Visages de la vie et de la mort/Le bon samaritain

Édition Privée (p. 22-26).


LE BON SAMARITAIN



PAR un jour gris de décembre, l’homme enveloppé d’une vieille pelure et la mine déjetée déambulait sans but apparent le long du parc Lafontaine. Son vêtement déformé, usé par un précédent propriétaire qui l’avait mis au rebut, était trop large pour lui et lui donnait une apparence pitoyable. Une barbe de trois jours achevait de lui prêter cet air des épaves humaines qui errent dans les rues des cités.

Soudain, l’homme se baissa et sa longue main bleuie, d’un geste vif comme le coup de bec d’une poule qui saisit un ver, ramassa un bout de cigarette sur le pavé poussiéreux et l’enfouit dans sa poche de paletot.

— Hé, l’ami, si tu veux une cigarette, je vas t’en donner une, fit une voix.

Et le vagabond tournant la tête vit un particulier à la figure bonasse marchant trois pas en arrière de lui. Sans attendre de réponse, l’étranger tendit une boite aux trois quarts remplie.

— C’est pas de refus, fit l’autre, se servant. Ce n’est pas tous les jours que je fume une cigarette neuve.

Et tout de suite familier : Tiens, allume fit l’autre, en lui tendant une allumette enflammée.

— Qu’est-ce que tu fais ? continua-t-il, pendant que le passant tirait ses premières bouffées.

— Ce que je fais ? Je fais rien, je suis chômeur. Et c’est pas un métier commode. On prend pas toujours ses aises comme on voudrait. J’peux ben vous dire une chose. C’est que la nappe n’est pas mise tout le temps trois fois par jour. Il y a des moments où c’est dur. Et vous, travaillez-vous ?

— Moi ? J’suis chômeur comme toi. Ça fait deux ans que j’travaille pas.

— Vous avez pourtant pas l’air d’un homme qui en arrache.

— Ah oui, j’m’arrange pas trop mal. Tiens, viens boire un verre de bière.

Et prenant son compagnon par la large manche de son pardessus, il l’attira à côté de lui.

— C’est tout près, c’est sur la rue Napoléon, dit-il.

Les deux hommes marchaient côte à côte, l’un vanné et l’air d’une loque, l’autre la figure et la voix heureuses.

— Tiens, entre, fit ce dernier en ouvrant une porte. Maintenant, suis-moi, continua-t-il, en le précédant dans un étroit couloir.

Ils arrivèrent dans une petite cuisine.

— C’est pas chez le roi, dit-il, mais on vit bien.

Quatre ou cinq bouteilles vides étaient sur la table et il y en avait deux caisses intactes dans un coin. L’hôte emplit deux verres.

— Tiens, bois ça !

Docile, l’invité ingurgita quelques gorgées de la boisson mousseuse.

— C’est bon, fit-il, en s’essuyant la bouche avec un mouchoir outrageusement sale. Ah oui, il y avait si longtemps que je n’en avais pris que j’en avais perdu le goût. Vous savez, ça redonne du courage.

Il regardait autour de lui. La petite pièce avec son poêle, sa table recouverte de toile cirée rouge sang, ses deux chaises et les ustensiles qui traînaient ici et là, donnait l’impression d’une chambre où se préparent des nourritures bienfaisantes et où des repas se prennent à l’aise, en parlant, les coudes de chaque côté de son assiette.

— Vous avez de la chance, fit-il enfin, résumant son impression.

— On s’arrange pas trop mal, reprit l’autre.

Dans le calme d’une petite cuisine, deux hommes buvaient un verre de bière.

— Tiens, ôte ton capot. J’vas t’faire à souper, reprit l’hôte.

— Non, merci. Une cigarette et un verre de bière ça va faire pour ce soir.

— Comment ça va faire pour ce soir ? T’es pas pour finir la journée sans souper. Tu vas manger à ma table. Tiens, accroche ton pardessus et assieds-toi là.

Alors, l’hôte ouvrit l’armoire attenante au mur et en sortit une assiette. D’entre la fenêtre et la double fenêtre, il prit un morceau de viande qu’il jeta dans un poêlon. Il y ajouta un morceau de beurre et un oignon qu’il avait haché.

— Goûte-moi ça, fit un moment plus tard le bon samaritain en versant le contenu de sa poêle dans l’assiette placée devant l’étranger.

Il remplit de nouveau le verre du chômeur et le poussa près de lui.

— Est-ce que vous ne soupez pas, vous aussi ? interrogea l’autre.

— Oui, oui, mais un peu plus tard ; je n’ai pas faim, mais je vais prendre un autre verre de bière.

Pendant que le pauvre s’enfournait de larges bouchées de bœuf aux oignons, l’hôte vidait une bouteille. Et il parlait. Il se sentait le besoin de parler.

— Mange à ta faim, hein ? Puis, tu sais, faudra r’venir. Je t’en ferai d’autres soupers. Ne te gêne pas. Tu pourras toujours te dire que t’as soupé aujourd’hui.

Il y avait du bien-être et de la joie autour de la petite table du modeste logis.

L’invité jeta un coup d’œil sur le cadran posé sur une corniche.

— Sept heures et demie, fit-il. Je suis bien ici, mais il va falloir que je me sauve.

— T’en aller ? Pourquoi t’en aller ? T’es pas bien ici ? T’as pas de misère, tu ne manques de rien.

— C’est vrai que je ne manque de rien, mais faut tout de même que je m’en aille, dit l’autre devenu subitement sérieux et un peu sombre.

— Pourquoi qu’tu veux t’en aller ?

— Bien, j’vas vous dire. Le refuge ferme à huit heures et si j’veux arriver à temps pour avoir un lit, faut que j’me hâte.

— Ah reste donc ici. Tiens, tu vas coucher avec ma femme dans la chambre en avant.

Le pauvre restait hébété de surprise.

— Non, fit-il doucement. Je vais aller au refuge. Je ne vais pas vous embarrasser toute la nuit.

— Ah, tu m’embarrasses pas du tout. Ça m’fait plaisir de t’voir là. Tu coucheras dans l’lit avec ma femme.

Et comme l’autre le regardait tout stupéfait.

— Elle ne dira rien, ajouta-t’il.

— Et vous, vous ne dormirez pas ?

— Moi, je vais veiller et prendre un verre de bière.

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— As-tu bien dormi ? T’as pas eu trop froid ? demanda l’hôte lorsque le chômeur sortant de la chambre au matin, entra dans la cuisine ou une vingtaine de bouteilles vides étaient posées sur le plateau de l’évier.

— J’ai assez bien dormi, mais j’ai pas eu bien chaud. Par moments, j’ai tenté de m’coller contre votre femme pour me réchauffer, mais elle avait les jambes tellement froides, que je m’écartais immédiatement. On aurait dit qu’elle avait les jambes gelées.

— Froide ! J’te crois qu’elle doit être froide ma femme. Elle est morte depuis hier matin.