l’on prit d’autres verres de gin.

Le repas était maintenant fini. L’on restait assis à table et le père Mattier examinait sa montre sur ses deux faces et la portait à son oreille pour écouter son délicat tic-tac.

— Ben, papa, vous aurez plus besoin de r’garder le soleil pour savoir l’heure, fit Eugène.

Mais le père soucieux regardait longuement sa montre, mais il pensait à l’hypothèque qui deviendrait due à la Toussaint.

— Ben, c’est-i ane montre d’or ? demanda-t-il soudain.

— J’vas vous dire. Alle est dorée et alle paraît comme de l’or, répondit Emma, faut pas m’en demander plus. C’est tout c’que j’ai pu faire.

Mais le père était tracassé par l’idée de l’hypothèque et, après les verres de gin qu’il avait avalés, il avait l’humeur mauvaise et il éprouvait le besoin de se disputer.

— Ben, pour c’que ça t’coûte pour le gagner l’argent, j’peux pas dire que tu t’es forcée, fit-il agressif.

— Mais s’il fallait que j’compte tout l’argent que j’vous ai donné, c’est pas ane montre, c’est ane horloge en or massif que j’vous aurais apportée, répondit Emma, cinglée par cette injuste attaque.

— C’est ça, reproche le p’tit brin d’aide que t’as donné à ton père.

— J’vous reproche rien. J’dis seulement c’qui en est, quand vous v’nez m’dire que vous trouvez pas vote montre à vote goût.

— Ben, pour des noces d’or, il me semble que t’aurais pu me donner ane montre en vrai or.

— Oui, vous pensez ? Ben moé, j’vas vous l’dire. Alle est assez bonne pour vous.

— Ben, moé, j’vas t’dire ane chose. C’est qu’ane fille comme toé qui loue le bas pour nourrir le haut, c’est pas ben drôle.

— Si j’sus pas drôle, c’est toujours ben d’vot faute. Qui est-ce qui m’a engagée à quatorze ans pour laver les planchers et les crachoirs dans un restaurant ? C’est vous. C’est vous et vous m’avez vendue. Vous veniez chercher mes gages et vous me laissiez même pas un sou pour m’habiller. Pis, si j’sus pas drôle, vous êtes tout d’même venu m’en demander assez souvent d’l’argent depuis que j’sus en maison. Même qu’avec c’que je v’nais d’vous donner, vous vouliez monter avec la grosse Angèle.

— Si on peut dire ! J’badinais, j’faisais des farces. C’était un compliment, ane politesse que j’faisais à ane de tes amies. C’était pour rire. Pis, tu sais, si t’es pas contente, tu peux y r’tourner dans ton boucan.

— Ben certain que j’vas y r’tourner et pas plus tard que tout d’suite. Mais mettez-vous jamais dans la tête de venir rien me d’mander de nouveau. C’est fini ça. Ben, j’m’en vas, et chose sûre et certaine, je remettrai jamais les pieds ici.

Et se levant brusquement de table. Emma courut chercher son manteau et son chapeau déposés sur le lit, dans la chambre, et sortit en jetant un regard de haine à son père.

— Écoutez, poupa, vous auriez pas dû parler comme ça, fit Mélanie lorsque sa sœur fut sortie de la maison, Emma a bon cœur et elle a fait tout ce qu’alle a pu faire pour vous, pas seulement aujourd’hui, mais depuis qu’à travaille.

Le vieux les regardait de son petit œil et il avait une expression mauvaise.

— Tu veux parler pour toé, aussi, j’imagine, fit-il. Mais j’vas te l’dire à toé aussi. Si tu avais voulu, tu aurais pu m’aider plus que tu l’as fait. Seulement, tu as préféré donner ton argent à un paresseux. Ton bourgeois m’la dit ane fois. Il a dit : Mélanie c’est ane bonne fille, à travaille ben, mais c’est d’valeur, à s’fait arracher son argent par un bon à rien. Une heure après que j’l’ai payée, je suis sûr que l’argent que je lui ai donné est dans la poche de ce fainéant. Ben, i m’a dit ça, ton bourgeois. Pis moé, j’vas te l’dire. Faut pas qu’ane fille soit ben fière pour payer un homme. Emma, elle au moins, à s’fait payer. Toé, tu les paies.

— Mettons que j’les paie, si vous voulez. Dans tous les cas, c’est mon argent et j’sus ben maître d’en faire c’que j’veux. J’travaille pour. Mais vous, qu’est-ce que vous faites ? Qu’est-ce que vous avez fait depuis cinquante ans ? Vous avez pris not argent pis vous l’avez donné. Pourquoi ? Pour rien. Vous nous avez tout arraché pour le donner, pour payer la terre et la terre est pas payée. A s’ra jamais payée. Je l’sais, moé. On aura travaillé toute not vie pour rien, pour rien. On vous l’ôtera vot terre et vous finirez dans l’chemin du roi. Vous pourrez prendre ane poche et aller de porte en porte. Pis, vous finirez par crever dans l’chemin.

Plus meurtrières que des coups de couteau, les paroles volaient d’un côté de la table à l’autre, infligeant des blessures inguérissables.

— La terre vous l’avez aimée plus que nous autes, continuait Mélanie. Si j’me conduis mal, j’mange au moins à ma faim, tandis qu’ici j’ai jamais mangé à ma faim.

Mélanie vomissait tout le fiel qui s’était amassé en elle depuis le jour où son père était allé la mettre en service chez un hôtelier retiré qui l’avait quasi violé dès le soir de son entrée dans cette maison étrangère alors que sa concubine était sortie un moment.

— Effrontée, menteuse, rugissait le père Mattier, blême de fureur et tout secoué par ces vérités et par les paroles prophétiques de sa fille.

Ayant dit ce qu’elle avait à dire, Mélanie se leva à son tour pour prendre la porte.

— Il est d’venu fou ! clama le fils. Allons-nous-en.

Eugène et Rosalie repoussèrent leur chaise, saisirent leurs effets et, sans un mot d’adieu, passèrent la porte. Les uns après les autres, les enfants franchirent, pour n’y plus revenir, le seuil de la maison paternelle.

Leurs vies gâtées, gaspillées, aigris par tant de sacrifices inutiles, ils s’en allaient le cœur débordant de haine.

L’une des filles retourna au bordel d’où elle était sortie le matin, une autre reprit le chemin de la cuisine à l’odeur de graissaille où elle cuisait des soupes et des tartes pour un maigre salaire que lui soutirait un mâle rapace et fainéant. Après avoir toujours donné tout son argent à son père, elle trouvait naturel de le remettre à ce vaurien. La troisième des filles réintégra le logis où elle louait des chambres et où elle vivait en concubinage avec un parasite. Le fils rentra aussi en ville où le guettait la prison.

Les deux vieux restaient seuls dans la maison pauvre et hostile. Ils se regardaient en silence.

D’un geste mécanique, le vieux soulevait son couteau, le mettait debout et le laissait ensuite retomber sur la table.

Alors, toujours têtu et pour se donner raison devant sa femme :

— J’ai des enfants sans cœur, déclara-t-il.

Sa vieille aurait voulu protester, mais elle était si faible, si lasse, si molle, si usée, qu’elle n’en eut pas le courage et refusa d’entamer une vaine discussion.

Le silence régna longtemps, longtemps.

De son même geste mécanique, le vieux continuait son manège avec son couteau. Il le mettait debout et le laissait retomber sur le bois de la table.

Puis soudain, la pluie qui avait menacé tout le jour, se mit à tomber. Elle tombait à torrents. Elle tombait sur le toit, elle glissait sur les fenêtres basses et c’était comme un déluge de larmes. C’était comme si la vieille maison pleurait, pleurait sur toutes ces vies gâtées, sur le pitoyable destin de ces êtres qu’elle avait abrités et qui, comme des épaves, s’en allaient à vau’l’eau.